Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Marc Villemain
15 mai 2018

Juan Manuel de Prada - La vie invisible

 

 

Par où passe le salut des pénitents, ou l'innocence impossible

 

Observons le visible autour de nous : nous n’y voyons que de la surface. Mais nous sommes bien obligés de croire en la surface : si nous nous mettons à ne plus y croire, tout s’effondre. Si nous nous mettons à ne plus croire que la surface et la vie sont deux mots qui désignent une seule et même chose, si nous nous mettons à ne plus croire que les paroles que nous proférons ne le sont que parce qu’elles sont fondées à l’être, que notre vie, notre carrière, nos ambitions, nos choix, nos décisions, nos renonciations, sont le produit direct de notre intelligence volontaire, si nous nous mettons à ne plus croire au grand récit qui a fait de nous ce que nous sommes et dont nous nous voulons les auteurs incontestables et uniques, alors nous sombrons. Nous sombrons parce que nous sommes des hommes et que nous nous voulons tels ; faute de quoi nous serions sommés de nous regarder comme des jouets entre les mains du tourment – un tourment majuscule, originel, fatal –, comme les souffre-douleur d’une eschatologie surpuissante, des êtres à l’âme choréique, amputés de leur part prométhéenne. Tel est d’ailleurs le rôle joué par le sybaritisme sirupeux et revendiqué de nos sociétés : en nous détournant de la tragédie, il nous permet simplement de continuer à vivre. Ainsi nos petits malheurs réclament-ils bien souvent le statut de grands chagrins, nos petites luttes celui de grandes batailles, nos petites victoires celui de grands triomphes. S’il faut vivre, alors il faut vivre quotidiennement, et cela n’est possible qu’au prix de l’addition de mille refoulements individuels, dont le résultat aboutit à ce grand ensemble que nous désignons par le substantif société. L’on comprend mieux dès lors le succès de la notion, et surtout des problématiques de « l’environnement » : l’environnement n’est qu’environnement du noyau du monde. Ce que dit très bien le mot allemand « Umwelt », où préfixe « Um » exprime la circularité. Comme l’a montré Peter Sloterdijk avec l’éclat qu’on lui connaît : « l’environnement, d’un point de vue ontologique, a donc la qualité d’une cage » (La domestication de l’être, éditions Mille et une nuits).

 

Or voilà : il peut arriver que l’environnement s’effondre. Que ce que nous pensions justifié, légitimé, mérité, installé, soit conduit à se fissurer. Que ce qui nous dissimulait jusqu’à présent le noyau du monde nous explose à la figure comme un geyser qui aurait trop longtemps contenu sa nécessité, et que de son jaillissement sourde une larme qui, à son tour, deviendra l’environnement de notre monde intime – un environnement vrai, débarrassé de ses scories, de ses virtualités artificielles, de ses démissions inavouées. La surface s’est fendillée, lézardée, crevassée, elle a pris sous nos yeux dessillés l’apparence d’une douloureuse gerçure, et voilà que la vie soudain nous tend ses lèvres noires, et que de sa bouche sort la seule vérité possible : celle qui fait mal. À cette vérité qui fait mal, Juan Manuel de Prada a donné le nom de « vie invisible ». Et comme il ne faut pas faire de mystère pour rien, il nous l’annonce dès la première phrase de ce magistral roman : « Au-dessous de cette vie que nous croyons unique et vulnérable court, semblable à une source souterraine, une vie invisible ; à moins qu’elle ne coure au-dessus, telle une bourrasque d’apparence inoffensive dont le baiser donne pourtant le frisson et glace jusqu’aux os » ; elle est « un saisissement proche du contact furtif et visqueux de la culpabilité ». Le mot est lâché : coupable. Car coupable, chaque protagoniste l’est ; ou plutôt, ou surtout : croit l’être ; de cette insoutenable culpabilité qui nettoie de fond en comble la poussière accumulée aux différents étages de l’être.

