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Marc Villemain
13 juillet 2013

Ils marchent le regard fier - Une critique de Jean-Paul Vialard

 

 

La preuve de l'amour par l'absurde

 

L'amour. Qu'il conviendrait, du reste, d'écrire avec une Majuscule. Que n'a-t-on dit de l'amour depuis les romans courtois jusqu'à notre époque contemporaine en passant par Roméo et Juliette; Tristan et Yseut ? Combien de déclinaisons tantôt romantiques, lyriques, épiques ou bien simplement versant dans le prosaïque le plus déconcertant. Quant à l'amour filial célébré par Madame de Sévigné dans ses Lettres, rien ne pourrait en égaler  l'écriture hantée par un "être en fuite" dont elle n'aperçoit guère que les contours de l'absence. L'amour, cet absolu que, toujours l'on relativise, afin de le rendre mieux visible. Sans doute, eu égard à la teneur des sentiments qu'il est censé mettre en exergue, s'attend-on à une prose des plus sages, à des thèmes épurés, à des considérations émollientes. Sans doute !

 

Et pourtant l'on peut, comme Donatien et ses acolytes porter la narration sur d'autres fonts baptismaux. Certes plus verticaux, certes plus arides mais non moins utiles à une compréhension du-dedans de ce qui se joue entre les êtres, dans le labyrinthe de leur naturelle complexité. L'amour, on peut l'écrire en gris, ou bien lui préférer le blanc ou le noir. Question d'inclination aux couleurs, de pente personnelle, de façon dont on s'y prend afin d'avoir une explication avec les choses. Ce que semble avoir retenu Marc Villemain, avec un certain bonheur et une promesse d'efficacité, c'est l'ajointement des deux tonalités, leur urticante ligne de fracture. Car, si l'on peut dire dans une gamme monochrome, l'on peut aussi bien l'exprimer par l'exercice du contraste. De la dialectique. Nous suggérions, en titre, le recours à l'absurde comme moyen de démonstration. Certes, préférer les coups et blessures aux caresses paraît, de prime abord, relever d'un genre d'inconvenance ou peut-être même, d'irrespect du lecteur. Cependant, parfois, les choses n'apparaissent qu'à être chamboulées, les sentiments à être mis au pied du mur, les effusions du cœur à être soumises à une saignée comme les pratiquaient les médecins selon Molière.

 

Si Marie et Donatien paraissent ne plus être en phase avec les us et coutumes de la jeunesse, s'ils semblent désespérer de la capacité de l'homme à s'amender, à faire preuve de générosité, d'altruisme, de don de soi, ceci s'inscrit en eux comme un moindre mal, une simple tendance du siècle à s'enliser dans la première immanence venue. Non, ce qui les taraude jusqu'au tréfonds de l'âme, c'est qu'ils estiment avoir perdu l'amour de leur fils Julien, porte-parole malgré lui d'une bien piètre idéologie en fonction de laquelle le reniement des "Anciens" semble être la seule voie de salut s'offrant à une génération perdue dans ses contradictions. Le constat est sans appel. Certes il eût été plus facile de renoncer. Mais lorsqu'on s'appelle Marie, Donatien, on ne capitule pas, on assume. Sans doute jusqu'à la désespérance ou à la survenue d'une si terrible désillusion qu'on n'en reviendra jamais. Les stigmates d'un amour blessé, jamais on ne les rend invisibles. Ça reste planté dans la chair comme un dard, dans l'esprit à la manière d'un souffle éteint, dans l'âme ou bien de ce qu'il en reste avec l'abrupt du naufrage.

 

Noir - Blanc. Dans la faille entre les deux, la révolte, la révolution qui se fomente entre amis, le néant qui fait ses boucles dangereuses.

