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Marc Villemain
25 mars 2018

Sebastian Barry - Des jours sans fin

 

 

De beaux lendemains

 

Si je confesse être entré dans ce roman avec un peu de circonspection (confusément heurté, traditionnel comme je le suis ou finirai par le devenir, par l'absence de particule de négation), je dois illico ajouter que j'en suis sorti avec enthousiasme et grand engouement. Je ne saurai affirmer, à l'instar de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature, qu'il s'agit de « mon roman préféré de l’année », quoique la chose ne soit pas impensable, mais, une fois cette particularité linguistique digérée et entérinée, vraiment ce fut avec exaltation que je me suis laissé gagner par la prose incroyablement vivante, rythmée, lyrique, brutale et délicate de Sebastian Barry, et par ses images d'une ingéniosité qui bien souvent força mon admiration. Notons au passage que Des jours sans fin lui aura permis de remporter en Angleterre et pour la deuxième fois le très fameux prix Costa - après Le Testament caché, en 2008, traduit comme le reste de son œuvre chez Joëlle Losfeld -, chose exceptionnelle et à ma connaissance unique.

 

L'histoire avait tout pour conquérir l'enfant qui s'obstine en moi : il y a les Indiens, il y a cette Amérique encore balbutiante, les grands enthousiasmes conquérants et dévastateurs du dix-neuvième siècle, le souffle de l'Histoire, les grands moments de bascule, les tragédies humaines et les drames intimes, bref tout l'attirail à même d'enflammer un imaginaire épique dont je ne me suis jamais tout à fait départi. Reste que c'est aussi dans son épopée généalogique personnelle que Sebastian Barry est allé puisé : outre le médaillon en couverture, saisissant, de son arrière-grand-oncle, le livre est dédié à son fils Toby, lequel, après semble-t-il une longue période de chagrin et de doute, s'est délesté auprès de ses parents de ce qui le taraudait : son homosexualité. Que le lecteur rétif aux atmosphères de western, de guerre mâle et de virilité mal comprise ne se laisse donc pas abuser : Des jours sans fin est un roman d'un incroyable délicatesse de coeur et d'esprit.

 

* * * 

 

Tout commence avec l'arrivée en Amérique du jeune Thomas McNulty, un gamin encore, orphelin, qui a fui l'Irlande et sa Grande Famine - celle qui, entre 1845 et 1852, jeta tout un peuple dans la faim et la maladie, et décima, selon les estimations, un million de personnes. Il fera là-bas la connaissance d'un autre gosse, John Cole, dont il sera aussitôt l'ami et qui, surtout, deviendra à jamais son seul et unique amour. Pour survivre, les deux mômes se font embaucher dans un bar où, grimés, enrobés, travestis, ils improviseront chaque soir quelques danses joyeuses pour des hommes de peu auxquels ils feront briller les yeux et qu'ils émerveilleront de leur fraîcheur. Ce qui donne lieu à des moments pittoresques bien sûr, mais aussi très sensibles et étonnamment enjoués. Là se joue assurément la scène fondatrice du jeune McNulty, là que s'esquisse son devenir intime. La jeunesse de ces deux garçons est on ne peut plus miséreuse, mais parsemée de grands et beaux moments de complicité, peut-être même des éclats de bonheur, même s'ils savent tous deux que rien de tout cela n'est jamais fait pour durer. Mais le temps passe, et ils grandissent dans une Amérique qui, loin d'être unie encore, se déchire entre les Confédérés du Sud et ceux qui en appellent à cette Union qui fera la gloire d'Abraham Lincoln. Les Indiens, au milieu, connaîtront le calvaire.

 

C'est ce monde d'une effroyable violence physique, matérielle et morale que décrit Barry, et c'est une prouesse que de savoir dire avec autant de justesse la froideur du crime, la démence froide et brutale, et de les montrer chez des hommes qui n'en ont pas forcément moins de cœur que les autres, qui eux aussi savent aimer. Car Barry montre avec une tendresse peu ordinaire ce qui s'acharne en nous à la sauvagerie et se tient toujours prêt au pire. Il faut lui savoir gré de l'écrire à un moment du monde, le nôtre, qui non seulement semble reculer toujours plus devant la complexité, mais s'en défier avec une passion assez folle, aspirant sans doute aux bons vieux équilibres de la binarité, du bien et du mal, de Diable et de Dieu.


