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Marc Villemain
28 janvier 2017

Jean Freustié - Les Collines de l'Est

 

 

Le juste ton

 

On se trompe toujours lorsqu’on croit pouvoir définir le moderne comme l’homme de son temps : celui-là ne fait jamais que se conformer à quelques attractions majoritaires. Ce qui est moderne ne nous apparaît souvent qu’après coup, quand ce qui fut jadis, et tout en en portant les couleurs, continue de nous alerter aujourd’hui. À cette aune, et vingt-cinq ans après sa disparition, la lecture de Jean Freustié (pseudonyme de Pierre Teurlay) pourrait bien donner quelques leçons à certaines de nos figures les plus contemporaines, parfois un peu trop soucieuses de se fondre dans l’écume.

 

Réédité à l’occasion de cet anniversaire par Le Dilettante, La Table Ronde et Grasset, l’on découvre ainsi une plume à l’ironie plus ou moins dépressive, un regard sur le monde tangible où entrent de la langueur, du détachement, un sentiment mêlé de lointaine étrangeté et d’empathie pour les humains qui l’environnent, autant de manières peut-être de tenir en bride une sensibilité souterrainement écorchée. Les neuf nouvelles qui composent ce recueil, publié une première fois en 1967, donnent le ton de l’œuvre : une élégance sombre et débarrassée de toute tentation lyrique ou édifiante, une écriture trempée dans la chair de l’existence quotidienne autant que mise à distance de l’histoire vive. Cela donne quelques joyaux, tel ce Verre de mirabelle, où le narrateur, médecin comme le fut Jean Freustié, constate qu’il est en train de « braver le cours ordinaire de [son] ennui » à l’occasion de l’agonie de la grand-mère de sa femme. « Je serai en retard à la maison ; de quelques minutes. Mais de la mauvaise conscience j’ai aussi une longue habitude. Je ne commets d’ailleurs que des incartades mineures, celles qui, sans agrandir la vie, compromettent à coup sûr l’avenir. Le somptueux, je l’ai connu parfois, il me fatigue. Je le laisse à plus prétentieux que moi et je reste avec ma fatigue. » Ce qui intrigue Freustié, ce qu’il va, avec cet air de ne pas y toucher, décrypter, retourner, ce n’est pas tant la vie matérielle que l’ennui, ou ce que l’on appelle l’ordinaire, ces situations anodines et morales de la vie des hommes. « Il s’agissait de sa grand-mère à elle, ce qui ne change rien à ma moralité. Je ne suis pas ignoble ; pas même indifférent. Le seul fait important est que la vie des autres, pour moi – comme pour d’autres – se déroule dans un autre univers. Mais j’en suis conscient. » Une folie légère vaporise ces neuf récits, où saillent ce que l’on devine être les quelques blessures et obsessions de l’auteur, son inadéquation au monde, son embarras à devoir y paraître et y évoluer, sa maladresse à ne pas y parvenir, et la délicatesse d’un esprit à la sensibilité très profonde.

 

Jean Freustié, Les Collines de l'Est - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008

16 janvier 2017

Jonathan Franzen - La zone d'inconfort

 

 

Ceux, les romantiques, qui s’accrochent mordicus à l’idée qu’un homme hors du commun se cache toujours derrière tout écrivain digne de ce statut, devront se munir d’une gousse d’ail avant de lire La zone d’inconfort. Dans Les Corrections, inestimable roman à propos duquel on invoqua parfois le nom de Balzac, Jonathan Franzen avait éclairé l’intimité américaine de manière assez définitive ; La zone d’inconfort nous en livre ici les fondations – ou plutôt le « négatif », comme l’éditeur le suggère avec justesse. D’aucuns pouvaient s’inquiéter qu’un auteur pas même âgé de cinquante ans livre les menus souvenirs d’une jeunesse dont lui-même confirme la banalité, mais cette inquiétude se révèlera sans fondement. Et ce n’est pas tant la sincérité du propos qui fait mouche ici que son naturel serein, son absence de complaisance, son désintérêt absolu pour toute considération qui flirtât de trop près avec les jeux de rôle dont les mémoires littéraires se pâment ad nauseam.

