lundi 26 décembre 2016

Paula Fox - Parure d'emprunt

Paula Fox - Parure d'emprunt


Une vie

Sans en comprendre parfaitement les raisons, j’ai fini par attendre avec une certaine excitation chaque nouvelle traduction de Paula Fox. Cela paraîtra un peu idiot de le formuler ainsi, tant il peut sembler normal d’éprouver de l’impatience à une perspective de lecture d’un très grand écrivain. Ce n’est pourtant pas suffisant. D’abord parce qu’il y a beaucoup de grands auteurs, ensuite parce que, comme dirait l’autre, Paula Fox n’était pas nécessairement mon genre. D’où vient, d’ailleurs, que nous semblons nouer avec tel écrivain un lien, peut-être pas privilégié mais tout de même d’une intimité certaine, quand tel autre ne le mériterait pas moins ? D’où vient que nous ne parvenons parfois plus, mieux : que nous nous refusons à distinguer dans l’oeuvre de cet auteur tant attendu un livre plutôt qu’un autre, quand il va de soi, en toute raison, que tous ne se valent sans doute pas ? Il y a là un mystère propre à chaque lecteur : l’origine un peu insoluble d’une lecture mémorable, le discernement plus ou moins instinctif d’un univers, une certaine aisance à y évoluer, un plaisir particulier à en épouser ce qu’il a de singulier. Outre, cela va de soi, l’admiration pour un talent, un style, une pensée. Tous ces ingrédients, aussi légèrement évoqués soient-ils, je les retrouve à chaque fois dans les livres de Paula Fox ; c’est peu dire, donc, que j’attendais beaucoup de ce livre-ci, annoncé comme ses Mémoires – du moins une partie, la période couverte allant de la petite enfance à la fin de l’adolescence.

Les familiers de Fox ne seront pas désorientés, loin s’en faut : non seulement ils trouveront dans ce texte les ingrédients qui font la qualité habituelle de ses romans, mais davantage encore tous les motifs personnels et biographiques qui les auront nourris. On saisira mieux au passage ce qui différencie le roman de l’autofiction, tout ce qui distingue l’art suprême de mettre en scène l’existence afin de la mieux saisir et celui de chercher une ouverture à la littérature dans la dramaturgie du moi ; tout comme on aura plaisir à retrouver, sur quelques dizaines de pages, ce qui sous-tendait La légende d’une servante ou les décors de Côte Ouest.

Certes, la vie de Paula Fox, spécialement ici son enfance, a tout d’une matière romanesque. Délaissée très jeune par un père sensible mais par trop porté sur l’alcool d’Hollywood et par une mère paniquée à la seule idée de la maternité, élevée par un pasteur qu’elle nomme son « oncle » et recueillie par une grand-mère cubaine, sans le sou et trimbalée par monts et vallées à travers les États-Unis, moralement très isolée, l’épopée de Paula Fox a quelque chose de ces destins américains tels qu’on les rapporte parfois sous forme de saga. Pourtant, Fox a cette manière de se raconter en exhumant le regard qu’elle portait encore sur la vie quand, enfant, elle imaginait « que les gens étaient enfermés à l’intérieur de la terre comme les noyaux dans les fruits » et ne comprenait pas « que l’on puisse voir le ciel » : elle ne cherche pas tant à faire émerger un sens qu’à s’approcher au plus près des émotions d’antan et en saisir ce qu’elles pourraient avoir d’immuable. Sans doute d’ailleurs est-ce ce qui les rend si présentes et si vives, et explique en partie la centralité du père dans une existence dont il fut le grand absent. Centralité et tendresse, grande tendresse, oui, pour cet homme dont on devine, sous ses grands airs et les mots de sa fille, la fragilité, le malaise, la sensation persistante de l’inaccompli. C’est la force de ce texte assez unique en son genre que de livrer une matière aussi incroyablement vivante après tant d’années, conduisant finalement le lecteur à rôder autour d’une oeuvre romanesque que cet éclairage ne rend pas moins mystérieuse.

