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Marc Villemain
23 juillet 2018

Grégory Mion a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

L'amour à la racine

 

Une expression de Jacques Rancière a été abondamment reprise et commentée : « le partage du sensible » (pour réfléchir à la proportion de monde qui nous appartient en propre et à celle qui nous appartient collectivement). Le nouveau recueil de nouvelles de Marc Villemain se situe en amont de ce partage car ce dernier ne concerne que des grandes personnes qui ont fait leurs gammes dans le métier de vivre. En effet, après les belles impudences de Et que morts s’ensuivent voilà presque une décennie, Marc Villemain, cette fois, s’aventure sur le continent bégayant des premiers désirs amoureux et nous propose ainsi un partage de la sensibilité très dépouillé, très espiègle, en somme un apprentissage spontané de l’autre, une sorte d’introduction à la vie qui s’étend puisque l’amour novice induit une addition au-delà de soi-même, un aperçu, si l’on veut, de ce que c’est qu’être le sujet d’une participation qui dépasse le périmètre de nos habitudes ou de nos prés carrés. On suppose alors que les commotions amoureuses de l’enfance préparent une participation plus évidente qui se précisera après le mûrissement de la jeunesse : quand on aura passé le cap d’un baiser langoureux et qu’on aura gravi un corps en premier de cordée qui n’a pas tout son matériel d’escalade, on sera prêt, mettons, à participer socialement à la vie parce que la sensibilité qui se partage secrètement, ab initio, est la meilleure école pour comprendre que le monde se partage aussi publiquement, ad finem. En un sens radical, Alain Badiou dit que la vie de couple est une « scène du Deux » qui va toujours au-delà de son binôme dans la multiplicité des situations politiques. Pourquoi pas. Avec Marc Villemain, point d’engagement de soi en dehors de l’immédiate présence de l’autre que j’aime, point non plus de réalités pesantes qui déferlent d’une radio ou d’une télévision pour nous initier à la vulgarité de l’information de masse. Ce ne sont pas des amours nationales ou internationales que Marc Villemain raconte – ce sont des amours inactuelles, des entractes au milieu de la cohue des affairés, des sensations archaïques qui nous libèrent des engourdissements contemporains. Toutes ces amours sont aussi des rappels nécessaires : avant la jobardise d’un certain hédonisme, il y avait, et il y a toujours pour ceux qui vivent amoureusement en pré-Histoire (donc dans la sensibilité décontractée plutôt que dans le sensible parfois trop rationalisé), une vérité de sensation que la maturité a souvent épuisée sous l’autorité de quelques normes. Au reste, les amours premières ne connaissent pas l’usure de la vie domestique. Et comment ! L’on a tant à faire du corps et du cerveau de l’autre qu’il est purement inconcevable de vouloir s’exténuer dans la terrible myopathie d’un ménage. Suivons le cœur des enfants que nous fûmes, et, si l’on est littéraire, souvenons-nous du Louis Lambert de Balzac – la figure du créateur tombé en ruine, surmené par les concessions du mariage.

 

On pourrait affirmer que Marc Villemain nous gratifie d’une espèce de pastorale avec ces nouvelles qui, en autant de miroirs d’une vérité qu’on a eu tendance à perdre de vue, réfléchissent à l’amour inconditionnel de ceux qui n’ont strictement que de l’amour à partager. L’enfant ou les jeunes gens ne sont ni propriétaires, ni carriéristes, ni affublés de titres honorifiques – ce sont des électrons libres qui vérifient allègrement la théorie ancienne des atomes crochus telle qu’elle a été pensée par Démocrite. Pourquoi s’aime-t-on ? Parce qu’un certain mouvement de la matière nous a rapprochés. Il n’existe pas de « pourquoi » dans cette démarche : on a une forme qui correspond mystérieusement à la forme d’une autre personne et c’est déjà beaucoup dire. L’œil humain ne peut de toute façon pénétrer la réalité insaisissable de l’atome. Il spécule à bon compte et il donne le change en se montant le bourrichon quand l’amour se met à durer. Mais sitôt qu’un « pourquoi » est donné, c’en est terminé de l’amour – il cesse de se vivre dans la mesure où nous l’avons assujetti à une problématisation. Ce n’est en outre pas un hasard si Angelus Silesius voyait dans l’épanouissement de la rose un « sans pourquoi » (« elle fleurit parce qu’elle fleurit », comme l’amour surgit parce qu’il surgit). 

