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Marc Villemain
31 décembre 2011

Toc 7 - Ô, mon pays !

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, puis d'y oeuvrer comme chroniqueur.

ô, mon pays !

Toc 7
N
ul n’est sommé à l’amour de son pays, et je connais pour ma part mille raisons de songer à s’en éloigner. D’où je vous parle, sourdait comme une dépression post-caniculaire, un dérèglement des écosystèmes sociétaux : les vieux se fanaient comme des tulipes dans leur vieille eau, les taulards s’ouvraient les veines, des cadres sup’ décravatés mendiaient leur obole, Lara Fabian remportait le prix Léo Ferré / Danone de la « poésie créative », Houellebecq votait social-démocrate. La publicité se vendait comme subversion, le marché surfait sur l’abolition des classes, l’ultra-gauche se gavait au coca (light), Sulitzer écrivait ses livres et Mozart entrait dans les grandes surfaces. La France ressemblait à une extension armoricaine sponsorisée par Google. Guy Debord, vainqueur par K.O. Sans doute quelques réactionnaires gaéliques résistaient-ils au progrès : ils ne s’attiraient que les sarcasmes, à défaut d’affidés. La victoire du cool était sans appel : enfin, la société était devenue sympa.

J’ai lu d’ailleurs que le pays allait mieux. L’enquête, dite d’opinion, arguait de référents incontestables du progrès civilisationnel : 1) Croyez-vous en Dieu ? 2) Prendriez-vous un crédit à la consommation ? 3) Mettriez-vous votre enfant dans une école publique ? 4) Le nom de Sartre vous dit-il quelque chose ? 5) Etes-vous Mac ou PC ? 6) Vous rendriez-vous plutôt à la technoparade ou au festival de piano de la Roque d’Anthéron ?

Les résultats de l’enquête sont formels, et mon attitude explicitement réactionnaire. Qu’à cela ne tienne : je m’en vais.

Toc 7, décembre 2004

30 décembre 2011

Le Magazine des Art, n° 1

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Je me permets de signaler la sortie en kiosque d'un nouveau magazine, LE MAGAZINE DES ARTS.

L'on a très aimablement songé à moi pour contribuer à son lancement ; aussi, parmi d'autres (des artistes aussi divers que Pierre Cendors, Renaud Camus ou Jean-Paul Marcheschi, pour n'en citer que quelques-uns) y vais-je de ma petite antienne sur l'antique et redoutable question : A quoi sert l'art ?

Aimable façon de conclure l'année - ou d'entamer la nouvelle. Que je souhaite bonne à tous mes lecteurs.

***

26 décembre 2011

Tout sur le jazz... mais rien sur son secret

Qu'est-ce qu'on joue maintenant ? Le répertoire de jazz en action - Howard S.Becker & Robert R. Faulkner
Le nouveau dictionnaire du jazz - Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli

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Chroniquer un dictionnaire n'étant pas dans mes cordes, je ne peux que vous convier, et instamment avec ça, à découvrir par vous-même et à acquérir ce Nouveau dictionnaire du jazz qui, sous la maîtrise d'ouvrage de Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, constitue une somme sans doute assez parfaite. Tout ou presque y est abordé, pour peu que cela ait un certain rapport avec le jazz - et c'est là que commence la difficulté, donner une définition du jazz étant à la fois aussi vain que de chercher à me persuader de la sapidité d'une dinde aux marrons ; surtout, et sans jouer au farouche libertaire, parce que le jazz est sans doute, de toutes les musiques, celle qui a le rapport le plus consubstantiel, le plus métaphysique, à la liberté. Dans tous les cas, l'amateur, éclairé ou désireux de l'être, ne peut pas ne avoir avoir cette somme sous la main ; c'est paru chez Robert Laffont, dans la déjà fameuse collection Bouquins.

