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Marc Villemain
19 octobre 2013

Une critique de Stéphane Beau

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Il était une fois la révolution

Drôle de livre que ce Ils marchent le regard fier de Marc Villemain. Du genre Objet Littéraire Non identifié qu’on a du mal à rattacher aux habituelles catégories littéraires.

C’est un roman, certes, mais sa lecture laisse après coup une impression de perplexité assez difficilement explicable. Peut-être parce qu’on pressent dès les premières pages que tout ce qu’on lit ne trouvera son sens véritable que dans les dernières lignes. Un roman écrit comme une nouvelle, autrement dit, tendu vers sa chute, d’une certaine manière.

Comme c’est souvent le cas chez Marc Villemain, on a parfois l’impression, au début, que les histoires qu’il nous narre sont un peu artificielles, vaguement anecdotiques et qu’elles lui servent surtout à déployer l’élégance de son style, la précision de ses phrases. Et puis soudain l’affaire s’emballe, la nature humaine reprend les rênes, le sang afflue dans les artères, le cœur se remet à battre. L’exercice de style se mue en tragédie. Plus de chichis, plus de fioritures ; les mots laissent choir d'un coup leurs masques esthétiques et nous dévoilent brutalement la froide réalité de la fragile condition humaine. Et l’on se retrouve bientôt avec un livre refermé entre les mains et, au cœur, une douleur qu’on n’a pas vu venir et qui n’en est que plus forte, plus douloureuse... et plus belle.

Je remarque tout à coup que je ne vous ai rien dévoilé de l’intrigue du livre. Peut-être parce qu'elle est secondaire, en fait, à mes yeux. Certains critiques plus talentueux que moi sauront certainement y déceler une subtile allégorie sur l'opposition entre les anciens et les modernes, une réflexion sur l'amour, sur le temps qui passe, sur les relations compliquées entre les générations, entre les parents et les enfants. Disons néanmoins, pour résumer, qu’un vieil homme se remémore le temps où, avec quelques autres anciens, Donatien, Marie, Marcel, Michel, ils sont partis en guerre contre les jeunes qui les traitaient comme des moins que rien. Disons également que ça aurait pu bien finir, bien sûr… Mais ça n’aurait plus été du Marc Villemain !

Stéphane Beau

 
16 octobre 2013

Une critique de Thierry Germain - Esprit critique n°110

 

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Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rédacteurs en chef : Thierry Germain - Laurent Cohen

Une double lecture de Thierry Germain : celle de Kinderzimmer, le roman de Valentine Goby, et celle de mon dernier roman, Ils marchent le regard fier.

***

C'est parfois par la fiction que l’on juge le mieux des ressorts du monde.
Tapie dans les recoins les plus banals de nos vies, prête à gagner davantage à chaque soubresaut de nos sociétés, la noirceur des êtres est, autant que leur lumière, une part insondable du mystère humain.
Deux livres nous le rappellent aujourd’hui avec un rare talent.

En mettant en scène une femme déportée et son enfant, le roman de Valentine Goby inquiète. Avec La vie est belle, Roberto Benigni avait échoué à tenter le même diable. Comment croire une romance filmée à l’ombre des crématoires lorsque tant et tant d’enfants n’ont vu des camps que les chambres à gaz ?
La shoah est une réalité traumatisante. Chaque invention qui s’y rattache effraie, tant elle est une atteinte possible à la plus essentielle des mémoires. Romancer, est-ce trahir le souvenir ou, en recomposant par la fiction un univers profondément indicible, redonner une force neuve, une actualité utile à ce souvenir ?