 

Par conséquent Marc Villemain ne s’alourdit pas de remarques psychologiques superflues ou de démonstrations tue-l’amour. Il suit le rythme intrinsèque des initiations imprévisibles et des initiatives complémentaires. Il le fait assez régulièrement avec la présence d’un juke-box vintage : on repère dans ses textes, explicitement ou en sourdine, le refrain de plusieurs chansons populaires qui escortent les âmes de nos argonautes de l’amour. Ainsi l’aigle chantant Barbara déploie ses ailes pour accompagner le déploiement d’un flirt décisif : une fois que le garçon aura connu la valse-hésitation du cerveau excité et de la verge cotonneuse, « il [marchera] le regard fier », devenu homme même dans la débandade, virilisé d’avoir été à demi-consistant, et, surtout, grandi d’avoir été le complice d’une chair féminine qui n’en demandait peut-être pas tant. Il s’agit là du texte d’ouverture, le plus sexuel frontalement, auquel répondra le tout dernier, le plus chaste, placé sous l’égide de Jacques Brel et de sa Chanson des vieux amants. On ne le formulera par ailleurs que très subrepticement, mais le texte de clôture instruit une cohérence romanesque dans ce recueil de nouvelles. Il évoque également un terminus à la fois douloureux et magnifique, le pressentiment d’un acte qui fait écho au choix d’André Gorz et de sa femme.

 

Parmi les circonstances exaltantes de ces amours sincères, nous avons retenu le motif de l’exclusivité fragile car le temps de l’enfance ou de l’adolescence est un infini qui se finitise rapidement dans les frayeurs des responsabilités adultes. La haute saison n’est jamais sans arrière-saison, et aux amours vivaces succèdent les amours lasses. De temps en temps aussi, fatalement, l’amour se retire dans la tragédie, tel que c’est le cas pour ce jeune tandem qui se révèle dans le non-verbal faute de parler la même langue (une petite Hollandaise et un petit Français), enfants attendrissants qui vivent l’insouciance des palpations éthérées, l’insouciance encore d’un âge où la mort n’est pas toujours un concept ou une chose connue, jusqu’à ce qu’elle s’invite, hideuse et pourtant magistrale dans sa manière de mettre les scellés à cette union, dans la foudre d’une hydrocution. Bien sûr, cette mort aquatique amplifie la signification des « rivières infranchissables » du titre du recueil (en résonance d’une chanson de Michel Jonasz) : si la déclaration amoureuse est éminemment difficile quand on en découvre le chemin scabreux, si elle est un impitoyable Rubicon à franchir, elle est également infranchissable étant donné qu’elle suggère quelquefois la noyade littérale (l’amour qui emporte les amants dans des rapides plus vifs que ce que n’importe quel cœur humain est capable de supporter). On ne le sait que trop : l’amour est souvent une tachycardie, une jouissance qui trouve à se prolonger, et le cas échéant le cœur éclate, succombe d’affection, dans une épectase qui n’a pas tout le temps le monopole d’une pompe funèbre.

 

Enfin, pour traverser ces rivières plus ou moins tumultueuses, bien souvent, il n’y a pas de langage approprié, pas de mots qui valent plus que d’autres mots. Marc Villemain nous le décrit joliment lorsqu’il mentionne les « chuintements des organismes », ces gargouillements qui trahissent les présences gênées et fondent la réalité des émotifs universels. Aux vaines logomachies romantiques où les pistolets menacent de brûler des cervelles, nous préférons considérer les symphonies du corps, les ventres couineurs qui retiennent des pets ou des quantités fécales, les bouches qui cherchent de la salive ou qui déglutissent tapageusement, les pieds qui se dandinent dans des chaussures subitement devenues trop petites, etc. Parler, quoi qu’il en soit, ce serait rompre la grammaire sentimentale et nécessairement a-prédicative du moment amoureux en train de se constituer – ce serait briser la ligne de crête du kairos gestuel où l’un des deux visages, là, va bientôt se pencher crucialement pour attraper une bouche. Parler, au fond, ce serait perdre le temps qui n’a ni commencement ni fin, ce temps long des amours naissantes où une main qui en prend une autre pourrait tout à fait envisager un éternel retour main dans la main, sans autre forme de procès que ce soit. Une main, une bouche, un regard, l’infini y tient volontiers, et c’est à ce temps long que Marc Villemain a consacré ses histoires courtes, car tout ce qui est contracté en espace, dans la relativité, confirme une dilatation temporelle. Il fallait fondamentalement des nouvelles pour exprimer l'infinité temporelle des amours débutantes.

