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Marc Villemain
14 mars 2014

Les cloîtres de la liberté : chronique moratoire, 3

 

Une troisième chronique moratoire pour Le Salon Littéraire : Les cloîtres de la liberté.

 

Aujourd'hui, il est question de la difficulté d'être un chroniqueur (un vrai, je veux dire...), du rôle que joue la connaissance dans notre (in)capacité commune à porter un regard sur le monde, et puis, last but not least, de Paul Valéry...

 

 

Les cloîtres de la liberté

 

Je me suis toujours demandé comment faisaient ceux qui, dans les journaux et les magazines, disposent de cet espace d’expression que l’on dit libre et trouvent de quoi se renouveler chaque semaine, parfois chaque jour. Rien ne m’affolerait davantage, moi, que cette petite colonne réservée aux responsables des grands quotidiens du soir ou du matin, que ce privilège qui les accule, non seulement à se faire une idée du cours que suit le monde, mais à la livrer en pâture à autant d’inconnus — qui plus est pas toujours bienveillants. Le conditionnel n’est pas même de mise : jamais je ne supporterais cette anxiété — dont je n’imagine pas un instant qu’ils ne l’éprouvent pas —, dont la nature de surcroît est au moins double : d’abord, trouver quoi que ce soit d’un peu intelligent et utile à dire sur le monde (d’autant que c’est encore une autre question, ça, de savoir où commence et où finit l’utilité du commentaire), enfin se sentir en suffisante connivence avec les mystères profonds de l’humanité pour ne pas s’inquiéter de savoir si ce que ce l’on écrit ne sera pas infirmé vingt-quatre heures ou un siècle plus tard. Naguère, nous en savions trop peu : dorénavant nous en savons trop et trop vite — autrement dit nous savons mal, autrement dit encore : nous ne savons pas. Elias Canetti éprouvait assurément un peu de mon trouble lorsqu’il écrivit que « tout se trouve dans le journal : il suffit de lire avec suffisamment de haine. »

 

L’hyperflux informatif tendu — j’adore jouer de ce baragouin technoïde qui vise à nous faire croire qu’il est l’objectivité, qu’il dit l’objet —, cet hyperflux machin-chose, donc, charrie, créé puis entretient la haine. Ces dernières semaines, des frissons de guerre froide, où continuent de s’accoupler le vieux récit de la terre matricielle et le déjà vieux nationalisme de puissance, parcourent (non sans raison) l’échine des Européens. Comment, nous qui n’y connaissons rien, pouvons-nous nous faire une idée, ne serait-ce qu’une idée ? Et pourtant. Il n’est qu’à tendre l’oreille pour constater que le fait de n’y rien connaître, de ne pas même pouvoir citer le nom d’un écrivain ukrainien ou d’un poète criméen, de ne pas savoir un mot un seul de la langue, pas même une vieille recette de là-bas, de n’avoir pas la moindre idée de la moindre musique, du moindre paysage, du moindre ciel, pour constater, donc, que le lambda, celui qui peine à savoir s’il faut, ici, voter pour untel ou unetelle, qui, dans son assemblée de copropriétaires, ne parvient toujours pas à trancher entre un sol en dur et une imitation plastique de l’herbe à vache, que ce lambda-là se montre tout à fait capable de distinguer entre le bien et le mal et d’indiquer aux dirigeants de la planète ce qui, somme toute, lui semble relever du bon sens — bref, il se sent légitime à faire la leçon au monde. Alors oui, il y a des moments où je me surprends à soupirer un peu, où je me dis que l’ancien grand dessein des humanistes, ce rêve de rapprocher le monde d’avec lui-même, de l’intégrer toujours plus en profondeur, de le relier enfin, d’en exhausser le logos, va finir par faire triompher son exact et monstrueux contraire. Car plus nous disposons de connaissances et nous sentons aptes à décider, moins nous nous rendons disposés à comprendre. Et les hommes détruisent les hommes, et avec eux le monde, et nous les regardons faire, et nous nous disons que ceux-là sont décidément incorrigibles — presque, on en oublierait qu’ils sont nous.

 

Une dernière fois peut-être, il m’en faut revenir à Valéry, parce qu’il a écrit là, dans ce trait d’une puissante et belle et profonde mélancolie, non ce que je pense — je ne sais pas moi-même ce que je pense — mais ce que j’éprouve : « Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres. » C’était en 1938. Juste avant, quoi.

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