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Marc Villemain
12 septembre 2019

Mado lu par Marianne Peyronnet

Capture d’écran 2019-09-12 à 11

 

Vingt ans plus tard, alors qu’elle nous conte son histoire que l’on soupçonne tragique, Virginie, la narratrice, part de ce traumatisme pour dérouler le fil de son histoire d’amour avec Mado, l’été de ses quatorze ans. Non pas qu’elle prétende que cette anecdote désagréable soit l’élément déclencheur de son homosexualité, ce serait trop simple. Et ce serait faux. Si les jumeaux lui ont fait prendre conscience qu’elle sera désormais, pour tous, un être sexué, ils n’ont été qu’un lien. Avec la sauvage et sensuelle Mado dont ils sont les demi-frères et avec un lieu, cette cabane de pêcheur, son carrelet perdu dans les dunes, qui sera plus tard le refuge des deux adolescentes et où, acculée par les deux presque hommes, elle passa seule cette nuit-là.

 

Virginie et Mado s’aiment, donc, cet-été-là, en cachette, non par honte mais pour se préserver, vivre plus intensément, à l’abri des autres. Ces autres, parents, camarades de classe, qui ne sont que des ombres quand Mado est le soleil. Car Virginie, surtout, aime Mado. Et elle ressent cet été-là, en même temps qu’elle les découvre, des émotions si intenses qu’elle ne les éprouvera plus jamais. Elle vit l’amour absolu. La passion, les doutes, les tourments.

 

Ecrire un roman d’amour est un exercice périlleux. Raconter l’intimité, l’éveil à la sensualité à hauteur d’adolescentes, sans tomber dans la caricature, est une prouesse. Marc Villemain y parvient et livre un virtuose roman d’amour. Tout en délicatesse et fougue, avec des mots justes, Mado explore l’éventail des sentiments, sans mièvrerie, sans voyeurisme, sans euphémisme non plus. Marc Villemain dit comme rarement cet âge exalté où le cœur bat vite et fort, où l’on est sûr de tout et de rien. À croire qu’il a été une ado de quinze ans, dans une autre vie.

 

 Article paru sur le site du Conseil départemental de la Haute-Vienne

9 septembre 2019

Juan Valera - Pepita Jiménez

 

 

Très chair esprit

 

En dépit de trois adaptations cinématographiques et de l’opéra d’Isaac Albéniz, Pepita Jiménez, premier roman de Juan Valera publié en 1874 et sitôt devenu un classique de la littérature hispanique, n’avait jamais été traduit en français. Si ce n’est dans des versions très amputées, voire, selon les termes mêmes de son auteur, « archidéplorables ». En Espagne pourtant, ce roman est à ce point ancré dans la culture populaire que lors de la commémoration, en 2005, du centenaire de la mort de Juan Valera, les Chemins de Fer espagnols en distribuèrent des exemplaires gratuits à leurs voyageurs – saluons l’exploit, et rêvons qu’un jour la SNCF fasse montre d’une semblable inspiration. Grégoire Polet a donc mis un terme à cette étrangeté, qui plus est en effectuant un travail de traduction d’où sourd toute la poésie de ce roman tour à tour voltairien, quichottien et marivaudien, écrit par un auteur qui, nous dit-on, cultivait la secrète ambition d’être considéré « comme un descendant de Cervantès. »

 

