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Marc Villemain
20 octobre 2006

Conseils de survie pour temps ordinaires

Survivre
S
i on a la chance de ne pas être une femme iranienne, une mère de famille tchétchène, un reclus de Guantanamo, un otage de quelque groupuscule à prétexte religieux, un clandestin de France, un enfant-soldat d'Afghanistan ou un homme terrassé par l'inextricable brouillard de la dépression, autrement dit si nous avons la chance de mener une vie à peu près normale et une existence peu ou prou conforme aux attentes communes, le seul acte de vivre n'en demeure pas moins chose complexe.

Vivre est une perspective courte. Nous mourions naguère à trente ans (pauvres et faméliques), nous mourrons demain à cent vingt (gras et impotents). Ce n'est qu'une question de perception : de toute façon, la vie paraît toujours trop courte - quant à savoir pourquoi, cela me demeure insoluble. Le mieux que ayons à faire, donc, si nous ne nous sentons pas habités par la folle ambition de changer la vie ou si une certaine vitalité nous fait défaut pour transformer le monde, est de nous y adapter sans rien en perdre, et surtout sans nous y perdre. A première vue, l''aspiration peut sembler un tantinet modeste. Défions-nous toutefois des apparences : dans l'entrelacs social qui régit, contrôle ou détermine nos moindres actes et pensées, faire advenir en soi la liberté et conforter ce qui nous est définitivement irréductible constituent un défi presque insurpassable.

à cette noble fin, il est possible d'élaborer un certain nombre de directives qui pourraient s'avérer utiles à toute personne désireuse de ne pas se laisser submerger par le Grand Tout Social sans pour autant aspirer à s'en couper totalement. Attention, ce ne sont là que quelques trucs - le mieux étant que chacun dresse sa propre liste (et la complète au fil du temps)  :

    1) Usez et abusez de la stratégie de l'évitement :

- Mentez à tours de bras afin de vous délivrer de ce qui est à tort qualifié d'obligations sociales ;
- Esquivez toute amorce de polémique et fuyez les excités ;
- Changez de trottoir lorsque vous apercevez un collègue qui se dirige vers vous ; 
- Trouvez le courage de vous lever très (très) tôt le jour des départs en vacances afin de vous épargner l'impression dégradante d'aller parmi les autres ;
- Jetez, vendez, démollissez (qu'importe) votre téléviseur ;
- Autant que possible, tâchez de prendre vos déjeuners après les autres - avant, c'est encore mieux : le plat du jour n'a pas encore été liquidé ;
- Ne tenez compte qu'avec candeur des prix littéraires ;
- Surtout : apprenez à vous aimer seuls dans la foule.

    2) Goûtez l'incommensurable plaisir du contre-pied paradoxal :

- Calfeutrez-vous le samedi soir avec un livre de Swift ou de Diderot si vous êtes disposé à la malice - de Blanchot ou de Gracq si votre humeur est plus lasse ;
- Soupirez d'aise et fermez les yeux en allumant une cigarette devant des voisins de table ostentatoirement acquis à la (future) loi ;
- Ressortez vos camarguaises, dépoussirez-les, fixez-y un éperon et faites la nique aux Nike ;
- Regardez passer la communauté réjouie des rigolos rollers en priant secrètement que l'un d'entre eux choie sur le macadam et provoque un jeu de dominos à dimensions humaines ;
- Prenez hardiment la défense de Ségolène Royal quand elle est virilement attaquée sans pour autant cesser de déplorer le vide sidéral/sidérant de ses discours ni lui ôter une capacité qu'elle pourrait révéler une fois installée là-haut ;
- Marchez dans la rue d'un pas lent, ne vous focalisez pas sur vos pieds foulant le trottoir et orientez vos regards vers la voûte céleste ;
- Surtout : épousez celle que vous aimez, promettez-lui amour et fidélité - et tenez vos promesses.

    3) Assumez pleinement ce qui vous demeure inconsolable :

- Faites connaître Stendhal à qui ne jurerait que par Florian Zeller ;
- Dans le même ordre d'idée, parlez de Georges Brassens à qui se pâmerait devant Vincent Delerm  - ou faites écouter Ella Fitzgerald au fan de Norah Jones ;
- Regardez un film d'Henri Verneuil, considérez ensuite le jeune cinéma français contemporain et défaites-vous de l'idée selon laquelle les choses avancent en évoluant  ;
- Tenez la porte derrière vous, effacez-vous, laissez passer ;
- Et surtout : continuez d'ignorer Deauville, préférez Etretat.

(Photographie : Marc Heddebaux)

Commentaires
M
Oui... (les esprits corsetés). <br /> Tout le problème est de trouver la voie du Graal ; je veux dire le miracle qui permettrait de se retirer de tout sans se désolidariser de rien. C'est un hiatus que j'éprouve avec acuité...<br /> Merci - MV
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M
J'aime beaucoup votre stratégie de l'évitement.<br /> Se désolidariser du monde est quelquefois très agréable. A bien y réflechir c'est un peu triste mais cela rend léger. Et il en faut de la légèreté face à cette socièté qui corsète nos esprits.
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