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Marc Villemain
24 octobre 2011

Hubert-Félix Thiéfaine fait oublier Bob Dylan (+ extraits vidéo)

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Palais Omnisports de Paris-Bercy - samedi 22 octobre 2011

Je perçois bien ce que le titre de cette note d'après-concert pourrait avoir de vaguement sacrilège. Comment ? L'icône de la protest song, celui dont on s'est plu récemment à faire courir le nom pour l'attribution du Nobel de littérature, Bob Dylan, donc, éclipsé par Hubert-Félix Thiéfaine, illustre Français méconnu, incorrigible amateur de cancoillotte et chantre repenti de la Ganja ? C'est que le passage de "HFT" au Palais Omnisport de Bercy, ce samedi, ne souffre aucune comparaison : au Bob Dylan en demi-teinte que nous avons applaudi avec force loyauté quelques jours auparavant, Hubert-Félix Thiéfaine, avec ce lyrisme un peu rentré qu'on lui connaît, cette inapaisable fêlure qu'il trimballe par devers lui, a donné une authentique leçon. D'ailleurs, si j'avais déjà connu Bercy survolté, c'est bien la première fois que je vois Bercy debout, entendez tout Bercy, fosse et gradins. Deux heures trente durant, celui qui, à soixante-trois ans, sort d'une épreuve dont il ne cache pas ce qu'elle a eu ou aurait pu avoir de définitif, a donné à beaucoup l'impression de ressusciter sous les yeux d'un public qui n'en espérait pas tant.

Dans le sas qui mène à la fosse, les choses avaient bien commencé : cela sentait bon l'herbe tendre, de Provence et d'ailleurs. Nostalgie d'un temps d'avant les lois de l'hygiénisme sanitaire et social et à laquelle les organisateurs ne peuvent pas grand-chose, si ce n'est, pour la forme, se fendre au micro d'un rappel à l'ordre déjà résigné. Les choses vont très vite : on sait d'emblée, dès les premiers accords, que c'est réussi ; ce sont des choses que l'on sent : une manière de s'installer sur la scène, de cristalliser l'entente entre les musiciens, de regarder la salle, d'être immédiatement dans sa voix. Pour ne rien dire de la qualité d'un son dont, il est vrai, n'ont joui ni Mark Knopfler, ni Bob Dylan, quelques jours plus tôt. Thiéfaine n'a pourtant pas spécialement facilité les choses en commençant son récital par un titre très peu connu, mais très beau, long, grave et hypnotique, Annihilation (Qui donc pourra faire taire les grondements de bête / Les hurlements furieux de la nuit dans nos têtes.) Thiéfaine réussit là où tant d'autres échouent car il semble ne jamais éprouver le besoin de se distinguer. Son génie, car c'est bien de cela qu'il s'agit, n'a pas besoin de se donner des apparences. Thiéfaine est sur scène comme on s'imagine qu'il est depuis à peu près toujours, pudique, troublant, habité, d'une théâtralité qui n'est pas de spectacle mais de métaphysique. Et s'il faut bien reconnaître que son public est, au bas mot, hétéroclite, qu'il a lui aussi sa part de dingues et de paumés, rien ne fait oublier à Thiéfaine l'origine de son chant.

Car Thiéfaine est un bloc. Est-ce, au fond, sa musique, toute sa musique, que l'on aime ? ou n'est-ce pas plutôt que nous nous sommes sentis, dès l'adolescence, en collusion immédiate avec ces univers viscéraux, opaques, abscons, prophétiques et surréalistes en diable, volontiers morbides, obstinément réfractaires à toute taxinomie. Le public, dans son immense majorité, ce soir comme tous les autres soirs, écoutait déjà Thiéfaine il y a vingt ou trente ans de cela ; et si les deux derniers albums ont probablement élargi un peu son audience, c'est pour toucher un auditoire qui n'est probablement pas thiéfainiste : je veux dire par là qu'il n'adhérerait pas aussi spontanément, pour des raisons qui tiennent autant à l'évolution des goûts qu'à l'esprit du temps, à ses premiers albums. Le fil rouge est là pourtant : du Chant du fou (1978) à La ruelle des morts (2011) en passant par Alligator 427 (1979) ou Soleil cherche futur (1982), il s'agit du même ressassement lyrique, de la même sonde jetée à la face de la même part fêlée de l'humanité. Que Thiéfaine s'exprime en musique est une chose, mais on ne peut le dire ainsi que si on a conscience de la vision du monde qui s'y joue. D'ailleurs sa musique est-elle trop touffue, trop imbriquée, trop mêlée pour se laisser piéger au carcan du registre ; du rock, du blues, de la folk, il aime certainement cette pulsation unique et centrale et roborative qui charrie l'abandon, l'hypnose, la méditation organique ; aussi sa musique est-elle aussi profondément littéraire que ses textes : il s'agit bien, par une voie ou une autre, par le rythme ou par le verbe, d'investir la langue de l'humain, de jouer de  ses élasticités, de renvoyer à l'univers son goût de cendre, de brumaille et d'hébétude.