Barry mêle l'épique et l'intime avec un brio et une sensibilité dont je dois dire que cela m'a parfois laissé bouché bée. Et si bien des scènes sont effroyables, proprement horrifiques, c'est bien sûr le contraste entre la férocité dont tout soldat doit être capable - ne serait-ce que pour survivre - et la délicatesse, la pudeur et à sa manière la grandeur d'âme de McNulty qui rend tout ce récit infiniment poignant. Si tout chez Barry est très palpable, incarné, concret, réaliste pour ainsi dire, il est impossible de ne pas éprouver le caractère décisif de ce à quoi il touche, les questions afférentes à la vie et à la mort bien sûr, à ce qu'il faut éventuellement savoir leur sacrifier, mais plus encore les profondes et insolubles interrogations relatives à la destinée des hommes. Et il y a dans ce que j'appellerai son naturalisme transcendé un authentique questionnement moral et métaphysique. Au plus haut de la sauvagerie, le jeune McNulty sait d'ailleurs que ce qui se joue vraiment est toujours supérieur à ce pour quoi les hommes s'agitent.

 

     On charge et on transperce tous ceux que les obus ou les balles ont trompeusement épargnés. Peut-être que les braves se défendent, mais on s'en rend à peine compte. Gonflés par la vengeance, c'est comme si aucune balle pouvait nous atteindre. Notre peur s'est consumée dans la chaleur de la bataille et métamorphosée en un courage assassin. On est des vauriens célestes qui viennent voler les pommes dans les vergers de Dieu [...].

 

Les impressions que laissent sur le lecteur les scènes de combat et de sauvagerie sont très fortes. Mais c'est aussi parce qu'elles sont entrecoupées, dans leur atrocité même, de notations très pures et parfois d'une grande et belle naïveté chez celui qui se bat. Nous ne sommes pas tant plongés dans le bain de sang que dans l'âme de McNulty à l'instant même où, avec les siens, il répand la terreur. D'où la proximité immédiate et animale que nous éprouvons avec des personnages dont on peut sentir la chair, la peur et la sueur. Il est complexe de mettre au jour le secret de Barry, mais sans doute la puissance d'évocation de ses images, nombreuses, variées, osées, y est-elle pour beaucoup : 

 

     Une fois tous les corps dans les fosses, on les a recouverts de terre, comme si on étalait de la pâte sur deux immenses tourtes.

 

Nous sommes toujours en train de contempler le réel, mais c'est un réel infimement tamisé par une distance métaphorique qui lui confère un relief paradoxal et, finalement, profondément humain - telle cette pluie qui « ... a ensuite aplati l'herbe comme de la graisse d'ours sur les cheveux d'une squaw. »
Enfin ce qui bien sûr est bouleversant dans ce texte, c'est l'implication croissante de McNulty dans son identité féminine - spécialement une époque et des circonstances dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne s'y prêtent guère. Tout part donc d'un travestissement de fortune dans les ruelles d'une enfance de quasi indigence, avant que toute sa vie consiste, en plus d'une hargne à rester vivant, en une longue trajectoire pour devenir celle qu'il est. Sur son ami John il porte bien sûr un regard infiniment clément, d'une tendresse souvent maternelle, un regard de chrétien aussi, chrétien à sa manière, mais son attachement à la petite Winona, enfant rescapée du massacre des Indiens, parachèvera une destinée hors du commun. t

 

N.B. : Je ne formulerai qu'une seule réserve, certes de peu d'importance mais la chose excite en moi quelque démangeaison : amis correcteurs, boutons à jamais hors la langue française ce "au final" aussi laid qu'inutile, et tenons-nous à la recommandation de l'Académie française !

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EXTRAITS

« Arrivée à Memphis. Je sais que mes habits puent. Ma culotte bouffante est tachée d'urine et de merde. Ça peut pas être autrement. Alors on s'offre une nuit dans une pension où on peut se laver, et le lendemain, alors qu'on se prépare pour partir, on sent les poux regagner nos cheveux propres. Ils ont passé la nuit dans les coutures de nos robes, et maintenant, tels des colons sur la piste de l'Oregon, ils rampent à nouveau sur l'étrange Amérique de nos peaux. »

« Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s'en moque. La vie, c'est qu'une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule par leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu'il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l'horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu'on rompt pas le pain céleste. »

 

Sebastian Barry, Des jours sans fin - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

21 mars 2018

Entretien avec Éric Bonnargent (Amandine Glévarec, Kroniques)

 

Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de : Atopia, petit observatoire de littérature décalée (au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (aux Éditions du Sonneur).

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Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?

 

E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.

 

M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.

 

E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…

 

M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…

 

E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.

 

M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.

 

Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?

 

E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.

 

Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?

 

M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.

 

Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?

 

E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.

