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Marc Villemain
22 juin 2019

Camille de Toledo - Vies potentielles

 

 

Tracer la mémoire 

 

Lorsque Camille de Toledo atterrit sur le continent littéraire, il le fit avec cette énergie abrupte, provocatrice, contaminante de l’adolescent : ce fut, bien sûr, Archimondain joli punk, livre presque culte aujourd’hui, dans le sens au moins où une certaine effervescence pouvait éclore dans son sillage, où le lecteur pouvait en tourner les pages comme on claque une porte derrière soi. Entre ce premier tir, riposte à l’ancien monde autant que manifestation de hantise à ce qui s’effilochait en lui, et ces Vies potentielles, Toledo semble avoir déplacé l’angle ; quelque chose en lui semble s’être étiré à l’infini ; le monde qu’alors il empoignait, il le soupèse désormais, l’observe avec un sentiment d’ébahissement douteux, le retourne comme on glisserait une main sous un objet délicat, afin de s’en approprier les fondements, d’en interroger les soubassements, l’autre côté. La vie est passée par là. La vie, c’est-à-dire la mort, la naissance – et toutes les conséquences afférentes : l’être-enfant, l’être-parent, le deuil, les apories de la transmission, la sensation d’être fait, l’intuition de ne plus avoir qu’à négocier la trajectoire, qu’à se tirer de ce faux pas sans trop d’indignité, les mille et un arrachements auxquels nous devons nous abandonner afin qu’il n’y ait point trop de casse.

 

Autant dire qu’il est malaisé de parler de ce livre, d’autant plus singulier que l’auteur lui-même le soumet à ses propres « exégèses. » Entre les chroniques d’une vie matérielle devenue en tous points opaque, la nécessité où se trouve l’auteur de leur donner un écho dans son histoire et sa complexion propres, et leur sorte de résolution en des « chants » épiques et fracturés, le lecteur aura le sentiment d’évoluer en terrain très mouvant, celui d’une âme dont on ne saurait dire si l’écrivain la met à nu ou s’il tente d’en sauvegarder, d’en restaurer les réseaux, les connexions, l’épicentre. S’il y a bien quelque chose de l’ordre d’une confession, il est absolument remarquable que Toledo ne faillisse jamais dans le péché d’impudeur. On se demande par moments si sa grande élégance n’est pas aussi le fruit d’une espèce d’inadéquation à la vie, et pas seulement à la vie moderne. Toledo donne toujours cette impression d’un certain ahurissement devant ce que les hommes font de la vie et du monde ; c’est cet ahurissement, peut-être, qui le conduisit aux colères d’Archimondain joli punk : c’est ce même ahurissement qui nourrirait désormais cette langueur introspective dont chaque mot nous fait toucher du doigt la part de douleur, de culpabilité, d’amputation, la souffrance de se sentir « en morceaux. »

 

Ce travail, qui n’est d’ailleurs pas tant d’introspection que de compréhension ou d’excavation de soi dans l’univers des hommes et de la culture, n’est sans doute possible que parce que l’écrivain dote l’écriture d’une fonction heuristique presque exclusive : ici, il s’agit de « dénicher le savoir du livre, ce qu’il permet de saisir de ce que nous sommes » ; là, d’explorer la « galerie de notre orphelinat : une généalogie sans racines » ; là, encore, d’« affleurer mon temps, les qualités étranges de ma présence, ici, dans ce livre et sur cette Terre. » C’est aussi ce qui fait de ce livre, nonobstant la modernité ou l’extrême liberté de sa forme, une sorte de livre à l’ancienne, où affleure sans cesse la « nostalgie de la vieille Europe » et de sa « culture taillée autour des livres », cette Europe dont il pleure aujourd’hui la « bibliothèque d’assassins et nous, au milieu, en solde : dix centimes d’euros pour un giga de mémoire. » L’on perçoit, ici et là, quelques réminiscences mitteleuropéennes, sous la forme d’une hantise identitaire, d’une attention viscérale aux fractures, aux réconciliations, aux mille exils de l’homme dans sa propre existence, et à l’histoire bien sûr, cette « césure, là, juste sur la lèvre des siècles. »

 

Reste la part intime. Celle dont on ne saurait dire ici plus qu’il ne convient. Le père. La mère. Le frère. Et lui, le fils, donc, qui, devenu père, progresse pied à pied vers la « contre-fiction du fils qui creuse à l’intérieur de la fiction du père. » Porté par une écriture vive, précise, perforante, une écriture qui sait aussi être bellement classique, Toledo a écrit là un livre inclassable, nécessaire, en vérité assez inouï si l’on songe seulement à son jeune âge encore – si tant est qu’il est un âge plus propice qu’un autre pour s’acharner à inventer une « écriture par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceaux de ce qui fut une vie. » 