Ce qui permet peut-être de comprendre pourquoi chaque concert de Thiéfaine ressemble toujours un peu à une rétrospective : non de sa carrière mais de sa trajectoire, de son existence. Que le dernier album - qui n'est pas mon favori, mais peu importe - soit largement évoqué (Fièvre résurrectionnelle / Infinitives voiles / Petit matin 4.10 heure d'été / Garbo XW machine / Ta vamp orchidoclaste / La ruelle des morts / Les ombres du soir / Lobotomie Sporting Club), cela ne représente jamais qu'un tiers du concert. Et si le public célèbre le culte de Loreleï Sebasto Cha ou de La fille du coupeur de joints, c'est bien sûr pour éprouver le plaisir un peu grégaire de la communion, mais c'est aussi parce qu'il sait que ces chansons-là sont devenues bien plus que des chansons : des rituels, des butées, des repères, des balises posées sur le kaléidoscope de l'existence. Thiéfaine les chante avec la même naïveté intacte, la même énergie lasse, cela réveille toujours en lui ce qui ne bouge pas, qui ne s'altère pas, ce temps où il eut l'énergie, donc, d'écrire ces chansons qui sont aussi incongrues qu'elles sont devenues populaires, aussi désinvoltes d'apparence qu'ancrées dans un certain imaginaire.

Qu'est-ce qu'un concert mémorable ? Etant entendu que se joue toujours, lors de tout concert, autre chose qu'une seule réussite musicale ou technique : c'est toujours un passage à l'acte ; non une épreuve, mais une mise à l'épreuve de soi-même. D'aucuns y font peut-être face avec nonchalance ou désinvolture - le temps les oubliera. Pour une personnalité comme celle d'Hubert-Félix Thiéfaine, on peut imaginer que son expérience de la scène, si elle atténue peut-être certaines angoisses (et encore cela vaudrait-il la peine d'être vérifié), ne change rien au fait qu'il y engage toujours beaucoup. Il ne s'agit pas tant de contenter un public qui à payé pour cela que de se rappeler à soi-même la relative gravité, au moins l'importance de chaque chose. Thiéfaine est de ces artistes (ce en quoi d'ailleurs il en est un, et parmi les plus grands) qui ne cherchent pas sur scène à prouver ou à justifier leur condition d'artiste, mais qui continuent à vouloir y sublimer la mélancolie, l'incomplétude, les affres, pourquoi pas, de l'existence. Bien sûr, il y a du spectacle. Bien sûr, il y a des lumières, des fumées, des effets. Mais c'est comme si même Thiéfaine ne les voyait pas, comme s'il passait par-dessus. Il chante la mort, les fous, les dépendances, les trous noirs et la société, et il chante toujours pour la première fois car il a en lui la puissance fragile et délicate et taraudée du poète. Le moment, évidemment touchant, où il entonne Mathématiques souterraines avec son fils Lucas (souvenez-vous de Tita Dong Dong Song : "Lucas look at me"), dévoile une joie discrète, mêlée de fierté paternelle et de pudeur personnelle ; cela aurait pu être lacrymal, et après tout, le meilleur des publics a bien droit à sa sensiblerie. Seulement, voilà, rien, chez Thiéfaine, n'est jamais clinquant, rien n'est jamais inélégant. Thiéfaine est passé à travers l'exhibitionnisme du temps, il est celui qui peut s'enorgueillir de remplir Bercy (ou peu s'en faut) tout en sanctuarisant son art, celui qui peut transformer chacun ou presque de ses disques en disques d'or sans que jamais aucune lubie ne le fasse dévier de son chemin d'airain. Ce n'est pas pour cela qu'il s'est agi d'un concert exceptionnel mais, sans cela, sans cet état d'esprit-là, il n'aurait été qu'un très grand concert.