Mais c'est d'un autre ouvrage, plus dialectique, donc plus problématique, que je voudrais dire un mot. Il est l'oeuvre de deux sociologues américains, Howard S. Becker et Robert Faulkner, sociologues dits interactionnistes et eux-mêmes musiciens de jazz, ce qui est une bonne chose, dès qu'il s'agit de parler de cette musique assez insaisissable. "Qu'est-ce qu'on joue maintenant ?" se demandent donc les musiciens après avoir joué un énième standard, en telle ou telle occasion, publique ou privée. Mais comment cela est-il possible ? n'ont-ils pas répété ? élaboré une (savante) programmation ? et comment peuvent-ils être certains qu'ils sauront interpréter, là, tout de suite, ce morceau qu'ils n'ont jamais joué ? C'est là ce que tout amateur de jazz constate dans n'importe quel club : les musiciens découvrent leur répertoire en le jouant ; hey man, Donna Lee, tu le joues en quoi ? / Tu peux me refiler les accords sur le pont de Body and Soul ? / On pourrait pas essayer autre chose qu'un II-V-I sur la coda d'Autumn Leaves ? Et si on le faisait en bossa, What's New ? Voilà, les questions se posent en direct : live. Cette inconnue est partie intégrante du processus de création à l'oeuvre dans chaque concert de jazz, outre qu'elle nourrit les musiciens et les contraint à une mise à jour permanente de leurs tropismes harmoniques. Nous parlons bien sûr d'un jazz à dominante, disons, relativement traditionnelle, ces questions étant autrement plus complexes, pour ne pas dire périlleuses, depuis que nous sommes entrés dans le post-bop. Howard S. Becker et Robert Faulkner savent bien, pour l'avoir éprouvé eux-mêmes, combien tout cela obéit à un équilibre d'une infinie fragilité, laquelle fragilité n'est d'ailleurs probablement pas pour rien dans les miracles qui se produisent parfois dans le club le plus méconnu ou le plus anodin.

Tous deux ont donc décidé de comprendre ce processus et de l'appréhender suivant les principes de leur école sociologique, c'est-à-dire sur le terrain, notamment en interrogeant les musiciens. Je n'entrerai pas dans le détail de l'ouvrage, souvent passionnant, et qui jette une lumière à la fois très crue et très pragmatique sur les pratiques du jazz. L'ambition du livre, qui n'a d'ailleurs pas tant d'équivalents, est suffisamment grande pour qu'on y accorde une attention très bienveillante. On y apprend beaucoup de choses d'ordre historique, culturel ou proprement technique ; quant à la question de savoir comment des musiciens s'y prennent pour, en concert, jouer un morceau tout en le découvrant, les auteurs apportent un faisceau de réponses qui, mises bout à bout, s'avèrent assez convaincantes. S'il est assez logique que la sociologie s'intéresse à un objet aussi fuyant, aussi indéterminé, mais un objet dont la naissance et l'essor obéissent à un entrelacs de circonstances très fortes, très massives, j'ai toutefois trouvé qu'elle péchait parfois par excès de manières sociologiques. Il est vrai que j'ai toujours entretenu une certaine distance avec la sociologie et sa revendication de scientificité - ce qui au demeurant ne lui retire aucun mérite, et c'est peu de dire qu'elle a éclairé bien des aspects de la vie humaine. Mais, une fois de plus, j'ai parfois eu le sentiment, en lisant ce livre, que la scientificité, si elle valait comme exigence méthodologique, éclairait parfois moins son objet qu'elle ne l'emberlificotait, et parfois à loisir. Autrement dit, il y a un risque que la méthode même devienne un discours sur la méthode. Alors c'est ennuyeux, toutes ces préventions, cette insatiable soif de définition qu'est aussi la sociologie, et l'impossibilité où cela la met d'user de termes, de vocables, de tournures qui ne soient pas eux-mêmes pluri- ou multi-codés. Remarquez que les livres de sociologie, bien souvent, ne peuvent éviter les redites, la redondance, le retour sur eux-mêmes : c'est le fantasme du concentrique, de l'imbrication. Becker et Faulkner contournent en partie cet écueil parce que leur implication est patente et que cela donne chair à leur travail ; mais que de circonvolutions pour y parvenir ! Cela dit, ce sera bien la seule réserve que je formulerai, tant je peux comprendre qu'on cherche à pénétrer le secret, non tant du jazz, que de ce qui en permet l'expression un peu folle, inattendue, toujours fragile, et que recouvre plus ou moins bien la notion d'improvisation. Becker et Faulkner, armés de leur passion et avec leurs outils propres, ne percent (heureusement) pas le secret, mais ont le mérite de montrer combien l'épreuve de la scène demeure le passage obligé du jazz ; et à quel point c'est sur cette scène que son avenir s'écrit.

