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Marc Villemain
27 mai 2010

Poussière - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Poussière - Marc Villemain

dico mort

De notre enveloppe rendue à la nature, et quoique nous nous en défendions, nous entretenons tous cette image fâcheuse : celle, après la mort, d'insectes mastiquant nos organes et putréfiant notre chair. Que l'on se rassure, toutefois : ce n'est là qu'une étape. Le long processus qui décomposera notre chair après la mort en fera, faute de mieux, une sorte de poussière qui rejoindra d'autres poussières.

La Genèse, bien sûr, nous avait prévenus : "Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière" ; ou, dans la traduction qu'en donne la Bible de Jérusalem : "Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise" (Gn 3, 19). Qu'est-ce à dire ? Au-delà de la décomposition organique du corps, l'on ne peut pas, ne serait-ce qu'en vertu du sens caché un peu dépréciatif du mot poussière, ne pas y voir une allégorie de l'homme et du destin de l'humanité, tous deux programmés pour... mordre la poussière. La mort, non plus que la transformation post mortem du corps, ne nous conduit pas au rien, la poussière demeurant particule, donc matière ; or, pour la physique, l'être demeure tant que des traces de matière subsistent. Toutefois, à la poussière du corps qui se mélange avec la terre anonyme, fait écho l'élévation de l'âme. Ainsi la cérémonie catholique des Cendres, inspirée de la tradition juive et qui marque l'entrée dans le Carême, est-elle une cérémonie de pénitence et témoigne de l'infinie fragilité de l'homme. En considérant notre devenir-poussière et en nous avertissant de la caducité de notre chair, le catholicisme invite donc à la conversion, Dieu seul pouvant prêter espoir. Mais l'homme n'est pas seul à affronter ce destin. La terre et l'univers eux-mêmes sont programmés pour s'éteindre et devenir un jour, à leur tour, poussière. S'agissant de l'univers, qui ne semble exister que depuis 13,7 milliards d'années, si les principes qui régissent son expansion sont aujourd'hui connus, son destin fait encore largement question ; qu’il se nomme Big Crunch (sorte d’effondrement de l’univers), Big Chill (mort thermique), ou Big Rip (grande déchirure), il semble toutefois que lui aussi soit condamné à l’extinction. Pour ce qui est de la Terre, on estime généralement que sa durée de vie totale tournerait autour de dix milliards d’années. Cela nous laisse encore un peu de temps, mais ce qui importe ici, c’est que la conscience de notre finitude d’humains vivants s’accompagne de celle de la finitude même de ce qui nous dépasse et auquel nous appartenons. Soulagement très modeste, sans doute, et qui, comme si cela ne suffisait pas, ajoute à notre condition de mortels le désagrément de se savoir membres d’une espèce finie dans un macrocosme fini. Même les astres ne résisteront pas à la fin des temps : alors au moins aurions-nous pu nous consoler en nous joignant à la poussière des étoiles…

M. Villemain

24 mai 2010

Métiers du funéraire - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Métiers du funéraire - Marc Villemain

dico mort

À la faveur peut-être du succès de la série Six Feet Under (A. Ball, 2006), dont les héros, la famille Fischer, sont propriétaires d'un salon funéraire, et de manière sans doute plus fondamentale en raison de l'évolution programmée de la pyramide des âge, les métiers du funéraire (ou "de la mort" moins euphémistique ; en américain : Death Care, ou Death Business : "Profession funéraire") connaissent depuis quelques années une certaine embellie.

De l'Église au funérarium

C'est lors de la Peste noire, qui ravagea l'Europe entre 1347 et 1350, qu'apparurent les confréries, auxquelles il revenait de déposer les pauvres en terre. Les "fabriques", conseils composés de marguilliers et chargés de la gestion des biens paroissiaux, récupérèrent très vite leurs prérogatives ; inférant son titre de propriété sur les cimetières, l'Église revendique d'ailleurs longtemps son droit exclusif d'inhumation.

Après la Révolution, les entrepreneurs privés se développèrent, et à leur suite une concurrence parfois un peu désordonnée. Aussi le Directoire prend-il quelque dispositions afin de commencer à organiser le marché. Le 28 décembre 1904 enfin, la loi attribue le monopole de l'activité funéraire aux communes, qui peuvent l'exercer en régie ou par concession de service public. Ces métiers ont connu de fortes évolutions tout au long du XXè siècle. C'est le résultat à la fois de mutations socio-économiques (libéralisation, privatisation, hyperspécialisation), de bouleversements culturels (médicalisation de la fin de vie, déclin relatif des religions instituées, hygiénisme et attraction croissante pour les "soins du corps", déni de la mort), et du désintérêt dans lequel les établissements de santé ont longtemps laissé les défunts, abandonnant les "post-soins" à des opérateurs privés de pompes funèbres. Il faudra d'ailleurs attendre 1997 pour qu'une réglementation contraigne les établissements hospitaliers comptabilisant plus de deux cents décès annuels à concevoir des aménagements de type chambre mortuaire et structures d'accueil des familles.