 

Inutile ici de babiller sur l’Amérique, à propos de laquelle tout a été dit déjà, et qui, tant qu’elle continuera de tirer les ficelles du destin planétaire, ne cessera jamais de charrier son lot de polémiques et de contresens – frotte-manche et détracteurs se retrouvant d’ailleurs et à parts égales dans la même confrérie aveugle pour y déverser de semblables fantasmes. Car « l’Amérique » est à la fois plus grande et plus petite que ce qu’on en dit, et ce n’est pas Jonathan Franzen, ce petit Américain comme tant d’autres, qui nous démentira. Né dans l’Illinois en 1959, il a « grandi au centre du pays, au milieu de l’âge d’or de la classe moyenne américaine. » De son pays, il a donc connu cette belle époque que sont toujours les époques de transition, et c’est cette Amérique impertinente, libre, et probablement déchue, qui nous revient ici sous la plume d’un écrivain dont on sent combien il a pu rêver s’y investir, et combien il a décidé, l’âge venant, de se laisser envahir par la langueur, le détachement, cette forme un peu lasse d’humour sur soi qui n’est pas étrangère au charme presque bucolique de ce récit.

 

« J’ai passé de longs moments morbides et délicieux dans la solitude, commandé par cette espèce d’instinct hormonal qui, j’imagine, incite les chats à manger de l’herbe », rapporte-t-il en songeant à son adolescence : nous pourrions être nombreux (fors le talent) à pouvoir faire état d’une telle disposition. Tout se passe là, entre un père arborant « un air résigné qui résumait sa vie », une mère mourante qui avait fait de sa maison « un roman », et Tom, le grand frère idéalisé qui mène sa barque aussi loin que possible des encombrements familiaux. Le jeune Franzen cultive une image assez clinique de lui-même, mais nous aurions tort de chercher dans cette image dépréciée l’indice d’une quelconque morbidité. « Le peu que je savais de la méchanceté du monde me venait d’une partie de camping, [], au cours de laquelle j’avais jeté dans un feu de camp une grenouille, que j’avais regardée se flétrir et se tortiller sur la face plate d’une bûche » : Franzen, aujourd’hui comme hier, semble toujours évoluer à côté du monde réel, et c’est cette part d’enfance, dont il pouvait craindre qu’elle le poursuivrait comme une marque d’échec, qui finalement le révèle à lui-même. Aussi ses vrais héros, ou peut-être vaudrait-il mieux dire ses alter ego, furent-ils Charlie Brown et son créateur Charles M. Schulz, qui lui inspirent ici quelques pages presque aussi remarquables que l’épisode de la vente de la maison de famille. De Snoopy, le fameux petit chien, il écrit qu’il était « un animal non-animal solitaire qui vivait parmi des créatures plus grandes et d’une autre espèce, ce qui était plus ou moins le sentiment que j’avais de ma propre situation à la maison ». L’identification à Charlie Brown, victime perpétuelle du « sentiment de culpabilité » et souffre-douleur dont les pairs raillent l’inadéquation au réel, révèlent un écrivain empli de tendresse pour ces âges et ces situations qui échappent aux formes connues, et communément appréciées, de la normalité sociologique.

 

Petit à petit, le jeune garçon sous influence qui cherche à se fondre dans les traces des autres, celles de son grand frère, celle des membres du groupe « Camaraderie » que patronne la première Église congréganiste, celles encore des fortes têtes de son lycée, conquerra sa liberté et ne suivra plus que sa voie propre. C’est l’histoire classique de la naissance de l’individu, ici rapportée dans un mouvement qui est tout à la fois laconique et profond. Sa propre voie, c’est bien sûr la naissance à l’écriture, qu’il nous raconte ici comme elle doit être racontée, c’est-à-dire sans que soit omis aucun de ses aspects les plus triviaux. Mais c’est aussi son « histoire avec les oiseaux », qui tourne à la passion, quand ce n’est pas à « l’addiction », et à laquelle il consacre le dernier chapitre de ce récit. L’auteur alors n’est plus que lui-même, l’adulte est né, et cette longue passion en porte paradoxalement témoignage. « Mon histoire d’amour avec les oiseaux commença à soulager le chagrin que je cherchais à fuir », écrit-il. Aussi le développement qu’il leur consacre est-il étonnant, non seulement parce qu’il en est devenu un authentique spécialiste, mais parce qu’ils lui inspirent des saillies qui ne sont pas seulement politiques mais familiales, amoureuses, anthropologiques. Et lorsqu’il écrit que « cette bande mêlée de modestes piafs et pluviers sur la plage me rappelait les humains que j’aimais le mieux : ceux qui ne s’adaptaient pas », nous sommes heureux de retrouver le Franzen décrit une centaine de pages plus tôt, ce petit Charlie Brown que, finalement, il n’a jamais cessé d’être.

 

Jonathan Franzen, La zone d'inconfort - Éditions de l'Olivier
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Francis Kerline
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007

8 janvier 2017

Primaires citoyennes - Jaurès, Combes et... Peillon

 

Je profite des Primaires citoyennes des 21 et 29 janvier prochains pour archiver cet échange déjà très ancien (dix-sept ans...) avec Vincent Peillon, alors que celui-ci venait de faire paraître chez Grasset, dans la collection Le Collège de Philosophie, un très beau livre sur Jean Jaurès (Jean Jaurès et la religion du socialisme), et que la Fondation Jean-Jaurès publiait de son côté une version remaniée de ce qui fut mon Mémoire de 3ème à l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, L'esprit clerc, Émile Combes ou le chemin de croix du diable.