24 décembre 2011

TOC 5 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes (page illustrée par Guillaume Duprat). Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la quatrième de ces chroniques.

TOC 5

 LETTRE 5 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

L’homme est à ce point porté à vivre qu’il croit sincèrement que le monde progresse en avançant. Cette croyance très enfantine le persuade que changement est progrès, nouveauté promesse, et retour, recul. Ce positivisme irraisonné ne saurait d’ailleurs déconcerter outre-mesure, tant il est écrit qu’il doit nous mener par le bout du nez.

Mon propos n’est pas sans quelque obscurité, mon bon cousin : je m’en vais donc te l’expliquer d’un bon pas. Un compère que je retrouvai dans une taverne de la rue des Lombards, fumeur endurci de son état, arguait qu’il ne concevait pas pourquoi son vice, n’importunant personne il y a seulement dix ans, attirait aujourd’hui sur lui foudres particulières et remontrances unanimes. La chose me parut inconvenante, et je me fis fort de lui exposer en deux phrases aimablement ciselées que les effluves de cigarette occasionnaient un trouble physique péniblement répréhensible, et que la liberté de fumer ne valait que tant qu’elle ne bornait pas celle des autres à respirer. Tandis que je lui en faisais la remarque, me vint toutefois la pensée que je n’expliquais ce disant en rien le fait que le sentiment de gêne ait crû au fil des temps – comme il en va de la sensation d’insécurité, dont la courbe croissante dépasse en intensité et en célérité celle de l’insécurité constatée. Mon ami ne se sentit guère en souffrance de rétorquer qu’il ne se sentait nullement concerné par telle réprobation, car homme à se soucier d’autrui : j’ai pu constater en effet à quel point il prenait sur lui d’écraser son vice lorsque l’entourage lui paraissait chagriné. Aussi me retrouvé-je bien contrarié – je veux dire à court d’arguments. N’ayant plus guère à ma disposition que la pauvre fibre sentimentale, et non sans quelque affection véritable, j’en vins à flétrir son affligeante aptitude à écourter le temps de son existence. L’homme étant de ces stoïques qui ont depuis belle lurette fait leur deuil de toute éternité, un accueil prévisible ponctua mon assertion. Une telle résistance à la raison est à mon esprit proprement affolante, mais je confesse n’avoir su la contrer absolument.

J’arguais enfin de l’affection des siens, et du besoin dans lequel ils se trouvaient de le savoir bien portant. À cette outrancière démonstration de tendresse, il sut opposer un regard que lustrait un peu de douceur et de reconnaissance. Las, sortant sa pierre à briquet, emplissant mon verre d’un Chivas à l’ambre poussiéreux, considérant enfin le pianiste qui introduisait un chant de Coltrane, il conclut plaisamment : « S’ils m’aiment, ils aimeront tout autant mon souvenir. » À cette sagesse-là, cousin, aussi triste que belle, je ne pus répondre. Et compris que mon ami est un homme libre pour qui la liberté de mourir n’est pas moins forte que celle de vivre.

Ton très raisonnable cousin.

17 décembre 2011

TOC 4 - Des distractions carcérales

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes (page illustrée par Guillaume Duprat). Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la quatrième de ces chroniques.

Toc 4

LETTRE 4 - Des distractions carcérales

Permets, cher cousin, que je m’ouvre à toi de la confusion dans laquelle me plongea récemment une certaine émission de télévision. De ce divertissement-là je ne suis guère familier mais, un de ces soirs où l’inspiration vint à manquer, j’ai cru pouvoir y puiser quelque idée nouvelle. Je n’éprouve d’ailleurs à cela nulle honte : ceux qui, écrivassiers de leur état, nous jurent par tous leurs dieux que rien ne pourrait jamais les avilir de la sorte, sont petits maîtres, cuistres et cabotins.