Paula Fox, Parure d'emprunt - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 15, avril/mai 2009

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lundi 19 décembre 2016

Paula Fox - La légende d'une servante

Paula Fox - La légende d'une servante


La possibilité d'une vie
- rentrée littéraire 2005.


La focalisation des médias sur un certain Mich. Houel., outrancière et parfaitement orchestrée par l’intéressé lui-même, non contente de nous écœurer au point de nous avoir coupé l’envie de le lire (alors que j'ai aimé ses trois précédents romans), a bien failli nous détourner de l’essentiel : la littérature. Et de ce mouvement qui saillit chaque année davantage : la rentrée littéraire est aussi et en bonne partie une rentrée américaine. Qu’on en juge : Cynthia Ozick, Robert McLiam Wilson, David Leavitt, Joyce Carol Oates, T.C. Boyle, Paul Auster, George Hagen, Bret Easton Ellis, Russel Banks… Et Paula Fox, donc. Étrangement, c’est avec cette dernière déjà que j’avais entamé mon panorama de la rentrée précédente – cf. La News des Livres n° 45 d’octobre 2004. Étaient en effet traduits les deux premiers livres de Paula Fox que l’on puisse lire en français : Personnages désespérés et Le dieu des cauchemars. Comme l’an dernier, je veux donc saluer ici l’obstination et la passion littéraires de Joëlle Losfeld qui, progressivement, traduit dans notre langue l’intégralité des œuvres de Paula Fox, aujourd’hui âgée de quatre-vingt trois ans. Aussi faut-il toujours garder à l’esprit qu’un nouveau livre de Paula Fox n’est jusqu’à présent jamais une nouveauté : ainsi La légende d’une servante, qui vient de paraître, a t-il été écrit en 1984.

À bien des égards, Paula Fox a quelque chose de français. La chose est pour moi d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant et instructif, qui m’accable parfois lorsque je pénètre l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. N’y voyez pas une coquetterie anti-française ou quelque flagornerie à l’usage des maîtres du monde, mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer la marche du monde, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante et juste que l’intimisme psychique plus ou moins revendiqué de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble souvent adossé au meilleur des lettres françaises. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’Être et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent (mais pas exclusivement) à une certaine littérature française.

Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même attention minutieuse aux traumas de l’enfance, et de semblables mouvements vers la douceur comme manifestation d’un malaise, paravent pudique mais insuffisant à la douleur des mondes. Les distingue toutefois l’impression d’irréalité, ou de surréalité, qui fait la patte de Dominique Mainard quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, et sur des registres également poignants, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant bien plus dense, et évidente, chez Paula Fox. Elle vient, il me semble, d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, et surtout d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale.
Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, parfois généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi, sans doute, la modernité du roman américain nous apparaît-elle plus immédiatement, qu’on la sent davantage en prise avec le monde, toujours apte à se pénétrer de sa réalité sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet littéraire universel. Ce talent-là est d’autant plus grand ici que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours de micro-destinées aux ancrages fatals, géographiques, familiaux, sociaux, et de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir sera borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut pas ne pas faire d’eux des « personnages désespérés ». Melanie Rehak, dans sa courte préface, dit tout cela infiniment mieux que moi. Enfin le classicisme évoqué serait incomplet si l’on n’était pas à ce point saisi par la très profonde humanité des personnages. Ici, celui de Luisa de la Cueva, fille d’un grand propriétaire de canne à sucre et d’une domestique indigène, bâtarde dont la fierté – la conscience sociale – consistera à exercer le même métier que sa mère. Comme le souligne la préfacière, sans doute est-ce d’ailleurs la seule décision véritablement consciente de Luisa, sa manière à elle, non de refuser le monde mais sa dictature, et de toucher à une vérité propre, fût-elle exigeante, douloureuse, maudite.