 

M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.

 

Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?

 

M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.


Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.

 

Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?

 

E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.

 

M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?

 

Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?

 

M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.


Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.

 

Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?

 

E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.

 

M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.

 

Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).

 

E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.

 

M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.


Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…


Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.

 

Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?

 

E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?

 

M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…

 

E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.

 

M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.

 

E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »

 

M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.

 

Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables -  qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?

 

M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.

 

Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?

 

E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.

 

La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?

 

E.B. : Boire une bière ?

 

M.V. : Deux, peut-être…

 

E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !

 

MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…


Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient  très à cœur.

 

E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?

 

M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ? 

 

 

15 mars 2018

Laurine Roux - Une immense sensation de calme

 

Après Des carpes et des muets, d'Édith Masson (Prix Erckmann-Chatrian 2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...

 

Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.

 

* * *

 

 

Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.

 

Une immense sensation de calme est un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.

 

D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.

 

Laurine Roux, Une immense sensation de calme - Éditions du Sonneur
PRIX SGDL RÉVÉLATION 2018 de la SGDL
Lire les premières pages et/ou commander le livre

6 mars 2018

Patrick Grainville - Falaise des fous

 

 

L'atelier de l'écrivain

 

Mon admiration pour l'œuvre de Patrick Grainville remonte à loin, à mes vingt ans ou à peu près, lorsque je tombai sur L’orgie, la neige – quatorze années déjà après que l’on posa sur ses Flamboyants la couronne du Goncourt. Nous sommes au début des années 1990, j’ai tout à découvrir de la littérature, de son histoire, de ses enjeux, bref je commence à lire un peu sérieusement. Et je me souviens du choc profond, stylistique et sensuel, que cela fut pour moi. Dans ce que la France alors me montrait d’elle, ou plutôt de ce que j'en percevais, je n'avais pas imaginé qu’une telle écriture pût avoir cours ; j’éprouvais une sorte d'enthousiasme perplexe à me savoir contemporain d’un tel style - et je rapprochais confusément cette sensation de ma lecture de Femmes, de Philippe Sollers, paru quelques années plus tôt, avec lequel j'imaginais une certaine communauté d'esprit, celle des jouisseurs et des esprits libres. Peut-être parce que sous ses dehors foisonnants, baroques, puisque tel est le qualificatif dont on use le plus souvent à propos du style Grainville, derrière son lexique à la fois savant et somptueusement carné, je devinais une énergie très grande et très moderne, comme greffée à un savoir-faire dont je pressentais tout ce qu’il devait à la fréquentation, puis à l'émancipation, des classiques. Car, comme dans l'Atelier du peintre (tableau de Gustave Courbet et roman de Grainville), il y a du monde dans la petite fabrique de l'écrivain : tout ce que le dix-neuvième siècle compte de fous, d'artistes, de penseurs, de monstres sacrés (ou pas), transite par chez lui. Et cette profusion exubérante lui va bien : Grainville est un dévoreur, un insatiable de la sensation qui n'a pas son pareil pour dénicher derrière les grands mouvements ce qui s'agite en chacun.

 

La quatrième de couverture y pourvoyant largement, je ne raconterai pas ici l'histoire de Falaise des fous, saga picturale et fresque cinématographique que Patrick Grainville tend comme un miroir à la France, à ses rêves de gloire, à l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de son art et de sa politique, de son mode de vie et de ses élégances, bref à cet être français capable du meilleur et du pire - mais toujours avec une égale ferveur. Il suffit de savoir que l'on traverse soixante années d'une existence à hauteur d'homme, que cette période s'achève en 1927 avec la mort de Monet, que le narrateur est un Normand installé à Étretat (ce qui bien sûr ne fit qu'ajouter à ma curiosité...), et que Patrick Grainville, en s'arrimant au choc de la révolution impressionniste, témoigne dans un même geste du caractère exceptionnel,  tragique et exaltant, de cette période. Et que l'ensemble est époustouflant.

 

Dès le début d'ailleurs, avec cette merveilleuse première phrase, de celles qui pourraient s'enseigner ou, mieux encore, qui s'installent dans notre drôle de mémoire collective sans que l'on ne sache plus très bien quel en fut le véhicule : « Jadis, j'ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel. » Un monde s'esquisse. Avec une telle phrase tout devient possible, tout s'ouvre.