Il s’agit d’abord de se laisser gagner par la campagne andalouse, peinte ici dans son manteau d’éternité, c’est-à-dire colorée, champêtre, presque agreste, où les villageois goûtent aux fruits les plus juteux et aux vins les plus fruités et où la romance s’embusque derrière chaque ombre de pierre. Réceptacle tout indiqué des passions secrètes, voire un tantinet illégitimes, les voluptueuses torpeurs andalouses nous enveloppent sitôt lues les premières pages. L’on comprend mieux alors (et l’on pardonnera assurément) le jeune don Luis de Vargas, lequel s’apprête à prononcer les vœux de prêtrise (« tout ignorant et pécheur que je suis,[], je recevrai la faveur perpétuelle et miraculeuse d’offrir de mes mains impures Dieu lui-même sous sa forme humaine»), d’éprouver un inextinguible et impérieux amour pour la très belle Pepita Jiménez, jeune femme de vingt printemps au cheveu blond et aux yeux bleus, veuve déjà d’un vieil usurier et à cette aune très convenablement fortunée, digne et chrétienne au point de renvoyer chacun de ses très nombreux soupirants à leurs langueurs. Or, outre que le novice connaît la torture d’un tropisme sensuel incompatible avec son idéal mystique, il se trouve qu’il ne doit sa rencontre avec la belle Pepita qu’à l’entremise de son père, qui la convoite pour lui-même. Le jeune homme, tout dévoué qu’il fût au Christ et pareillement acquis aux désirs de son père, emprunte peu à peu, et à bout de résistance, le chemin du martyre. Aussi fait-il tout son possible pour détourner ses yeux de ceux de Pepita, « verts comme ceux de Circé », elle qui « ne sait pas qu’ils ne sont pas faits que pour voir », allant jusqu’à l’imaginer « enlaidie par les ans et par la maladie, ou morte, puante et pourrissante, couverte de vers. » Mais la lutte est inégale, et aucune mortification, aucune supplique, aucune prière, aucune nuit d’angoisse et de culpabilité n’en vient à bout : « entre le crucifix et moi, elle s’interpose ».

 

Nous ne dirons pas ici ce qu’il advint de l’idylle. Le suspense n’est d’ailleurs que relatif, Juan Valera apparaissant davantage comme un immense prosateur que comme un grand romancier ; ce dont le mode épistolaire et la distribution des narrateurs sont d’ailleurs peut-être le syndrome – cela étant, l’idée que l’on se faisait communément du roman n’était, au 19èmesiècle, absolument pas comparable en Espagne et en France. Reste que Pepita Jiménez est un petite pépite d’élégance, d’ironie gourmande et de virtuosité. Essayez un peu d’imaginer des liaisons dangereuses où Valmont se révélerait pétri d’idéal mystique et chevaleresque et où Merteuil serait l’humilité faite femme, sans que jamais ne s’estompe pour autant la part du je, du désir, du vice et de l’inconscient. La fantaisie très véloce de Juan Valera, qui aime de manière égale tant le vice que la vertu, tant la gravité que la légèreté, fait de l’éducation sentimentale du jeune Luis une comédie de mœurs pleine de ressort et d’intelligence, mue par un anticléricalisme bon enfant mais non dénué d’une certaine forme de spiritualité. Son vitalisme a quelque chose d’excitant, de contagieux, et la simplicité de l’intention nous délivre de toute tentation cynique, édifiante ou pathologiquement sentimentale. Sans doute vibrons-nous sincèrement au rythme de ces deux cœurs indûment réunis, sans doute pouvons-nous tout aussi bien participer au chagrin de cette foi contrariée : notre lecture n’en conservera pas moins, et tout du long, ce rictus amusé que soutirent les bonnes vieilles ficelles du conte philosophique. 

 

Tout ici est séduisant : les manœuvres de don Luis, plus ou moins conscientes, c’est-à-dire plus ou moins hypocrites, pour convaincre son oncle (son précepteur au séminaire) que l’amour terrestre ne l’intéresse pas (« toute sa beauté, tout son éclat, toute sa séduction ne sont que le reflet de ce soleil incréé, l’étincelle brillante mais transitoire de l’autre brasier, éternel et infini ») ; la grâce de Pepita elle-même, qui n’en finit pas de déjouer la présomption d’affectation aussi bien que le crédule optimisme de l’innocence ; la gouaille simple, généreuse et vitaliste du père, cacique du village ; la bonhomie rustique et roublarde d’Antoñona, aide de camp de Pepita ; jusqu’à cette manière de happy end qui contourne d’un même mouvement le piège du drame téléphoné et le pathos de la sensibilité liquéfiée dans la vertu. Moyennant quoi, le lecteur ne peut guère opposer de résistance au plaisir de visiter ces temps assez héroïques où la morale pouvait être joyeuse, la gravité pudique, la foi mystique et poétique, et où l’amour s’écorchait aux griffes de la moralité tout en tendant les lèvres vers le calice. Les ingrédients d’un petit marivaudage pastoral, chevaleresque et spirituel étaient réunis : Juan Valera en aura fait un petit chef-d’œuvre de la littérature d’esprit.

 

Juan Valera, Pepita Jiménez - Éditions Zoé
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°11, mai/juin 2008