Ce dialogue fut publié dans le n° 3 de La Revue Socialiste en avril 2000.

L'échange est animé par Laurent Bouvet, qui en était alors le rédacteur en chef.
 

Vincent Peillon - Jean Jaurès et la religion du socialisme-checker

 

 

D’une fin de siècle à l’autre : Jean Jaurès et Emile Combes

Vincent Peillon est député de la Somme et secrétaire national du Parti socialiste.
Marc Villemain est chargé de mission auprès du premier secrétaire du PS.
Débat animé par Laurent Bouvet.
___________________________

 

La publication de deux études sur Jean Jaurès et Émile Combes par deux membres de la rédaction de la Revue Socialiste nous donne l’occasion de revenir non tant sur l’esprit d’une époque que ces deux personnages ont fortement marqué il y a tout juste un siècle, mais plutôt sur leurs idées, pour le moins oubliées, comme nous l’expliquent Vincent Peillon et Marc Villemain. Des idées qui semblent pourtant susceptibles d’éclairer les lanternes de la gauche contemporaine à l’heure d’une réflexion indispensable sur les vices et les vertus de l’individualisme ou sur la persistance du religieux au coeur du politique.

 

RS : Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Émile Combes et à Jean Jaurès ? S’agit-il d’une simple préoccupation d’historien, ou bien y a-t-il dans les questions au coeur du débat politique d’aujourd’hui – particulièrement à gauche – des interrogations qui font écho à celles de ces deux auteurs ? Qu’en est-il pour Jaurès, père (re)fondateur du socialisme français ?

 

Vincent Peillon : En ce qui concerne Jaurès, mon sentiment est que s’il a été assassiné une première fois, physiquement, il a également été assassiné intellectuellement. Ainsi est-il frappant de constater que si Jaurès est un personnage très connu – il est d’ailleurs revendiqué par plusieurs traditions politiques – sa pensée reste profondément méconnue. Elle est méconnue au point que ses oeuvres complètes sont restées indisponibles tout au long du siècle. On peut tout lire en France, mais on ne peut pas lire Jean Jaurès, sauf par fragments. Celui qui veut lire Jaurès de manière approfondie doit aller en bibliothèque. Cet « assassinat intellectuel » que j’évoquais, cette sorte d’amnésie collective, a nécessairement un sens : si on ne connaît pas Jaurès, c’est qu’on ne veut pas le connaître. On est d’accord pour l’évoquer à la tribune des Congrès, pour transférer ses cendres au Panthéon, pour donner son nom à des lycées, des collèges, des places... mais on ne veut pas en savoir plus. Je pense que l’on a même cherché à ce qu’il demeure inconnu. Il y a derrière cette attitude paradoxale une sorte d’amnésie du socialisme sur sa propre histoire et sur son passé intellectuel. Le socialisme a vécu de façon douloureuse la séparation du Congrès de Tours en 1920. Il a refoulé des éléments de sa tradition pour surmonter cette rupture avec le communisme. Le socialisme a eu du mal à articuler en particulier matérialisme et idéalisme, il s’est plié à la vulgate matérialiste du marxisme en refoulant une part de lui-même qui était fondatrice, cette part qu’on retrouve précisément chez Jaurès lorsqu’il avoue, très nettement, son idéalisme et son spiritualisme. L’intérêt de se pencher, une nouvelle fois sur Jean Jaurès, vient de ce qu’au moment où l’on ferme la longue parenthèse communiste du siècle avec la chute du Mur de Berlin, il ne paraît pas inutile de se retourner vers cette tradition refoulée du socialisme, car elle nous porte vers l’avenir.

 

RS : Pourquoi, de manière symétrique, s’intéresser à Emile Combes, alors que cela paraît encore plus paradoxal que pour Jaurès, puisqu’en ce qui le concerne, seule une image est restée : celle du « petit père Combes », le défenseur d’une laïcité de combat ?