Le divertissement en question mit sous mes yeux une troupe égrillarde et gaillarde telle que nous en croisons parfois aux coins de nos rues, constituant à elle seule un spectacle dont nous ne saurions nous lasser tant il rappelle que si le genre humain est un, ses manifestations sont infinies. De ta retraite, cher Gulliver, tu ne peux entendre ce dont il s’agit : les filles, tout juste nubiles, montées sur d’éléphantesques talons capitonnés, portent des braies déchirées à hauteur du genou, quand ce n’est pas de la fesse (je concède avoir pu m’y égarer), leur visage est talqueux tant il est fardé, et d’aucunes délabrent leur épiderme en y fixant une bague d’argent jusque, m’a-t-on dit, dans les parties les plus reculées de leur candide anatomie. Quant à leurs équivalents mâles, ils optent généralement pour la démarche du colobe, ce singe cousin des semnopithèques, et affectent de se mouvoir comme dans un film au ralenti.

Figure-toi qu’une poignée d’entre eux se sont de plein gré laissé interner à l’occasion de ce que l’on nous assure être un badinage, et qui apparaît à l’esprit un peu désuet qui est le mien comme une des plus grandes étrangetés anthropologiques qu’il m’ait été permis de voir. Plusieurs semaines durant, ces égaux, auxquels je ressemble par tant de traits physiques, tuent le temps sous l’oeil ubiquiste de caméras sournoises, sans souci du qu’en dira-t-on. Une amie visiteuse de prison m’a rapporté que ce spectacle très familial connaissait grand succès dans nos pénitenciers. De fait, les pauvres gens que l’on y masse avec morgue et bonne conscience tentent-ils vainement de reconnaître en cette jeunesse hilare un peu de ce qu’ils sont. Je n’ai nulle peine à imaginer les yeux riboulants de nos stoïques bagnards, mus par la stupéfaction de considérer ces presque semblables internés volontaires, et semblant trouver motif à s’en réjouir.

Ma grande ouverture au monde touche ici sa limite, car vois-tu, à l’homme dans les fers il me semble que l’homme libre doit avant tout compassion.

Cousin, prenez soin de votre liberté.

10 décembre 2011

TOC 3 - D'un dîner d'esprit

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la troisième de ces chroniques.

Toc 3

 LETTRE 3 - D'un dîner d'esprit

Mon cousin, j’écris dans la hâte et nuitamment, tant il me tarde de rapporter ce qui, à des yeux blasés, paraîtrait fantaisie et qui, aux miens, fait figure d’allégorie.

L’un de mes bons amis, juif véritable par sa mère séfarade, fut tout à l’heure confronté à une certaine bêtise familière. Apprends pour commencer que l’homme est juste et bon, et que nul ne le peut tenir pour poltron, quelconque ou vaniteux. Sa table fut ouverte à gens de toutes sortes : tu aurais pu y voir un athée dubitatif trinquer avec un protestant longiligne d’extraction capitaliste, démocratique et helvétique, un catholique bavarois lever son verre à la santé d’un Batave adepte du tantrisme hygiénique, un membre bien français du Mouvement solaire pour la réflexion cognitive autodéterminée sur soi s’enivrer avec un musulman irakien de la lignée d’Ali naturalisé californien, un compagnon du Droit humain affidé à l’Ordre de la bonne vertu boire tapageusement avec un orthodoxe très orthodoxe membre de l’Église autocéphale de Slovaquie, pendant que ton serviteur se la faisait bonne et fumait la chibouk avec cet ami juif dont j’ai déjà vanté auprès de toi l’ardeur à rire et à vivre. Cet instant de grâce a conduit chacun de ces hommes bons et généreux à enfreindre un précepte au moins de leurs dogmes respectifs, celui du plaisir injustifié de la chère. En cette occurrence, et au vu de la rapidité des flux absorbés, j’étais gêné surtout pour les chrétiens de l’affaire, tant il me plaît de considérer le rituel de l’eucharistie comme le symbole d’une stricte anthropophagie, celui qui s’y adonne cherchant dans l’azyme la force et la grandeur de l’Autre Puissant. Mais après tout, chacune des confessions citées peut bien se targuer de quelque étrangeté, et de cela je ne leur tiens nulle rigueur : c’est aussi dans l’étrange que la raison parfois chemine. Nous eûmes bien quelque échange tumultueux sur l’importance relative des différents prophètes, les mystères, fort peu raisonnables, de l’Incarnation, de la Rédemption, du Purgatoire ou de la Trinité, mais enfin chacun se tint, non seulement dans le respect des convenances, mais, je le crois, dans le droit fil de l’amour du prochain.