 

* * * 

 

Alejandro Losada est un écrivain madrilène. À quelques encablures de son mariage avec Laura, il entreprend un voyage contraint à Chicago, à l’invitation d’un centre culturel. Quelques jours plus tôt, la télévision passait encore en boucle et jusqu’à la nausée l’effondrement des tours jumelles, les flammes qui « montaient à l’assaut de leurs chairs comme autant de tiges de lierre ardentes », les humains qui sautaient dans le vide, semblables à « des hirondelles paralytiques ou à des Christs privés du support de la Croix ». Alejandro n’envisage pas le voyage de très bon cœur, mais Laura y voit pour lui le moyen d’insuffler un regain d’inspiration à son œuvre romanesque en état de sommeil. Dans l’avion, il est accosté par Elena, admiratrice fougueuse, jeune, troublante, incontrôlable, sûre jusqu’à la  vulgarité de sa beauté embrasée (mais Alejandro, comme le pénitent qui s’ignore encore, a « toujours trouvé excitante la vulgarité qui a honte d’elle-même »). Toujours est-il qu’Alejandro donne sa conférence. Au fond de la salle, seul à rire (et à comprendre) parmi un public très comme il faut, un homme, Tom Chambers, brute tatouée au cœur d’éponge. Il est venu parce que, dans sa jeunesse, Alejandro avait écrit un texte, superbe, sur Fanny Riffel, pin-up star des années cinquante – autant dire il y a des siècles, quand un sein sur une couverture de magazine valait un emprisonnement et un bannissement de la communauté des semblables. Fanny a disparu de la circulation depuis bien longtemps, mais Chambers est le seul a tout savoir, ce qu’elle est devenue, les épreuves (et quelles épreuves ) elle a dû traverser. Il confie alors son bien le plus précieux à un Alejandro de plus en plus retiré de la surface : les conversations enregistrées qu’il eut avec Fanny des années durant, et dans lesquelles est révélée toute la vie invisible de celle qui fut « le revers obscur de Marilyn ». À charge d’Alejandro d’en écrire le roman.

 

Mais Alejandro n’est déjà plus le même : il est la proie du désir. Innocent, innocent en tout, vierge de toute consommation charnelle, mais coupable d’avoir désiré, quand bien même cela ne se serait produit que dans les seuls entrelacs de ses entrailles, coupable de l’intention du désir, coupable d’une « faute irréalisée ». Il aime Laura, et comment, mais le visage d’Elena est là qui le poursuit, et pour Elena aussi la machine s’est emballée, tout est trop tard, l’histoire l’a mise sur les rails de la vie invisible et la rapproche inexorablement des plus incommensurables souffrances. Alors elle subira tout ce que l’imagination des hommes peut faire à une femme dont un seul éclat du regard suffit à les bouleverser – ou à les effrayer, ce qui revient au même. Mais notre compassion est sollicitée de toute part, et à l’inexorable flétrissure dont Elena escompte la rédemption, répond, comme en écho que nulle distance, pas même dans le temps, ne suffit à brouiller, la déchéance terminale de Fanny. De retour en Espagne, les « voix murmurantes » de la vie invisible de Fanny la pin-up s’apprêtent à plonger Alejandro dans la fresque inouïe de ses tortures et de sa démence. « Il n’y a pas de péché, même par omission, qui n’entraîne sa pénitence », scande le narrateur. C’est son credo, qui l’aliène autant qu’il le libère : salut et condamnation ne sont qu’une seule et même chose, les deux horizons d’une même frontière. Sur le chemin de sa folle culpabilité, déchaînée par des éléments dont il ne parviendra plus jamais à se dégager, Alejandro va croiser celle de Chambers, bourreau impitoyable puis protecteur amoureusement omniscient de Fanny. Les vies se mêlent, les culpabilités se nourrissent, les histoires se répondent, se stimulent et abondent le chaudron des fautes à expier et des malédictions à surmonter. Rejoint au cours du livre par son ami Bruno, Alejandro va parcourir ce que l’esprit humain a pu concevoir de plus lugubre : sa folie. Désormais il ira partout où la vie est invisible au commun des mortels, invisible à celui qui se rend à son bureau le matin après s’être rasé de près, invisible à celle qui fait ses emplettes dans le samedi après-midi des beaux quartiers, invisible aux humains qui continuent de s’accrocher à la surface en se persuadant dans un réflexe complaisant que la surface est la vie. Alejandro nous enchaîne sur son chemin de croix, et nous nous surprenons, tétanisés, à prier pour que s’inverse le cours des choses. Mais c’est un vœu pieux : la vie invisible a toujours le dessus.