Mais je ne vous parle guère de l’histoire en tant que telle : c’est qu’elle n’a, au sens strict, rien de véritablement original – sauf quand on en sait la part autobiographique –, qu’elle n’aboutit à aucune grande révélation et ne charrie aucun suspens qui fût à ce point insoutenable. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, au regard de la fatalité sociale soulignée plus haut, du sentiment d’ahurissement latent qu’éprouve Luisa devant les duretés humaines, cette conscience nichée au cœur d’une femme dont on suit le cheminement, des premiers pas de l’enfance aux embardées de l’âge de femme, dans un sentiment mêlé d’effroi et d’admiration. Je ne veux donc pas vous raconter d’histoires, quoique que celle-là soit édifiante. Car en suivant la destinée de Luisa, son enfance sur l’île de San Pedro (en réalité le Cuba des années vingt), sa survie dans les mansardes miteuses de New York après que le père eut décidé de fuir la révolution embusquée, jusqu’à son existence de mère servante, c’est tout un pan de l’american way of life que nous parcourons. Mais un pan déchu : le monde va trop vite pour Luisa, qui refuse d'accommoder son intelligence des situations et de la vie aux lubies du monde moderne. À rebours de l’american way of life tel qu’on le connaît, c’est dans la fidélité aux siens et à leurs origines, dans les derniers recoins de sa raison d’être, que Luisa puisera sa fierté – ontologique donc, et non sociale – ainsi que son ultime volonté à vivre. La question sociale, comme vecteur d’émergence d’une identité intime irréductible. Luisa n’est encore qu’une enfant qu’elle perçoit cette force à l’œuvre avec une acuité qui ne la quittera plus. Sans doute ses impressions d’enfant sont-elles confuses, mais elle ignore encore que c’est précisément cette confusion qui fait sens. Écoutons-la relater une anecdote villageoise : « Un jour, j’ai ramassé un bâton et, en le tenant au-dessus de ma tête, j’ai avancé sans cesser de sangloter. Ils se sont écartés en courant avec raideur sur leurs pattes droites comme des i, tandis que leurs yeux jaunes très mobiles me balayaient du regard ; c’était comme être observée par des créatures qui n’avaient pas de lumière en elles. » C’est de cochons que parle ici Luisa, non d’humains. Mais il n’est pas interdit d’y voir une allégorie : l’étrangeté que lui procure le spectacle des hommes pourrait se rapporter de la même manière et en usant exactement des mêmes mots. Pour autant, jamais aucun jugement n’affleure, et aucun être n’est jamais montré du doigt pour lui-même : s’il l’est, ce n’est que sous le coup d’une colère qu’emportera finalement, non le pardon, mais une très profonde intelligence de ce qu’est, au fond, l’être humain – sans même parler de cette forme poignante de lassitude qui est peut-être ce qui nous rend Luisa si proche. Qu’importe alors l’être social ? À quoi bon prendre son tour dans la course à l’échalote de la réussite ? À quoi bon accumuler les diplômes, les objets, les fanfreluches ? Le devenir-servante est accepté en soi, et pas seulement par défaut. Il ne procure ni bonheurs, ni douceurs, ni espoirs, mais droiture, loyauté, silence. Reste qu’il faut bien vivre, et c’est au fond ce à quoi nous convie Paula Fox, qui décidément excelle dans l’évocation des vies minuscules qui font sens dans le grand destin de l’Amérique.

Paula Fox, La légende d'une servante - Editions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Esprit critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès, octobre 2005

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jeudi 15 décembre 2016

Elisabeth de Fontenay - Sans offenser le genre humain

 

Elisabeth de Fontenay - Sans offenser le genre humainDe l'exception humaine à l'animal
que donc je suis


Depuis 1998 et la parution de son livre Le Silence des bêtes (La philosophie à l’épreuve de l’animalité), Élisabeth de Fontenay occupe l’espace assez incommode d’une philosophie qui s’emploie aussi bien à réfuter un certain confusionnisme zoo-anthropologique qu’à battre en brèche le « confortable invariant philosophique » du propre de l’homme. L’époque n’ayant que faire du juste milieu et se laissant plutôt dominer par des discours qui aiment à se proclamer en rupture, Élisabeth de Fontenay se retrouve donc, non au milieu du gué, mais au centre d’une querelle où elle se désole de voir s’affronter défenseurs de la cause animale et tenants de l’humanisme théorique, sans que jamais les uns et les autres n’acceptent de considérer une autre position, la seule viable sans doute, qui permette de tirer toutes les leçons d’un matérialisme rigoureux mais soucieux de ne jamais offenser le genre humain.

