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Marc Villemain
8 novembre 2006

Se préparer à se souvenir

Ces souvenirs, ou ces rêves de souvenirs ? Mais tous les souvenirs sont des rêves et certains moments de nos vies ont été en leur occurrence même si envahis par le rêve qu'à se souvenir d'eux c'est l'essentiel de notre passé mais aussi de notre désir, de notre avenir, qui se découvre.

Yves Bonnefoy
Dans un débris de miroirs - Editions Galilée

Il est difficile de démêler ce que nous conserverons, du souvenir d'un lieu ou des souvenirs que nous nous y sommes forgés. Les souvenirs sont comme des visages adverses qui se renvoient à la face leurs rides, leurs matérialités propres et leurs évanescences - rien n'est inoxydable. Et nous ne savons plus très bien, au fond, ce que ce souvenir-ci doit à cet autre-là - et réciproquement. Peut-être est-ce l'avancée dans l'âge qui me fait ainsi accorder davantage d'attention aux lieux que je traverse - comme si ce qui, auparavant, n'était au mieux qu'un décor de l'existence, prenait avec le temps les contours d'un aspect même (d'un lieu) de l'existence. Ou peut-être, au contraire, est-ce l'attention nouvelle que je m'efforce d'appliquer aux choses que je vis qui, en vieillissant, me fait accorder davantage d'importance au décor qui les a vu naître. Aussi, moi qui ai toujours traversé les choses et le temps avec une espèce de détachement un peu irresponsable - fût-ce pour mieux les refouler - je me surprends aujourd'hui à envisager ce que je regretterai d'une ville que j'aime (Paris) et que, pourtant, j'envisage de quitter.

Comme nous aimons nous préparer aux plaisir que nous projetons, comme nous jouissons par anticipation de ce qui est prévu qu'il advienne, il est possible de se préparer à se souvenir. Ce n'est pas une construction intellectuelle, c'est une sensation éprouvée. Tout d'abord parce que se préparer au souvenir, c'est se préparer à accepter de partir - ce n'est pas si évident, quand la ville s'appelle Paris, qu'on y a sa vie depuis plus de dix ans et que, quoiqu'en disent les sots, c'est aussi à Paris que se façonne et se fabrique ce qui, non seulement est contemporain du temps, mais ce qui attend notre temps. Ensuite parce qu'on ne quitte jamais un lieu avec l'absolue conviction d'avoir raison de le faire - comme on dit, on sait ce qu'on gagne, pas ce qu'on perd : on ne fait qu'entrevoir, et espérer. Enfin parce qu'accepter de considérer ce qu'on a sous les yeux comme du souvenir en cours de fabrication permet aussi de l'accepter comme souvenir, donc comme partie intégrante de soi - donc comme objet dont il est enfin possible de jouir tout en commençant à s'en détacher.

Et puis disons-le : Paris a changé. D'aucuns - ils ont l'énergie, l'ambition, la légèreté - s'en réjouissent ; d'autres - j'en suis parfois - s'en attristent. A bien des égards, la ville ne semble plus qu'un prétexte à l'expérimentation de fonctionnalités que l'on dit modernes et au façonnage de désirs que l'on espère nouveaux. Epicentre de la clinquance et gigantesque chaudron à fabriquer de l'exclusion, elle met tout le monde dans l'embarras : ceux qui s'en sortent parce que le spectacle de ceux qui ne s'en sortent pas vient gripper leur satisfaction de s'en être sortis ; ceux qui ne s'en sortent pas parce que le miroir que leur tend la ville anéantit jusqu'à leur dernier espoir. La ville lumière est devenue l'ombre d'elle-même : elle créé de l'événement là où il y avait de la culture ; elle mercantilise là où il y avait de la passion ; elle esthétise là où il y avait de la sueur. Elle compta pourtant, cette ville-là comme d'autres, au nombre des berceaux de l'humanité : c'est dans la ville que l'individu apprit à exister dans la communauté, c'est dans la ville que les communautés apprirent à composer avec les individualités qui s'y retrouvaient : je ne suis plus certain, aujourd'hui, de la pérennité de cette belle et moderne équation, du moins tant que triomphera le fantasme de la futuropolis - normalisation, hygiène et sécurité.

Que trouverai-je là bas - où je serai ?  Non pas l'envers du décor, non pas, même, son exact renversement, mais une terre où il faudra sans doute repartir de zéro, reconstruire l'humanité, et, finalement, recommencer le geste qu'ont dû faire les premiers hommes - les premiers urbains.

Commentaires
M
Bien sûr, il s'agit aussi de mieux apprécier ce qui constituait notre vie (ou son décor) en la (le) mettant à distance. <br /> Je verrai bien, alors, si le mot de Larbaud vaut pour moi...
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M
Partir, c'est aussi se délester d'un passé qui peut-être envahissant. Il y a un charme à déménager. Celui de voir, autrement, le lieu où on deumerait.<br /> Cela étant dit, c'est déstabilisant de quitter un endroit qu'on aime car on peut "tomber en amour" pour une ville. A ce sujet, j'aime beaucoup cette citation de Valéry Larbaud:<br /> "J'ai des souvenirs de villes comme j'ai des souvenirs d'amours."
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