 

* * *

 

On n’entre dans ce livre ni n’en sort sans effroi : approcher de la vie invisible ne peut se faire à moitié, elle est une fatalité à laquelle nul lecteur ne peut échapper dès lors que le hasard, ce « papier englué où se prennent les mouches », a ouvert sous ses pieds le gouffre où s’expérimente et se trame ce que la surface recouvre d’une pellicule melliflue de légèreté et d’oubli. « Nos actes clandestins, ainsi que les brumes du sommeil, finissent par coloniser le monde sensible » : dès lors, le monde sensible est voué à l’explosion. Tout ce que hier encore nous projetions, tout ce qui nous paraissait aller de soi, tout ce qui nous faisait nous mouvoir, tous les rêves sucrés que nous fomentions dans notre inconscience installée, rien de tout cela ne tient plus ; alors les murs de nos vies se lézardent jusqu’à s’écarter pour laisser remonter à la surface l’être que nous ne soupçonnions plus en nous, « comme les corps des noyés ». Alejandro va se débattre avec la foi du « converti qui veut être blâmé et vilipendé », car « l’homme a moins besoin d’espoir que de peur pour se sentir vivant ». Or c’est à la vie qu’Alejandro veut revenir, et c’est pourquoi il lui faudra passer par la vie invisible : l’on ne peut revenir que d’un lieu qui n’est pas soi. 

 

Loin de la bonne conscience somnambulique et du tropisme mémoriel dont l’hystérie contemporaine ne sert qu’à repousser les affres du présent, Alejandro Losana, qui tient plus du témoin que du héros, s’en va sur le chemin de la guerre pour affronter la part maudite de l’homme, celle dont on nous dit complaisamment qu’elle ne loge qu’en quelques-uns d’entre nous, pauvres hères psychotiques, déments et bons seulement à bannir. Comme Elena, comme Fanny, comme Bruno, comme Tom, il éprouvera dans sa chair l’imperturbable logique de la vie lorsqu’elle décide de se couper de ses fils. Et dans la fantasmagorie chrétienne du salut, empruntera la plus exigeante des voies : celle de notre irrémissible culpabilité.

 

Juan Manuel de Prada, La vie invisible - Éditions du Seuil
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, mars 2005

11 mai 2018

Richard Powers - La Chambre aux échos

 

 

Le roman du cerveau

 

Il est l'un des écrivains les plus complets et les plus brillants de sa génération. Un de ces écrivains comme les États-Unis se plaisent à en fabriquer, brassant les savoirs et embrassant le monde, portant attention aux couleurs du ciel autant qu’aux coulisses de l’univers. L’auteur d’un roman magistral, Le Temps où nous chantions, une bible pour ceux qui voudraient comprendre un peu mieux dans quel métal se conçoit et s’invente l’identité américaine. Un immense styliste, enfin, dont nous ne nous lassons pas d’admirer l’ingéniosité des formes et des constructions, l’ampleur et la précision des phrases, et cette intelligence du rythme dont je ne suis pas loin de penser, parfois, qu’elle pourrait bien avoir quelque chose de spécifiquement américain. Roman de l’Amérique, Le Temps où nous chantions se déployait sur fond d’histoire familiale et raciale : son lyrisme rencontrait le siècle ; dans La Chambre aux échos, ce n’est plus à l’histoire mais au cerveau des hommes que s’attache Richard Powers. Pas un roman intimiste, donc, mais plutôt un roman de l’intimité – celle du siège de nos pensées et de nos sensations.

 

Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen. Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où des centaines de grues vont se poser « en flot continu » ; elles « convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « Alors que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. » C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald Weber, neurologue fameux. L’histoire peut commencer, qui conduira ces trois-là aux extrémités de l’existence.

 

Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît, comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes, les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre. Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie. C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant, l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci, je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre-arbitre malmené, donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes faits, La Chambre aux échos, tout en s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop, parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total, la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.

 

Richard Powers, La Chambre aux échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Article paru dans Le Magazine des Livres n°12, oct/nov 2018

5 mai 2018

Richard Powers - Le Temps où nous chantions

 

 

Master class

 

Ce dimanche de Pâques, 9 avril 1939. La contralto Marian Anderson chante, à Washington, en plein air, devant le monument dédié à Abraham Lincoln. Bien avant la grande marche des droits civiques d’août 1963, à l’endroit même où Martin Luther King lancera son « rêve » à la face de l’Amérique, le pays tout entier ou presque se laisse empoigner par la voix de la chanteuse. Ce moment symbolique de l’histoire américaine faillit pourtant ne pas se produire : pour cause de négritude, Marian Anderson s’était vue refuser le Constitution Hall ; c’est Eleanor Roosevelt, démissionnant de la très aristocratique association des « Filles de la révolution », qui permettra que le concert se tienne, aux pieds, donc, de celui qui abolit l’esclavage.

