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Marc Villemain
25 novembre 2016

Jacques Josse - L'ultime parade de Bohumil Hrabal

 

 

 

De l'ultime parade de Bohumil Hrabal, aura-t-on le fin mot ? Rien n'est moins sûr : jamais, probablement, l'on ne saura si l'écrivain chuta par accident ou délibérément de la fenêtre de sa chambre de l'hôpital de Prague, ce jour de février 1997. Jacques Josse, bien sûr, ne s'attache pas reconstituer le drame, pas plus qu'il ne cherche à l'expliciter ; tout juste semble-t-il songer, mais entre les lignes, que la chose, d'une certaine manière, allait de soi, terme logique, disons concevable, d'une existence brinquebalée par le siècle, d'une trajectoire d'écrivain que la peur "tenait entre ses griffes". Avec la justesse et la sensibilité qu'on lui connait, Josse dresse du grand écrivain tchèque un portrait à la fois impressionniste et concret, figure quotidienne et hors-normes, pétrie de joies simples, terrestres, mais en butte à un certain nombre de fêlures : une figure terriblement présente.

 

Les livres de Josse, brefs, limpides, s'agencent toujours le long d'un petit fil de mélancolie : sans doute fait-il partie de ces écrivains qui, sans le vouloir ou spécialement chercher à l'entretenir, ne peuvent s'empêcher de se retourner sur les lieux et le temps d'où ils viennent, et de reconnaître leurs dettes envers ce qui a croisé leur chemin. Ce petit fil de mélancolie, noué à cet écrivain tellement vivant, qui aimait s'asseoir parmi les siens à une table du Tigre d'or et, rageur, malicieux, y boire plus que de raison, donne à Josse l'occasion d'une déambulation délicate et sereine dans l'existence d'Hrabal. De fait, l'évocation discrète des conditions de sa naissance, des innombrables petits métiers auxquels, censure oblige, il fut acculé, de cette sensation de peur qui l'habitait, de l'amour qu'il portait à sa femme, constitue un hommage pudique à l'homme autant qu'à l'écrivain.

 

De la Seconde Guerre mondiale au Printemps de Prague jusqu'à la Révolution de velours, c'est peu dire que Hrabal rencontra le siècle, à commencer par ses convulsions. Peut-être faut-il y voir les raisons de cette trop bruyante solitude qu'il donna comme titre à l'un de ses textes marquants, cette histoire de mots qui meurent, ce "monologue sorti du fond des caves" qui, comme Josse le suggère, pourrait bien à lui seul contenir tout Hrabal. Lui qui souffrait tant de "la blême, la morne, l'efflanquée, l'insupportable solitude" ne saura jamais qu'au Tigre d'or et bien d'autres bars du monde, les inconsolables se retrouvaient pour lui dire, lui chanter, lui crier qu'il n'était pas seul.

 

Jacques Josse, L'ultime parade de Bohumil Hrabal
Sur le site des Editions de la Contre-Allée

19 novembre 2016

Christian Estèbe - Le petit livre de septembre

 

 

Des lettres à l'être

 

Par complexion personnelle, j’éprouve toujours une certaine équivoque à la lecture de ce genre de livre. Une part de moi y reconnaît d’emblée quelque chose à laquelle je suis sensible, une douceur, un susurrement, un retrait, presque un exil, cette sonorité tranquille que j’aimais, plus jeune, lorsque je lisais, par exemple, Christian Bobin – la manifestation d’une certaine inadéquation, tenace, ancienne, au monde tel qu’il se présente –, mais une autre part s’en agace, ou s’en défie, renvoyant tout cela à quelque vaine lamentation, à un abattement dont je me défends (encore) un peu. Christian Estèbe, dont le livre Petit exercice d’admiration, en hommage à Marc Bernard, rencontra l’an dernier ce qu’il convient d’appeler un succès d’estime très mérité, nous conte ici l’année qu’il passa du côté de Montauban, à Caussade, où il exerça au collège les fonctions d’aide-bibliothécaire avec le statut de CES – contrat emploi solidarité. Entre souvenirs personnels, événements de la vie du collège, pensées libres sur cette étrange communauté des professeurs et discussions un peu balbutiantes avec les élèves, il nous donne ainsi à partager le quotidien d’un homme qui se retrouve en charge d’un groupe d’enfants en pleine formation – affective, sexuelle, sociale, intellectuelle. C’est écrit avec beaucoup de tact, de tendresse, de retenue, d’humour, c’est d’une poésie assez simple, ample et brève à la fois, toujours juste. En même temps, ce que l’on perçoit est évidemment plus lourd, plus mêlé, plus amer aussi ; une mélancolie très tranquille, presque muette, jamais désespérée, presque espérante.