 

Grégory Mion

À lire sur le site Critiques Libres

 

12 juillet 2018

Jacques Josse - Débarqué

 

 

L'amer sur terre

 

Je n'ai certes pas lu la totalité de l'oeuvre de Jacques Josse, riche de quarante volumes, mais je crois pouvoir dire que ce dernier récit, paru à La Contre-Allée, figure déjà parmi mes préférés - même en tenant compte d'une certaine subjectivité, liée peut-être à l'intention sensible que poursuit ce texte, hommage et tombeau au père disparu. Il est intéressant d'ailleurs de noter que ce récit arrive dix années après que ce père aura fini « par atteindre ces terres secrètes, ces îles sous le vent vers lesquelles il faisait route depuis de longues années » : Josse a besoin du temps long, sait qu'il faut se défier des coups de sang autant que des coups de coeur ; il connait le temps d'incubation nécessaire aux affects avant que ceux-ci ne trouvent leur plénitude et leur justesse. Et ce texte vient prouver, s'il était besoin, que la puissante vérité d'une émotion ne se laisse appréhender qu'en tenant l'émotivité à distance, qu'après avoir ménagé une longue plage de silence entre la dureté funeste du réel et l'expression de son épreuve. C'est sans doute pour cela que ce récit sur un père qui rêva toute sa vie durant de ce qui, en raison d'un mal contracté dans sa jeunesse, lui était interdit - la mer - nous touche par sa pudeur et sa pureté. Et cette manière de dérouler le « ruban secret » qui les unissait tous deux, lien qui « [devaitbeaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences », nous renvoie à des saisons qui n'ont plus cours, sauf peut-être au plus profond de nos campagnes, là où le Progrès hésite encore - un peu - à sabrer le champagne, où la parole est toujours un danger, où la gnole demeure irremplaçable pour éponger les fatigues et où les mioches retiennent leur souffle au moment de tuer le cochon.

 

Pas un livre de Josse qui ne baigne dans ces mondes résiduels que, tel son père, leurs ultimes témoins finissent par quitter. On a toujours un peu l'impression, le lisant, qu'il s'acharne à régler ses dettes envers le seul passé qu'il ait eu à connaître, celui d'une humanité prise entre les derniers soubresauts de la paysannerie et les premiers feux du moderne labeur usinier. Ce pour quoi la seule nostalgie qu'il semble éprouver n'est jamais qu'intime, fraternelle, filiale. Une nostalgie qui célèbre moins une époque qu'elle ne la dit, Josse, finalement, cherchant peut-être moins à transmettre qu'à conserver - et c'est en effet l'un des rôles qui s'offre à tout écrivain d'aujourd'hui, quand le monde global tourne à une vitesse telle qu'elle rend inactuelle jusqu'à l'actualité même.

 

À travers la figure de son père, Jacques Josse nous dit la beauté tragique de ces individus empêchés, impuissants à faire le deuil de ce pour quoi ils se sentaient vivre ; ici, celle d'avoir rêvé le secret de la haute mer, d'avoir espéré la camaraderie des gars de la marine et le repos mérité des soirs de pêche, et de se voir maintenu à quai ad vitam, la main en bordure de visière et les sens affûtés, le soir au bistrot, dès qu'il revient aux compagnons d'errance quelques histoires du lointain - et tant pis si on les devine pas trop réalistes, pourvu qu'elle fournissent leurs quotas d'enivrements et de rêves. Débarqué est un petit livre sensible et serein, jossien pourrait-on oser, c'est-à-dire économe de ses effets, de ses sensations, témoignant une attente constante à la justesse des situations, où la mort est certes toujours là, qui rôde autour des familles, où les gueules cassées de l'ancienne France se tiennent toujours prêtes à virer de bord, mais où pointe toujours une petite lumière assez vive, celle d'une certaine joie et d'une certaine espérance - témoin, l'ultime scène de ce récit, quand le père peut enfin rejoindre le coeur des océans.

 

Jacques Josse, Débarqué - Sur le site des Éditions de la Contre-Allée
Visiter le blog de Jacques Josse

6 juillet 2018

IMPROJAZZ N°245 - Entretien avec Franck Médioni

 

 

 

IMPROJAZZ n° 245
Rencontre avec un écrivain amateur de jazz, Marc Villemain

 

Je remercie vivement Franck Médioni d'avoir souhaité interroger mon lien avec le jazz.