L’auteure ici fait oeuvre romanesque, et son récit tient en haleine autant que son style, souvent, impressionne. Pourtant, derrière l’aventure vécue, se noue un accord profond entre histoire et Histoire. Scène après scène, imperceptiblement, le roman de Valentine Goby sait redonner une vie, fut-elle de papier et d’encre, à ceux qui n’ont pas pu, ou pas su, dire leur calvaire.
Hormis survivre, le plus grand défi des déportées fut en effet le regard des autres. Broyée par l’enfer quotidien, portée aussi par l’impensable concentré d’actes et sentiments humains au coeur duquel elle évolue, Mila, son personnage, exprime cette autre indépassable réalité : le camp l’a rendue autre. De retour en France, elle comprend vite que désormais deux êtres vivront en elle. Cette mémoire qui avec tant de force s’impose au présent, ce témoignage qui soudain devient menace autant que devoir, il faut les porter, absolument.
De ces quelques rescapées, « chacune est la mémoire des autres » et, si la fatigue ou le découragement l’emportaient, l’ignorance, définitivement, « serait l’endroit où se tenir ensemble ». Roman dédié à la mémoire concentrationnaire, l’ouvrage de Valentine Goby en porte la question récurrente : quel lien secret existe entre la banale inhumanité des bourreaux et la douleur de dire des victimes ?
Dans un remarquable ouvrage, Virginie Linhart* est allée à la rencontre de quelques-uns des 2 500 juifs français rescapés des camps (76 000 furent déportés). Récit après récit, elle interroge le mutisme des victimes (« A mon retour, il n’y avait personne, à part un autobus. Peut-être le même que celui qui nous avait amenés à Drancy, peut-être le même chauffeur qui sait ? ») autant que les actes des bourreaux (« Personne n’est mort dans les camps, tout le monde y a été tué »).

A la fin de son exceptionnel journal, Hélène Berr** nous glisse elle aussi le poids du silence (« Notre souffrance particulière même crée entre les autres et nous une barrière, qui fait que notre expérience demeure incommunicable ») et la banalité, chaque jour, de ses tortionnaires (« Jamais ne s’effacera ce sentiment du mal qui est en l’homme, de la force énorme que peut acquérir le principe mauvais dès qu’il est éveillé »).

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Comment témoigner du pire lorsque les bourreaux tellement nous ressemblent, et nous apparaissent aussi définitivement lointains qu’irrémédiablement proches ? Cette banale inhumanité de l’homme est également au coeur du roman de Marc Villemain. Dans un texte splendide, il entreprend de nous faire revivre une véritable guerre des générations, la révolte vingt ans auparavant des vieux contre leurs jeunes oppresseurs.

Toute l’histoire nous est soufflée à hauteur d’homme. Donatien et Marie sont les personnages au travers desquels nous allons vivre cette improbable aventure. Leur grande humanité, que l’auteur exprime avec une rare sensibilité, va littéralement éclairer de l’intérieur ces quelques semaines de folie et d’effroi.

Pour habiller tour à tour ces ombres émouvantes de drame, de fantaisie ou de mélancolie, Marc Villemain se sert d’un narrateur charismatique en diable, ravagé par le remord mais animé aussi par un amour aussi ancien que tu. Par la voix de cet homme vieillissant qui parcoure à l’envi tous les accents de sa mémoire, il tient la chronique sensible d’une épopée politique et humaine qui n’en finit pas de disséquer nos obscurités les mieux ancrées, et de les confronter à ce que nous savons exprimer de plus beau.

Lorsque l’auteur décrit « les commerçants qui refusent de servir, les banquiers qui ne font plus crédit, les larcins dans le bus, les violences dans le métro, au bistro, au square, et les quotas d’anciens dans les restaurants et la double rangée au cinéma, dans les administrations, partout », comment ne pas transposer cela à telle ou telle catégorie, un jour ou l’autre persécutée de même façon, ici ou là ?

Et les récits de lutte aux accents céliniens, les portraits comme taillés dans la vie, les scènes quasi cinématographiques tant les sons mêmes nous en sont perceptibles, la folle tension de la séquence finale, tous ces gestes profondément littéraires nous apparaissent également comme au service d’une autre histoire, écrite dans l’autre.

Cette oeuvre rare, Marc Villemain l’a pensée comme une transmission, un message adressé à son fils avec ce qu’il sait encore le mieux faire : de la littérature. J’aime à imaginer qu’en écrivant ces oeuvres de filiation, Valentine Goby et Marc Villemain ont eu la même ambition secrète, d’autant plus belle qu’elle ne s’exprime pas : par la littérature et la maîtrise qu’ils en ont, redire avec force que vivre sera toujours une oeuvre collective.

* Virginie Linhart, La vie après (Seuil ; 2012)
** Hélène Berr, Journal (Tallandier ; 2008)