C’est à ce moment précis que mon infortuné compagnon crut bon devoir lever un dernier verre à la politique française. De ce moment, tous se levèrent et quittèrent la table, maugréant contre cet hôte qui s’abaissait. Moralité : pour réussir une soirée, mieux vaut invoquer le Très Haut que disserter sur le très bas.

A toi, bien démocratiquement.

8 décembre 2011

Francis Carco - Rien qu'une femme

Francis Carco - Rien qu'une femme
C'est à un nom bien oublié que les Éditions du Sonneur tentent aujourd'hui de redonner un peu d'actualité. On ne compte plus, pourtant, ses innombrables romans, recueils de poésies, pièces de théâtres ou chansons - dont certaines eurent pour interprètes pas moins que Fréhel ou Edith Piaf. Sa trajectoire lui fit croiser les pas d'Apollinaire, de Raymond Dorgelès, Paul Bourget, Jean Paulhan, de tant d'autres encore, et de bien des peintres (Vlaminck, Valadon, Derain...). Enfin, Colette, à laquelle le lia une profonde amitié. Il recevra le Grand Prix de l'Académie Française pour son roman L'homme traqué, avant d'intégrer l'académie Goncourt, deux ans avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

L'existence de Francis Carco, puisque c'est de lui qu'il s'agit, fut pourtant moins linéaire et tranquille que ne pourraient le laisser croire ces quelques allusions biographiques. Ballotté au gré des mutations d'un père autoritaire et violent, le jeune Carco n'aura guère eu de domicile fixe avant longtemps. Parti vers ses dix ans de Nouméa, où il naquit en 1886, il aura aussi bien vécu à Châtillon-sur-Seine qu'à Villefranche-de-Rouergue, Nice, Agen, Lyon ou Grenoble - sans parler de Montmartre, où il connut la bohème et arpenta le Lapin Agile de la grande époque. Les bas-fonds n'avaient guère de mystère pour lui, et il n'est certainement pas abusif de considérer que toute son oeuvre en témoigne.

Un personnage, donc, qui pourrait avoir tous les traits de son époque, n'était une sensibilité que l'autoritarisme paternel contribua, et pas que peu, à écorcher. La poésie, très tôt, lui fut d'un incontestable secours, mais l'ensemble de son oeuvre romanesque en porte les traces - ou les stigmates. Y compris, donc, ce roman-ci, Rien qu'une femme, où il est question d'un jeune adolescent qui vit avec sa mère depuis que son père prit la tangente avant même qu'il soit en âge de s'en apercevoir. Mère qui, au demeurant, ne semble nullement chercher à consoler, pas même à compenser, la solitude affective de son fils. Toujours est-il que c'est dans l'hôtel dont elle est la "Patronne" et dans les bras de Mariette, une domestique, qu'il apprendra les rudiments de l'amour, et (davantage encore peut-être), du plaisir sexuel. Car sous ses apparences de parfaite correction littéraire, et dans une langue qui, si elle n'a rien d'exceptionnel, n'en est pas moins rigoureuse et toujours très soignée, Rien qu'une femme n'hésite pas à éplucher la toute-puissance de l'élan sexuel et à faire la lumière sur des pans à tout le moins ombrageux de la psyché d'un jeune homme naïf et tourmenté. Ce fut d'ailleurs une des ambitions (et le plaisir ?) de Francis Carco que de donner à lire des livres qui, sous une apparence convenable, sonnaient gaillardement la charge contre les morales dominantes de son temps. Cela donne un livre assez touchant, où d'implacables considérations sociales viennent s'ajouter aux affres de la détresse intime. Tout cela a un peu vieilli, c'est sûr, et la rumination sentimentale tombe parfois dans un ressassement un peu édifiant. Il n'empêche. Pour peu que l'on soit curieux de l'esprit qui prévalait alors, pour peu aussi que l'on veuille bien entendre ce qui conduisit Francis Carco à sans cesse tourner autour de ces questions parfois scabreuses (la place et la fonction, ici, notamment, de la violence dans l'amour), ce roman laisse traîner un charme qui ne manque ni de soufre, ni de tenue, ni d'authenticité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

