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Marc Villemain
10 mars 2019

Mado lu par Dominique Baillon-Lalande

Capture d’écran 2019-03-07 à 12

 

 

Virginie a neuf ans quand les frères de Mado, sa meilleure et seule amie, lui subtilisent par jeu ses habits et sa culotte lors d’une baignade en mer. Désemparée de se retrouver nue et inapte à se battre contre deux pour les récupérer, elle choisit de narguer les petits mâles hilares en leur tournant le dos fièrement avant de les abandonner sur place. Elle file se cacher dans les dunes avec à ses trousses les deux mini-mâles poussant joyeusement des cris de bêtes. Une course s’engage. Quand Virginie, ne les entendant plus, pense les avoir semés, elle se dirige vers son refuge secret à proximité, une cabane de pêcheur sur pilotis (un Carrelet) abandonnée, délabrée, loin de tout et dérobée aux regards. « Quand on les voit d’un peu loin, ces échassiers d’un autre monde on dirait des gros animaux montés sur de très longues pattes, minces et fragiles, vraiment c’est très beau, d’une poésie sans nom. C’est beau quand sous le gris du ciel le bois de ces sortes d’animaux semble pleurer. C’est beau quand le soleil rayonne et qu’alors ça vous donne des envies de flâner, de dormir, de vous offrir à l’azur. » Cette nature sauvage que ses pieds connaissent si bien la rassure et sa course folle sur le sable entre chardons et buissons la galvanise et la grise. « J’avais la juste intuition de ma survie ; [...] J’ai adoré sentir en moi cette part animale qui t’indique la meilleure façon d’agir, qui te fait spontanément faire le pas de côté. [...] J’ai continué à courir [...] comme courent les biches, les lapins, les chevreaux, portant mon corps vers l’avant, bondissant, regardant droit devant moi [...] aussi sûre de mon chemin que la mouette qui rentre au nid l’est de son vol. » Les garçons vite lassés par cette chasse sans enjeux ont depuis longtemps abandonné la poursuite. Une fois en sécurité dans son abri Virginie relâche un temps la tension mais l’angoisse de la tombée de la nuit prend insidieusement le relais chez la gamine fragilisée par l’épuisement, le froid et la faim. Dans un sursaut de courage elle repart, profitant de cette obscurité qui si elle l’effraye peut aussi masquer sa nudité pour regagner sa maison par la plage. C’est la joie et la tendresse d’une famille inquiète et bouleversée par sa disparition qui l’accueilleront. Quand après les effusions viendra le temps des explications, Virginie racontera le vol, sa fuite dans les dunes pour cacher sa nudité en attendant la nuit puis le froid, la faim et la peur mais de la poursuite et de son perchoir secret elle ne dira rien à personne.

 

Son amie Mado qui ne voit dans cet événement qu’une mauvaise blague et n’en retient que l’éviction des coupables du cercle familial par le renvoi effectif des demi-frères chez leur mère au Danemark,  semble depuis la bouder et les vacances aidant une distance s’installe entre les deux gamines durant plusieurs années. Virginie en deviendra de plus en plus solitaire et la belle Mado de plus en plus excentrique et courtisée. C’est en fin de quatrième qu’elles se retrouvent. Entre Mado sûre d’elle, excessive, marginale et souveraine et Virginie, réservée mais de plus en plus fascinée par l’audace de cette autre si différente, la complicité renaît alors doublée d’un étrange manège de séduction, de provocation, de légèreté et d’ambiguïté. S’ensuivra, de leurs quatorze à leurs quinze ans, à l’âge des découvertes et en toute liberté, une année d’amour fou, de sensualité débridée, de promesses, de bonheur intense où la jalousie et la souffrance parfois prennent place.