De fil en aiguille, la mort est entrée dans la "chaîne des soins", et les demandes croissantes de soins dits "palliatifs" constituent à cet égard une assez forte pression sur les établissements de santé. Nous sommes loin du temps où les Égyptiens, pour ne citer que cet exemple, orchestraient en grande pompe le départ du défunt dans le monde d'Osiris : de nombreuses castes de métiers funéraires se multiplièrent, danseuses et pleureuses étant chargées d'incarner le désespoir et l'affliction, et donnent un tour cérémonieux aux funérailles. Par comparaison, la mort en Occident de nos jours semble bien silencieuse. Au centre du dispositif, il y a d'abord le "conseiller" ou "assistant" funéraire. Indissociable de la naissance des entreprises de pompes funèbres au XIXè siècle et grand ordonnateur des funérailles, ses fonctions se sont progressivement accrues et connaissent encore de fortes évolutions depuis l'ouverture du marché à la concurrence (loi n°  93-23 du 8 janvier 1993.) "De pourvoyeur de fournitures mortuaires et coordonnateur des principaux acteurs funéraires (famille, représentants religieux et publics) à conseiller commercial et prestataire de biens symboliques, l'assistant funéraire voit son champ d'intervention s'élargir vers la dimension symbolique de la pratique funéraire." (Revue française des affaires sociales).

Et en effet, le conseiller funéraire reçoit les familles, organise, planifie et supervise avec elles les funérailles dans leurs moindres détails ; à l'occasion, sa présence peut être requise par la police afin de témoigner de la disparition d'une personne. Interlocuteur privilégié des endeuillés, sa fonction est donc d'autant plus complexe qu'il est aussi, de facto, un agent commercial, et qu'à ce titre son entreprise est en droit d'attendre de lui qu'il soit productif.

Une certaine gêne

Les métiers de la mort sont chargés d'une série de connotations déplaisantes. L'entrepreneur en pompes funèbres moderne n'a pourtant plus rien à voir avec le croque-mort d'autrefois ! Il est vrai que ces métiers exigent de leurs acteurs civilité, élégance, pudeur et discrétion, en sus d'une certaine technicité. Ainsi en va-t-il des porteurs, pour n'évoquer que le début de la chaîne qui mène jusqu'à l'inhumation ou à la crémation, auxquels revient la charge de transférer vers une chambre funéraire ou mortuaire toute personne défunte à son domicile ou dans un centre de soins. Ou encore des agents de crématorium, qui doivent à la fois réceptionner les corps, accueillir les familles, ordonnancer les cérémonies, vérifier les dossiers de crémation, procéder à la crémation en tant que telle (mise en route du four, réglage, fonctionnement), disperser ou remettre les cendres aux familles, et assurer la maintenance du four. Que dire des thanatopracteurs, qui doivent déshabiller, laver puis ouvrir le corps, l'apprêter puis le rhabiller ? Le succès de la série américaine Six Feet Under s'explique en grande partie à cause de l'opacité qui affecte ce milieu : présentes autour des cimetières, des hôpitaux, les "agences funéraires" n'en finissent pas de rechercher des modes de communication décrispées, établissant un compromis entre le déni ambiant, l'atmosphère de reproche pour un semblant de mercantilisme et le quasi-mépris pour les professions qui y sont rattachées.

Des métiers anciens et nouveaux

Le thanatopracteur, "praticien des morts", est le plus récent des métiers funéraires, dont la fonction est justifiée à la fois par des impératifs sanitaires et le par le souci de faciliter le travail de deuil en lissant le visage de la mort. On compte à ce jour environ 700 thanatopracteurs en France, mais la profession, encore très masculine, est appelée à se développer fortement dans les années qui viennent. Le thanatopracteur a suivi une formation en école spécialisée, est titulaire d'un diplôme national créé en 1994, et ne peux exercer sans habilitation préfectorale.

