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Marc Villemain
17 octobre 2006

Conversation avec un vieux colon

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N
aturellement qu'il peut s'asseoir à la table d'à côté - je l'y invite d'ailleurs dans un sourire. Il est un peu essouflé :
il a couru toute la matinée parce que les distributeurs d'argent ne fonctionnaient pas. Son agence bancaire a dû téléphoner au central pour certifier que son compte était bien garni - pour cause : il vient de vendre son bateau. Il demande une bière, la plus petite possible, à cause de sa santé ; mais ce midi, après toute cette matinée à courir, il n'y a guère qu'une bière pour le rassénérer. Je dis au serveur qu'avant, la plus petite bière possible, ça s'appelait un galopin - en fait une bière servie dans un verre ballon. Ça s'fait plus, il m'a dit.

87 ans, ça lui fait bien plaisir de trouver quelqu'un d'aussi jeune aux côtés de qui s'asseoir et avec qui converser. À moi aussi d'ailleurs, ça me fait bien plaisir : j'ai de plus en plus tendance à attendre davantage des anciens que des modernes. Et puis, une fois échangés les mots et les regards d'usage, il me dit tout de même que les bougnoules sont de plus en plus nombreux dans le quartier - et pourtant je viens de Toulon, vous avez dû deviner hein, vous l'entendez. Le Tchad, c'était le paradis des animaux, pas de problèmes entre nous et les bougnoules, chacun a sa place, personne pour se plaindre. Je suis bien content, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste, comme ils disent : j'y étais, on a apporté l'école, la médecine, la police, la civilisation, la paix. Regardez maintenant : la guerre, la guerre partout entre bougnoules. Je m'entendais bien avec eux, j'avais mon boy pour la chasse, mon boy moteur comme on disait, le mécano, un boy pour tout, et on s'entendait bien, aucun reproche à faire, rien, ils étaient heureux et nous aussi.

La bière est passée, il se palpe un peu le ventre. L'odeur de mon tabac lui fait plaisir (ça devient rare). Ah ! le Tchad... Ça vous aurait bien plu là-bas, un paradis pour les animaux. Regardez, maintenant... Moi, mon fusil, il tirait quoi, trente balles par an ; allez, disons cinquante, pour les fois où je m'amusais un peu. Aujourd'hui c'est quoi, dix balles par jour. Enfin y en a qui sont moins bêtes que d'autres. Je me souviens d'un que j'ai formé, j'en ai fait un infirmier, au moins c'est utile ; figurez-vous qu'il est docteur maintenant ! (sourire). Je suis fier, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste : la paix, on leur a apportée. J'ai jamais été très bougnoule savez, c'est pas du racisme c'est comme ça ; on s'entendait, aucun problème. Aujourd'hui regardez, c'est fini, le paradis des animaux... la paix... Évidemment ils n'avaient pas le droit d'avoir des armes à feu ; moi je pouvais tirer l'éléphant à un kilomètre, et de plus loin encore. Mais une femelle, ça comptait pour deux, attention c'était très réglementé, même si on pouvait toujours s'arranger, vous me comprenez. Eh oui, c'était ça, le temps des colonies, comme dans la chanson... qu'est belle d'ailleurs.

Le_temps_des_coloniesY'a beaucoup de jaunes aussi, de plus en plus... hein ? Trouvez pas ? Ça, moi, ça ne me dérange pas. Au contraire. Eux ils ont une civilisation, et elle vaut bien la nôtre, et on n'a rien à leur apprendre. Sont comme des frères. Voyez c'est ça aussi qu'on  essayait de leur apporter aux bougnoules : la civilisation. Mais c'est comme ça, y a rien à faire. Dites donc, vous me voyez là, tel que je suis, hein, je vous souhaite de vous porter comme ça à mon âge. Moi je lui dis que je n'y arriverai pas, à son âge, ça le fait rire. Bah non ! vous vous rendez pas compte des progrès réalisés ? En un demi-siècle on a gagné quoi, dix ans ? Quinze ? Vous savez la grande invention du siècle ? La pilule. Les femmes peuvent enfin baiser quand elles veulent. Ça change tout ça, c'est ça l'invention du siècle. Je lui dis que je suis bien d'accord, ça change tout, surtout pour elles.

Il en est émouvant, ce petit vieux raciste, avec son  petit foulard sombre noué autour du cou - pour ma gorge, comprenez - et son corps un peu rachitique qui flotte sous des vêtements trop amples. Quinze kilos j'ai perdu... un de plus et zou... au trou. C'est la maladie. S'il vous plaît, donnez-moi une soupe à l'oignon, et puis le fromage après. Y'a que ça qui passe : bizarre, hein ? Soupe à l'oignon, y'a que ça qui passe. Je vous embête hein... Bah c'est que vous m'êtes sympathique, là, tout seul à votre table, avec vos bouquins et vos crayons. Qu'est-ce que vous lisez, là ? Connais pas. C'est bien ? Oui ? Ah.