 

Noire est la haine qui déroule son haleine fétide au-dessus des têtes chenues. Noir est le ressentiment des Aînés laissés pour solde de tous comptes. Noire la vengeance qui, partout, rampe à bas bruit, affûtant ses crocs de vampire. Noires les vilénies de tous ordres qui baignent dans l'odeur nauséabonde des caniveaux. Noire la Mort qui aiguise sa faux dans le dos des pauvres hères pensant détenir une once de vérité alors qu'ils sombrent à vau-l'eau. Noirs les sentiments qui ont retourné leurs gants et ne rêvent plus que de flageller l'autre, de le restituer au néant dont il vient et où il retournera avant même d'avoir compris de quoi il retourne entre les hommes de bonne volonté.

 

Blanche la mémoire où la triade Donatien-Marie-Julien est portée en haut d'une concrétion de calcite dans la clarté d'une grotte. Blancs les sentiments qui lient la grande communauté des apprentis-révolutionnaires. Blanches les seules cannes qu'ils connaissaient, qui étaient destinées aux hommes cernés de nuit afin qu'ils se repèrent et ne perdent pas pied, soient reconnus par les autres. Blanches sont les armes des cannes-épées qui, du fond de leur fourreau d'ébène, aiguisent leurs envies de meurtres. Blanc l'horizon où le projet des hommes se dissout dans un avenir des plus brumeux. Blanche la peur qui serre le ventre des Aînés, aussi bien ceux des Marmots qui auraient encore les lèvres dégoulinantes de lait si on les pressait entre ses doigts.

 

Noir - Blanc . L'insoutenable clignotement du sens, la perte des valeurs dans la gueule d'un puits sans fond.

 

Noir - Blanc . Le décret de ne plus considérer l'autre qu'a minima, de le reconduire à la condition du nul et non avenu, du contingent qui aurait pu paraître mais aussi bien ne jamais faire phénomène sur le praticable du monde.

 

Mais alors, se rendaient-ils même compte combien leurs considérations étaient grises, terreuses, ombrées de cendres vénéneuses ? Mais comment donc, Eux-les-promis-à-un-brillant -avenir l'auraient-ils pu, alors même qu'ils s'exonéraient de leur dette filiale ? Une paternité sans attribut, sans prédicat auquel s'attacher. Avait-on jamais vu pareille absurdité faire ses stupides entrechats à la face de la Terre ? Fallait-il que l'incompréhension fût partout régnante pour aboutir à de telles apories ! Mais comment les agoras modernes pouvaient-elles donner lieu à de tels discours vides de sens, pareils à de piètres guenilles intellectuelles ? Comment ?

 

"Comment", "Comment", "Comment ?"  C'est sans doute cette sorte de rumination quasiment aphasique dont Donatien devait être atteint, plusieurs années après sa Révolution avortée, là sur le banc "retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin…", des bouts de miche absurdes comme savent en jeter les désemparés du haut des voies ferrées, avant que le train ne passe et que l'ultime saut soit accompli.

 

Blanches - Noires - Blanches - Noires - Blanches - Noires les traverses qu'on ne voit déjà plus alors que les couloirs du monde s'emplissent de rumeurs assourdissantes.

 

Marc Villemain, nous avons une déclaration à vous faire, ainsi qu'à Donatien, Marie et à vos autres acolytes : "Nous vous aimons en noir et blanc. La couleur dans laquelle s'écrivent les plus belles gammes !". Quant aux lecteurs, qu'ils s'empressent de lire Ils marchent le regard fier. Ils n'en ressortiront pas indemnes, mais c'est le rôle de toute bonne lecture que de participer à votre métamorphose. Qu'ils "marchent donc le regard fier", tous les hommes, toutes les femmes à la conscience droite et ouverte. Nous avons infiniment besoin d'eux pour continuer à avancer !