 

Marc Villemain : Peut-être parce que le propos de Vincent Peillon sur Jaurès pourrait s’appliquer à Combes lui-même. À deux réserves près : premièrement, Combes n’est pas socialiste mais radical-socialiste, ce qui est important dans le contexte d’une époque où les radicaux dominent la vie politique française. Deuxièmement, Combes n’a ni l’envergure ni le génie du Jaurès penseur. Cela étant dit, tout ce qu’explique Vincent Peillon sur la pensée méconnue, sur les oeuvres indisponibles, sur le fait de savoir si on souhaite le connaître vraiment, voire sur l’assassinat symbolique du personnage, tout cela vaut aussi pour Combes. Je fais d’ailleurs remarquer que tous deux étaient amis, et que c’est Jaurès qui vient chaque fois à la rescousse de Combes dans ses passes difficiles. La pensée d’Emile Combes est méconnue parce qu’on a gardé de lui l’image d’un homme atteint de monomanie contre l’Eglise, sans trop comprendre d’où venait son inspiration politique et ce que son discours pouvait avoir comme écho dans la société de son temps. Se pose dès lors la question de savoir si l’on souhaite réellement connaître ce qui se cache derrière Combes, inspirateur (et non auteur) de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les débats de ces années de lutte nous paraissent bien vifs aujourd’hui, trop vifs sans doute pour la société française contemporaine, dans laquelle la parole vive n’évoque plus grand-chose à personne, sauf sous des formes caricaturales ou extrêmes. L’idée qu’une valeur aussi bien acceptée que la laïcité puisse venir de ces temps d’affrontement et de mini-guerre civile n’est pas évidente au premier abord. Alors, pourquoi s’intéresser à Combes… ? Sans doute, et de manière plus ou moins inconsciente chez moi, par attirance pour ces personnages décalés, comme parcourus d’un faisceau de blessures, et dont l’image a peu à peu été corrodée, pervertie, par un travail très superficiel de sédimentation culturelle. Autant la caricature m’amuse, autant je sais bien qu’il y a derrière toute caricature son antidote, sa contre-caricature en quelque sorte. J’ai donc voulu traduire la complexité de l’époque, et avec elle celle de Combes lui-même, en essayant de montrer qu’il était autre chose qu’un bouffeur de curés, de nonnes et d’abbés… Il se qualifiait lui-même de « spiritualiste fervent ». Et il ira jusqu’à dire que « le catholicisme représentait l’effort le plus vigoureux pour pénétrer l’énigme jusqu’à présent indéchiffrable de la destinée humaine ». Sans même évoquer ce que j’ai pu discerner comme une espèce « d’aimantation ecclésiale » et cette sourde attirance pour les hommes et les femmes de foi…

 

RS : Dans la manière dont les socialistes français ont « oublié » Jaurès, n’y a-t-il pas quelque chose qui serait de l’ordre du refoulement d’une des traditions que Jaurès a intégré dans le socialisme français au moment où il réalise la synthèse du républicanisme et du socialisme : la tradition libérale – entendu ici dans son sens politique, telle qu’elle a été elle-même intégrée au républicanisme ? N’y a-t-il pas chez Jaurès un certain nombre d’éléments qui mériteraient aujourd’hui d’être pris en considération dans le débat qui anime la social-démocratie européenne dans sa relation avec le libéralisme ?

 

V.P. : Jaurès s’inscrit en effet dans la tradition du libéralisme politique au sens révolutionnaire. Jaurès est un « individualiste ». C’est-à-dire qu’il pense que le but de la politique, c’est l’épanouissement de l’individu. Le pouvoir politique est chez lui délimité par la protection de l’individu. Ce positionnement résonne incontestablement avec des débats contemporains, car la tradition du libéralisme politique est liée à celle du libéralisme économique – particulièrement à la notion de propriété. Aux yeux des libéraux, si l’on considère John Locke par exemple, l’idée de propriété est une idée qui est née de la conception de l’individu. La propriété est une extension de la personne. On retrouve ce thème chez Jaurès, médiatisé par un passage par l’idéalisme allemand : la propriété est une des voies de la réalisation de soi. Jaurès développe ainsi un certain nombre de thèses où il explique que l’appropriation collective des moyens de production doit passer par la propriété individuelle. En effet, ce qui est gênant à ses yeux, c’est la concentration du capital – il défend un mode d’appropriation collective sous la forme d’une diffusion plutôt que d’une étatisation – il se montre très favorable à l’artisanat, au petit commerce et à la petite paysannerie. On peut trouver chez Jaurès des réflexions stimulantes concernant le débat actuel sur l’épargne salariale et l’actionnariat des salariés notamment. Ainsi que veut dire lutter contre le capitalisme ? Soit on construit un collectif impersonnel qui a le monopole du capital, soit on permet aux individus de s’approprier le capital, en répandant la propriété – c’est la solution que préconise Jaurès. De même peut-on trouver chez Jaurès des réflexions sur ce que l’on appelle en économie la politique de l’offre, et sur le développement de l’initiative, la nécessité d’organiser la capacité de chacun à produire, à développer des richesses, à s’enrichir.