Ce qui me plaît, ou que d’emblée je comprends, c’est cette lassitude devant l’activisme disciplinaire et pédagogue, selon lequel il vaut toujours mieux faire plutôt qu’observer et attendre, quitte à mal faire, et aussi cette forme de renoncement, qui ne serait que cela s’il n’était au fond nourri d’une très ancienne sagesse. « Je ne me sens pas non plus impliqué dans la vie d’autrui, l’aventure d’un être humain est à la fois trop simple et trop complexe pour que je puisse y prendre part », note l’auteur comme pour s’excuser par avance de ne pas réussir à faire exactement tout ce qu’on (l’Éducation nationale) attend de lui. Tout cela est écrit sans forfanterie, sans humilité forcée, et il n’y a jamais rien d’édifiant. En même temps, autant de douceur peut aussi avoir quelque chose d’agaçant, d’irritant, d’un peu facile parfois. Car il y a une certaine facilité, oui, à railler tel « prof barbu » avec son « côté faussement de gauche et cette petite queue de cheval sur la nuque », comme à dire sa tendresse pour des adolescents qui « apprennent tellement de choses que leur vie leur fera oublier et si peu qui les aideront à mieux vivre ». C’est vrai qu’ils sont agaçants, ces « profs », avec leurs marottes pédagogiques et « leurs petites névroses administratives avec au bout la retraite » ; et c’est vrai qu’ils sont touchants, ces adultes en devenir, mal dans leur peau, mal dans leur être – après tout, n’est-ce pas ce que nous fûmes, nous aussi, peu ou prou, et n’est-ce pas, en partie, ce que nous demeurons ? Il faut tendre un fil entre les habitants de ces deux mondes qui ne se veulent pas, qui s’épient et qui se fuient, les uns parce qu’ils ne sont plus en âge de vouloir et de pouvoir en être, les autres parce qu’ils ne sont pas encore vraiment certains, et on peut les comprendre, de vouloir y entrer. L’aide-bibliothécaire Christian Estèbe joue un peu ce rôle : patiemment, généreusement, il rapproche les jeunes adultes de ce qui les attend, et, vaille que vaille, tente de rappeler aux déjà adultes ce qu’ils furent peut-être. Mais tout cela est voué à l’échec, naturellement, un certain échec – « je ne serai pas repris l’an prochain, pas assez autoritaire. » 



Au fond, tout livre sur l’expérience de l’éducation est peut-être un livre de l’échec. Ces enfants qui nous échappent, avec qui nous partageons si peu de choses, ces professeurs fourbus, lassés, à la vocation éteinte, qui considèrent parfois les « élèves comme un troupeau qu’il faut faire paître en évitant les ennuis », et qui échouent à se faire comprendre autant qu’à comprendre ce qu’ils ont en tête – « De quoi pouvions-nous bien parler lorsque nous avions leur âge ? » Et lui, l’aide-bibliothécaire, qui parvient, cahin-caha, à conseiller quelques lectures, à exciter une flammèche d’intérêt pour un livre ou un écrivain, précisément parce que son ambition est modeste – donc démesurée : « Je sais qu’il s’agit tout autant de ne pas perdre des lecteurs que d’en gagner. » 



Christian Estèbe n’est pas un maître, encore moins un pédagogue. Il n’est qu’un écrivain rongé par les livres, et vivant par eux. Il transmet son amour par petites touches, par œillades, quelques mots bien sentis – tout ce que la machine instructrice ne peut, ou ne veut faire. À la toute fin, ces enfants partiront, lui se retournera. Et il n’en restera qu’un, d’enfant, le sien, le seul envers qui, finalement, il se sentira une responsabilité : « Certes, je ne suis pas enseignant, mais j’espère être pour mon fils un prof de l’être. »

 

Christian Estèbe, Le petit livre de septembre - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008

18 novembre 2016

René Ehni - Apnée

 

 

 

René Ehni poursuit donc son œuvre, inclassable, à l’écart des doxas, des mouvements, des écoles, fidèle à une langue en permanente révolution. Aussi Apnée est-il un livre très étrange, d’aspect sibyllin, presque ésotérique, façonné dans un idiome singulier, une gouaille à laquelle échappe toute comparaison, mélange ébouriffant de vertus classiques, de traditions frontalières et d’oralité. Sans toujours être bien certain de comprendre ce qu’on a lu, on s’y esclaffe pourtant presque aussi souvent que l’auteur. Car c’est un pince-sans-rire, un farceur spirituel, un joueur – une sorte d’iconoclaste, si le mot ne résonnait aussi étrangement dans ce texte que traverse la foi des catacombes. Sous ses dehors plaisants et patoisants, Apnée est donc un très beau texte, lyrique, inspiré, fougueux, dont l’ironie caractéristique ne cherche en rien à dissimuler une certaine forme de chagrin. Car Apnée est d’abord un tombeau aux amis ; et spécialement à Christian Bourgois, disparu à la toute fin de l’année dernière. 