1er extrait : Entrée sur scène / Annihilation


Hubert-Félix Thiéfaine - Entrée sur scène + Annihilation - Bercy, 22/10/2011

2ème extrait : Loreleï Sebasto Cha


Hubert-Félix Thiéfaine - Lorelei Sebasto Cha - Bercy, 23/10/2011

3ème extrait : Le chant du fou


Hubert-Félix Thiéfaine - Le Chant du Fou - Bercy, 22 octobre 2011

4ème extrait : Confession d'un never been

 
Hubert-Félix Thiéfaine - Confession d'un never been

5ème extrait : Mathématiques souterraines (avec Lucas Thiéfaine)


Hubert-Félix Thiéfaine (et son fils Lucas) - Mathématiques souterraines 

6ème extrait : Autorisation de délirer / Alligators 427

 
Hubert-Félix Thiéfaine - Autorisation de délirer / Alligators 427 

7ème extrait : La fille du coupeur de joints


Hubert-Félix Thiéfaine - La fille du coupeur de joints 

21 octobre 2011

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre
A
près avoir découvert l'admirable Au-delà du tropique, je voudrais à nouveau attirer l'attention sur Jean-Marie Dallet, écrivain dont je ne suis pas loin de penser qu'il est, décidément, assez exceptionnel.

Encre de guerre, qui date d'il y a un peu plus de trois ans, est du même tonneau, je veux dire de la même excellence. D'un abord plus direct, d'une composition plus immédiate, ce roman à l'allure peut-être moins déroutante n'en continue pas moins de témoigner d'un art de la narration en tous points exemplaire, d'une sensibilité d'écorché vif qui donne au livre des pages remarquablement belles (on pensera par exemple - mais pas seulement - au séjour en maison de retraite de la mère, puis à sa disparition), pour ne rien dire d'une langue toujours aussi vive, ingénieuse, dont le caractère proprement saisissant tient aussi au fait qu'on ne saurait dire s'il relève davantage d'une forme d'oralité, forme charnue, gouleyante, abrupte, que d'un ciselage permanent.

L'histoire, dont on distingue assez vite la part intime, voire autobiographique, relate l'existence d'un homme plutôt bourru, pas franchement liant, esseulé, pendu au fil d'une désocialisation toujours imminente, n'ayant de contacts avec ses congénères que circonstanciels ou tarifés, et puisant son énergie dans un univers dont il aime probablement la caractère rugueux, presque égrillard, mais fraternel, et non sans flamboyance. Car si Dallet nous promène de Toulon à Tahiti via l'Algérie et nous fait déambuler à travers le beau et noble Paris, c'est en y accompagnant le petit monde des inadaptés, des éclopés et des perdants, des manoeuvres et des prostituées, dont la détresse sociale, l'impasse personnelle à laquelle ils sont confrontés, n'altère jamais une certaine grandeur d'âme - il n'est d'ailleurs pas impossible que, pour Dallet, cette survie dans l'échec, survie résignée, taiseuse, constitue aussi une condition de ladite grandeur d'âme. Il s'agit donc d'un personnage assez rude, qui des femmes est surtout attiré par leur croupe, et qui noie dans l'alcool solitaire une existence que la naissance plaça d'emblée sous le signe de la mort et de l'aventure solitaire. Ainsi remonte-t-on le fil du siècle, le grand-père mort à la guerre, le père mort à la guerre, et l'Algérie, et cette mère, donc, que la raison finit par abandonner, achevant de le rendre orphelin du monde.