3 décembre 2011

Du roman, du vrai

Roland Devolder


On lit depuis quelques temps, un peu partout, dans la presse ou sur Internet, des prises de position, dont beaucoup émanent d'écrivains, sur le roman et son statut, brouillé à force de dilution : le roman serait moribond, à tout le moins, nous dit Philippe Forest, en 
« coma dépassé » ; son appellation même serait devenue trompeuse, et cynique : la mention « roman » en couverture d'un livre permettrait surtout d'en espérer un certain gain - ce que je n'ai jamais pu vérifier par moi-même, mais sans doute cela ne concerne-t-il que les auteurs de grand talent. Et Philippe Forest de s'émerveiller de la volonté (auto)proclamée du roman contemporain de « se tourner vers le vrai », et de louer sa méfiance à l'égard de ceux qui refourguent « au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil. » Cri du coeur, donc : "on veut du vrai !". Et Forest de distinguer enfin, à la lueur des dernières remises de prix et dans une formule qui emprunte aussi bien à la malice journalistique qu'à la souveraineté professorale, mais au demeurant sans doute destinée à faire florès, le roman vrai du vrai roman. Philippe Forest est par ailleurs un excellent littérateur, là n'est pas la question, mais je distingue davantage dans ce type d'assertion une justification de sa propre littérature (échafaudée, le concernant, « sur l'expérience personnelle ») qu'un souci d'étayer une pensée du roman qui fût un peu neuve (qu'importe, d'ailleurs), et surtout fondée. Je sais bien que l'intention n'est pas celle-là, et que le bon mot cherche davantage à marquer les esprits qu'à faire oeuvre de lumière, mais il faut tout de même se méfier un peu d'un mouvement, d'un geste, d'une parole lancée à la cantonade qui, sans en être l'objectif, pourraient inciter à l'érection de nouveaux carcans, d'un nouvel idéal-type, là où s'engouffrent toujours tous les académismes. Bref, d'aucuns semblent s'étonner que le roman n'ait (plus) guère de définition universelle et unilatérale, à quoi je serais bien marri qu'ils se donnassent (eh oui) pour mission de lui en (re)donner une.

J'ai l'air, comme ça, de me moquer un peu. Pas tant que ça. Pour la simple raison que je n'ai sur ces questions pas le moindre début d'opinion, et que je n'aspire sûrement pas à en avoir. À cet instant précis, je ne suis donc pas un « intellectuel » - si tant est que la chose me soit déjà arrivée, mais c'est sans importance. Autrement dit, si j'admets et perçois l'intérêt théorique, historique, sociologique, voire métaphysique de cette disputatio moins neuve qu'il y paraît sur la notion de roman, la vérité est que cela ne m'intéresse pas beaucoup - rien, en tout cas, qui justifiât que mes pensées débordassent (eh oui) du cadre de cette notule. J'aurais même, pour tout dire, tendance à y voir, qu'on me pardonne, une sorte de propos de salon, de divertissement mondain. J'éprouve toujours un peu de circonspection devant ce genre de débat, je me demande toujours quel en est, au fond, le mobile - car il y a toujours un mobile : si vous lisez des romans avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil, vous en savez quelque chose.