 

◆ ◆ 

 

La rencontre avec la musique, le jazz ?

 

La musique ? Ou le jazz ? Je ne dis certes pas que les deux choses soient absolument distinctes, mais… Ce qui, à un moment donné, nous pousse vers le jazz, et nous y pousse presque physiquement, ne coïncide pas exactement, ou pas nécessairement, avec ce qui peut nous conduire vers « la musique ». La singularité du jazz induit la singularité d’une rencontre : non seulement il charrie autre chose que de la musique (pas plus, pas mieux : autre chose), mais il a toujours à voir avec une sorte de choc. C’est ce qui m’est arrivé vers dix-sept ou dix-huit ans. J’étais à l’époque un « metalleux » passionné, pur et mieux encore : zélé. Et puis un jour, chez un copain tout aussi metalleux que moi, j’ai entendu (la radio a l’étage était-elle allumée ? sa mère écoutait-elle un disque ?) le concert à Cologne de Keith Jarrett. Je précise que ce nom ne me disait absolument rien. Était-ce du jazz, je n’en savais et n’en sais toujours rien. Ce que je sais, c’est que je me suis retrouvé à écouter ce truc un peu dément (pour moi en tout cas, ça l’était), puis j’ai pris mon Ciao, emprunté la rocade et suis allé acheté deux cassettes chez mon disquaire – oui, c’était encore des cassettes… Le Köln Concert donc, et surtout, en trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnetteStill Live, qui je crois venait de paraître. Tout est parti de là. Du concert à Cologne et de cette version inouïe de My Funny Valentine qui ouvre l’album Still Live – son introduction à mourir, sa conclusion arrache-larmes.

 

Pratique d’un instrument ?

 

Un peu de piano classique, enfant. Mon père m’emmenait le mercredi matin chez une dame dans un petit appartement HLM situé dans le quartier de Mireuil, en banlieue de La Rochelle. Je me souviens encore de son nom, madame Boutroux, une vieille fille encore jeune, disons. Du moins dans mon souvenir de môme. Une demi-heure de solfège, une demi-heure de pratique : la vieille école. Sinon je jouais beaucoup, seul, mais sans vraiment travailler. Avant même d’avoir la moindre notion d’harmonie, ni même la moindre connaissance en jazz, je passais mon temps à improviser ou plutôt, soyons honnête, à jouer ce qui me passait par la tête au mieux, au pire ce qui m’arrivait dans les doigts… Mais advenait toujours un moment où j’approchais une espèce de sensation de transe. Je transpirais, je ne m’arrêtais plus de jouer, ma clope se consumait sur le cadre en bois du piano, ma perception du temps était absolument dilatée, et surtout, vanitas vanitatum, j’avais l’impression que ce que je faisais n’était pas loin d’être absolument génial ! Je me souviens aussi que j’aimais beaucoup jouer les valses de Chopin, du moins les deux ou trois au bout desquelles je parvenais péniblement, ainsi qu’une petite pièce de Haydn que je n’arrive malheureusement pas à retrouver.

 

Parallèlement, j’essayais de faire du hard-rock… J’étais censé écrire, chanter et composer – au piano ! J’avais monté deux groupes, pompeusement baptisés Excalibur et Nemesis, dont ma mère est assurément la seule à avoir le souvenir (à cause du vacarme dans le garage).

 

Un peu plus tard, quand j’ai eu vingt ans, j’ai rejoint à La Rochelle une école de jazz fondée par le pianiste Régis Mayoux. Un grand big-bang un peu foutraque mais tenu par de sacrés bon musiciens, enthousiastes et soucieux de transmission. Je me souviens du prof de sax, passionné, fougueux, Alexis Dombrovsky, et du contrebassiste, Patrick Manet, dont je retrouve aujourd’hui le type de présence, d’énergie, d’entièreté, chez un Pierre Boussaguet par exemple. Il officiait à cette époque dans un groupe rochelais fameux, « Oiseau Rare » (avec le regretté Nobby Clarke aux saxophones et, autre disparu de ma jeunesse, le batteur André Lesgouarre chez qui le groupe répétait et qui, par bonheur, habitait le même village que moi.) Je me souviens, pure anecdote mais qui avait eu son petit effet sur moi, qu’un jour où Patrick Manet nous trouvait un peu trop appliqués, scolaires, il nous avait sorti, agacé : « Arrêtez de vouloir faire jazz, écoutez Eddie Van Halen, ça vous fera du bien ! ». Je crois que ça m’avait libéré, je me sentais enfin autorisé. Bref, dans cette école au moins on jouait, ça permettait de travailler la mise en place, de nous mettre à l’épreuve en formation, et aussi de tendre l’oreille à des instruments autres que le sien propre.

