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Marc Villemain
30 mars 2023

Isabelle Flaten - Un honnête homme


Ce pauvre Charles

 

C’est l’idée que tout écrivain pourrait, devrait jalouser : donner enfin la parole à ce pauvre Charles Bovary – et voilà-t’y pas qu’aussitôt nous vient l’envie de jeter quelques idées sur un bout de papier pour faire parler Mathilde de La Mole… Certes, d’autres déjà ont prêté leur plume à Charles et tenté de sonder cet homme honnête dont on nous enseigne très tôt qu’il est du genre secondaire, et en l’espèce plutôt falot. Mais ce qui est intéressant dans ce que nous en renvoie Isabelle Flaten, c’est peut-être ce que sa lecture et son propos doivent aussi à notre temps. Ce dont elle est bien sûr éminemment consciente, elle qui n’aime rien tant que pousser les feux de la lucidité, chatouiller les vertueux et sourire aux dadas d’une époque. La nôtre étant ce qu’elle est, immergée, pour ne pas dire noyée dans les affres infernales de la construction identitaire et de la frénésie du ou des genre(s), le lecteur s’amusera peut-être à éprouver la nécessité de réviser un peu son jugement : Charles a sans doute bien des défauts (qui n’en a pas ?), et ils me paraissent, à moi, plutôt bénins, mais il faut reconnaître qu’Emma requiert de sa part des vertus exorbitantes de la patience commune… 

 

Il en va d’ailleurs de Charles comme de Bouvard et de Pécuchet – dont j’ai récemment eu le bonheur de relire les pittoresques aventures : la chronique des mœurs et l’histoire littéraire ont fait de ces trois-là de bons bougres plutôt mal dégrossis, immatures, naïfs, couards, pusillanimes et souvent assez sots, mais voilà qui fait partie des iniquités propres à tout récit transmis un peu grossièrement. Bref, l’histoire les a mal jugés : elle a eu tort. Ce que nous confirme plutôt Isabelle Flaten, ledit Charles m’apparaissant, dans son nouveau roman, bien moins pleutre que victime (Emma a de rudes exigences mais c’est d’abord de la redoutable emprise maternelle que Charles doit se défaire), bien moins candide qu’esquinté par la vie, bien moins craintif qu’embarrassé par lui-même, et bien plus digne et méritant que les innombrables Homais qu’il doit se résoudre à fréquenter. De son temps, Charles présente finalement une sorte de contrepoint, s’escrimant à vivre selon sa morale propre, indifférent à ce qu’on attend de lui, et plus sensible qu’on ne le croit aux mille et une situations dont profitent insidieusement le mensonge, l’arrivisme et l’hypocrisie. Attentionné, généreux, doux, dévoué, peu sûr de lui, facile à attendrir (donc à blouser), sentimental malgré lui, d’un romantisme qui n’est pas de lecture mais de sensation, aspirant bien davantage à l’apaisement existentiel et domestique – y compris dans ses apprêts bourgeois – qu’à l’aventurisme conquérant, il est, en somme, un garçon qui n’est jamais assez homme. Spontanément, instinctivement, inconsciemment, Charles se montre plutôt hostile au dix-neuvième siècle.

 

Les lecteurs d’Isabelle Flaten ne seront pas surpris de retrouver ici les qualités qu’ils aiment d’ordinaire chez elle. Un type d’humour d’abord, très identifiable, fait de petites saillies élégamment sarcastiques posées au beau milieu d’un groupe de phrases ou en guise de morale pour clore un paragraphe. Un goût pour le simple fait, le simple geste, la simple parole qui, à bien s’y pencher, en disent et montrent bien plus que ce que pourrait en attraper un regard pressé ou trop paresseux. Un rythme, une façon semble-t-il évidente de bondir d’une phrase à l’autre, de rebondir sur une image ou une idée, avec malice et bon sens. Car il n’est jamais rien de prétentieux chez Flaten, elle déroule toujours sa pelote dans un mouvement d’une grande clarté, franc et direct, et, n’était cette espèce d’ironie latente, on pourrait presque dire littéral. Reste que quelque chose m’a surpris : sa capacité, ici assez étonnante, non de changer d’écriture mais de l’adapter, de lui apposer une sorte de vernis tantôt amusé, tantôt lyrique, afin, sans doute, de lui conférer quelque air de roman bourgeois. C’est tellement vrai que, pour la première fois, il m’est arrivé de ne pas reconnaître l’auteur/teure/teuse/trice (servez-vous, c’est « open »). Raison supplémentaire pour toi, lecteur, de t’enquérir d’Un honnête homme, où, comme moi peut-être, tu trouveras en ce pauvre Charles un nouvel ami.