 

Jean-Paul Vialard - À lire sur Blanc-Seing

11 juillet 2013

Une critique du Bouquineur

 

 

Un jour les vieux décident d’en finir avec ce diktat qui cherche à les marginaliser, les rejette sur les bas-côtés d’une société qui n’a d’yeux que pour la jeunesse. Ce monde qui voudrait, pour les plus généreux, que les vieux restent sagement cloués devant leur poste de télévision et pour les plus extrémistes, qu’ils disparaissent rapidement. A la tête de ce mouvement de protestation il y a Donatien qu’on surnomme « Le Débris » et Marie, sa femme. Un couple si sage et si amoureux, personne n’aurait pu penser qu’ils seraient les fers de lance de cette révolte. Il faut dire que Julien, leur fils, un jeune donc, a choisi son camp. Le narrateur n’a pas de nom, c’est un fidèle ami d’enfance de Donatien. Lui n’a pas fait d’études, il est resté célibataire et vit avec son chien Toto et sa sœur dans la ferme familiale, mais quand son ami vient le chercher pour lui expliquer son plan, créer une liste en vue des élections, lancer un mouvement révolutionnaire et monter à la capitale pour la manifestation, il n’hésite pas à le suivre. Pour le meilleur, comme pour le pire.

 

Il y a longtemps que je n’avais lu un tel roman ! Un sujet extrêmement original, c’est tellement rare qu’il ne faut pas hésiter à le dire, servi par une écriture tout aussi personnelle, le tout emballé dans quatre-vingt huit pages seulement ! Quand je pense qu’il y en a qui écrivent des pavés de cinq cents pages vides de sens… il ne faut pas hésiter à les casser quand on s’est laissé piéger.

 

Quelle place est réservée aux vieux dans nos sociétés vouées au jeunisme ? A partir de cette interrogation, Marc Villemain pousse le raisonnement à l’extrême. A une époque indéterminée mais que l’on devine pas réellement lointaine, des vieux sont attaqués par des jeunes dans les rues, des propos insoutenables les vouant à une mort rapide sont prononcés. Ces manifestations d’ostracisme à l’égard d’une frange de la population sont étrangement comparables aux actes racistes dont les journaux se font les échos de nos jours. Excédés, les « anciens » vont s’organiser pour lutter quand il sera proposé d’interdire le vote aux retraités puisqu’on ne l’autorise aux jeunes qu’à partir de dix-huit ans, « quatre millions à dire que si ça continuait, alors nous autres, les vieux, on allait la monter, notre liste aux élections. »

 

Pour servir son propos, l’écrivain utilise une langue déroutante car fine et rustique, excusez l’oxymoron. Rustique, car le narrateur est un paysan qui ne s’est pas trop attardé à l’école. Les tournures de phrases sentent la campagne et le passé. Mais c’est aussi très fin, le ton est calme et le vocabulaire sans être rare, fait appel parfois à des mots dont le dictionnaire précise « vieux ou archaïsme stylistique ».

 

Un bon sujet, une écriture qui retient l’attention, un bouquin très mince, je ne vois pas quel argument on pourrait m’opposer pour ne pas lire cet excellent roman ?

 

À lire sur Le Bouquineur

10 juillet 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Virginie Troussier

 

 

La querelle des Anciens
selon Marc Villemain

 

Marc Villemain pourrait bien ôter son nom de la couverture, l'écrivain serait vite reconnu. Il est de ces auteurs qui cisaillent le mot, le taillent au plus près de l'os. Il y ajoute une forte singularité, une langue travaillée, originale, délicieusement désuète, et puis un ton. Un ton lié au temps.

 

Ils marchent le regard fier semble exalter une impossible fixité des choses. Mais c'est avant tout le roman d'un écrivain pour qui la seule réalité qui vaille existe dans les mots, celle qui garde ce qui nous échappe. Ce temps fascine parce qu'il dure et s'en va tout à la fois. Comme un vieillard, qui raconte soudain, avec une émotion inattendue – le passage de la vie. Tout souvenir semble une obsession fructueuse. Les premières lignes forment déjà une bombe à retardement. Un suspense rôde. La scansion du temps est-elle obligatoirement rythmée par les creux de la vague, la roue qui tourne ? Sans doute, le temps d'une vie, les vies de ceux que nous avons connus, aimés ou simplement approchés, et auxquels nous survivons, compte, et ce temps se compte, en années, palpables.