 

Plus tard, vers la trentaine, j’ai repris quelques cours d’harmonie. Puis quelques leçons qui n’en étaient pas vraiment avec un ami, Ahmet Gülbay, pianiste caméléon, autodidacte et swingueur devant l’éternel, celui qu’un temps on baptisa « le petit prince de Saint-Germain-des-Prés ».

 

Plus récemment, passé mes quarante ans, j’ai changé mon fusil d’épaule et me suis mis à la guitare classique. J’avais très envie de jouer comme Jimi Hendrix ou Paco de Lucia, de m’épancher avec Bob Dylan ou Simon and Garfunkel, mais j’ai pensé qu’à mon âge il devenait urgent de devenir sérieux. Et je l’ai fait, du moins j’ai commencé à le faire, en usant et abusant de la bienveillance et de la patience de Pierre Lelièvre, du renommé Quatuor Éclisses. J’ai un peu souffert au début et puis, au fil des mois, j’ai commencé à me régaler avec des petites pièces sans prétention, mais très gracieuses, de Robert de Visée, John Dowland, Ferdinando Carulli, Matteo Carcassi, Fernando Sor. Je n’en demandais pas beaucoup plus : de Gaulle avait refusé de se lancer dans une carrière de dictateur à soixante-sept ans, je n’allais pas, moi, endosser la panoplie du guitar-hero à quarante… Bref, j’ai pratiqué la chose avec un peu de sérieux, quotidiennement, pendant deux ans. Et puis le temps a fini par me manquer, l’écriture a imposé son tempo. Elle vient chez moi par vagues un peu obsessionnelles, et quand je suis dans une telle période il m’est impossible d’exercer mon oreille à une autre grammaire, une autre musicalité que celle des mots. Moyennant quoi, voilà plus de deux ans que je n’ai pas touché l’instrument. Ça reviendra. J’espère.

 

Souvenirs forts de concert de jazz ?

 

Keith Jarrett, sans surprise. Vu plusieurs fois donc, en solo comme en trio. Et chaque fois, une leçon de musique. De musique je dis bien, pas seulement de piano. Il se passe toujours quelque chose dans un concert de Keith Jarrett, pour peu qu’on tende l’oreille et aussi qu’on soit, comment dire, sentimentalement disposé. Ses phrases incroyablement ciselées, ce modèle de touché, de netteté, de sensibilité. Et cette énergie si particulière, à la fois mystique et romantique qui émane de lui. Ajoutez à cela cette complicité merveilleuse, espiègle, presque adolescente, cette considération profondément amicale entre Peacock, DeJohnette et lui, et vous obtenez une des formations les plus universelles de toute la musique. 

 

Pour rester dans le jazz, je pourrai évoquer un concert assez récent d’Avishai Cohen. Ce type est un phénomène, en plus d’être un prodigieux musicien et un insatiable inventeur de formes. Mais je pourrais citer tant d’autres grands moments, lesquels, pour l’essentiel, remontent d’ailleurs à la fin des années 80 ou au début des années 90 – pour cette seule raison que je suis moins informé aujourd’hui de ce qui se passe dans le jazz. Je pense à Michel Portal avec le trio Kühn/Jenny-Clark/Humair à La Rochelle ; à un concert d’Uzeb à Bordeaux ; de Sonny Rollins à Poitiers ; ou, dans la même salle, de John McLaughlin en trio avec Trilok Gurtu et Kai Eckhardt ; sans oublier Pat Metheny au Cirque d’Hiver, Brad Mehldau il y a une vingtaine d’années au Sunset, ou encore le trio de Michel Petrucciani, je ne sais plus où, dont le concert fut alors ouvert par un tout jeune garçon, un certain Jacky Terrasson. J’avais été aussi très enthousiaste lorsque Ahmad Jahmal fêta ses quatre-vingt ans à l’Olympia (avec cette cinglée d’Hiromi…). Tant d’autres encore et, à chaque fois, tant de motifs d’admiration. Et je n’évoque que le jazz – le reste nous mènerait trop loin… 

 

Quels sont vos musiciens de jazz et albums de jazz préférés ?