Reste l'écriture, matière de chairs vives et d'épidermes à sensations, où l'on pourra reconnaître un peu du timbre d'un Céline, et, chez nos contemporains, la densité poétique et l'attention au réel d'un Lionel-Edouard Martin. Cette écriture toujours aussi cabossée, quoique, par nécessité, moins luxuriante, moins baroque que dans Au-delà du tropique, sublime un récit parfois brutal, viscéral, et en exhausse la troublante sensibilité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

18 octobre 2011

Mark Knopfler éclipse (un peu) Bob Dylan à Bercy (+ extraits vidéo)


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Soirée excessivement sage, hier à Bercy, qui accueillait donc ce que l'histoire du rock et de la musique folk, blues et country, dans la très large acception de ces termes, a produit de plus consistant et de plus enthousiasmant depuis plusieurs décennies : deux de ces hérauts qui, à leur manière, ont donné naissance à des courants musicaux pétris de tradition et d'intuition, aussi soucieux de leurs héritages que de leur legs, et, pour l'un d'entre eux au moins, incarné la protestation d'une époque. On n'en mesurera que mieux l'incongruité d'une salle sans fosse, transformée en un respectable parterre de sièges en velours rouge (il est vrai que le public n'a plus vingt ans - ni même quarante -, et qu'on vient davantage, ce soir, pour célébrer une grand-messe en famille que pour éprouver la transpirante énergie du rock'n'roll.) Il faudra attendre le dernier quart d'heure du set de Mark Knopfler pour que le public envoie valser tout ça et se rue sur les devants la scène, apportant un peu de chaleur à cette salle tristement orwellienne - où l'on finit presque par se battre pour, entre les deux parties, gagner le sas de décompression et griller sa cibiche, dûment encadrés par des gorilles fluorescents exhibant musclette et oreillettes : soit dit en passant, le public des CSP + ne se tient pas mieux que les autres. Bref.

A ces deux hérauts, d'ailleurs, le gigantisme ne va pas. On ne comprend (que trop) les raisons qui conduisent à limiter la charge des tournées et à les concentrer en une poignée de dates : mais ce qui convient à Rammstein ne convient pas à des musiciens tels que ces deux-là, dont on voudrait pouvoir entendre le timbre cassé et le murmure des doigts sur les frettes ; pas plus d'ailleurs qu'il IMG_0004ne convient à un public qui, s'il aime cette musique, doit en aimer d'abord l'émotion contenue, la nostalgie un peu joueuse, l'intimisme - et, pour Knopfler, la virtuosité.

A cette note dubitative s'ajoutent quelques autres motifs de mécontentement, même relatif. Ainsi du sentiment d'avoir été un peu floué : ceux qui prêtaient foi aux organisateurs clamant que Knopfler et Dylan se partageraient la scène en sont pour leurs frais : de la formule, il fallait retenir l'ambiguïté. Ainsi y eut-il deux concerts parfaitement distincts, Knopfler et Dylan jouant successivement IMG_0033et sensiblement le même temps (assez court), le premier ayant pour charge supplémentaire de jouer à l'étalon : ceux, immensément majoritaires, qui s'attendaient à le voir rejoindre Dylan sur scène attendent toujours. Le son, enfin. Très correct, il faut bien dire, pour Knopfler (on peine à écrire : pour la première partie), il fut à tout le moins approximatif pour Dylan. La section rythmique, notamment la contrebasse, claquait bizarrement, avec quelque chose de creux, métallique, saturé : quant à la voix de Dylan, sur-mixée, sur-amplifiée, des spirales d'écho lui faisaient perdre un peu de sa singularité, même si le débit sec, traînant, n'a, en soi, rien perdu de son charme.