Je ne déteste rien tant que tout ce qui vient à verser dans l'anti-intellectualisme : ce pourquoi je mesure aussi les limites de ce que je viens d'écrire. C'est qu'une part de moi, une part disons instinctive, demeure toujours un peu dubitative quand un écrivain se met en tête de fournir une explication à portée générale de ce qu'est ou doit être l'écriture - ou, donc, quand un romancier fomente une comparable ambition à l'égard du roman. La chose pourra surprendre, étant entendu qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Mais aucun débat sur ce qu'est le roman ne peut échapper aux scories de l'académisme, fût-il rampant. Je ne crois pas qu'il existe de bonnes définitions du roman, et je ne crois pas que les écrivains aient à se poser la question ; je crois même tout le contraire : que les bons écrivains sont précisément ceux qui ne prêtent pas l'oreille à la rumeur théoricienne, ceux qui par nature pressentent ce que l'ambition théorétique doit aux circonstances ou au goût du jour, ceux pour qui la création d'une forme requiert précisément l'oubli (sans doute relatif, certes) des formes. J'ai donc un propos spontanément, essentiellement, positivement individualiste. J'ai de l'intérêt et de la curiosité pour bien des choses, pour bien des formes, pour bien des genres (et j'ai ma part de mauvais goût), aussi m'attristé-je toujours de tout ce qui pourrait chercher à faire école. La vérité de la littérature, s'il en est une, se passe de toute vérité particulière, grégaire ou corporatiste. L'on ne peut pas défendre l'absolu du geste littéraire en en cadenassant les formes aimables ou estimables, en dressant un catalogue des bonnes et mauvaises manières du roman. Le roman est un mot qu'il est absurde et vain de vouloir définir, c'est un ensemble auquel il ne faut pas chercher à donner des contours. Dans le quant-à-soi de nos lectures, nous savons bien, nous autres, ce qui relève ou pas du roman, nous savons bien, surtout, ce qui appartient en propre à la littérature ou se contente d'en singer les atours. Du mot, donc, je préfère entendre ce qu'il contient et conserve d'incertain - tenant à cette incertitude : elle est le gage même de l'incessant renouvellement du roman, et des heureuses vicissitudes du goût. Écrivains, laissons à d'autres le soin d'élaborer les classifications et les typologies de la littérature : ceux-là, je les lirai, car j'aime qu'on m'aide à comprendre les faits humains. Mais prenons garde, nous-mêmes, pour nous-mêmes, de ne jamais édicter de prescriptions (qui d'ailleurs pourraient nous revenir à la figure), ni de proscrire quelques formes que ce soient : cela, la société, le temps, l'écume, s'en chargent déjà.

3 décembre 2011

TOC 2 - De l'urbanité

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance, alors, de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la deuxième de ces chroniques.

Toc - Ticket métro - Gullivériennes

LETTRE 2 - De l'urbanité

Tu es décidément, de notre famille, l’être le plus remarquable. J’envie cette sorte de talent que tu as et qui, de ta campagne solitaire, te fait si bien comprendre ce qui nous meut, nous autres, urbains. Sans doute sommes-nous « des êtres de passage », et je reconnais bien là cette philosophie sans âge dont tu prends plaisir à être le messager zélé. Mais si nous sommes si nombreux à venir nous engloutir dans les villes, vois-tu, ce n’est pas seulement parce que là s’y trouveraient l’emploi salarié, l’amour ou la fortune. Ceux-là qui aspirent à de telles choses se promettent d’ailleurs à la déception, tant il ne suffit pas de monter à la capitale pour devenir capitaliste : encore faut-il avoir faim de société. Et, pour ce qui me concerne, mes pauvres rêves pour outil de travail, je pourrais tout aussi bien remplir mon office derrière un plexiglas newyorkais que sur une meule normande. Non, vois-tu, l’homme vient en ville pour y satisfaire son excitation. C’est à la ville, mon bon Gulliver, que naissent les passions de demain. C’est à la ville encore que les grandes luttes politiques du temps trouvent la plus puissante des chambres d’échos. C’est à la ville toujours que l’humanité entière se rejoint pour communier dans la lutte. C’est à la ville, oui, et nonobstant l’étrange altérité qui nous unit, que l’homme vient penser contre lui-même afin de se rendre plus accueillant à ses semblables.

Hier soir encore, je tiens à te narrer l’épisode, un homme marchait paisiblement à la tombée de la nuit. Vêtu d’une longue robe de couleur comme on en fait seulement là où le soleil se lève quand il se couche chez nous, je l’ai vu de mes yeux vu tomber en rencontre avec un autre homme, icelui parfaitement ajusté à nos climats. Je ne saurai jamais ce qu’ils se sont dit. Le mystère est d’autant plus épais pour moi que la scène ne dura étrangement qu’une poignée de minutes. Eh bien, crois-moi si tu le peux, les deux larrons repartirent ensemble, cochons comme pas deux, et investirent d’un pas enjoué la buvette qui sert d’angle à ma venelle. Je n’ai osé les suivre, et le regrette bien. Mais crois-tu vraiment qu’une telle scène d’espoir puisse se rencontrer ailleurs qu’à la ville ?

La passion de l’autre est une passion urbaine, cousin. L’urbanité seule est la perspective des hommes.

Mon bon cousin, je te porte en moi.

Toc 2 - Décembre 2003 / janvier 2004