 

Bon, mettons de côté Keith Jarrett : j’en ai assez dit, n’est-ce pas…

 

C’est difficile, parce qu’il me faut distinguer entre l’absolu et le sentimental. Je veux dire par là le moment, disons autour de mes vingt ans, où je me suis passionné pour l’histoire du jazz, mais aussi pour son actualité. C’est l’époque par exemple où Chick Corea jouait avec Miroslav Vitous et Roy Haynes et où sortirait peu de temps après le premier album de son Akoustic Band, qui m’infligea une jolie claque ; l’époque aussi de l’inspiration « latine » de Pat Metheny (Still Life, par exemple) qui excitait tellement mon imaginaire ; le Tirami Su d’Al Di Meola, album un peu méconnu que j’adorais ; ou le premier album de Michel Camilo, même si je me suis un peu fatigué, à la longue, de sa virtuosité un peu roublarde ; Stan Getz, ses concerts notamment, comme Anniversary, puis Serenity, albums où j’admire beaucoup l’élégance de son pianiste, Kenny Barron. Du même, je recommande d’ailleurs volontiers l’album At Large, de 1964 et récemment réédité, avec le très beau piano de Jan Johansson. Des choses plus expérimentales aussi, tournées vers une esthétique plus immédiatement contemporaine ou urbaine, qui m’avaient frappées et qui tournaient sans cesse sur ma platine : le trio Kühn/Jenny-Clarke/Humair du Time To Time Free ou encore l’album An Indian Week, d’Henri Texier ; j’étais aussi très impressionné, très admiratif, devant la prise de risque, c’est-à-dire la liberté des albums Chine, de Louis Sclavis, et Turbulence de Michel Portal. Après, franchement, je ne sais pas… Les maîtres, les légendes, bien sûr. Basie, Peterson, Jamal, Parker et les autres. Bill Evans, nécessairement. Coltrane, qui continue de m’inspirer un certain sentiment de sidération. Mais avec tout de même quelques hérésies honteuses, sinon ce ne serait pas amusant : je continue, en partie au moins, à passer à côté de Monk et de Miles Davis. Je sais leur apport, je sais les inventeurs qu’ils sont, ce que la musique et même le vingtième siècle leur doivent, je sais la bascule dont ils ont été les maîtres d’œuvre mais, si je veux être parfaitement honnête avec moi-même, force est d’admettre que je ne les écoute pas tant que cela. Après, j’ai des périodes, je suis du genre à me polariser un peu. Ces derniers temps par exemple, j’ai pas mal écouté les premiers albums de Gary Burton, à la fin des années 1960 - Duster par exemple, ou Lofty Fake Anagram. Et même George Shearing, un peu oublié. Mon rapport au jazz évolue finalement beaucoup, et d’ailleurs pas toujours dans des directions complémentaires, ni même très cohérentes. Ça suit mes humeurs, c’est toujours un peu en mouvement.

 

La place de la musique, du jazz, dans votre vie ?

 

De la musique, fondamentale, cardinale. Du jazz, je dirai intermittente. Musicien, faisons simple, c’est ce que j’aurais rêvé d’être. Je ne dis évidemment pas que je suis devenu écrivain par défaut, je ne pourrais plus vivre sans cela, mais j’ai ce fantasme persistant de penser que la musique aurait pu être ma vie. Elle l’est en partie, mais je dois me résoudre à ne jamais connaître l’émotion de l’authentique musicien, ni sa joie, ni sa douleur, ni sa rage, ni son euphorie. Toutes choses que je peux certes éprouver comme écrivain, mais disons qu’il me manque peut-être parfois les modalités physiques, sensuelles, cathartiques de leur expression. On a beau transpirer à sa table de travail, connaître certains moments d’exultation ou d’abattement, d’euphorie ou de découragement, il n’en demeure pas moins qu’écrire est une activité qui, dans sa mise en œuvre très prosaïque, demeure assez largement cérébrale (et je ne parle pas de la rencontre avec le public, qui achève de distinguer parfaitement les deux arts.) Disons qu’entre la littérature et la musique, il y a concurrence.

 

Que représente la musique, le jazz pour vous ?