 

Ici est le point de départ du roman de Richard Powers. Ce jour de Pâques en effet, au cœur de ce « fleuve humain » à la couleur mêlée, David Strom, émigré juif blanc tout juste arrivé d’Allemagne, rencontre sa future épouse, Delia Daley, une jeune Noire mélomane qui rêve de devenir cantatrice. Ce jour même où, « lorsque cette femme noire se mit à chanter les lieder de Schubert, toute l’Amérique, même la plus sauvage, se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays. » Car « pendant un moment, ici, maintenant, s’étirant le long du bassin aux mille reflets, selon une courbe qui va de l’obélisque du Washington Monument à la base du Lincoln Memorial, puis s’enroule derrière la cantatrice jusqu’aux rives du Potomac, un État impromptu prend forme, improvisé, révolutionnaire, libre – une notion, une nation qui, pendant quelques mesures, par le chant tout du moins, est exactement ce qu’elle prétend être. » C’est dans la foi de cette « nation » sans État ni frontières que David Strom et Delia Daley vont bâtir, non seulement leur union, mais leur famille : Jonah, dont la « voix semble assez forte pour guérir le monde de tous ses péchés », et qui deviendra l’un des plus grands ténors au monde ; Ruth, la petite sœur, dont le don inouï pour le chant ne survivra pas au décès de la mère, morte dans un incendie dont tout laisse à penser qu’il fut en fait criminel, et qui reniera l’éducation familiale pour s’engager aux côtés des Blacks Panthers ; Joseph enfin, dit Joey, le narrateur, scribe mélancolique de l’épopée familiale, qui liera son destin à celui de Jonah et tentera jusqu’au bout de maintenir l’unité de la famille.

 

David et Delia, le paria du Vieux Monde anéanti par l’antisémitisme et la descendante des esclaves africains, vont se lancer de concert dans une folle entreprise : élever leurs enfants en dehors du monde ; mieux : dans une forme de retraite qui leur permettra, une fois devenus grands, de rebâtir le monde à de nouvelles aunes, au-delà du noir et du blanc, au-delà de la couleur – mais d’aucuns entendront : « comme des Blancs ». « On leur parlera de l’avenir » se disent-ils, car l’avenir est « le seul endroit supportable ». Ils vibrent aux promesses d’un fol idéal qui consiste à vouloir épargner aux siens les horreurs d’une humanité qui, en renonçant, ne fait que choir : chez eux, à l’abri des hommes, avec la musique au cœur comme seul espoir de traverser les frontières, ils abolissent le temps et les races. « Nous pouvons être notre propre peuple », confie David à Delia ; « défendez vos couleurs », enjoint-il aux enfants qui savent bien, eux, que le métissage se heurte toujours aux limites du regard des autres, les Noirs autant que les Blancs. Il s’agit de chanter comme on résiste ; de chanter, non pour le simple plaisir de chanter, non pour alléger la vie, mais parce que la musique est le seul véhicule qui conduise à l’universel. Folie pure que de croire possible d’interdire au monde qu’il nous atteigne ; comment grandir, comment survivre même, dans un monde dont on ignore tout, dont on a sciemment, fût-ce pour la plus noble des causes, été écarté ? Jonah, même au faîte de sa carrière, le Jonah parcourant non le monde mais ses estrades, le Jonah globe-trotter ovationné sur les plus grandes scènes humaines, le Jonah dont la vie s’enflamme à la seule perspective de redonner vie aux motets et aux madrigaux de la Renaissance (« Rien de postérieur à 1610 », exige-t-il), Jonah demeurera longtemps, pas toujours mais longtemps, un enfant, un de ces êtres immatures et touchants qu’aucune violence humaine ne suffit jamais à détourner de l’essentiel – de l’art. Joey lui-même, tellement moins enthousiaste, tellement plus mélancolique, tellement plus sujet à la dépression sans doute mais tellement plus perméable aussi au destin de la condition humaine, avouera avoir compris sur le tard « que ce que la plupart des gens attendaient de la musique, ce n’était pas la transcendance, mais une simple compagnie : une chanson tout aussi empreinte de pesanteur que les auditeurs l’étaient, guillerette sous sa lourdeur écrasante. (…). De toutes les chansons, seules les joyeusement amnésiques vivent pour l’éternité dans le cœur de leurs auditeurs. » C’est à ce paradoxe que vont se heurter Jonah et Joey – Ruth, elle, est déjà ailleurs, qui doit lutter pour retrouver ses origines ; pour chanter le beau des promesses humaines, il faut se retirer de la vie des hommes. 