 

Ce sont ces années qui sont relatées par le narrateur, ami de Donatien. Ami et témoin d'un drame auquel on se prépare « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu'elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs. »

 

En racontant, le narrateur affectionne le souvenir et la contemplation, la mélancolie des escapades et des rêves populaires. En nous parlant, le narrateur oublie parfois la fin, le dénouement, et il se met à flotter au-dessus du temps et des lieux qu'il traverse. Ces lieux, ces noms, ces anecdotes paysannes, Marc Villemain les fait rouler sous sa plume avec gourmandise. Le temps, dans ces moments précis, ne vaut qu'à l'échelle de l'individu qui passe à travers les décennies sans jamais se laisser atteindre par l'histoire collective, et ne cesse de courir mentalement derrière son vieux monde.

 

Dans ce récit, Marc Villemain nous projette dans une époque qui pourrait être la nôtre, prônant la jeunesse, oubliant, rejetant les plus âgés. Marie et Donatien ne supportent plus ces situations, ces humiliations, faites par les plus jeunes, et forment une révolte pour contrer ceux qui veulent leur mort. Deux camps s'opposent, les gens âgés et les jeunes, Marie et Donatien sont au cœur de cette révolution, et face à leur fils Julien, qui a choisi naturellement le camp adverse. Jusqu'où seront-ils prêts à aller pour qu'ils soient enfin reconnus ? Jusqu'où les souvenirs vont-ils nous mener ? Ils rappellent l'irrécupérable enchantement de leurs jeunes années, découvrant vite que le temps des hommes ne revient jamais sur ses pas.

 

Les vies que nous menons ne retourneront pas à leur point de départ. Elles sont faites d'arrachements successifs, par lesquels nous devons faire plusieurs fois le deuil de nos actes. La prose limpide de Marc Villemain jette une lumière crue sur les secrets, décortique les pulsions qui minent et les remords dont on ne se sépare jamais. Le temps passe, tout comme le drame, expliqué avec une telle sensibilité que la fragilité de l'homme nous claque au visage. Car le temps fuit, mais Marc Villemain ne nous donne finalement pas à le lire, ce temps-là. Beaucoup plus sensible au temps intime, celui qui au contraire ne fuit pas, mais stagne, il nous parle avec émotion du temps de la solitude, ce temps qui pèse autant sur les enfants et adolescents que sur les vieillards. Ce temps sans repères, qu'il faut parcourir de minute en minute et qui requiert de nous invention, projets, retours sur soi, capacité à se faire exister soi-même par le recours à la vie intérieure, à une force qui n'a plus de nom. Nous avons tous à faire face à ce temps-là.

 

Virginie Troussier pour ActuaLitté

3 juillet 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Colette Lorbat

 

 

Ce petit roman de quatre-vingt-huit pages m'a valu trois jours de lectures où je me suis posée énormément de questions sur la place de nos vieux dans notre société et quelle place nous, nous occupons et que nous occuperons dans quelques années. Marc Villemain nous offre un roman qui ne peut nous laisser de marbre. C'est un uppercut, une révolte, un lancement de pavés dans notre société où tout est fait pour laisser la place à un jeunisme, à l'artifice, à ce besoin de consommation forcenée, à l'humiliation, à l'écrasement des autres. C'est un coup de poing en pleine face, une claque magistrale, une remise en question de nos beaux principes. Bref c'est une  leçon d'humanité, une leçon d'amour, un vrai regard sur nos seniors, ceux que l'on ne voit pas ou n'entend pas, ceux qui sont invisibles. Ils marchent le regard fier, c'est un coup de gueule.

 

Mais pas n'importe quel coup de gueule. Un coup de gueule emprunt d'une douceur, d'une beauté littéraire, d'un phrasé qui a cessé d'être en usage, suranné, d'une lumière de fin de journée, d'un début de journée près des bêtes qui sont dans l'étable.  C'est un ensemble de mots que nous n'entendons plus, un ensemble de mots de ceux que nous nommons les taiseux, ceux qui ne s'expriment pas ou peu, ceux qui sont mis à l'écart, au rencart, dans les fossés boueux de nos campagnes, dans les caniveaux de nos villes. C'est un roman, un qui se rangent dans l'étagère de nos bibliothèques et qui se transmet de génération en génération. Un de ceux que nous laissons en évidence pour que nos enfants le découvrent à l'âge requis, à l'age où eux aussi se poseront la question de la place et du regard de leurs parents sur leur vie, sur nous.