 

Ma réponse sera décevante tant elle frise le lieu commun : la liberté. Liberté consacrée pas bien d’autres genres, à commencer par cette musique que l’on dit un peu machinalement, voire stupidement « classique », mais qui dans le jazz prend selon moi une dimension plus viscérale, voire spirituelle. La notion d’improvisation, bien sûr, mais pas seulement. Le jazz, que l’on me pardonne ce poncif, est un état d’esprit qui se nourrit presque exclusivement d’une aspiration à la liberté (de forme, d’attitude, de vocabulaire, de ton, d’emprunts, d’expression dans le rapport au temps), et peu d’arts, finalement, font à ce point écho à cette aspiration. Pour moi, d’avoir senti  et découvert cela à une certaine époque, c’est quelque chose qui m’a aidé à grandir. Pour aller vite, je dirai que la liberté que charrient le jazz et les musiciens a beaucoup alimenté la vision que je me faisais de ma propre vie ; comme si j’y avais trouvé certains traits ou caractères d’une éthique personnelle.

 

Quels musiciens de jazz actuels suivez-vous tout particulièrement ?

 

Comme je le disais, je confesse avoir un peu délaissé l’actualité – et pas seulement celle du jazz… Je souffre en effet d’une maladie un peu honteuse, disons une sorte de propension à la nostalgie, à laquelle s’ajoute avec l’âge un plaisir certain à choyer mes prédilections. Cela dit, je n’aime rien tant qu’être surpris et bousculé, tant je me demande comment il est encore possible (en musique comme en littérature, d’ailleurs) d’inventer ou de renouveler. Ceux qui y parviennent, et il y en a, ont toute mon admiration.

 

Ma découverte la plus ancrée ces dernières années est peut-être celle d’une chanteuse devenue célébrissime depuis, Youn Sun Nah. Est-ce encore du jazz, je ne sais pas. L’esprit, l’historicité, la matrice, oui, appartiennent sans aucun doute à la sphère du jazz, mais c’est aussi tellement autre chose. J’hésite à citer Joey Alexander, tant il faut se méfier de notre fascination, bien compréhensible, pour la précocité d’un tel petit génie. Mais force est d’admettre que sa maturité force l’admiration. Je m’explique d’ailleurs assez mal comment un enfant de cet âge peut rendre compte avec autant de sensibilité et de plasticité d’une palette d’émotions qu’il ne peut avoir lui-même vécu. C’est assez déroutant. Enfin j’écoute aussi, dans un genre bien différent, celui du « nouveau » flamenco, quelqu’un comme Vicente Amigo – que je ne vais d’ailleurs plus tarder à retourner applaudir en concert. Même si je ne suis pas sûr qu’il soit, comme on le dit parfois, l’enfant de Paco de Lucia. Pas sur un plan technique, il n’a assurément rien à lui envier, mais il ne charrie pas les mêmes choses, la même douleur, la même joie, la même poésie. Disons que s’il en est l’enfant, cela ne signifie pas qu’il en soit le fils spirituel. Cela dit, il m’accompagne beaucoup, ces derniers mois.

 

La place du jazz dans vos livres ? La musique, le jazz a-t-il un impact, une influence sur votre écriture ? Si oui, laquelle ? Comment voyez-vous la relation entre jazz et littérature ? 

 