Il ne s'agit pas ici de comparer les deux parties du concert. Si Knopfler et Dylan ont bien des choses en commun, les deux ont évolué sur des registres un peu différents, Dylan n'hésitant plus à traîner ses guêtres du côté d'un quasi rockabilly, Knopfler revendiquant de plus en plus ses tentations gaéliques. Par ailleurs, Knopfler incarne dans le rock l'image même du cool, cette grâce un peu dégingandée, ce petit air de chien battu, ce visage d'adolescent au cheveu gris, ce refus presque maniéré du spectacle, du jeu visuel, du show : il joue à Bercy comme il jouerait dans la salle municipale de la plus modeste contrée, et s'il est vrai que c'est là un esprit dont on appréciera, en ces temps de grande débauche, la profonde humilité, l'on ne peut pas non plus réprimer la petite voix qui nous souffle que, dans ces conditions, autant ne pas choisir Bercy... S'agissant de Dylan, c'est un peu différent : c'est qu'il est un peu plus cabotin. Aussi ne déteste-t-il pas surjouer son rôle de personnage renfermé, un tantinet ombrageux, et, pour ainsi dire, presque désagréable. Pas un mot, pas un signe, pas un salut, pas même un rappel, un simple geste de la tête pour dire adieu et signifier que c'en est fini (il aurait pu, peut-être, faire mine de soulever son chapeau.) Autant le groupe de Knopfler existe, ses musiciens se regardent, se sourient, se répondent, autant le groupe de Dylan a quelque chose d'un agrégat d'individualités, qui marquent leurs territoires propres, un peu avares d'elles-mêmes, cherchant à créer, avec plus ou moins de subtilité, une sorte de posture d'hommes en noir tels que, peut-être, un Tarantino pourrait vouloir les filmer. Enfin quoi, oui, il m'a manqué de voir un groupe, quelque chose de cohérent, homogène, fraternel. Le jeu de jambes un peu stéréotypé de Dylan et ses quelques pas de danse ne suffisent pas à donner beaucoup de chaleur à cette représentation roborative, certes, mais un peu froide, et à chasser la vilaine idée que tout cela est tout de même fait un peu par-dessus... la jambe. Cela ne signifie pas que ce soit mauvais, c'est entendu, et Blind Wille McTell, Things Have Changed, Ballad of a Thin Man, All Along the Watchtower, constituent de jolis moments, qui plus est interprétés par des musiciens très en place : simplement, là, ce soir, ces titres n'accédaient pas au niveau de la légende.

C'est l'avantage de Knopfler, dont on n'attend pas une quelconque prestation, mais seulement une sorte d'excellence dans l'interprétation. Et si ses compositions, depuis quelques années, n'ont pas l'éclat, l'originalité, pour ne rien dire de l'ambition des premiers temps de Dire Straits, elle sont assumées et revendiquées avec un tel naturel, une telle aisance, qu'elles touchent sans peine un public qui plus est conquis par ce jeu de guitare somptueux, précis, fluide, riche d'une très belle variété de timbres et de sonorités ; Knopfler, pour moi, a toujours été au rock ce que Metheny est au jazz, le genre de type à pouvoir tout jouer tranquillement, le virtuose capable d'aller arracher le silence, soucieux de donner une atmosphère à chaque composition. L'efficace et straitsien What it is, en ouverture, fera semblant de donner le ton, et il n'est pas désagréable d'entendre ces musiciens, violon, accordéon, banjo, cornemuse, investir l'héritage celte et y puiser une certaine gaieté désuète. Et si le rappel (au moins, il y en eut un) convoque un titre qui m'a toujours semblé un peu faible de Dire Straits (So far away), on est content, tout de même, d'avoir un aperçu de l'album promis pour 2012, avec ce chouette morceau qu'est Privateering. Sur scène, donc, la prestation est un peu molle, sage, attendue sans doute, mais, musicalement, il n'y a pas grand-chose à redire.

Avec Dylan, on a parfois l'impression que le public force un peu son enthousiasme, et sans doute a-t-il raison de le faire : on ne négocie pas son admiration avec une légende, on la lui accorde, inconditionnelle. Et parce que c'est lui, on réclame sans plus tarder un rappel, ne serait-ce qu'un seul. Mais non. Les lumières de la salle ne mettent pas dix secondes à se rallumer. Les gens se regardent, l'air un peu surpris, déçus, pas même le temps de fredonner sur les derniers accords de Like a Rolling Stone. Sûr que certains, en rentrant, vont ressortir quelque vieille galette : c'est du sûr.

Premier extrait : Mark Knopfler - Privateering (inédit, il devrait figurer sur un prochain album, courant 2012) + le tout début de Song for Sonny Liston.


Mark Knopfler, Privateering - Bercy, 17 octobre 2011

Deuxième extrait : Bob Dylan - Entrée sur scène + Times Have Changed


Bob Dylan, Times Have Changed - Bercy, 17 octobre 2011 

 

13 octobre 2011

E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?

E
V
oici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?

Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...

E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

12 octobre 2011

Les sorties du Sonneur

Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.

William Wilkie Collins - En quête du rienDe Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.

En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.

Tod Robbins - Les éperonsLe destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.

De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.

La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.

 Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

11 octobre 2011

THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française


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ue les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.

Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...

Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir L'avare 2parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.

Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...

L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
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