 

Et l'histoire me direz-vous : eh bien, il y a des livres que je n'ai pas envie de résumer. J'ai juste envie de vous amener à le lire, à vous interroger, à vous organiser, vous assembler, nous rassembler dans un monde où nos anciens deviennent indésirables, où le questionnement de la vieillesse se pose. Il faut dire que le monde ne laisse guère de place aux anciens et qu'être vieux de nos jours reste une gageure. Car il faut être jeune pour être vieux, être sportif, svelte, en pleine santé mentale, morale, physique. A bas les déchets, à bas les débris, à bas les cloportes et les grabataires. "À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche."

 

Mais en fait si nos vieux se révoltaient contre cette société qui les met au rebut, au placard. Si nos vieux se regroupaient, s'organisaient pour préparer une révolution, une riposte à coup de cannes, de déambulateurs, à montrer la force qui les caractérise et cet amour qui les anime. Car Ils marchent le regard fier c'est aussi cela, un livre remplit de gestes, de regards, de tendresse, d'affection pour l'être aimé, pour les proches. Celui ou celles avec qui nous partagerons, peut-être, la fin de notre vie. Celui ou celle avec qui nous avons des enfants qui grandissent. Celui ou celle avec qui nous partageons les coups rudes et les jours heureux... 

 

Ils marchent le regard fier de Marc Villemain, c'est un manifeste. Oui c'est cela, un manifeste, et c'est peut-être un des plus beaux romans sur le fil de l'amour, sur une drôle d'époque, sur les blessures existantes, les drames et nos regards qui se tournent à la vue de ces vieux laissés dans les caniveaux, les fossés.

 

Colette Lorbat - Sur le blog Le Petit carré jaune

2 juillet 2013

Salle Pleyel : Keith Jarrett / Gary Peacock / Jack DeJohnette

 

Il n'y a plus guère d'utilité, je le sais bien, si ce n'est pour témoigner et témoigner encore de son plaisir et de son admiration, à écrire le moindre et quelconque article sur un concert de Keith Jarrett : pour s'en tenir à ce seul trio de légende, voilà trente ans que la messe est dite, et Internet regorge de dizaines de milliers de recensions, toutes plus éclairées les unes que les autres, plus savantes, plus admiratives, fût-ce secrètement, lorsque, pour tel ou tel mobile, l'auteur décide d'aller chercher des poux au génie — car je tiens pour acquis et, au sens le plus étroit du terme, indiscutable, que nous avons affaire à un génie. Mon fils, onze ans, me dira peut-être, un jour, si j'ai eu raison de l'emmener écouter ce musicien qui impressionne tant son père : pour l'heure, je dois bien admettre qu'il a dû se sentir un peu perdu dans cette salle où il n'est pas un spectateur dont l'oreille ne soit aguerrie et conquise. Et moi de tenter de lui expliquer à quel moment le trio improvise, ce qui se passe lorsque Jarrett se lève, qu'il tourne autour de son piano, s'efface un instant derrière le rideau, trépigne, chante, se cabre, lorsque les musiciens se regardent, bref ce qui se passe sur scène. Or il se passe, sur scène, ce qui se passe toujours avec ces trois-là : lumière éteinte, silence déjà presque parfait, public en attente, aux aguets, et c'est long, cela dure bien deux minutes, peut-être davantage, il ne se passe rien, et c'est, comme me le souffle justement à mon oreille le pianiste Ahmet Gülbay, déjà de la musique. Il a raison : tout est noir, seuls le piano, la contrebasse et la batterie sont éclairés, rien ne se produit, et les musiciens, derrière le rideau, sont déjà bien sûr en concert. Ils arrivent par un des côtés de la scène, l'un après l'autre, Jarrett fermant la marche, comme toujours, tonnerre d'applaudissements, puis se positionnent au centre, saluent en s'inclinant, suivant leur rituel, enfin prennent place derrière leurs instruments, avec toujours cette même et nonchalante élégance.