Et si j'ai bien pu, au début de ma lecture, souffrir un peu de ne pas reconnaître parfaitement « mon » Grainville, celui des débordements lyriques, des fulgurances rimbaldiennes et des visions charnues, c'est que nous avons affaire ici à un formidable roman populaire et savant, sentimental et sensuel, pessimiste et roboratif, qui sait mêler à ce que la vie recèle de plus trivial l'espèce de grandeur singulière qui se dissimule en chacun. On regrettera parfois quelques longueurs, quelques ressassements ? Nous aurions tort : ce sont des gourmandises. Car Grainville écrit comme un ogre : manger lui donne faim. À la correction du temps et au minimalisme de saison, il répond avec du verbe glouton, de l'adjectif à foison et de l'humeur à en débonder. Peu de grands vivants auront eu les honneurs de portraits aussi romanesques, gourmands et sensibles. Car tous, tous ils sont là : Monet bien sûr, Courbet bien sûr, mais Degas aussi, et Boudin, Isabey, Picasso, Dali, et Hugo, Maupassant et Flaubert, et Barrès et Clémenceau, et Péguy et Breton, tant d'autres encore. Chaque figure est évoquée au plus près du corps, ce sont des portraits d'hommes vivants, truffés d'humeurs, de fulgurances et de démissions : tous sont peints en eux-mêmes et en gros plan, dans l'instant irraisonné de leur génie.

 

Même lorsqu'il s'agit d'évoquer les grands engouements collectifs et la folle passion des hommes pour l'histoire, même lorsqu'il faut aller fouiller l'ivraie de l'Affaire Dreyfus, dire l'optimisme de la guerre qui vient et dont si peu reviendront, discuter en famille de la Révolution russe et de sa lueur d'espoir bientôt ternie ou de ces drames modernes passés à postérité (la catastrophe de Courrières, le naufrage du Titanic), ce que dit Grainville des événements, c'est d'abord ce qu'ils font aux hommes. D'où des pages admirables, souvent poignantes, sur les espoirs déchus, sur l'épouvante des gamins dans les tranchées de la Meuse et de la Somme, sur le destin des mineurs de fond ou sur la fragile espérance de vivre. Mais ce qui touche, aussi, c'est cette impression latente, obstinée, que l'homme cherche sans cesse l'occasion ou le motif d'une joie à venir, d'un devenir meilleur, et le roman dit merveilleusement cette propension à épouser la moindre promesse d'espérance (les premiers véhicules à moteur, le triomphe de Charles Lindbergh, le communisme qui naît ou le vieux rêve hugolien d'un genre humain promis à une vie universelle). Rien n'est froid, tout est toujours incarné, passé au tamis de l'individu, de ses désirs et de ses folies. Jusqu'à l'évocation discrète, pudique et fugitive, du grand-père de l'auteur. Le lecteur fait bien mieux qu'assister à l'événement de la vie : à travers le regard de quelques femmes et de quelques hommes dans le quotidien de la guerre, de l'amour, de l'art et de l'espoir, au gré de quelques destinées tellement palpables, tellement proches des nôtres, il en vit le présent même.

 

Et puis bien sûr il y a l'amour - peut-on imaginer un livre de Patrick Grainville sans qu'il soit aussi question d'amour ? Car si Falaise des fous est une ode à la création et une traversée de la psyché nationale, c'est aussi le roman de la reconstruction d'un homme jeune encore qui, rentré meurtri d'Algérie et cherchant la paix sur la côte d'Albâtre, trouvera chez les femmes l'onguent qui le ramènera à la vie en même temps que la passion qui décidera de lui. Les femmes chez Grainville sont intelligentes, modernes, curieuses, élégantes et sensuelles par tempérament, c'est elles qui donnent le ton, le rythme, la direction ; elles décident, elles entraînent, elles vivent plus fort - et les hommes suivent. Le narrateur, empli d'une belle et grande solitude océanique, maladroit en société mais curieux du monde, amoureux de nature, avide d'extases et perméable au chagrin, achève de donner à ce roman balzacien en diable sa carne et son humanité. Et il y a quelque chose d'infiniment touchant à marcher aux côtés de cet homme-là, à le suivre sur son chemin de vie, entre Rouen et Paris en passant par Fécamp, le Havre et New-York, à contempler avec lui, assis sur les galets d'Étretat, la mer immense et changeante qui s'agite entre les trompes de l'amont et de l'aval, et, finalement, à vieillir en même temps que lui.

 

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EXTRAIT

 

« Le contrejour assombrissait la côte d'Amont, la tête d'éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu'on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L'étrave coupant un bon souffle d'ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d'Aval s’allumait. Le Trou à l'Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d'Aval colossale dont l'architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L'Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L'éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s'ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l'anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière ! »

 

Patrick Grainville, Falaise des fous — Éditions du Seuil