Pour ce qui est du lien entre les bêtes et les hommes, la messe est dite depuis Darwin au moins, et mieux dite encore maintenant que nous connaissons les enseignements de la génétique, de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie : « Nous ne pouvons plus désormais, sauf à accepter que la réflexion philosophique le cède à l’enflure rhétorique, opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal. » Il est difficile en effet de ne pas songer au « fait, tellement déstabilisant pour la métaphysique du propre de l’homme, que nous partageons 99 % de gènes avec les chimpanzés », et qui à lui seul pourrait justifier que l’on soit « pris d’un fou rire en se rappelant la succession des signes immémoriaux et irréfutables de la différence anthropologique, et en constatant la retraite à laquelle les avancées des sciences du vivant condamnent la sacro-sainte différence humaine.» Il reste que ces découvertes, qui recèlent de prodigieuses et prometteuses richesses quant à ce que nous avons encore à apprendre, et des hommes, et des bêtes, ne saurait réjouir en soi, comme pourraient y être tentés certains anti-humanistes naturalistes un peu trop zélés. C’est là que réside toute la sagesse, et toute la puissance de la réflexion d’Élisabeth de Fontenay, qui préfère s’en tenir à une « anthropologie négative », et qui a mille fois raison de se satisfaire que l’homme, cet « étant qui ne peut ni ne doit être défini », demeure une « énigme ontologique ». Si elle confirme et enracine dans ce nouveau livre son adhésion au « parti des animaux », elle n’en maintient donc pas moins, et « avec fermeté », une « décision [qui impose de disjoindre deux interrogations hétérogènes, celle de l’origine de l’homme et celle de la signification de l’humain. » De quoi congédier les délicats fantasmes du fondement et de l’identité, comme elle l’écrit de très belle manière : « Tentez donc, sans frémir, de vous prononcer sur la nature de l’homme ou sur la signification de l’humain : nous sommes défaits au plus intime de notre ascendance et de notre postérité. »

Il faut dire qu’en dix ans, le débat a pris de l’ampleur. Aussi Élisabeth de Fontenay est-elle conduite à en étayer le versant plus proprement juridique, voire politique. Et se voit-elle acculée à fondre sans plaisir sur certains penseurs de la cause animale, dont « l’utilitarisme zoophile » consiste par exemple « à faire des comparaisons entre certains hommes dépourvus des caractéristiques communément tenues pour humaines et certains animaux auxquels ne manque que le langage articulé. » Est visée ici Paola Cavalieri, qui se sentit autorisée à écrire que « les handicapés mentaux, les demeurés, les séniles » sont des « êtres humains non paradigmatiques », à la seule fin de justifier que les animaux disposent au moins des mêmes droits qu’eux. Et plus encore Peter Singer, théoricien antispéciste de la « libération animale », pour lequel tous les êtres sensibles sont de ce seul fait moralement égaux. Pour ne rien dire évidemment des « pitoyables facéties de l’art bio » et de l’un de ses maîtres, Eduardo Kac, représentant d’une école qui se croit visionnaire au point de vouloir oeuvrer à l’émergence d’« organismes artistiquement modifiés », ce qui permettrait, comme y aspire Jens Hauser, d’« augmenter la biodiversité de la planète en inventant de nouvelles formes de vie. » Ces fantasmes new age trouvent d’ailleurs déjà quelques incarnations de très haute valeur universelle, comme l’atteste ce « lapin capable d’émettre une lueur verte grâce à l’introduction dans son ADN d’un gène de méduse. » Encore cette œuvre demeure-t-elle finalement assez inoffensive si on la compare aux travaux d’Hermann Nitsch, consistant par exemple à organiser « des mises à mort sanglantes de bœufs et de moutons suivies d’immersions du public dans les entrailles chaudes. » Autant de mouvements qui, Élisabeth de Fontenay a raison d’y insister, font état, au nom de leur lutte contre l’anthropocentrisme, d’un « fantasme d’omnipotence monothéiste », et dont certains ne cachent d’ailleurs pas leur ambition de relire la Genèse afin d’apporter leur touche à la Création. La réflexion d’Élisabeth de Fontenay, qui aura l’inconvénient d’agacer autant d’humanistes que d’animalistes, lui permet de promouvoir une action dont on s’étonne qu’elle soit encore hétérodoxe. Après avoir sapé quelques abstractions de l’humanisme théorique aussi bien que certaines exorbitances de la libération animale, elle en arrive donc à pouvoir formaliser juridiquement et politiquement son soutien à la cause des bêtes. Conséquemment, après avoir constaté que « l’animal apparaît [comme le seul être au monde à ne pouvoir être traité ni comme un sujet ni comme un objet », elle plaide en faveur d’une codification spécifique : « il convient [d’accorder aux animauxdes droits, comme – et non pas puisque – on en accorde aux êtres humains incapables de consentement éclairé, mais des droits qui ne soient pas maladroitement mimétiques », et de leur octroyer « un statut moral qui ne constituerait pas un appendice caudal aux droits de l’homme. » Tout est dans la méthode, et dans l’esprit. Et ce n’est-ce pas une coquetterie de pensée ou de style que d’appeler à faire « des grands singes les premières des bêtes plutôt que les derniers des hommes. » À cela, l’humanisme classique est ou sera d’ailleurs bientôt prêt. Encore qu’il devra se convaincre des limites de cette « obsession encore très anthropocentrée des grands singes », les avancées continues de la recherche conduisant plutôt, selon Élisabeth de Fontenay, à devoir « prêter aux mammifères, et plus largement aux vertébrés, quelque chose comme une culture. » Ce que pouvait déjà laisser entendre un philosophe tel que Maurice Merleau-Ponty, lorsqu’il avançait, en 1957, que « l’on ne voit plus bien où commence le comportement et où finit l’esprit. »