 

C'est le moment où il se produit avec Keith Jarrett ce qui ne se produit qu'avec peu de musiciens : si l'on fermait les yeux, si l'on ignorait tout de ce qui se tramait là, on saurait, dans l'instant, exactement, qui joue. Car c'est du toucher de Keith Jarrett, je crois, que l'on tombe d'abord amoureux, de ce toucher qu'il polit jusqu'à l'obession depuis cinquante ans. Et de son phrasé bien sûr, de cette déclamation par vagues et cheminements, de ces phrases qui n'en finissent plus de tourner autour de la note, déployées, étirées, et que traverse toujours le même chant profond. Ainsi est Jarrett : entièrement musique. Ce pourquoi sans doute il tourne le dos au public : non parce qu'il ferait sa diva caractérielle, comme les imbéciles aiment à en répandre l'idée, non, même, je crois, en vertu d'une sorte d'ultime hommage à Miles Davis, mais parce qu'il me semble avoir besoin de se protéger, de n'être présent qu'à lui-même et à son groupe, d'avoir le sentiment de ne jouer que pour lui - meilleure façon qui soit d'honorer la musique, donc le public. All of You donne le ton, Answer me, on enchaîne les standards, Woody'n You sur des braises, un I've got a crush on you, que Sinatra rendit populaire, à vous faire dresser le poil, When I Fall In Love, dont le thème ce soir est exposé quasiment à l'identique de ce que l'on peut entendre sur ce chef-d'oeuvre d'album qu'est Still Live.

 

Trentième anniversaire du trio, donc — 2013 étant aussi le quarantième d'un autre grand disque, solo celui-là, de Keith, le Bremen Concert. Trente ans à parcourir les salles du monde entier, puisque ces trois-là se font fort de ne plus s'enregistrer qu'en public, dans un mouvement et avec un désir toujours éclatant de liberté, au point qu'aucune playlist n'est jamais décidée avant concert : aux souverains Gary Peacock et Jack DeJohnette, une fois renseignés sur la tonalité, de monter dans le train que Jarrett a lancé. C'est, bien sûr, chaque fois, une leçon de musique — à côté de moi, Ahmet admire la qualité exceptionnelle de ce legato sans pédale — mais c'est aussi bien plus que cela : ce qui fait plaisir, c'est leur plaisir à eux, renouvelé chaque soir ou presque, on les voit gourmands de sensations, désireux de se surprendre, presque farceurs ; et puis il y a ces fameuses ballades, surchargées d'intensité, d'une émotion tellement tendue qu'on pourrait dire qu'elle n'en finit pas de quêter sa résolution — sa délivrance ; l'intensité est comme tenue à bout de bras, on hésite entre libération et tension, tout respire énormément, chaque note est allongée, oxygénée, l'épure laisse de la place à chacun - et tout Pleyel est comme dans une bulle.


On a cru qu'il n'y aurait pas de rappel, les trois ont salué, Jarrett a sitôt pris la poudre d'escampette, mais voilà, le public était là, debout comme un seul homme, n'en finissant pas d'acclamer. Alors ils sont revenus, puis c'est DeJohnette qui a fait un signe à Jarrett, lequel, encore une fois, s'en allait, alors on l'a eu, le deuxième rappel, jusqu'au troisième, puisque Pleyel ne s'arrêtait plus de clamer son admiration, et c'est Jarrett cette fois qui a repris la main. Anniversaire oblige, il lança cette cadence légèrement hypnotique, ce tempo faussement lancinant de God Bless the Child, sur lequel, donc, se refermait l'album qui lança le trio, en 1983.

 

Démonstration n'était plus à faire, mais qu'il fut bon de vérifier sur scène que ces vieilles chansons du music-hall, ces vieux airs de Broadway, toute cette musique populaire d'avant le rock'n'roll, continuent leur chemin et, surtout, puissent encore donner lieu à autant d'inventivité, de trouvailles, d'engagement. Il y a quelque chose de rassurant, oui, à constater que de tels musiciens trouvent en ces thèmes aux lignes simples matière à la musique la plus libre et la plus élaborée ; car c'est ainsi que se transmet le jazz — et, avec lui, une certaine idée de la musique.