 

Soixante années et plus de l’histoire américaine vont ainsi défiler. Et elles commencent bien, ces années. La famille chante, tous les soirs elle réinvente la musique. Sa langue même n’est plus que musique. On apprend à respirer, à souffler, à tenir la note, à vider le silence, on respire ainsi, en chantant, on se parle et on apprend à se connaître en citant tel opéra ou tel air ancré dans les mémoires populaires ou savantes. Chaque soirée en famille est un festival pour les sens et l’esprit : chanter est leur unique jeu de société. Un jeu qu’ils ont inventé d’ailleurs, et qu’ils appellent « le jeu des citations folles. » Le cadre est précis, toutes les règles sont permises : c’est la naissance de l’improvisation. On lance un chant, puis, derrière, un autre vient s’y greffer, et encore un autre, jusqu’au moment où l’enchevêtrement des contrepoints finit par donner naissance à une nouvelle ligne où Mendelssohn vient se heurter à Cole Porter, telle basse gospel à tel aria de Mozart, et ce n’est plus qu’une longue conversation où les questions posées brillent autant que les réponses, tout se terminant toujours « en tête-à-queues hilarants, celui qui se faisait éjecter du manège ne manquant jamais d’accuser l’autre de falsification harmonique déloyale. » C’est une explosion quotidienne et perpétuelle de talent, de lyrisme et de joie. Mais ce qui n’est alors – et c’est déjà beaucoup – qu’une hygiène de vie, qu’une matrice pour l’éducation et l’élévation, tourne vite à la révélation. Et c’est lors d’une de ces innombrables soirées, quand Jonah n’est encore qu’un enfant, que David et Delia vont réaliser ce à quoi ils ont donné naissance : « Maman commence avec Haydn ; Da y applique une folle couche de Verdi. (...) Et puis soudain, sans crier gare, Jonah ajoute avec une impeccable justesse sa version du Absalon, fili mi de Josquin. Ce qui lui vaut, à un âge si tendre, un regard effrayé de mes parents, plus effrayé que tous les regards d’inconnus auxquels nous ayons jamais eu droit. » 

 

Tout s’emballe. On voudra pour les enfants ce qu’il y a de meilleur, les plus grands professeurs, les plus grandes écoles – celles du moins que n’effraie pas la perspective de compter des Noirs en leur sein. Car tout se recoupe, la vie nous rattrape toujours et, pour l’heure, le monde ne vit pas au-delà des considérations de race. La petite Ruth bouleversera son jury, surtout une « frêle dame blanche de l’âge de sa mère, émue aux larmes par la musique et la honte » : bouleversée ou pas, l’école n’admettra pas la talentueuse petite négresse. Le talent, pas même le succès, n’y changent quoi que ce soit. Ainsi lors de cette audition que passe Jonah, qui doit chanter avec une soprane le premier duo d’amour de l’acte deux de Tristan. « Au bout de deux minutes environ, Melle Hills commença à comprendre qu’elle était en train de jouer une scène d’amour avec un Noir. Elle s’en rendit compte progressivement, par ondes successives, au fil des accords flottants. Je vis l’incertitude se transformer en répugnance, tandis qu’elle essayait de comprendre pourquoi on lui avait tendu ce piège. » Une fois l’audition terminée pourtant, la soprane « leva la tête, rayonnante et déconfite. Elle avait voulu ce rôle plus qu’elle n’avait voulu l’amour. Et puis, l’espace de dix minutes, elle l’avait habitée, cette légende antique du désastre provoqué par l’alchimie. Elle chancelait, encore sous le charme de cette drogue. » Mais le charme est fait pour être rompu, et la couleur de peau pour se rappeler au regard des autres.