 

RS : En essayant de maintenir le même parallèle, est-ce qu’il y a dans la pensée et le combat d’Emile Combes en faveur de la laïcité des éléments qui pourraient éclairer des débats contemporains, en ce qui concerne notamment le rapport de la société française contemporaine au religieux – à la manière dont l’analyse Marcel Gauchet par exemple ?

 

M.V. : Je ne sais pas si Combes peut nous éclairer sur ce rapport. En revanche, la manière dont il a mené son combat nous livre, je le crois, quelques enseignements précieux. N’oublions pas que pour la gauche, la question du religieux est toujours restée plus ou moins interdite. Nous soulignions tout à l’heure l’origine matérialiste de la gauche ; or Combes y insistait beaucoup, quand Jaurès disait que l’avenir du socialisme passait par une grande révolution religieuse… Autant de choses bien oubliées aujourd’hui. C’est le processus de sécularisation de la société qui était l’enjeu de l’époque, et c’est celui-ci qui continue de troubler la gauche contemporaine.  Aujourd’hui, et alors que la place de l’islam est au centre des débats, on voit bien que les questions posées sont les mêmes qu’à l’époque de Combes : celles du ralliement de la religion à la République, de la compatibilité de la liberté individuelle et de la vie religieuse, de la place du religieux dans une société laïque et démocratique. La question s’est posée pour les catholiques en des termes très forts – eux qui n’étaient gagnés ni à la république, ni à la démocratie, ni au suffrage universel. Ils se sentaient étrangers à cette modernité. Et s’ils s’y sont finalement ralliés, c’est en créant un petit schisme au sein de l’Eglise, lequel a durci, par un effet de système, les plus réfractaires au ralliement. Ce n’est donc pas tant Combes que l’époque à laquelle il a vécu et agit qui nous informe, et qui nous oblige aujourd’hui à une réflexion sur le lien entre le politique et le religieux. On sortira peut-être un jour de la religion, en tant que structure ou modèle structurant, mais on ne sortira jamais du religieux. Je suis en accord avec Marcel Gauchet sur ce point, au sens où la modernité contient – quoiqu’elle s’en défende, et malgré elle – du religieux. On cherche encore aujourd’hui un sens supérieur à l’action politique, et ce sens, s’il n’est plus qualifiable de religieux, demeure très largement métaphysique. Gauchet le dit très bien : on n’a jamais de rapport neutre au réel, on le façonne, on le taraude... André Gide disait sur un mode un peu sarcastique que la religion chrétienne est une religion «essentiellement consolatrice ». Or nous continuons évidemment d’avoir besoin de consolation. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir fleurir, avec un succès certain, toute une littérature de la consolation – je pense, et sur des registres différents mais voisins, à André Comte-Sponville ou à Christian Bobin. Il ne s’agit ni  plus ni moins que de donner un peu de sens, ou au moins de fondement, au cheminement individuel, en reposant de vieilles questions mille fois traitées par les religions. Combes, pour en revenir à lui, y a répondu, mais avec toutes les ambiguïtés de son époque. La société, l’histoire, l’ont poussé à un combat dont le visage peut aujourd’hui paraître caricatural ou suranné – et pourtant ô combien nécessaire pour l’établissement de la république. Il s’est pourtant acquitté de sa tâche à travers un jeu de cache-cache qui en dit long sur ses dispositions personnelles – ainsi parlait-il en 1904, dans un discours fameux, des « idées nécessaires de la chrétienté ». Vivement  attaqué après ce discours, c’est d’ailleurs Jaurès qui, une nouvelle fois, viendra à sa rescousse. Combes entretenait des relations douloureuses avec le religieux ; sans doute parce qu’il savait l’intensité de la puissance métaphysique qui taraude l’individu. C’est finalement à cette souffrance que j’ai voulu m’ouvrir dans cette Note de la Fondation Jaurès. Mais bien qu’étant loin d’être le seul à l’époque – que l’on songe simplement à Jaurès ! – cette ambiguïté a suffi à le faire condamner, à maintes reprises, comme trop tolérant à l’égard des catholiques. Clemenceau, pour ne citer que l’un des plus brillants, n’hésitait pas à dire de lui – ce sont ses termes – qu’il était «  ridiculement modéré » !

 

RS : On constate, à travers vos réponses, l’attention prêtée par les deux hommes à l’individu et à son rôle central dans la société. On a le sentiment, un siècle après, qu’il s’agit d’une réflexion essentielle pour la gauche de l’époque, mais d’une réflexion qu’on a eu tendance, en raison de l’effet déformant de la lutte idéologique au XXème siècle, à attribuer à la droite. Sur ce point-là, je voudrais avoir vos deux avis, à partir de Combes et Jaurès bien sûr, mais également au-delà, sur le fait de savoir si l’individu peut à nouveau être envisagé comme un élément central de la réflexion de la gauche, en termes identitaires, économiques, sociaux...