 

L’apnée – ce moment où la respiration est suspendue sous le coup de l’effort, de la stupeur, du trop-plein d’émotions – : à lui seul, le titre dit combien l’hommage, et les souvenirs qui y sont attachés, induisent une forme d’ahurissement douloureux. Aussi, pour peu qu’on parvienne à entrer dans cette langue charnue, fulgurante, initiatique, on rencontrera ici bien des fantômes. On y rencontrera d’ailleurs Ehni lui-même, revêtu des habits du mort, parce que « je trouve que l’enfouissement de ma personne dans les habits de Christian est une bonne façon de porter sa disparition ». Ces amitiés enfouies n’ont pas fui, les êtres partis ne l’ont pas quitté : il convient d’« arpenter les champs où rôdent les formes éthérées », car « si nous ne portons pas les morts, ils n’arriveront jamais ». Cette évocation fournit à René Ehni l’occasion d’un retour presque inclassable sur lui-même, et sur une existence qui avance dans le compagnonnage constant de la mort et des mots.

 

René Ehni, Apnée - Christian Bourgois Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°13, décembre 2008

3 novembre 2016

Maximilien Durand - Parfum de sainteté

 

 

Cachez ce saint

 

Disons-le tout net : pour un coup d’essai, c’est un coup de maître, une petite leçon de style, de grâce et d’esprit. Dispositions dont il ne fallait certes pas être démuni pour rapporter l’existence très amère (mais fort glorieuse) de ces huit saints rendus ici à leur humaine, très humaine carnation. Trop humaine, d’ailleurs, suggérera peut-être le croyant attisé par une foi mauvaise. Sans doute la vanité, l’égoïsme ou la perversion ne sont-elle pas vertus ordinairement attribuées aux bienheureux. Mais c’est oublier qu’avant d’être saints, il fallut bien qu’ils fussent hommes – ou femmes. Le chemin vers la sanctification obéit à des lois non écrites, et l’Église comme les croyants peuvent bien se satisfaire du résultat sans se soucier de ce qu'il fallut endurer (ou faire endurer) pour y parvenir. 

 

La colère, l'envie, la luxure, l'orgueil : si la recension n'est pas tout à fait complète, il est plaisant de songer que ces péchés capitaux aient pu ou puisse être partagés par des êtres dont l'exemplarité (ultime) n'est plus à démontrer. Aussi ces huit nouvelles regorgent-elles de descriptions des très saintes errances, toutes plus évocatrices les unes que les autres, et parfois terribles (vous sentirez la puanteur rédemptrice de Sainte Lydwine de Schiedam et frémirez au martyre dans Ecce homo.) Nous aurions grand tort, toutefois, de chercher une quelconque forme d'impiété dans cette litanie des perversions : ramenés à leur condition initiale, nos huit saints n'en sont que plus admirables, et leur bravoure, leur abnégation et leur détermination pourraient en remontrer à plus coriaces que nous. Maximilien Durand, qui croit en la sainteté, s'en est d'ailleurs fort bien expliqué dans le journal Le Temps : "Derrière la recherche de la perfection, il y aussi la recherche d'une vie à part. Et quand on enlève la perfection, il reste quand même l'héroïsme." Il ne s'agit pas tant de désacraliser ou de rabaisser l'extraordinaire à un ordinaire corrompu, mais de montrer en quoi la sainteté est avant tout une démarche obsessionnelle, qui certes ternit l'icône apaisante que l'on connaît, mais qu peut aussi la rehausser à l'aune de valeurs plus prosaïquement humaines. Le saint est un extrémiste en ce sens qu'il accepte de se vivre à l'extrême et d'en supporter les conséquences. Sa cause et sa conscience le regardent. Et si l’Église ne voit que du feu à son manège, qu'importe : on n'en fera pas une Cène.

 

Maximilien Durand, Parfum de sainteté - Editions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007