 

Pendant que dehors le monde s’agite, pendant que la police quadrille les quartiers populaires, que la violence légale réprime les émeutes qui, chaque soir, sont la seule actualité possible du pays, pendant que Ruth ajoute son nom à la liste déjà longue de ceux que recherche l’Amérique blanche, Jonah et Joey, les « Jo-Jo » à leur maman, s’enferment dans leur génie propre et passent leur journées à chanter et à jouer ; Jonah, le leader incontestable, Joey plus que jamais et pour toujours le seul pianiste apte à l’accompagner. Ils jouent partout, n’importe où, dans des chambres miteuses ou dans des hôtels, dans le désert américain où sur les scènes les plus prestigieuses. Ce n’est pas qu’ils ne voient rien venir, c’est que la perfection l’exige. Mais le monde est là, malgré tout, courant d’air qui pénètre par les fenêtres et se moque de l’art comme d’une guigne. Il leur faut presque sortir de l’Amérique pour s’en apercevoir : « Je lus dans un magazine wallon qu’un Américain avait plus de chances d’aller en prison que d’assister à un concert de musique de chambre », semble s’étonner Joey. Les destins se séparent, Jonah s’envole, Joey ne s’y résout pas. « Ou bien l’art appartenait réellement à une époque perdue, ou bien il y avait certains êtres humains qui s’éveillaient un jour vieux, perclus, avec le désir désespéré d’apprendre un répertoire plus lourd que le reste de l’existence, avant que la mort nous enlève à toutes nos tribus. » De cette lucidité, Joey ne se remettra jamais : « Pendant vingt ans j’avais cru que le talent, la discipline et le fait de jouer selon les règles me garantiraient la sécurité. Je fus le dernier d’entre nous à le comprendre : la sécurité appartenait à ceux qui la possédaient. » L’acceptation du monde signera leur entrée dans la vie adulte ; toute la difficulté sera de vivre dans la dignité de la vie humaine sans que l’absolu ne s’en trouve jamais affecté.

 

* * *

 

Le temps où nous chantions est un des romans les plus vertigineux qui aient jamais été écrits sur l’identité américaine. Le New York Times et le Washington Post l’ont élu livre de l’année, et on a parlé à son propos de Philip Roth, de Garcia Márquez, de Thomas Mann ou de Proust – autrement dit l’Amérique, l’envergure, la musique et le temps. Mieux que cela pourtant, il révèle celui qui est peut-être un des plus grands écrivains de notre temps – et dont nous attendons désormais la traduction des autres oeuvres. La puissance, l’élégance, l’intelligence d’une parole dont le lyrisme est toujours confiné aux lisières du réel font d’emblée de Richard Powers un classique, au sens où il atteint à une universalité qu’aucun truc d’écrivain, aucune martingale de rhétoricien, aucun désir de table rase ne peut salir. C’est dans l’écriture d’un maître que nous entrons dès les premiers mots de cette histoire, cette écriture maintenue en permanence dans une gangue qui bannit l’excès, le jugement et la sentimentalité, une écriture qui se tient d’une seule force dans son apparence de fragilité, portée par un souffle d’une richesse et d’une simplicité lumineuses.

 