 

V.P. : Pour Jaurès, il y a une définition du socialisme qui est simple, c’est « l’individualisme complet ». On trouve chez lui une conception laïque de l’individu, une conception rationaliste. Ce qui fait, ce qui fonde la valeur d’un individu, c’est sa capacité à se déterminer par lui-même. Cette liberté n’existe que pour autant qu’elle est fondée sur une propriété distinctive de l’homme qui est la raison : la capacité de peser le pour et le contre, d’argumenter, de se forger des certitudes. A partir de là, la question qui se pose est celle de l’éducation du jugement – c’est ici que se rejoignent laïcité et individualisme. Ce que l’école laïque doit former, ce sont des individus capables de choisir par eux-mêmes. Il ne s’agit pas, pour continuer ce que nous disions précédemment, d’une conception antireligieuse. Il s’agit de placer l’individu au coeur des préoccupations, et notamment de l’éducation. A partir de là, comment intervient la religion ? La religion – si on considère l’étymologie du terme – c’est le lien. Les individus sont, au départ, seuls, mais ils sont faits pour vivre ensemble. On peut dès lors se demander quelle est la forme de coexistence qui leur permettra d’épanouir au mieux la nature qui est la leur. On peut considérer que, de ce point de vue, le christianisme a fait faillite en ce qu’il a débouché sur une société des égoïsmes, une société qui meurtrit en chaque homme son humanité – la société capitaliste. Il faut donc une autre société. Et cette société, c’est celle que Jaurès identifie au socialisme. On comprend bien que l’individu n’est pas seulement un être qui cherche à manger, se vêtir, consommer... Ce qui fait la nature de l’individu, c’est précisément sa rationalité et sa liberté. Et là on retrouve un idéal encore très présent dans la tradition socialiste contemporaine, celui que l’on trouve déjà chez Descartes : la capacité, la « haute vertu » de l’homme rationaliste, c’est sa générosité. C’est ce que dit Descartes dans le Traité des passions. Ce que dit également Jaurès : « Le capitalisme, c’est l’égoïsme ; le socialisme, c’est la générosité ». Or, qu’est-ce qu’être généreux ? C’est avoir tellement éduqué la liberté en soi qu’on la respecte chez l’autre. Je suis généreux parce que je reconnais en toi la même liberté que celle que j’ai en moi. Si je suis esclave, si je suis quelqu’un qui se soumet, je ne peux reconnaître chez l’autre une quelconque liberté. L’homme généreux, c’est donc aussi celui qui a exercé la raison et qui la reconnaît chez l’autre. Le socialisme de Jaurès, c’est la société des hommes généreux. Ainsi, à l’articulation d’un double paradoxe, le socialisme apparaît-il comme un individualisme et en même temps comme une religion, parce qu’il permet l’organisation collective des libertés individuelles, donnant satisfaction à un mouvement infini de justice qui nous habite et nous dépasse.

 

M.V. : L’époque dont nous parlons est celle de la « mort de Dieu » et du remplacement de la foi chrétienne par une sorte d’espérance matérialiste – et dont le point commun, j’y insiste, est bien la métaphysique. Dans ce précipité idéologique du début du siècle, Combes s’appuyait sur un triptyque à la fois banal et personnel : Rousseau, dont il retenait l’idée de perfectibilité, Robespierre, dont il conservait religieusement le déisme, et Michelet qui lui fournissait la notion de progrès. Il concluait de son inscription dans cette généalogie philosophique et historique un individualisme proche de celui de Jaurès, autrement dit un individualisme religieux. Vincent Peillon a rappelé l’origine étymologique du religieux, cette objectif de relier les hommes ; c’était le sens même de l’action de Combes. Et s’il souffrait, c’est précisément parce qu’il menait un combat qui passait, pour s’imposer, par la division provisoire des hommes entre eux. Le combat laïque comme étape vers la réconciliation des hommes avec eux-mêmes… Combes – il avait beau le dire et le répéter, on ne le croyait évidemment jamais – ne s’est jamais battu contre la religion, mais contre ce qui la faisait choir. Il était une sorte de chrétien primitif, un chrétien d’avant les chapelles et les cléricatures. En cela, son accord est total avec Jaurès, sur le défaut du christianisme (et singulièrement du catholicisme), incapable de relier les individus dans une société moderne. Or ce n’est pas le besoin de sens qui s’éteint aujourd’hui, tout au contraire. C’est le sens religieux qui ne répond plus aux besoins. C’est toute la désespérance de l’homme moderne, individu esseulé, et c’est aussi, bien sûr, toute sa grandeur. Le politique, par substitution, peut apparaître comme un indicateur de sens. D’où la résurgence, dans les discours, d’une certaine forme de lyrisme ou d’euphorie communicationnelle, qu’atteste l’usage pour le moins excessif d’appels à la solidarité, à la fraternité, à l’humanité. Autant de grands mots qui, même s’ils peuvent parfois sonner creux, sont emprunts d’intemporalité, et qui seront intemporellement compris par les citoyens et les électeurs. Ces mots sont empreints de religieux tout en étant parfaitement républicains ; ils font partie d’un sens commun politique.

