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Marc Villemain
22 janvier 2020

Laurent Rivelaygue - Albert et l'argent du beurre

 

Jsouris en vous imaginant découvrir Albert et l'argent du beurre, de Laurent Rivelaygue, assurément le livre le plus hilarant de cette rentrée d'hiver. 

 

La chose m'arriva un jour de grâce et d'euphorie sous la forme d’un fichier PDF, et je n’eus pas à attendre de l’avoir entièrement lue pour la juger de salubrité publique – donc hautement digne du meilleur éditeur (sic). En vérité, je ne me suis même pas posé la question. Je ne me suis demandé, ni ce qu’était Albert, ni si son registre correspondait à une certaine « ligne éditoriale », ni s’il ne prenait pas un peu trop ses aises avec les textes auxquels je tente, ces dernières années, de donner quelque écho. Je me suis seulement laissé glisser sur la pente la plus ancestrale et primitive qui soit : celle du rire. De ces rires qui ne se gargarisent peut-être pas toujours de distinction mais qui, avec un je ne sais quoi de malin, gaillard et entêté, bousculent en nous le potache qui n’en attendait pas tant pour s’esclaffer, et nous ramènent infatigablement aux bons vieux plaisirs de ce gros humour qui se sait parfois un peu bête mais qui, de ce savoir, fait le suc même de sa drôlerie – eh oui, c’est qu’on navigue ici entre le deuxième et le quatrième degré. 

 

D’expérience et d’instinct, cette fine mouche de Laurent Rivelaygue sait que rire, c’est d’abord et presque toujours rire de l’autre. Rien de très charitable donc, mais rien de bien méchant non plus. Et pour cause : ne sommes-nous pas tous l’autre d’un autre ? Mais pour bien rire, encore faut-il qu’une certaine situation nous y ait préparés, et c’est à ce préalable que Laurent Rivelaygue excelle. Son idée, qui n’est pas absolument nouvelle (songeons seulement aux six personnages en quête d’auteur de Pirandello ou au Woody Allen de La rose pourpre du Caire), consiste à jeter l’auteur d’un premier roman, opportunément baptisé Albert ou l’argent du beurre, dans les griffes de ses personnages. Lesquels, enfermés dans une propriété perchée sur les hauteurs de Nice, vont bien sûr s’acharner à déjouer tout ce que peut fantasmer un auteur nécessairement omniscient pour, in fine, se libérer de leurs chaînes et de leur géniteur, ce boulet. Tout cela dans le meilleur esprit qui soit, c’est-à-dire dire gentiment subversif, grivois, espiègle, roublard, opportuniste, déjanté, absurde – mais toujours très spirituel. On s’amuse d’autant plus à observer ces créatures déchaînées que l’on sent comme rarement l’auteur s’esclaffer en même temps que nous, et qu’on le sent, même, s’étonner de ce qui prend vie sous ses yeux. Là réside sans doute un des secrets de l’énergie formidablement roborative d’Albert : l’effet de surprise que le roman, du fait même de ce qui échappe à son auteur, nous réserve à chaque page.

 

D’aucuns diront peut-être qu’il est facile de mettre les rieurs de son côté. Et l’incessant ricanement qui se fait entendre un peu partout, dans les médias ou sur les réseaux mensongèrement sociaux, a en effet parfois quelque chose d’un peu exaspérant. Mais rien à voir avec le rire de Laurent Rivelaygue, qui, du fait même de son caractère potache et bouffon, donc gratuit, constitue un heureux déferlement de fraîcheur et de liberté dans un monde et une époque où, même en cherchant bien, il est parfois difficile de trouver motif à sourire. Personnellement, cela faisait des années que je n’avais pas autant ri en lisant : ce plaisir-là valait bien publication. Alors bon vent, Albert !
 

Laurent Rivelaygue, Albert ou l'argent du beurre
Éditions du Sonneur

Lire les premières pages et/ou commander le livre.

 

 

 

17 janvier 2020

Thanassis Valtinos - Accoutumance à la nicotine

 

 

Entre les mots

 

Bien connu comme scénariste pour ses collaborations avec Théo Angelopoulos, Thanassis Valtinos l’est un peu moins en France comme écrivain, quoiqu’il y soit de plus en plus traduit. Ainsi les éditions Finitude, qui n’en finissent pas de jouer leur rôle de défricheur, regroupent-elles ici douze récits, dont le plus ancien, qui donne son titre à ce recueil, date de 1960. L’ampleur chronologique est d’ailleurs intéressante en soi, permettant de constater qu’un écrivain n’en finit jamais de débrouiller le même écheveau : la variété de formes dans laquelle le temps l’enveloppe n’en affecte au fond pas grand-chose.

 

Aussi bien, tous les récits de Valtinos ont à voir avec une réalité grecque que taraude bien souvent l’esprit de la guerre, lequel pèse d’abord sur les humbles, les travailleurs, ceux qui n’affichent ni prétention ni ambition, et du genre plutôt taiseux, des vaincus pour la plupart. Gilles Ortlieb a raison, dans son avant-propos, d’écrire que la « couleur locale » de ce recueil s’estompe assez vite, au profit d’une unité narrative et d’une tonalité assez imperturbables. Aussi, une fois que l’on s’est accoutumé à la matière très épurée de ces textes, à cette manière un peu blanche de rapporter tant d’événements intimes, en épousera-t-on d’autant mieux la grâce un peu mélancolique, tantôt résignée, tantôt nettement plus sardonique, et toujours plus moderne que ce que pourra laisser une première impression. Cette narration un peu glaciale, presque atone, peut au départ laisser craindre que l’auteur s’applique à un style, qu’il se tient à une méthode, qu’il vise à un objectif esthétique déterminé : or non, pas spécialement ; et cette façon bien à lui, sèche, distante, faussement nonchalante, d’une neutralité qui tourne au jeu, nous renvoie finalement à un sentiment très carné d’humanité. Ce qui nous laisse à penser au passage que Thanassis Valtinos est sans doute très présent dans ces portraits d’hommes et de femmes, courageux sans forfanterie, orgueilleux par noblesse d’âme, fiers sans doute de leur patrie, toujours un peu circonspects quant à ce qui anime les intentions du voisin – mais toujours là pour s’assurer qu’il se porte bien, voire pour le secourir.

 

J’aurais aimé parfois que certains récits aillent plus loin, qu’ils malaxent un peu plus de chair, qu’ils acceptent, en quelque sorte, d’épaissir ce qu’ils dévoilaient. Il n’empêche que nous quittons chacun d’entre eux en emportant avec nous une projection paysagère particulière, quelque chose qui s’ajoute comme en surimpression aux seuls événements que les mots dessinent. Et que nous les quittons sans que s’estompe la petite voix singulière, et authentique, d’un très grand écrivain.

 

Thanassis Valtinos, Accoutumance à la nicotine
Éditions Finitude —Traduit du grec par Gilles Ortlieb

Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre/janvier 2009