Reste que si la mort se médicalise, écho sans doute d’une société qui aspire à toujours plus de sécurité, de confort et de protection sanitaire, arrive l’inéluctable moment où elle redevient rudimentaire et recouvre son fumet naturel de terre et de cendres. Outre les médecins légistes, qui ont entre autres compétences celle de mener une tâche aussi ingrate que l’autopsie, et doivent ce faisant affronter ce que le corps humain a de plus organique, les métiers funéraires traditionnels ne sont pas davantage que les autres exposés à une quelconque crise de la demande. L’on citera ici les fossoyeurs, dont on oublie parfois que, s’ils inhument les morts, on peut aussi leur demander de les exhumer ; les porteurs, qui sont le plus souvent également chauffeurs, dont le travail consiste à transporter le défunt jusqu’au lieu de sépulture ; les marbriers, qui travaillent des blocs de granit dont le poids peut aller jusqu’à douze tonnes ; les graveurs de monuments, dont la technique délaisse de plus en plus la méthode manuelle pour adopter la gravure au jet de sable (malgré les risques de pneumoconiose consécutive à l’exposition à la silice) ; et bien entendu les gardiens ou conservateurs de cimetières, employés communaux qui font un peu office d’agents à tout faire : renseigner les entreprises de pompes funèbres, guider le public, emmener les cortèges jusqu’au lieu de sépulture, veiller à l’état du cimetière, assister personnellement aux inhumations. Il faut ajouter à cela que, dans un très grand nombre de petits cimetières, c’est sur le gardien que reposent les travaux d’entretien. A l’occasion, il peut même fleurir les tombes délaissées. Enfin, si cela ne fait nullement partie de ses attributions, il est souvent conduit à faire preuve d’écoute et de disponibilité, nombre de personnes en deuil n’hésitant à se confier à lui ; ainsi peut-il jouer un authentique rôle de soutien psychologique.

Enfin, l’on ne saurait taire certaines fonctions plus ou moins reluisantes (les bourreaux), voire franchement criminelles (les tueurs à gages), dont le point commun est d’être, eux aussi et à leur manière, des salariés de la mort. 

La fonction du bourreau, ancienne et protéiforme, est naturellement très intéressante, en ce sens qu’elle se situe aux confins du droit et du meurtre. Pourtant, au début du Moyen-Âge, le bourreau ne se contentait pas de torturer et d’exécuter les arrêts de justice : il était aussi chargé de capturer les chiens errants, d’équarrir les animaux morts, d’ensevelir les corps des suicidés ou de nettoyer les cloaques ; sa mission pouvait même aller jusqu’à la surveillance des lieux de prostitution. Longtemps, sa fonction ne fut pas officielle, et le bourreau était d’ordinaire choisi au sein de la population, en dehors de la ville où la sentence devait être exécutée ; c’est sa professionnalisation, au cours du 13èmesiècle, qui en fera un individu honni par tous. Cette dernière remarque n’empêcha toutefois pas que sa fréquentation intime de la mort, ainsi que sa connaissance présumée de l’anatomie, le conduisirent parfois à faire office de rebouteux. La Révolution française contribua à réhabiliter sa fonction, lui restituant son statut de citoyen à part entière, puisqu’il ne pouvait auparavant ni élire, ni être élu. Son métier n’existe par définition plus dans les pays qui ont aboli la peine de mort ; dans les autres, les pouvoirs institués tentent, non sans maladresse, d’adoucir son image en lui attribuant des fonctions plus ou moins médicales. 

Quant aux tueurs à gages, c’est encore une autre histoire… Dans Le Tueur, Confessions d’un ex-tueur à gages (éditions au Carré, 2004), le journaliste Alain Stanké a recueilli le témoignage de Donald Lavoie, qui fut le tueur à gages attitré d’une grande famille, les Dubois de Saint-Henri. Après qu’il eut commis pas moins de quinze meurtres pour le compte de ses employeurs, ladite grande famille retourne sa veste et met sa tête à prix pour un million de dollars. Conséquemment, Donald Lavoie change de camp et se met au service de la police. Il vit désormais sous une nouvelle identité, s’est marié, est père d’un enfant, et mène une vie parfaitement normale. La réinsertion n’est pas toujours un vain mot.

M. Villemain

16 mai 2010

Ronnie James Dio est mort

En souvenir et en hommage à Ronnie James Dio, décédé aujourd'hui à l'âge de 67 ans, je publie de nouveau le billet que j'avais fait paraître à l'occasion de son dernier passage à Paris, en juin 2009.
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RIMG0089Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la  grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.

A propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells,  le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.

RIMG0028Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais nul ne peut contester que c'est lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.

L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.

RIMG0052Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.

Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.

Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans... Heaven & RIMG0035Hell. Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?

Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.

Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à  cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.