Qu'est-ce que vous voulez dire, vous, à un vieux monsieur qui sait que c'est fini, que tout est fini, la jeunesse, les bêtises, l'insouciance, l'Afrique, les animaux, les boys, l'argent, le sexe, les saloperies. De quoi peut-on bien encore le convaincre, à 87 ans ? Que personne, comme je le lui ai dit, ne peut empêcher un peuple d'aspirer à sa liberté et que le malheur de l'Afrique ne tient pas précisément qu'aux Africains ? - mais il n'entend plus. Quelle cruauté en moi devrais-je réveiller pour envoyer paître le vieil homme au regard encore vitreux des vies passées, et qui sent bien, déjà, l'odeur qui s'est emparée de lui ? Il m'a choisi au hasard - ou presque : pour ma solitude. Parce qu'un vieux c'est toujours seul. Même entouré, même accompagné, c'est seul, et plus seul encore face à ce qui arrive. Et ce qui arrive, là, pour lui, moi ça me désarme. Alors je lui dis que je dois le laisser là, avec sa soupe à l'oignon et puis le fromage après. Il me tend la main, content quand même. Allez mon p'tit, j'espère qu'on pourra reprendre cette conversation, c'était vraiment très agréable. Et de loin il m'adresse son salut. Le dernier, probablement.

Commentaires
K
Oh mais je ne parlais pas de mettre en ligne de trop longs extraits qui pourraient, effectivement, froisser votre éditeur. Je parlais un peu en l'air, sans idée précise. Mais il arrive bien, n'est-ce pas, que la quatrième de couv' retranscrive un passage du livre. Alors j'ipmaginais, je ne sais pas, un extrait d'une longueur triple, par exemple – ce qui ne fait pas grand'chose tout de même. Je vois mal ce que l'éditeur pourrait mal prendre : ce serait pour vous moyen de mieux faire connaître vos ouvrages, d'allécher ; et pour lui ce serait un petit outil marketing (mais peut-être ne souhaite-t-il pas qu'un outil lui échappe...)<br /> <br /> C'est sûr qu'écrire un livre sur BHL prête le flanc à une critique facile, et il était assez prévisible que le projet s'attire les foudres du Figaro. Ce qui m'a rassuré, c'est que ce journal ne vous a pas excommunié pour autant, puisque "Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire" a reçu ses faveurs.<br /> <br /> J'imagine que vous deviez vous douter qu'on prendrait votre livre sur BHL comme biais de critique envers BHL dès le départ, et je trouve ça assez courageux de votre part.
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M
Je suis sensible, tout d'abord, à l'intérêt que vous portez à mon travail.<br /> Ignorant tout de la cuisine et des coulisses, j'attends une réponse de mon éditeur, s'agissant d'une mise en ligne d'extraits de mes livres. S'agissant du premier, "Monsieur Lévy", je ne suis pas certain d'en avoir plus envie que ça... Pour ce qui du dernier, "Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire", je suis un peu dubitatif quant à la réponse de mon éditeur, le roman étant paru il y a moins d'un an (janvier 2006) et se trouvant encore assez facilement à la vente. Pour autant, personnellement, je ne suis nullement opposé à la publication d'extraits.<br /> S'agissant des critiques, seul "Monsieur Lévy" en a reçu, et pour des raisons tout à fait extra-littéraires. Le "Monsieur Lévy" étant Bernard-Henri Lévy, il était évident, plus que probable en tout cas, que certains s'échinent à en dire du mal - cherchant à travers moi à égratigner BHL. C'est, rigoureusement, ce qui s'est produit. Heureusement, certains critiques ont été plus honnêtes. Cela dit, oui, je ne voyais pas pourquoi je tairais les réserves de certains pour n'afficher que les éloges : mon site n'est pas dédié à ma gloire ! <br /> Et encore merci... - MV
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K
Au fait, naviguant sur votre site, je me suis demandé s'il ne vous serait pas possible – avec l'accord de vos éditeurs – de mettre en ligne des extraits de vos livres. Éventuellement des textes qui n'auraient pas vocation à être publiés (ça existe ? je sais qu'il y a votre blog pour cela mais il me semble qu'il vous laisse tout de même une grande liberté pour autre chose sur votre site).<br /> J'ai beaucoup aimé, aussi, que vous mettiez en ligne, dans la revue de presse, autant les articles élogieux que les sévères.
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K
Ça m'est déjà arrivé, dans une moindre mesure. Une personne âgée, dans un bistrot tout comme vous, qui me parlait de son Algérie (bien différente de celle que j'ai pu – très peu et mal – connaître), avec cet amour mâtiné de racisme comme vous le faites justement remarquer. Hé bien, c'était choquant parfois, émouvant tout le temps. Je n'avais pas compris pourquoi il m'avait adressé la parole : oui, ce devait être nos deux solitudes attablées à côté.
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