 

Camille de Toledo, Vies potentielles - Editions du Seuil / Coll. La librairie du XXIe siècle
Article paru dans Le Magazine des Livres n° 30, mai 2011

19 juin 2019

Frédéric Schiffter - Délectations moroses

 

 

Schiffter, le hamster

 
En apparence, Frédéric Schiffter n’a pas changé. D’ailleurs, celui qui confessait n’avoir « aucun sens de l’existence » (cf. Traité du cafard, Finitude, 2007) réitère d’emblée : « Rumino ergo sum. » Du changement, il y en a pourtant. Mais comment passe-t-on du cafard aux délectations moroses ? Privilège de l’âge, sans doute – ce qui, du coup, rend le vieillissement autrement séduisant.
 
La question, donc, est : Frédéric Schiffter vieillit-il bien ? Oui, et il le sait : « En vieillissant, je deviens la caricature du type que je ne suis pas parvenu à être. Pendant cinquante ans j’ai répété mon personnage. Passé cet âge, je n’ai plus la force de jouer. » Quand on grattait sous le cafard, on pouvait entrapercevoir encore un peu de complaisance, de gratuité : le plaisir du jeu demeurait fort ; il n’en est plus question désormais, ou plus seulement, et du coup ce petit livre, loin de l’exercice de style, a tout d’un grand petit traité des pensées tristes. Mais la réussite de Schiffter tient au fait que le lire constitue aussi un exercice follement amusant. Sans doute nous rendons-nous coupables de malignité dès lors qu’il entreprend de tirer les oreilles de tel ou tel, mais, en bon misanthrope digne de sa qualification, c’est encore et toujours de lui-même qu’il est le moins dupe : « Deux sortes de fâcheux. Ceux qui, collants, dévorent mon temps. Ceux qui, absents, me rendent à moi-même. » Et s’il a la méchanceté contagieuse, il n’est jamais plus désarmant que lorsqu’il ne lui reste plus rien d’autre à faire que de contempler ce qui est. Ainsi ce mot, qu'en véritéje jalouse, adressé à celui qu’en effet l’on ne peut considérer autrement que comme un maître : « Un de mes regrets : n’avoir pas rencontré Cioran. Je ne connaîtrai pas la politesse avec laquelle il aurait tenté de me décevoir. » L’élégance est de mise. C’est chez Schiffter une constante qu’aucun trait d’humeur ne déçoit jamais.
 
Celui-là fait donc partie des bougons – lesquels sont toutefois bien loin de constituer une école homogène. Il y a les bougons « atrabilaires » (Jean Clair), les bougons des champs (André Blanchard), les bougons des Lettres (Jack-Alain Léger), les bougons historiques (Alain Finkielkraut) ou incorrects (Richard Millet), puis ceux dont c’est le business (Éric Naulleau) et, donc, ce type de bougon-là, nourri au lait des dandys et des sceptiques, qui assure avec expérience qu’« au bavardage pompeux des optimistes l’homme de goût préfère le radotage stylé des pessimistes. » Leur signe de reconnaissance est de faire de la bougonnerie une esthétique, un jeu et une éthique, quitte à en reconnaître (malicieusement, cela va de soi) la perspective aporétique. Ainsi nous est-il dit en page 31 qu’« il n’y a de mauvaise polémique que celle que l’on accepte d’engager », solide assertion que son exact contraire vient contrarier huit pages plus loin : « Il n’y a de mauvaise polémique que celle que l’on refuse d’engager.» Qui croire ? Que croire ? Voilà de bien vaines questions, lorsque le monde prête, non à rire (jamais), mais à sourire. Et pourquoi sourire, bon dieu, si ce n’est pour nous aider à nous accepter ? « Il faut imaginer Sisyphe heureux. Quand on me rappelle cette formule d’Albert Camus, je visualise sur-le-champ un hamster décidé coûte que coûte à faire tourner sa roue – n’en sortant que pour manger et dormir. »
 
Accepter le monde : non seulement à l’impossible nul n’est tenu, mais voilà que l’impossible devient de plus en plus impossible : « la barbarie c’est se mettre à l’aise partout comme chez soi », grogne celui qu’effondre l’effondrement de la civilisation. En même temps, l’évolution de l’espèce n’est pas seule en cause, il semble y avoir là-dedans quelque chose qui nous est propre : « Mauvaise traduction de la Bible. Dieu ne dit pas à Ève : "Tu enfanteras dans la douleur ! ", mais : " Tu enfanteras la douleur." » Cela n’améliore pas l’humeur, mais ça peut consoler. Le mieux donc, est de battre en retraite : « Je n’ai rien contre la société, à condition de n’y être pour personne. » Y a t-il meilleure définition de l’écrivain ? 
 