13 mai 2010

Metal (heavy metal) - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Nota bene : cette version, plus complète, diffère légèrment de celle publiée dans le Dictionnaire de la Mort.


dico mort

Le triptyque sex, drugs and rock'n'roll, que les années 1950 inventèrent et qui depuis se renouvèle au gré des générations, porte en lui tous les excès inhérents au genre, et pour une part le définit : le rock est violence, sédition, provocation - ou il n'est pas. Autrement dit, la mort a toujours rôdé du côté des rockers. Illustres ou anonymes, dénombrer les acteurs du rock morts dans l'exercice de leur passion, et en vertu du mode de vie qu'elle requiert parfois selon eux, constitue d'ailleurs un exercice aussi fastidieux que sinistre. Il n'y a à ce tropisme aucune exception, pas même la période du flower power, dont le cri de ralliement paix et amour (peace and love), aussi enjoué que fameux, masquait difficilement un mal-être qui était loin d'être exempt de violence. La contestation, conscience, ou la rébellion, plus instinctive, n'amènent que rarement la paix et l'apaisement : l'odeur du souffre charrie aussi les effluves de la mort.

Certains dérivés radicaux du rock, lui-même enfant de la colère et du fatalisme du blues, sont apparus au tournant des années 1970, en même temps que le consumérisme occidental asseyait son primat. Ainsi naquit le bien nommé hard rock, qui part de l'énergie physique du rock'n'roll pour en accentuer les distorsions et utilise l'épaisseur du blues pour en décupler l'effet martelant, entraînant avec lui une attitude et une vision du monde plus ténébreuses, plus graves, plus "lourdes".

Naissance du genre

Des Who à Jimi Hendrix en passant par Iron Butterfly (dont le premier album, en 1967, est intitulé Heavy), autant de groupes et de musiciens dont on peut considérer qu'ils ont contribué à tendre des ponts entre le blues éternel, le rock'n'roll vieillissant et le hard rock. Mais un genre va naître, qui peu à peu supplantera le hard dans l'expression de ce que l'épopée humaine peut avoir de plus sombre et de plus sépulcral : le heavy metal - ou, plus communément, le metal. L'origine de cette désignation reste sujette à interprétations. On en trouve les premières occurrences chez l'écrivain William S. Burroughs (la Machine molle, 1961), ou dans la chanson Born to be wild (Steppenwolf, 1968) ; elle fut toutefois popularisée par des critiques musicaux tels que Sandy Pearlman, Mike Saunders, et surtout Lester Bangs, qui le premier saisit ce qui en faisait la singularité. Outre les connotations immédiatement lourdes, compactes et brutales de l'expression, son origine pourrait aussi avoir un versant plus social : c'est en effet autour de Birmingham, connue à la fin des années 1960 pour son industrie métallurgique, que tournèrent bon nombre de groupes de rock ; et parmi eux celui que l'on reconnaît aujourd'hui pour être l'un des pionniers, sinon le pionnier, du metal : Black Sabbath.

Apparu aux périphéries des villes au moment où triomphent les "trente glorieuses", le metal se distingue sensiblement du hard rock. Sur un strict plan musical d'abord, en ce sens qu'il se défait du blues tel qu'on peut le retrouver chez des groupes comme Led Zeppelin ou AC/DC ; mais davantage encore, c'est sur le plan des représentations symboliques et des soubassements métaphysiques que le metal, en s'écartant de l'hédonisme rebelle du rock'n'roll en en théâtralisant le hard rock, en vient à développer une représentation du monde considéré comme une longue et progressive victoire des différents visages du mal et de la mort.