4 janvier 2017

THÉÂTRE : Névrotik-Hôtel, de Christian Siméon & Michel Fau

 

Lorsque j'ai vu Lady Margaret (Michel Fau), bustier pigeonnant, conquérante, impériale, s'approcher du jeune groom (Antoine Kahan) sur lequel elle avait jeté son dévolu (ou mis le grappin, c'est selon), j'ai songé, comme qui dirait par association d'images, à Lauren Bacall s'asseyant sur les genoux d'Humphrey Bogart dans Le port de l'angoisse. C'est dire si Michel Fau peut être belle ! Mais il est vrai que nous le savions puisqu'il avait donné vie déjà, dans son prodigieux Récital emphatique, à cette diva imprévisible, fragile et sophistiquée que nous retrouvons donc ce soir sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, quoique sous les traits d'une lointaine cousine. Car si le propos n'est pas foncièrement différent - après tout, il s'agit bien de continuer à se jouer des codes et des genres -, la chose, par la grâce d'une "mise en trame" pleine de facétie, œuvre de Christian Siméon, prend ici une tournure plus expressément théâtrale.

 

Le prétexte est assez simple : une dame d'un certain âge, tyrannique et frivole, capricieuse et hypersensible, s'installe dans la suite couleur rose bonbon d'un hôtel normand, où elle s'entiche d'un jeune groom. Elle attend beaucoup de lui et, fantasque mais avec méthode, lui demande d'entrer chaque jour dans la peau d'un nouveau personnage, victime du syndrome de Stockholm, marin portant haut sa virilité ou chevalier portant cotte de mailles, et de jouer avec elle autant de scènes follement romanesques et effroyablement romantiques. Tout cela en chansons, mais cela va sans dire.

 

Quitte à passer pour sectaire ou exalté, autant savoir que je ne pourrai jamais dire le moindre mal de Michel Fau, dont je suis grand admirateur - et inconditionnel, avec ça. Car c'est tout de même un bonheur, et un soulagement, que de pouvoir applaudir, dans notre France si fatiguée, si repliée, un comédien aussi libre de ton, d'attitude, de corps et d'esprit. La passion du burlesque et de la bouffonnerie, l'extravagance hilare, l'hénaurme et la folie baroque ne doivent en effet pas nous tromper : Michel Fau prend les choses très au sérieux. Il y a du Molière en lui, qui exacerbe la théâtralité, force le trait, mais qui est toujours mû par quelque chose de profondément enraciné et bien moins gratuit qu'il y paraît. Car je crois, oui, que Michel Fau prend très au sérieux cette tragédie du romantisme. Kitsch de chez kitsch, et même kitschissime, mais parce qu'il perçoit ce qui, dans le kitsch, possède les traits caractéristiques de la maladresse humaine, laquelle est universelle. Je crois le kitsch bien plus pudique qu'on ne le pense couramment. Il est en quelque sorte l'hommage de la pudeur, peut-être de la timidité, au grand show des émotions. Une mise en espace, disons, des dites émotions qui, sinon, seraient tues, rentrées, frustrées. Le kitsch, à l'instar de l'outrance, de la provocation ou du rire gras, est l'exutoire des grands timides, l'expression travestie des grands inadaptés. Ainsi cet expressionnisme décalé, déluré où Fau excelle, est peut-être sa manière à lui de mettre à distance les troubles trop vifs des grandes passions, une façon, épique, hallucinée, de nous rappeler que le rire est peut-être moins le propre de l'homme que celui du monde même. Et qu'il faut bien trouver à rire en ce monde, faute de quoi l'on ne pourrait guère cesser de le pleurer.