 

Isabelle Flaten, Un honnête homme – Éditions Anne Carrière

9 mars 2023

Alain Giorgetti - Massif


Giorgetti, romancier des marges

 

« Ce qui m’intéresse, c’est de rendre compte de ce fond silencieux gisant derrière les choses », fait dire l’auteur à Nicolas, dont la figure lyrique et orageuse façonne ce singulier roman. Mais je me demande si là n’est pas, plus généralement, une des marques les plus prégnantes qui fondent le travail d'écriture d’Alain Giorgetti, dont on se souvient encore de La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, paru il y a trois ans. Avec Massif en effet, on a le sentiment que Giorgetti poursuit un travail que l’on pourrait dire d’excavation du réel, lequel ne nous apparaîtrait jamais que voilé, serait toujours plus ou moins délibérément fallacieux, son apparence obstinément massive dissimulant l’introuvable vérité de l’être. Et c’est peut-être bien notre lot commun, en effet, que de ne jamais nous sentir en parfaite adéquation avec ce qui nous entoure, avec l’image que le monde nous renvoie de lui, pas plus d’ailleurs qu’avec l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.

 

Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci tient en peu de mots. Au fond d’une vallée vosgienne que régente et tyrannise un trio de brutes épaisses, un homme (Nicolas), étranger au pays, tombe éperdument amoureux d’une femme (Hélène). Révulsé par les magouilles des trois hommes, par leur brutalité et leur sentiment d’impunité, tout ce qui porte Nicolas à la douceur et à la contemplation, tout ce qui en lui reste, bon gré, mal gré, disposé à vivre en bonne intelligence avec ses semblables, va se muer en une férocité que le meurtre seul apaisera. Je ne dévoile rien : la chose est dite d’emblée. Et comme elle est dite d’emblée, on se doute bien que là n’est pas l’essentiel du roman.

 

L’essentiel, donc, quel est-il ? Il serait présomptueux d’espérer cerner en quelques lignes les mobiles d’écriture d’un auteur. Toutefois, ce texte-ci, s’ajoutant aux précédents, conforte le lecteur dans une impression déjà assez forte : celle d’une rage souterraine, plus ou moins domestiquée, contre quelque chose qui pourrait s’apparenter à une dépoétisation générale, ou disons une dégénérescence de ce qui fonde la valeur de l’humain. Ce qui peut prendre chez chacun d’entre nous des atours assez triviaux : cupidité, hypocrisie, vénalité, corruption, mépris social, intimidation, abus de pouvoir, j’en passe et de plus vils. Nicolas, par exemple, est un être plutôt porté à la solitude, observateur, volontiers curieux, délicat, exigeant avec lui-même, bref, soucieux de persévérer dans son être. Autant de dispositions – est-ce utile de le souligner – rarement suffisantes pour faire ou simplement trouver sa place dans une société soumise aux lois du plus fort, c’est-à-dire de l’argent. De tout cela, le personnage semble avoir une conscience très précise. L’acuité de cette conscience étant déjà, en soi, une sorte d’empêchement au bonheur… Quand un jour advient l’amour. Le vrai, le grand, l’indicible : une merveilleuse catastrophe. Ce n’est pas seulement notre vie, mais le monde entier qui s’en trouve reconfiguré. L’auteur déploie alors une frénésie amoureuse, un romantisme quasi mystique, un luxe de motifs lyriques que l’on n’attendait pas. Mais lorsque apparaîtront les trois brutes précitées, fera contraste le surgissement de la colère, puis son altération en une haine insatiable, éternelle et non négociable. Deux passions, tout compte fait, qui se feront pendant : l’une amoureuse, l’autre destructrice – mais toutes deux dévastatrices.

 

Massif a bien quelque chose d’un polar, du moins s’en donne-t-il une certaine allure et certaines manières. Il s’agirait alors d’une sorte de polar ontologique – comme on a pu parler de polar métaphysique. Mais Giorgetti raisonne bien moins qu’il ne montre : en quoi il s’affirme comme romancier. Le romancier de ceux qui, parce qu’ils ne peuvent concevoir d’être en marge d’eux-mêmes, se retrouvent en marge du monde.

 

Alain Giorgetti, Massif - Alma Éditeur