2 juillet 2013

Sabine Huynh - La mer et l'enfant

 

 

On entre dans ce petit livre sans guère de prudence ; sa couverture, son titre, charrient un je ne sais quoi d'un peu attendu : aussi ne s'attend-on finalement à rien, ce qui est bien la meilleure façon d'entamer une lecture. Puis on découvre les premières pages, leur écriture délibérément banale, sans arêtes ni dissonances, rien qui n'accroche vraiment à l'oreille ; c'est encore le temps de l'attente, l'auteur ne fait pas dans la tonitruance. Mais une petite tension s'esquisse, une lointaine odeur de désamour, de culpabilité, de paranoïa, alors on commence à s'intriguer, on se met à jouer le jeu de ce journal intime, de cette vraie-fausse lettre d'une mère à sa fille dont elle est sans nouvelles depuis trente ans - cette enfant qu'elle demeure à sa mémoire, et dont elle dit qu'elle est "sa peau de chagrin". Quelques pages plus loin, ce mot : "Un jour, un enfant apparaît, et une femme commence à disparaître." A partir de là, et même s'il me manque un peu de pouvoir identifier une écriture, je commence à comprendre : l'auteur écarte tout effet pour ne conserver qu'un rythme : celui d'une voix, d'un esprit qui fonctionne en saccades, d'une âme qui cherche son oxygène.

 

Sabine Huynh, plus aguerrie comme poète (La mer et l'enfant est son premier roman), ne fait pas seulement le portrait d'une femme que la vie aurait rendue effroyablement amère — peut-être démente, comme elle semble finir par l'admettre —, mais renvoie aussi de la femme une image singulièrement différente de ce que l'époque nous donne à voir et à glorifier : ici, pas de maternalisme gnangnan, pas d'exaltation devant la pureté enfantine, pas de manifestation d'amour attendri devant les gazouillis baveux du petit d'homme, aucun hommage à l'instinct maternel ou parental, rien que des mots qui cherchent à dire la détresse et le sentiment de déréliction d'une femme pour qui aimer un enfant, fût-ce le sien propre, n'a rien de naturel. Le propos n'a rigoureusement rien d'engagé, et il ne s'agit pas, pour Huynh, de renverser le schéma des valeurs dominantes, mais on ne peut la lire toutefois sans songer à ce que, entre les lignes, ou subrepticement, elle met en question. Aimer, ne pas aimer : voilà qui ne devrait donner lieu à aucune incartade idéologique, et ce récit - je dis récit plutôt que roman, tant on peut y entendre des échos intimes - constitue aussi une manière, fût-elle involontaire, donc, de dénoncer la survalorisation de la mère dans la femme. Car ce que nous dit, plutôt ce que nous crie, ce personnage, c'est aussi que la naissance de la mère débouche trop souvent sur la mort de la femme. Cette sensation, ce sentiment, s'imposent avec tellement de souveraineté à ce personnage scindé, harassé, débouté de sa maîtrise, qu'il en résonne d'accents dont un certain conservatisme ne manquera de s'émouvoir. C'est qu'à la femme d'hier encore, luttant pour son droit à ne pas enfanter et à être reconnue comme personne avant de l'être comme génitrice, tend aujourd'hui à se substituer l'image d'une femme qui ne le deviendrait pleinement qu'en enfantant. Rien de tout cela ici, seulement le désarroi, autrement plus consistant, autrement plus juste et troublant, de celle qui, du jour où elle enfanta, se sentit dépossédée de son destin. La sensibilité de Sabine Huynh la conduit à ne rien écrire de définitif, elle ne prend pas le lecteur par la main, ne lui montre aucune direction, ne fait que donner un décor au chagrin et suggérer l'oppressante proximité du drame ; ce faisant, elle nous laisse dans une expectative aussi riche que douloureuse : et si aimer son enfant, c'était aussi lutter contre ce qui pourrait nous le faire désaimer ?

 

Sabine Huynh, La mer et l'enfant - Éditions Galaade