 

Je peux, voyant jouer Michel Fau, rire à m'en étrangler, mais, même sans cela, je ne peux le regarder deux heures durant sans sourire continûment. Un sourire, autrement dit l'expression d'un sentiment de compréhension et de complicité : j'ai toujours cette impression -  peut-être trompeuse, car l'affirmation paraîtra un tantinet ronflante - de comprendre ce qu'il cherche à faire. De comprendre à demi-mot ce qui l'amuse et le touche. Et qui n'est autre que l'insatiable comédie des hommes, de leurs moeurs, de leurs manières, ce plaisir jubilatoire à disséquer leur malice teintée d'incomplétude. Il y a du petit polisson chez Michel Fau, mais un petit polisson incorrigible et irrésistible. Qui semble connaître d'instinct, comme Molière donc, les ressorts de la séduction, ses outrances, sa part de jeu, d'excessive dramatisation et d'irrépressible pathos. Dit autrement : c'est en l'exacerbant que Michel Fau fait exploser ce qui vibre en nous.


C'est pourquoi il a tout pour être un grand auteur populaire. Il a le rire facile, celui qu'il éprouvait déjà, déclara-t-il un jour, lorsqu'enfant il regardait Au théâtre ce soir à la télévision. J'en faisais autant, et moi aussi cela me faisait rire. Les histoires de cocus, les séductions outrancières ou intempestives, les quiproquos, les amants planqués dans le placard, la vraie-fausse comédie des sentiments, et jusqu'à la mise en scène des trois coups, tout cela nous fait rire parce qu'on y décèle autant ce qui y est vrai que ce qui est faux, surjoué, délibérément excessif. Mais c'est dans cette exagération même que l'on comprend un peu de ce qui fait l'humanité commune. Dans Névrotik-Hôtel, Michel Fau et Christian Siméon n'hésitent jamais à user et abuser des ressorts éculés des comiques de situation et de répétition, qui ont toujours été pour moi les deux grandes mamelles du rire universel. Et je crois qu'il faut une forme d'intelligence profonde, quelque chose peut-être qui s'apparente à un instinct, pour tirer aussi fortement sur cette corde. Assumer de se jouer des clichés, de tout ce qui sans doute semblera éculé, induit ce type d'intelligence, une intelligence qui tournera à la drôlerie, même à la poilade, puisqu'elle ne fait que dire d'elle-même : "je ne suis pas dupe." Courons donc le risque de la sentence aphoristique : le goût de la dérision masque toujours une certaine gravité.

 

L'on aurait grandement raison de me dire que Névrotik-Hôtel ne peut se résumer à Michel Fau... Il faudrait donc se demander ce que pourrait être un tel spectacle sans un tel acteur, question d'autant plus difficile que tout ici semble taillé à la mesure du comédien. J'aurai bien alors quelques réserves à formuler : outre que c'est parfois un tout petit peu décousu et que subsistent quelques temps, non pas morts mais au moins un peu amortis, j'aurais aimé que la partition musicale, autour de laquelle le pièce est organisée, soit un peu plus vive ou variée ; quant à Antoine Kahan, s'il ne démérite pas, il faut bien admettre qu'il lui manque sans doute un peu de corps et d'ampleur - à quoi je m'empresse d'ajouter qu'il doit être bien difficile d'être sur scène avec Michel Fau pour seul partenaire. Reste que les deux comédiens peuvent jouer sur le velours de dialogues redoutablement ciselés, et chanter sur des textes un peu inégaux mais toujours facétieux, la majorité étant constituée d'inédits de Michel Rivgauche, parolier bien connu de plusieurs générations de chanteurs - Edith Piaf, notamment, lui doit La foule. Quant à Christian Siméon, il montre une nouvelle fois toute l'étendue de son talent, lui qui sait aussi bien tâter de la légèreté virtuose d'un Woody Allen (dont il a récemment adapté avec grand succès Maris et femmes), que déployer une veine intense et tragique : je pense notamment à Hyènes ou le monologue de Théodore-Frédéric Benoît, pièce d'une grande rudesse et aprêté existentielles, jouée pour la première fois en 1997 par un certain... Michel Fau.

 

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Trame et dialogues : Christian Siméon
Mise en scène : Michel Fau
Avec : Michel Fau et Antoine Kahan
Musiques : Jean-Pierre Stora
Piano : Mathieu El Fassi / Accordéon : Laurent Derache / Violoncelle : Lionel Allemand
Décor : Emmanuel Charles


Visiter le site de Christian Siméon

2 janvier 2017

Paula Fox - Côte ouest

 

 

Partir, revenir

 

Paru aux États-Unis en 1972, Côte Ouest est le troisième roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état d’innocence. À l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux, aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti – entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou, habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance, connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut. « Il lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle de n’importe qui ? »

 

« Personne n’a le droit de revendiquer une innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce que nous rencontrons. » À cette obligation, Annie aura appris à se plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à nouveau, il faut fuir.

 

Paula Fox, Côte ouest - Éditions Joëlle Losfeld
Préface de Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008