Comme objet littéraire, je n’ai jamais vraiment évoqué le jazz, ni d’ailleurs la musique. Du moins pas autrement que dans un souci d’ornementation ou de décor. C’est quelque chose d’éminemment complexe. L’envie est là, toujours, de dire avec des mots ce que la musique éveille en moi mais, quel que soit le talent de leurs auteurs, je n’ai jamais été convaincu par les livres qui cherchent à « sonner jazz ». En réalité, je crois que c’est impossible, du moins je ne suis pas loin de penser qu’il y a pour cela trop d’antagonismes, d’empêchements. Sauf à partir d’un postulat, voire d’une définition selon laquelle le jazz serait en lui-même doté d’une armature-type, d’une couleur-type, d’un lexique-type, bref qu’il serait possible de le modéliser. Ce qui serait trahir son intention, qui précisément est d’échapper à la tentation du carcan et de privilégier l’expérience, l’instant et le renouvellement. Il va sans dire qu’il y a de très beaux romans autour du jazz, et de très beaux livres qui se sont acharnés à en saisir la blue note (autrement dit, le secret), mais la revendication d’une quelconque « écriture jazz » relève tout de même d’une certaine coquetterie. Ce n’est pas parce qu’on aligne trois phrases verbales entre deux tirades plus ou moins longues incluant trois subordonnées relatives, ou parce qu’on sature sa prose d’interruptions ou de ponctuations, à la Céline disons, que l’écriture en devient « jazz ». Bien sûr on pourrait aller lorgner du côté de l’Oulipo, des onomatopées, des palindromes, des contrepèteries, mais hormis le plaisir du jeu, hormis le résultat possiblement brillant, quelle est la substance littéraire, quelle est l’intention, quel est le mobile intime d’une telle démarche ? Le jazz relève plus d’un certain esprit, voire d’une vision du monde, que d’une technique, ne craignons pas d’y insister. Autrement dit, n’importe quel sujet peut servir une écriture dont le souffle, disons l’élan vital, pourrait faire écho à ce qui, dans le jazz, est incessamment à fleur de peau, toujours en quête de la bascule, de la rupture, de l’hésitation. Il y a un écrivain, trop tôt disparu hélas, dont je dirai qu’il est peut-être celui dont l’écriture était presque tout entière habitée par ce type de rythme et de souffle (il pratiquait d’ailleurs le saxophone, ce qui ne peut pas être anodin), je veux parler de Christian Gailly. Je pourrais invoquer aussi Alessandro Baricco, pour rester chez les contemporains, mais je ne connais de lui que (l’excellentissime) Novecento. On pourrait aussi lorgner, pourquoi pas, du côté de Beckett ou de Ionesco. Mais, bref, les quelques romans et nouvelles de Gailly m’ont beaucoup marqué, même si mon écriture n’a finalement pas grand-chose à voir avec la sienne. Et même s’il m’est arrivé de penser que sa façon de progresser dans la phrase (son phrasé, autrement dit), courait toujours le risque, à la longue, de tourner au « truc », il n’en reste pas moins vrai qu’il épousait très authentiquement, et avec quelle puissance évocatrice, l’esprit du jazz. Ses personnages hoquetant, timides, décalés, syncopés, jamais en phase, éprouvant toujours un mal fou à terminer une phrase ou même à aller au bout d’une pensée, ceux-là, oui, me semblaient très proches de la flammèche d’humanité à laquelle le jazz va puiser. Reste que c’est selon moi surtout dans ce qui conduit un auteur à écrire que l’on pourrait trouver de quoi l’acoquiner à l’univers du jazz. Je veux dire par là que, groupe ou pas groupe, big band ou pas, le jazz est constitué de musiciens ontologiquement individualistes, qui ne font pas autre chose que chercher leur « petite musique intérieure » ; or c’est aussi cette petite musique-là que cherche l’écrivain. Là réside je crois, en partie au moins, la fascination que le jazz exerce sur la littérature – et donc, a-t-on parfois envie de supposer, de son énergie si caractéristique sur le travail d’écriture.

 

Écoutez-vous de la musique en écrivant ?

 

Plutôt non. Peu ou prou, le silence est impératif – on n’imagine d’ailleurs pas un musicien travailler tout en lisant un livre, et pas seulement pour des questions de commodité. Ce que je dis ne vaut que pour moi, mais il m’est impossible de tendre concurremment l’oreille à une musique et aux sonorités de mon propre texte. Mais je m’empresse de tempérer : je commence souvent à travailler en écoutant de la musique. Pour me créer un univers, me glisser dans une bulle, me chauffer. Toutes les musiques sont disponibles, mais je vais toujours chercher celle qu’il me faut en fonction de ce que je veux ou vais écrire. De la sensation que j’ai besoin de faire monter en moi. Du climat que je cherche à habiter, et qui bien sûr préexiste à toute illustration musicale. Dans ma préparation à la phase d’écriture, je peux parfois avoir envie ou besoin de quelque chose qui déplace mon regard, nourrisse voire excède ma sensation, qui en quelque sorte me transporte là où, de manière confuse mais tangible, sensorielle, j’ai décidé que cela devait me transporter. J’ai conscience d’être un peu obscur, mais c’est vraiment une question d’état d’esprit et d’énergie. En revanche, une fois que je suis installé dans mon texte, dans un monde qui n’est plus tout à fait le réel et qui finalement possède tous les traits d’une d’utopie, puisqu’il s’agit bien de faire émerger une forme inédite qui se créé en même temps que j’écris, alors j’éprouve aussitôt le besoin du plus grand silence. Et même du plus tyrannique des silences.