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Marc Villemain
20 janvier 2022

Laurine Roux - L'autre moitié du monde

Laurine Roux - L'autre moitié du monde-tile


El amor et la mort

 

De la guerre que se livrèrent républicains espagnols, anarchistes et franquistes, l'on peut raisonnablement penser que tout ou presque a été écrit. Pour Laurine Roux, il ne s'agissait donc pas tant de refaire l'histoire que d'étayer son écriture romanesque à une résonance personnelle : le souvenir d'un arrière-grand-père qui, sous Franco, contribua à exfiltrer des centaines d'anarchistes. C'est peu dire, donc, que L'autre moitié du monde la travaillait depuis longtemps. Après le succès d'Une immense sensation de calme et du Sanctuaire — tous deux un peu hâtivement classés parmi les récits post-apocalyptiques —, Laurine Roux manifeste ici une manière très originale, concrète et lyrique, intime et universelle, de se lancer dans une littérature de l'épopée historique. Pour, in fine, nous livrer son roman le plus tragique.

 

Ce n'est pas pour autant une autre Laurine Roux que le lecteur découvrira : il retrouvera aisément la romancière portée par un sentiment viscéral de la nature, pastorale lorsqu'elle évoque le monde des couleurs, des odeurs et de toute autre matière (ainsi des effluves de cuisine, piment, olive, herbes, pain aillé, tomate, oignon, poisson), sensible aux présences animales (chiens, grenouilles, carpes, civelles, alevins...), pénétrante dès qu'il s'agit de décortiquer les mécanismes du clan familial, et d'une tendresse instinctive pour l'enfance et l'adolescence ; comme dans ses précédents textes d'ailleurs, affleurent la chair des jeunes filles et les pulsions honteuses, irrépressibles, féroces, qu'elles attiseraient chez certains hommes. 

 

Pourtant, c'est bien une autre facette de Laurine Roux que nous découvrons. Sans doute cela tient-il au cadre même de cette histoire qui, en la contraignant à une certaine justesse factuelle, à une certaine sobriété historiographique, la conduit à sculpter différemment son écriture, devenue plus sèche, plus poreuse aux spécificités d'un contexte, aux impératifs de la geste politique, aux nécessités brutales des sentiments dans l'histoire, enfin à tenir en bride son inclination pour les images naïves ou ingénues. C'est comme si elle avait décidé, sans jamais défaire ce qui constitue son mouvement premier, sa patte primitive, de s'autoriser une plus grande distance avec la narratrice. Bien sûr rien de tout cela n'est écrit, tout passe entre les lignes, dans le brumeux marécage du texte, mais il m'a semblé que le « je » laissait finalement davantage affleurer le « elle ».

 

Laurine Roux seule saura l'expliciter, mais on peut entendre bien des choses dans « l'autre moitié du monde », titre où s'exprime une binarité assez radicale. Celle de la lutte, front contre front : franquistes contre anarchistes. Celle de deux mondes : ouvriers et paysans — on s'attachera spécialement à Toya, que l'on suivra sa vie durant —, contre propriétaires terriens et grands bourgeois, dont « la Marquise » brandit fièrement le flambeau. Celle aussi de deux modalités de l'esprit humain : l'intellectuel et le manuel, dont la réconciliation des deux est, peu ou prou, le rêve de toute révolution sociale. Binarité enfin, jusques et y compris dans ladite révolution, des hommes et des femmes. Mais cette dualité ne va pas sans sa part de légende, et la mythologie est coriace. Revient alors au roman d'insuffler un soupçon de scepticisme, d'incertitude et de tendresse dans la mécanique des volontés idéologiques et politiques ; et de redonner une âme et une chair aux êtres qui portent l'histoire autant qu'elle les emporte.

 

Et puis il y a l'amour... Qui achève de donner à cette épopée son tour définitivement romanesque. Dans cette Catalogne éternelle, avec ses paysans, ses nobliaux, ses curés et ses seigneurs de guerre, la découverte de la chair et de l'amour va conférer au récit — et à l'aspiration révolutionnaire — une dimension puissamment lyrique. Mais l'amour, ici, c'est d'abord celui des mots. Toya, toute jeune fille encore, se découvre inopinément séduite par les séductions de la langue, ou plus précisément par ce que la langue, pour peu qu'elle soit juste et précise, a de séduisant. La langue, oui — une élocution, un phrasé, un timbre — peut mener à l'amour. Même si c'est d'abord de la défiance qu'inspire à Toya celle d'Horacio, l'instituteur, qui n'a « ni bras robustes, ni corps vaillant », seulement des « mains de femme ». Mais le corps est un bien piètre rempart lorsqu'on se sent « fendue en deux par la force des mots ».

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Ayant la chance d'être son éditeur depuis cinq ans, j'attendais avec une certaine appréhension ce troisième roman de Laurine Roux, dont je savais qu'il différerait un peu des précédents. Les choses semblent lui être venues presque naturellement, en tout cas instinctivement, et surtout elle avait le souci de ne pas refaire du Laurine Roux, l'envie de se mettre à l'épreuve. Je veux donc lui redire ici ma fierté de pouvoir la suivre depuis ses débuts, et bien sûr souhaiter à L'autre moitié du monde le plus vif et le plus mérité des succès.

 

Laurine Roux, L'autre moitié du monde
À retrouver sur le site des Éditions du Sonneur