Le dégoût du monde

Car contrairement aux punks, les metalleux n'ont jamais eu le souci de la revendication ou de la mise à sac d'un ordre social ; à l'origine membres des classes défavorisées, la sociologie du genre a d'ailleurs évolué au point désormais de recruter en majorité au sein des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Cette indifférence à l'univers social n'est toutefois qu'apparente, ou relative. Sans doute la notion d'engagement, à quelques rares exceptions près (en France, le groupe Trust), ne figure-t-elle pas au panthéon de l'éthique et de l'esthétique metalleuse : cela n'induit pourtant pas l'indifférence. Le metal véhicule une forme de dégoût ou d'écœurement du monde, disposition qu'il manifeste en le fuyant ou en faisant de la mort une sorte d'horizon totémique, de contre-société fantasmée. Les attributs classiques du satanisme ne sont utilisés que de manière rarissime pour ce qu'ils sont : simple vocation spectaculaire, ludique ou provocatrice, ils n'expriment tout au mieux qu'un vague désir de renversement des valeurs dominantes. Notons d'ailleurs l'existence et l'audience croissante d'un metal chrétien, y compris sous ses dehors musicaux les plus extrêmes et les moins attendus dans ce registre (black, trash, death metal), et que l'on distingue parfois sous l'appellation de unblack metal. Ce qui est frappant, depuis la fin des années 1980, c'est l'utilisation de plus en plus courante de thématiques merveilleuses, oniriques, légendaires, mythologiques ou religieuses, dont la mort est toujours porteuse. Les textes tendent à évoquer un monde vu d'en haut, ou plus précisément d'un ailleurs fantasmé, tantôt futuriste, tantôt nostalgique - en recourant au folklore, voire à des dialectes tombés en désuétude, les groupes nordiques nous fournissent aujourd'hui un bon exemple de cet appel au passé. Aussi le monde est-il considéré à l'aune de ses périodes tragiques, lyriques ou simplement charnières (la fin des dinosaures, les conquêtes, les empires, l'esclavage, les épidémies, le cannibalisme, la chevalerie, les guerres de religion, la survie de l'espèce ou la destruction des écosystèmes), et de leurs conséquences sur la psyché collective et individuelle (le suicide, la perte d'identité, la dépression, le sentiment de sa propre incommunicabilité, la réincarnation, la possibilité ou l'espoir d'un ailleurs, etc.) Dante, Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft, Lautréamont, Coleridge, Poe, Huxley, sans oublier les textes textes sacrés, sont régulièrement invoqués, et pourraient, chacun à leur manière, refléter quelques-uns des tropismes metalleux. Le metal véhicule une révolte non théorisée, quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte d'anarchisme millénariste teinté d'une attirance pour la double idée de vide et de puissance. Autrement dit, si l'on marche en permanence sur un fil nihiliste, on en demeure pas moins sur le fil. A sa manière, il est le seul genre musical à faire état, de manière presque exclusive, de la part maudite, sombre et maligne, de l'épopée humaine. Peu de perspective ou d'idéal social : seulement le grand récit de l'humanité.

Aussi n’est-il pas rare de trouver sur scène un décorum dont l’ambition affichée est surtout de faire monter l’adrénaline en suscitant des images mythiques ou cauchemardesques : crânes, hémoglobine, crucifix renversés, pentacles, figures du diable, attirails vampiriques ou sadomasochistes, monstres divers, peaux de bêtes, sans parler des clous traditionnels et du cuir. La mort est omniprésente, elle fait partie du décorum. Ce faisant, les groupes s’adressent autant à leurs adeptes qu’ils visent la société établie. En ce sens, le metal est le continuateur de ce qui inspira le bon vieux rock d’antan : faire la nique aux bonnes mœurs et au bon goût participe d’un cheminement plus ludique qu'il y paraît parfois. Rien de plus plaisant qu'offenser la bourgeoisie, sa morale, son empire, ses clergés. Un tel plaisir pourra paraître gratuit, stérile, puéril : pour les connaisseurs, il n'en est pas moins sublime.

L’opinion courante est que le metal est une musique mortifère, voire criminogène. Nul n’a plus souvenir que la publication par Goethe des Souffrances du jeune Wertherentraîna en Allemagne une vague de suicides sans précédent chez de jeunes esprits romantiques, ou qu’un exemplaire de J'irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian, fut retrouvé à côté du cadavre d’une jeune fille, ouvert à la page même où était décrit une scène de meurtre. Moyennant quoi, la presse généraliste et/ou religieuse relate régulièrement le suicide de tel adolescent adepte de metal ou la profanation d’une église par des satanistes liés à cette musique. Longtemps, du moins tant que les Compact n’avaient pas remplacé les vinyles, les ligues de vertu se sont échinées à faire tourner les disques à l’envers, convaincues que ce procédé leur permettrait de dénicher des messages glorifiant Belzébuth ou incitant au suicide. Ainsi le mythique « Stairway to heaven », du groupe Led Zeppelin, fut-il l’un des premiers morceaux à être ainsi décortiqué – hors du hard rock et du metal, l’on pourrait citer aussi « Hotel California » des Eagles, ou « Like a prayer » de Madonna. Nombre de groupes sont traduits en justice pour incitation au suicide ou au meurtre. Il faut évoquer ici Ozzy Osbourne, pour sa chanson « Suicide Solution » ; la justice donna raison au chanteur, constatant que le message consistait seulement à protéger les adolescents de l’abus d’alcool en l’associant au suicide... Le groupe Megadeth fut également mis en cause après qu’un homme eut commis une fusillade au collège Dawson de Montréal, le 13 septembre 2006 : deux adolescents périrent, et une vingtaine de personnes furent blessées ; on argua que la chanson « A tout le monde », que le tueur écoutait, incitait au suicide. David Mustaine, leader du groupe, répondit qu’il l’avait écrite après avoir fait un rêve où il voyait sa mère descendre du paradis pour lui dire qu’elle l’aimait... Le groupe Judas Priest, icône du genre, fut également traduit en justice pour la chanson « Better By You Better Than Me » (reprise d’un vieux groupe très sage, Spooky Tooth, et qui ne traitait nullement du suicide) après que deux adolescents eurent tenté de mettre fin à leurs jours en l’écoutant (l’un d’eux en réchappera) : le groupe fut accusé d’avoir glissé le message subliminal « Do it » (« Fais-le ») dans la chanson. Ledit message n’a pas été retrouvé, et pour cause. Et quand bien même, comme le relevait le chanteur Rob Halford lors du procès, sa signification serait demeurée énigmatique : « Fais-le, mais faire quoi ? Tondre la pelouse ? Boire un coup ? Regarder la télévision... Faire quoi ? ». Citons encore Dee Snider, le chanteur du groupe Twisted Sister, qui incarna devant les tribunaux et de manière retentissante la lutte des artistes contre la censure pour cause d’incitation à la violence, à la sédition, à la mort ou au suicide, et notamment contre les projets de Tipper Gore et de son mari Al, alors sénateur du Tennessee – pour l’anecdote, Dee Snider, pas rancunier, soutiendra quinze ans plus tard la candidature d’Al Gore à la présidence. Aucun de ces procès n’a donné lieu à des condamnations.

