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Marc Villemain
31 mars 2014

Christian Guay-Poliquin - Le fil des kilomètres

 

 

 

N'allez pas vous figurer quelque copinage ou autre renvoi d'ascenseur : le nom de Christian Guay-Poliquin ne me disait rien jusqu'au jour où j'appris que celui-ci avait évoqué largement un de mes livres (Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire) dans un travail intitulé "Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine" (université du Québec à Montréal), dont j'ai déjà fait état ici. Naturellement, suite à cette publication, je suis entré en contact avec lui, et c'est ainsi que j'ai pu lire Le fil des kilomètres, qui, autant le dire sans plus tarder, m'a littéralement bluffé : paru au mois de novembre dernier aux Éditions La Peuplade (Québec), ce premier roman, d'une étonnante maturité, est tout à fait remarquable.

 

Je mesure mieux, désormais, ce qui avait conduit Christian Guay-Poliquin à entreprendre ce travail universitaire, tant il déploye dans ce roman les thèmes qui le sous-tendaient (le retour, la survie, la solitude) et dont je vois bien qu'ils sont chez lui taraudés par une forme latente, et poétique, de pessimisme. Le prétexte du roman est tout simple - et c'est pourquoi il est bon : une inexplicable panne d'électricité plonge une ville dans le noir, acculant les hommes à réinventer leur vie et à se passer de ce qui jusqu'alors semblait aller de soi (difficile, bien sûr, ne pas songer au Cormac Mc Carthy magistral de La Route, mais Guay-Poliquin suit ici sa propre voie.) L'usine est à l'arrêt ; un homme, ouvrier mécanicien, rentre chez lui ; il vit seul, chichement, ne possède rien, si ce n'est une vieille bagnole, un chat dont il n'a que faire et un frigidaire avec quelques bières. Il n'est pas vieux, mais usé déjà par le travail et la vie dure. Dehors, tout s'est arrêté : nous ne pouvons plus imaginer notre monde sans électricité. Son père habite à des milliers de kilomètres de là, ils n'ont plus guère de relations, presque plus de contact ; mais son père, cette nuit-là, lui téléphone, un appel un peu délirant, peut-être pathologique, on ne sait pas bien. L'homme est envahi par quelque chose qu'il ne mesure pas tout à fait, quelque chose qui, en lui, pèse et soupèse l'existence : il prend sa voiture, il s'en va retrouver son père. L'histoire se déroule presque intégralement sur la route, au fil des kilomètres on comprend que c'est le pays tout entier qui est plongé dans le noir. Une femme, puis un autre homme, feront irruption, mais sans que cela suffise à apaiser l'obsession de cet homme à retrouver son père, ni à modifier en quoi que ce soit sa sensation dévorante, toute-puissante, de solitude.

 

C'est un roman envoûtant, composé avec beaucoup de maîtrise, et il n'est pas facile de le lâcher - même si sa chute, celle-ci ou une autre, ne saurait vraiment surprendre. Pourtant Christian Guay-Poliquin n'use qu'avec la plus grande parcimonie des petites ficelles du suspens. Il prend son temps (la route est longue), montre la grisaille, le début de chaos dans lequel autour de lui tout finit par sombrer, s'attache à tout ce qui se trouble en l'homme qui bascule, l'homme acculé à arpenter ses propres labyrinthes. Il y a dans ce texte quelque chose qui rappelle le nature writing américain, avec ce lyrisme aux aguêts sous la sécheresse, cet arrière-plan mythique. Les images sont belles, marquantes, acérées, souvent originales. La tonalité est presque aussi obsédante que la quête du personnage, quelque chose d'ailleurs n'est pas loin de faire songer à une transe. On frôle le road movie. Mais on ne fait que le frôler, car c'est bien mieux que cela : c'est de la littérature.

 

Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres - Éditions La Peuplade
Le livre est paru en France, chez Phebus

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