Enfin n’allez pas croire que le monde ne servirait à Frédéric Schiffter que de commode exutoire – pour ne pas dire de prétexte littéraire. Qu’il soit cause d’ulcères est une chose, qu’il donne suffisamment de matière en est une autre. La morosité n’est délectable que lorsqu’elle mord aux mollets du monde ; dès lors qu’il en revient, et qu’il revient à lui, c’est la force de l’écrivain misanthrope que de savoir enfin s’évoquer – tout le monde ne sait pas y faire. Cette alternance de colère mondaine et de fatigue intime est d’ailleurs tout ce qui fait la délicatesse du livre, en l’espèce un authentique petit bijou. Et, sans surprise, c’est ce retour aux origines, aux siennes propres, qui emporte la conviction. Ici, les parents rôdent. À commencer par la mère, qui n’est pas une matrice pour rien, et qui tenait le moment de la naissance du petit Schiffter « pour le commencement de sa vieillesse et pour l’événement annonciateur de son veuvage », résumant d’ailleurs l’évènement d’un expéditif « si j’avais su ce qui m’attendait le jour où je t’ai craché. » Réflexe d’autodéfense ou orgueil bien placé, l’ainsi crachouillé devra bien se faire une raison, justifiant au passage la morale du dandy (« savoir que j’étais un crachat me donna très tôt le sentiment de ma singularité »), voire trouvant motif à un désopilant réjouissement : après tout, « les moments agréables le seraient moins s’ils n’étaient mélangés à je ne sais quoi de médiocre. »
 

Article paru dans Le Magazine des Livres
N° 21 (hors-série), janvier/février 2010

12 juin 2019

Frédéric Schiffter - Traité du cafard

 

 

Intraitable cafard

 

Ce qu’il y a de réconfortant avec les philosophes, c’est qu’ils nous ressemblent. J’ignore si philosopher, c’est à apprendre à vivre ou apprendre à mourir : je ne suis pas philosophe. Ce que je sais, c’est que le philosophe est tout aussi encombré que nous autres, esprits faibles et prosaïques, lorsqu’il s’agit de « s’affairer dans le monde sensible », et donc tout autant sujet au cafard, disposition fort peu cartésienne s’il en est. En d’autres termes, la pratique assidue de la pensée philosophique n’exempte personne de l’état de perplexité dans lequel se tourmente le commun – voire le décuple. Frédéric Schiffter confesse d’ailleurs, dès les premières pages, qu’il n’a « aucun sens de l’existence. » L’on comprend mieux, alors, et son cafard, et ce qui finalement continue de mouvoir le bonhomme : « Lire ou dormir, deux manières, chez moi, d’opposer au monde une fin de non-recevoir. » Nous sommes quelques-uns à pouvoir nous reconnaître dans ce contemplatisme-là, et, comme Schiffter, à concevoir que l’on puisse se vivre comme « un romantique conquis par l’exotisme de la routine. »

 

C’est qu’il y a du dandy chez Schiffter. Ce qui rend sa prose sémillante, et parfois joueuse. À l’excès, parfois, tant son cafard, sensible, indiscutable, parfois lyrique, peut alors prêter à sourire, perdant au passage un peu de sa puissance contagieuse. Affirmer d’un trait que « l’homme est une catastrophe naturelle » ou que « l’élégance est un habit trop grand pour l’homme », nous nous en passerions bien : ce n’est pas de son niveau, et le jeu du dicton risque de nous faire passer à côté de ce que son cafard peut avoir de viscéral. L’on peut préférer, ici, un André Blanchard, dont l’authenticité est plus mordante, ou moins ornée. Encore une fois, le diariste ou l’aphoriste mélancolique n’est jamais aussi bon que lorsqu’il retourne les armes contre lui. Alors Schiffter excelle, et son humour un peu désespérant tombe avec une tout autre justesse : « Mes moments perdus me consolent du temps que l’on me vole. » L’être amer a la lucidité à fleur de peau, il éprouve « la finitude de tout avec le flegme d’un écorché vif. » Et se dénoue dans de prometteuses saillies, moins contradictoires qu’il y paraît : « Le drame des types comme moi qui ne veulent pour rien au monde être pris au sérieux, est, justement, qu’on exauce leur vœu. »

 

Frédéric Schiffter, Traité du cafard - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 4, mai/juin 2007