Tous les sous-genres du metal, et ils sont nombreux, cultivent un même point commun : le pessimisme. Même si nombre de ses acteurs se plaisent à participer à des entreprises caritatives (ainsi le projet Hear N' Aid d’aide à la lutte contre la faim en Afrique), il est presque impossible de trouver dans l’univers du metal une seule chanson qui renvoyât du monde et de l’humanité une vision fraîche, colorée ou vivante. Miroir d’un temps où le bonheur est indissociable de l’accumulation de biens matériels et d’une société qui a renvoyé la métaphysique aux oubliettes de la civilisation, le genre tombe parfois dans les travers d’un mysticisme occulte et folklorique. A de très rares exceptions près, l’imagerie volontiers grand-guignolesque de la mort n’est toutefois utilisée que comme riposte ou figure antagonique à un monde jugé hypocrite, matérialiste et sottement optimiste.

M.Villemain

Bibl. : Ian Christe, Sound of the Beast, l’histoire définitive du heavy metal, éditions Flammarion, 2007 * Fabien Hein, Rock et religion, dieux et la musique du diable, éditions Autour du Livre, 2006 * Michael Moynihan et Didrik Soderlind, Les seigneurs du chaos, éditions Camion Blanc, 2005 * Sam Dunn, Metal : voyage au cœur de la bête(film documentaire)

11 mai 2010

Lividité cadavérique - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (sous la direction de) Philippe Di Folco - Larousse, In Extenso, 2010
Notice Lividité cadavérique - Marc Villemain

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En mourant, le sang cesse de circuler dans notre organisme ; aussi, sous l'effet de la pesanteur, va-t-il se déplacer vers les parties déclives du corps, et y faire apparaître des tâches aux teintes violacées : ce sont les lividités cadavériques, ou livor mortis. Le processus d'apparition de ces lividités débute au moment même de la mort, lorsque la pompe cardiaque cesse de faire circuler le sang. La paroi des vaisseaux sanguins s'ouvre alors, laissant filer les globules rouges qui iront s'accumuler en différents points du corps, selon la disposition de celui-ci au moment de mourir. Perceptibles à l'œil nu deux heures après le décès, l'intensité des lividités atteint son maximum entre la huitième et la douzième heure. Durant ce laps de temps, si l'on exerce une pression sur une zone de lividité, on observera que l'accumulation sanguine s'estompe et que la peau reprend une teinte plus pâle ; on dit alors des lividités qu'elles sont mobiles. Ensuite, le sang imbibant le tissu interstitiel, plus aucune pression sur le corps n'affectera la coloration de la peau : les lividités sont fixes. L'intérêt de cet exercice est évident en matière de datation des cadavres, dont l'examen des lividités constitue l'un des instruments. Si ledit examen permet de se faire une idée, même approximative, de l'heure du décès, l'évaluation peut aussi révéler un éventuel déplacement du corps après la mort, si la localisation des lividités ne corrobore pas la position dans lequel le défunt a été trouvé. Autant d'indices souvent utilisés dans les enquêtes criminelles. Ainsi, pour évoquer l'une d'entre elles qui fit grand bruit et demeure source de perplexité, de nombreux avis considèrent comme erronées les conclusions de l'enquête consécutive au décès de l'homme politique Robert Boulin, retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet, dit "l'étang rompu". L’information judiciaire, qui conclut à un suicide par noyade après ingestion de Valium, s’est achevée sur un non-lieu. Or, précisément, et outre que certaines blessures au nez ainsi qu’une fracture du poignet jettent un doute sur l’hypothèse du suicide, l’examen des lividités cadavériques tend à laisser penser que le corps de Robert Boulin fut déplacé après sa mort.