La colère d’Élisabeth de Fontenay se nourrit donc d’une inquiétude de chaque instant devant ce qui se profile. Ce qui donne à ce livre tous les attributs d’une urgence particulière autant que d’un remarquable état des lieux philosophiques. Refaisant le trajet de l’histoire de la relation des animaux et des hommes (au fil notamment d’un chapitre original et très éclairant sur Toussenel et les dérivés du socialisme utopique), elle remet donc la question politique sur le tapis, attendant de la question animale qu’elle « redevienne une question sociale » et qu’elle soit enfin détachée de ses ornières scientistes ou métaphysiques. Ce qui induit une rénovation philosophique profonde : « C’est la transgenèse et le clonage reproductif, devenus inéluctables, qu’il nous faut affronter, l’abolition programmée bien que provisoirement interdite de ces catégories du même et de l’autre qu’on pouvait considérer jusqu’ici comme fondatrices de toute pensée et de toute pratique humaines. » Et il faut les affronter d’autant plus urgemment que les avancées scientifiques n’attendent jamais que la pensée humaine soit prête à les évaluer. Et Élisabeth de Fontenay de montrer, avec beaucoup de persuasion, que « notre modèle d’industrialisation du vivant est fondamentalement nihiliste » et, à partir notamment de la crise de la vache dite folle, que « le principe de précaution est à son tour devenu fou ».

Rien ne garantit qu’Élisabeth de Fontenay sera entendue. D’une part parce que le saut qualitatif qu’elle attend des hommes exige d’eux qu’ils mettent à la question certains de leurs présupposés culturels les plus solidement ancrés, ensuite parce que les intérêts économiques liés à l’animal exposent toute évolution à un fort degré de résistance, enfin parce qu’elle est bien trop seule à défendre la cause des bêtes avec autant d’humanisme. Mais c’est aussi ce qui rend précieux, et magistral, ce livre déjà indispensable à ceux qu’intéresse la dichotomie, déjà grandement ébranlée, entre humanité et animalité. Pour ne rien dire de cette bien belle manière de poursuivre et d’amplifier une conversation interrompue avec Derrida, et de donner une actualité nouvelle à cet animal que donc je suis. t

Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Réflexions sur la cause animale - Albin Michel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009

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