Et puis il y a la musique, dont je ne me souviens pas avoir lu de transposition littéraire aussi éclatante. Or la musique est un défi pour les écrivains, nombreux à rêver de pouvoir s’en emparer. Bien sûr nous avons Mort à Venise à l’oreille, chant magnifique sans doute mais qui fut d’abord un chant à la mort – ou le chant même de la mort. Bien sûr nous pouvons aussi avoir Au piano, de Jean Echenoz, mais la musique, ici, et quelle que fût la qualité de l’hommage qui lui était rendu, servait plus de décor intérieur ; les notes, s’égrenant comme dans une forme de pointillisme pictural, ne faisaient que moucheter, que compléter le tableau ; et Christian Gailly, bien sûr, qui a fait de la musique la matrice autour de laquelle les histoires s’enroulent, et qui parvient comme personne à nous donner l’impression de tenir nous-mêmes un saxophone ou, tout en lisant, de jouer rubato au clavier ; mais si chez Gailly la musique peut expliquer l’histoire, elle n’explique pas, seule, les destins : elle demeure dans l’ordre d’un impressionnisme sensible, fût-il musical par nécessité. C’est donc un défi pour les écrivains parce qu’il n’est rien de plus hardi que de faire sonner les mots, non seulement au gré d’un rythme, mais selon les lignes d’une musicalité intérieure tellement ancrée que la parole elle-même en devient symphonie ; c’est un défi technique enfin, parce que vous aurez beau user de tout l’abécédaire musicologique, vous aurez beau écrire les mots alto ou ténor, vous aurez beau avoir à l’esprit une certaine tonalité, ou décortiquer une gamme chromatique ou pentatonique, vous serez toujours exposé à l’écueil de la froideur, de l’explication mécanique, du brio. Dire d’une symphonie qu’elle est « grandiose », d’un standard qu’il est « inoubliable », d’une chanson qu’elle est « populaire », ne nous fera jamais entendre la moindre note, la moindre harmonie, le moindre écho de la symphonie, du standard ou de la chanson. Défi, donc, parce que musique et écriture s’adressent à des sens qui, s’ils se complètent, n’en sont pas moins distincts ; or la volonté de rendre hommage à la musique induit la possibilité – le talent – de la faire entendre : c’est rare ; rarissime ; et c’est l’une des qualités les plus saillantes de ce roman, tellement éblouissant qu’il n’est plus même besoin d’être mélomane pour aller s’enquérir des œuvres qui s’y jouent. Par tropisme personnel, j’ai parfois pensé à Keith Jarrett, à ce que Keith Jarrett lui-même dit de la musique, aux mots mêmes qu’il emploie. J’ai pensé à lui par exemple lors qu’il se remémore ses concerts au Japon, où le public, par instinct ou par culture, se refuse à applaudir entre les morceaux, et ce faisant respecte ce que le musicien considère comme une œuvre d’un seul tenant, une œuvre que l’on ne peut donc qu’applaudir qu’à la toute dernière, à l’ultime note. 

 

Une fois n’est pas coutume, et pour illustrer ce que j’ai en tête, je laisse conclure Richard Powers. 
Écoutons donc Joey parlant de Jonah. Tous deux achèvent un concert :



« Il s’appuyait sur les notes, incapable de gommer l’excitation que lui-même éprouvait, tant il était grisé par sa propre puissance créative. Et lorsqu’il termina, lorsque ses mains retombèrent à  hauteur de ses cuisses, et que la boule de muscle au-dessus de la clavicule – ce signal que je guettais toujours, comme on épie la pointe de la baguette du chef d’orchestre – enfin se relâcha, j’omis de relever mon pied de la pédale forte. Au lieu de conclure avec netteté, je laissais voyager les vibrations de ce dernier accord et, tout comme la trace de ses mots dans l’atmosphère, elles continuèrent de flotter jusqu’à leur mort naturelle. Dans la salle, on ne sut si la musique était terminée. Le trois cents auditeurs du Middle West refusèrent de rompre le charme, de mettre un terme à la performance, ou de la détruire avec quelque chose d’aussi banal que des applaudissements.

Le public ne voulut pas applaudir. Il ne nous était jamais rien arrivé de semblable. Jonah se tenait dan un vide grandissant. Je ne peux faire confiance à mon sens du temps qui passe ; mon cerveau était encore baigné par des notes glissant langoureusement à mon oreille comme autant de mini-dirigeables à une fête aérienne. Mais le silence fut total, allant jusqu’à gommer les inévitables quintes de toux et autres craquements de sièges qui gâchent tout concert. Le silence s’épanouit jusqu’au moment où il ne pourrait plus se métamorphoser en ovation. D’un accord tacite, le public se tint coi. 

Après un moment qui dura le temps d’une vie – peut-être dix pleines secondes –, Jonah se relâcha et quitta la scène. Il passa juste devant moi, encore assis au piano sans même jeter un regard dans ma direction. Après une autre éternité immobile, je quittai la scène à mon tour. Je le rejoignis derrière le rideau, il tripotait les cordes de l’arrière-scène. Mes yeux posèrent cette question brûlante : Que s’est-il passé ? Et les siens répondirent : Qu’est-ce que ça peut bien faire ? »

 

Richard Powers, La Chambre au échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard

Article paru dans la Newsletter des Livres de la Fondation Jean-Jaurès (n° 71), juin 2006