Toutefois, il ne s’agit là que de principes génériques : les lividités cadavériques demeurent soumises à de très nombreuses variations individuelles. C’est la raison pour laquelle, si elles contribuent au travail de datation de la mort, elles ne font sens qu’au sein d’un faisceau d’indices caractéristiques.

M. Villemain

4 mai 2010

Eloge de la mort - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Éloge de la mort - Marc Villemain

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Vivrions-nous de la même manière si nous ne nous savions pas mortels ? Le philosophe Jan Patocka (1907-1977) écrivait : « La mort est l'occasion d'affronter ce qui dans la vie nous demeure le plus sûrement dissimulé parce que nous nous laissons distraire, réclamés par ce que nous croyons être des affaires plus pressante. » D'une manière tout autre, l'écrivain Yukio Mishima, dont le suicide par éventrement a marqué les esprits, abondait dans son sens :  « Si l'on veut être un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. » Il s'agit toujours d'imprimer sa marque sur sa destinée, de décider de sa vie sous tous ses rapports, seule manière de décider en toute raison de sa mort.

À cette aune, l'éloge de la mort va de soi, puisqu'elle n'est pas moins désirée que la vie et qu'elle ne vient que pour couronner une volonté. Il est donc possible d'aimer la mort comme on aime la vie. Loin de certains cultes un peu folkloriques, qu'ils soient liés à des pratiques sectaires, des traditions carnavalesques dans la lignée d'Halloween ou à un malaise existentiel du type de celui que peut connaître un adolescent, la mort peut donc être aimable et désirable en soi, sans que cet attrait ne donne spécialement lieu à une tentation suicidaire. C'est parce que nous allons mourir, et plus encore parce que nous le savons, que la vie prend du relief, c'est parce que nous entrevoyons la limite de tout que nous nous saisissons des moyens de faire de notre existence autre chose qu'une parenthèse en attendant la mort. Ainsi, Jean Ziegler peut-il écrire que « la mort, imposant une limite à notre existence, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté. » (Les vivants et les morts, 1975).

La mort peut donc être le but même de la vie. Ainsi l’Egypte antique est-elle connue pour y avoir voué un culte quotidien, la mort n’étant que le passage qui nous fera atteindre les rives ardemment désirées de la vie éternelle. Ici, la mort, qui est souvent peur de la peur, n’a plus rien d’effrayant, ni d’effroyable ; elle est au contraire promesse de rédemption, de vie meilleure. Pour d’autres, qui partagent une semblable aspiration, le passage de la mort peut sans doute être pénible, mais il convient toutefois de consacrer chaque jour à s’y préparer. Ainsi pour nombre de chrétiens, pour lesquels la mort figure l’espérance d’un au-delà et la possibilité même de la rédemption des hommes et de l’humanité. Point d’éloge de la mort ici, certes, mais une acceptation fondée, une forme positive de résignation devant l’inéluctable.

C’est ce même inéluctable qui d’ailleurs explique et justifie l’épicurisme. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, écrit-il de la mort que, « à ceux qu’elle libère, elle laisse le meilleur en leur enlevant leur fardeau » ; mieux encore, elle nous offre, du seul fait de sa perspective, les meilleurs motifs de bien vivre : « Il a refusé de vivre, celui qui ne veut pas mourir ! »

Faire l’éloge de la mort en tant qu’elle donne sens à la vie et permet de la magnifier, voilà qui peut sembler difficile à accepter pour une société qui clame partout « que vive la vie », voue au corps vivant, jeune et sculptural, un culte qui n’est pas seulement publicitaire, et promeut la fête au rang de lien social et de valeur culturelle. Or si la vie mérite qu’on la fête, la mort pourrait faire objet de semblables attentions, pour peu, donc, que nous saisissions combien, sans elle, notre vie serait morne, comme le laisse entendre Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra: « Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais pour eux la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes ».

M. Villemain

Bibl. : Sénèque, Lettres à Lucilius, éditions Robert Laffont, Collections Bouquins, 1993 * Jean-Yves le Fèvre, Roger Begey & Jean-Paul Bertrand, Eloge de la mort, éditions du Rocher, 2002 * Jean Ziegler, Les vivants et les morts, Seuil, 1975

3 mai 2010

Dernières volontés - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Dernières volontés - Marc Villemain

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Les dernières volontés du défunt, pour avoir force de loi, doivent avoir été préalablement consignées dans un testament, dit "holographe", "authentique" ou "mystique" selon la formule retenue, qu'il aura déposé chez notaire. Le défunt y attribue nominativement ses biens à léguer, qu'il s'agisse d'un legs universel (impliquant l'ensemble de ses biens), ou d'un legs particulier (relatif à un ou plusieurs bien spécifiques.) Il peut aussi exprimer ses préférences en matière d'inhumation, de crémation, d'organisation des obsèques, bref donner toutes les précisions utiles quant à la manière dont il sera disposé de sa dépouille.

