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Marc Villemain
24 mai 2017

THÉÂTRE : Histoire du soldat, de Ramuz et Stravinsky

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Mise en scène : Stéphan Druet Direction musicale : Jean-Luc Tingaud
Chefs d'orchestre : Olivier Dejours et Loïc Olivier (en alternance)
Avec : Claude AufaureLicinio Da SilvaFabian Wolfrom et l'Orchestre-atelier Ostinato

t Jusqu'au 16 juillet au Théâtre de Poche-Montparnasse t



Sitôt que Claude Aufaure, assis sous quelques rameaux derrière une table d'écolier, a ouvert la bouche, sitôt qu'il a fait entrer au pas cadencé la troupe des musiciens et leur chef (ce jour-là le jeune et enthousiaste Loïc Olivier), on sait déjà que c'est gagné. On le sait parce qu'Aufaure n'a pas son pareil pour donner vie à un texte, parce que sa présence, son regard, sa voix illuminent immédiatement l'espace, mais pas seulement. On le sait aussi parce qu'on saisit très vite combien comédiens et musiciens ont su désosser et s'approprier l'étrangeté capricieuse du verbe de Ramuz, et cette sensation troublée, impétueuse, que distille toujours la musique si peu consensuelle de Stravinsky. Ce dont il faut d'emblée les complimenter : la chose n'a pas dû être si aisée.

 

Inspirée d'un conte d'Afanassiev, Le Soldat déserteur et le Diable (que l'Avant-scène théâtre a la bonne idée de joindre au livret), le texte de Ramuz raconte l'histoire d'un jeune soldat (le doux Fabian Wolfrom) qui, rentrant de la guerre, vend son violon (son âme) au Diable (le frétillant Licinio Da Silva) en échange d'un livre qui pourrait lui apporter la fortune. Ce qui se produira bel et bien mais se paiera fort cher, comme de bien entendu. 

Créée dans des conditions particulières, puisque Stravinsky fuyant la révolution russe de 1917 a trouvé refuge en Suisse (là où, donc, il fera la connaissance de Ramuz), la pièce a maintenant un siècle presque jour pour jour. Or ce qui me frappe d'emblée, outre l'ingéniosité de la mise en scène (trois comédiens, sept musiciens et une danseuse dans un espace aussi restreint, c'était une gageure !), c'est son immédiate modernité. La langue de Ramuz, accidentée, espiègle, qui de son temps fut autant admirée que décriée, rapport notamment aux libertés qu'elle prenait avec la syntaxe officielle, épouse à merveille la musique syncopée, sarcastique et pour ainsi dire argotique de Stravinsky, lequel s'amuse à entremêler les genres en déclinant une musique de bâteleurs, timbres populaires mais harmonies mouvementées. Peut-être d'ailleurs la sensation de modernité que j'éprouve est-elle trompeuse et devrais-je seulement parler d'atemporalité. Car c'est bien un continuum humain qui nourrit cette re-visitation du mythe faustien, déployé ici derrière le rideau noir de la guerre et dans les manières d'un théâtre ambulant aux réminiscences parfois médiévales. Je fiche d'ailleurs mon billet que, dans un siècle, texte et musique auront traversé le temps sans le moindre dommage. Sauf à avoir d'ici là réglé le vaste problème de la relation entre la fortune et le bonheur, ou disons de l'être et de l'avoir - ce dont il ne serait pas illégitime de douter, et assez fortement avec ça, le conflit étant niché au coeur de la condition humaine et valant probablement de toute éternité.

 

Cette étonnante petite troupe parvient donc, en à peine plus d'une heure et sans le moindre temps mort, à nous emmener là où exactement sans doute Ramuz et Stravinsky voulaient nous emmener : dans un temps dont nous avons assurément oublié les manières mais dans un monde dont nous comprenons bien vite à quel point il est resté le nôtre. Humain on ne peut plus, ce monde, soumis au tiraillement entre nos aspirations immédiates et l'absolutisme de nos visions, entre la nécessité de survivre, le goût de vivre et la présence en tout chose d'une poésie qui se dissimule à nous. Si les musiciens jouent parfois un peu fort (mais il est vrai qu'il faut tout de même marier une contrebasse, une clarinette, un basson, un cornet, un trombon et des percussions dans un espace on ne peut plus réduit), ils font montre, outre leur talent, d'un authentique plaisir à se faire les complices de ce mimodrame peu ordinaire. Quant aux comédiens, il n'y a vraiment rien à en redire. Fabian Wolfrom campe avec justesse un soldat un peu candide encore, plein de fougue et de nobles valeurs, les mimiques et les virevoltes de Licinio Da Silva portent sur scène juste ce qu'il faut d'énergie et de drolerie, enfin Claude Aufaure se montre très à son aise pour se faire lyrique avec malice, exciter ce qu'il y a de poétique dans l'émotion aussi bien que nous soutirer un sourire amusé. Une réussite, vous dis-je. t

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