 

Quinze ans plus tard, Virginie revient au bord de l’océan, sur les traces de ce passé dont elle n’est jamais parvenue à se déprendre, avec dans sa main celle d’une petite fille de dix ans qui lui ressemble. Éblouie par sa première rencontre avec la mer, la petite pleine d’amour pour la vie et sa mère, prête au bonheur, ferme la boucle pour ouvrir la porte à l’avenir.

 

Ce roman sur les amours adolescentes a plusieurs facettes. Il se fait bien évidemment récit d’une initiation sentimentale et d’un apprentissage sexuel sans craindre d’évoquer la jouissance et l’homosexualité des deux jeunes filles. L’art de l’auteur est de parvenir à  restituer ici l’intensité des ébats sans voyeurisme mais sans fards, avec simplement naturel et justesse,  entre prise de pouvoir de l’une et soumission de l’autre, dans une histoire brute comme un diamant, faite de plénitude des sens mais aussi de doutes, de fureur et de dangers.


C’est aussi toute la profondeur et la complexité des sentiments qui se livrent dans ce presque journal intime tenu par Virginie. Et cette passion qui sur son passage dévaste tout chez les deux héroïnes aspirant totalement leur existence n’offre de même au lecteur aucune échappatoire : de ce qui se passe à l’extérieur de cette bulle amoureuse, de ce qui, hors leur goût commun pour la solitude, constitue individuellement l’une et l’autre des jeunes filles, il ne saura que peu de choses. Mado la fantasque à la famille large d’idées et bienveillante conservera jusqu’au bout sa part de mystère quant à la narratrice, petite souris discrète dans une famille plus traditionnelle mais aimante soudain éblouie et soumise à celle qui la fascine, rien ne la définit vraiment en dehors de ce tsunami amoureux.  

 

L’omniprésence des dunes désertes et de la mer qui entourent le Carrelet, écrin de ces émois, en renforce l’apparence de liberté, y ajoute un côté magique et absolu hors du temps et du monde. Mais plus encore, à travers de superbes descriptions, Marc Villemain fait de cette nature alors encore préservée des touristes, de sa beauté, de sa lumière et sa sauvagerie, le troisième personnage de son histoire. 

 

Une autre force constitutive de ce roman est l’importance des corps. Évidente dans  la découverte de la sensualité et l’initiation à la sexualité dans la passion, elle se profile déjà dans l’épisode de la blague des garçons prépubères. C’est lui qui fera prendre conscience à Virginie de son enveloppe corporelle. Par la découverte de ce corps de femme pour la première fois perçu par son exposition comme facteur de gêne voire de fragilité ou en danger potentiel, par les caresses ou les agressions du vent, du sable, des herbes ou des chardons sur sa peau qui l’émeuvent, à travers cette respiration que sa longue course l’oblige à maîtriser pour parvenir à son but, cette scène enfantine, loin d’être envisagée sous l’angle de la cruauté des enfants, d’un éventuel traumatisme ou d’une violence symbolique, se transforme en rite de passage de l’enfance à l’adolescence. 

 

Prendre pour héroïnes deux jeunes filles de quatorze ans pour évoquer l’éveil sexuel et l’homosexualité à l’heure où la morale collective, confrontée à un puritanisme religieux venu des États-Unis ou de l’islam, semble prendre ses distances avec la libération sexuelle des années soixante-dix est un pari audacieux, glissant et presque provocateur. C’est là qu’intervient l’excellence de Marc Villemain à dire l’adolescence, ses désirs, ses plaisirs ou ses frustrations à ce moment où l’enfance s’efface pour laisser place à l’âge adulte, sans faux-fuyant ni jugement mais sans jamais basculer dans l’indécence ou le trouble malsain, dans un élan naturel de vie et d’amour.  Porté par une écriture musicale pleine de finesse ce roman dense, habité, tour à tour sombre ou lumineux, est une plongée dans l’intimité de l’adolescence au féminin,  dont le respect, la délicatesse, la sensibilité sont la marque.
Un petit bijou à lire et faire lire à partir de 15 ans.

 

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