Toute personne saine d'esprit peut, dès seize ans, déposer un testament chez notaire. Il existe toutefois à ce régime quelques exceptions : l'incapable majeur soumis au régime de la tutelle, ou encore telle personne condamnée à perpétuité, qui devra une autorisation préalable. Enfin, il est impossible pour deux personnes, par exemple deux conjoints, de tester ensemble : tout testament est nécessairement individuel.

Régime unifié

Le 16 mai 1972, par la convention dite de Bâle, les États membres du conseil de l'Europe ont souhaité que soit institué "un système permettant à un testateur de faire inscrire son testament afin, d'une part, de réduire les risques que celui-ci soit ignoré ou connu tardivement et, d'autre part, de faciliter après le décès du testateur la découverte de ce testament (E. Rondet et H. Sédillot, Transmission du patrimoine - Testament, donation, autres mécanismes, 2007.) Bien souvent, en effet, la famille et les proches du défunt ignorent si celui-ci a émis des consignes officielles pour l'après. Ainsi les pouvoirs publics français ont-ils confié aux notaires, en 1975, le soin de mettre en place un fichier central des dispositions de dernières volontés (FCDDV), afin de faciliter la recherche d'un testament, entreprise qui jusque-là pouvait s'avérer fort longue et très aléatoire. Seuls les notaires sont habilités à consulter ce fichier central, à la demande de leurs clients qui auront prouvé leur qualité d'héritiers ou de légataires.

Testament

La lecture d'un testament est parfois source d'incompréhensions (pour ne pas dire davantage) au sein des familles et des entourages : tel membre aura été lésé, quand telle autre personne, sans lien de parenté connu, aura été désignée comme héritière ; ou encore, une fratrie se déchirera après que le testateur aura choisi de ne pas procéder à une répartition égalitaire de ses biens. Le nombre de situations inextricables et d'imbroglios familiaux est à peu près infini, et il existe sans doute autant de motifs de contestation que de testaments... L'on trouvait dans l'ancien droit romain une manière réglementaire de s'épargner certains embarras : ainsi le fidéicommis permettait-il à un testateur, sous conditions, de léguer ses biens à un grevé de restitution, afin que celui-ci les transmette à un tiers, l'appelé, dit aussi fidéicommissaire. De nos jours, la loi elle-même vient corriger ce qui pourrait être perçu comme un excès ou une excentricité du testateur, en prévoyant une "réserve" qui permet aux héritiers réservataires, à savoir les descendants légitimes (naturels ou adoptifs) et le conjoint survivant, de jouir d'une part minimale du patrimoine du défunt. S'agissant des ascendants, s'ils ne sont plus réservataires en vertu de la loi du 23 juin 2006, ils peuvent toutefois demander à récupérer les biens qu'ils ont donnés à un enfant lorsque celui-ci décède avant eux sans descendance.

Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément croire, nous ne sommes donc pas libres de léguer tout ce que nous voulons léguer à la personne de notre choix. Dans la mort et après elle, la justice des hommes continue d’organiser la vie, en vertu des principes dominants d’une société en un temps donné. La justice des hommes, mais aussi les aléas de l’histoire, lesquels peuvent donner lieu à de passionnants développements. C’est vrai notamment dans le domaine des arts, où l’on peut interroger en conscience l’obligation de respecter les dernières volontés d’un artiste, lequel aurait par exemple souhaité que l’on détruise tout un pan de son œuvre après sa mort. L’un des cas les plus célèbres est celui de Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de Franz Kafka : sans lui, jamais nous n’aurions pu lire des œuvres aussi cardinales que Le Château , Amérique, ou Le Procès. C’est et ce sera l’unique « trahison » de Max Brod envers son ami le plus intime. Bien d’autres cas demeurent irrésolus, posant toujours les mêmes problèmes juridiques et éthiques. Ainsi du dernier manuscrit de Vladimir Nabokov, « The Original of Laura » : le texte repose à l’ombre d’un coffre dans un institut bancaire en Suisse et, peu de temps avant de mourir, son auteur avait expressément demandé qu’il fût détruit. C’est là un dilemme cornélien pour son fils et seul héritier vivant, Dimitri Nabokov, partagé entre son désir de faire connaître l’œuvre de son père, et le respect non moins légitime de ses dernières volontés.

M. Villemain