Lendemains d'indépendance
Nous ignorons ce que peut être la joie d'un peuple fêtant son indépendance : pour nous autres Français, cette histoire est réglée de longue date - nous comprîmes d'ailleurs assez mal l'émancipation de nos anciennes colonies. Nous ignorons tout de ce que peut ressentir l'individu qui, au contact de la chaleur de milliers d'autres, exprime la liesse d'une liberté qu'il estime avoir conquise ou recouvrée. Nous ignorons aussi, par la force de l'habitude, la joie qu'il peut avoir à contempler les symboles désormais officiels de ce qui manifeste à ses yeux l'unité de son peuple : le drapeau, l'hymne, les bâtiments officiels... ; l'histoire derrière nous, d'aucuns voient d'ailleurs dans ces signes extérieurs du patriotisme l'indice d'une certaine balourdise, d'un exotisme un peu ringard. La dernière fois que nous avons vibré au chant de la liberté souveraine des peuples, ce fut sans doute lors de la chute du Mur de Berlin : mais alors nous savions que l'événement impliquait bien davantage qu'un peuple circonscrit.
Ce qui fait peur et fascine, dans cette partie du monde où s'ancrent nombre de mythologies, c'est que plus l'histoire avance, plus il semble impossible d'en démêler l'écheveau. Inéluctable depuis 1991, l'indépendance du Kosovo a donc été proclamée dimanche, sans référendum ni consultation populaire : cette marque de fabrique conforte évidemment la rancœur de ceux qui s'y opposaient, mais l'argument ne sert guère que comme prétexte à alimenter la dispute. L'on dit des deux cents Serbes qui ont brûlé la nuit dernière deux postes-frontières qui séparaient la Serbie du Kosovo qu'ils sont des radicaux : cela paraît indiscutable ; il est fort à parier toutefois qu'ils ne représentent que la frange immédiatement active et visible d'un sentiment partagé par l'immense majorité des Serbes : sans le Kosovo, ceux-là ne reconnaissent plus leur pays. Que peut-on à cela, dans l'immédiat ? Rien. Absolument rien, si ce n'est engager un travail de très longue haleine en espérant que la ou les générations à venir parvienne(nt) à apaiser la part la plus ténébreuse de leur patriotisme. D'ici là, on ne peut guère que parier sur la police internationale et espérer qu'elle parvienne à chaque fois à faire tomber les fièvres. Rien n'est moins sûr pourtant : une génération a presque passé, qui a vu ses parents mourir, le plus souvent dans des conditions atroces, au nom, à tort ou à raison, de la sauvegarde de la nation ; or cette génération ne peut que constater que rien n'a été réglé, que l'explosion de la Yougoslavie et la partition qui s'ensuivit n'ont pas apporté la tranquillité et le développement attendus, que les infrastructures publiques sont par endroits exsangues (réseau de transports, postes et télécommunications, aide sociale...), et pire encore que les identités au sein de l'ancienne fédération ne se tolèrent guère davantage que par le passé.
Enfin, il y a le fameux effet de contagion. Et en effet, comment pourrions-nous faire le reproche aux Serbes d'éprouver un certain sentiment d'iniquité, quand la majorité des grands États du monde se rallie aussi facilement à une indépendance qu'elle refuse à d'autres ? Il est certain que la situation militaire, historique, politique et économique du Kosovo ne saurait être comparée à celle des Flandres, pour ne prendre que cet exemple très proche. Factuellement et sous quelque aspect que ce soit, aucun parallèle ne serait sérieux. Mais les faits sont aussi têtus que les mentalités. Et ce que quiconque peut retenir de l'épisode kosovar, dont la spécificité balkanique n'est pas contestable, c'est que le grand cycle des indépendances nationales ou infra-nationales dans le monde n'est pas clos, qu'il se poursuit et gagne du terrain. Les nationalistes du monde entier le savent bien, eux qui prennent soin de ne pas comparer des situations incomparables et savent bien que, dans les mentalités, dans la lecture inconsciente ou symbolique des faits, l'idée et la possibilité de se séparer d'un voisin haï, ou simplement encombrant, continue de faire son chemin.
A propos de Robbe-Grillet, ou l'essence hypocrite de l'hommage politique
Je ne suis pas à proprement parler grand amateur d'Alain Robbe-Grillet, dont l'importance littéraire ou para-littéraire ne m'échappe pas, mais à l'écriture et aux univers duquel je n'ai jamais été plus sensible que cela. Il n'empêche que l'on ne peut qu'être confondu devant l'hypocrisie de l'hommage qui lui est rendu depuis hier. Je ne parle pas de Bernard-Henri Lévy, les deux hommes ayant toujours été proches, partageant notamment une même manière de revendiquer l'extrême liberté pour la création et éprouvant une même drôlerie, voire un même plaisir, devant la cocasserie du petit théâtre des adversités contemporaines. Je pense plutôt aux personnalités politiques qui, de droite et de gauche, louent, l'œil humide et la main sur le coeur, le chantre des ruptures, le rebelle aux routines institutionnelles et l'explorateur émancipé de toutes les intimités. Son ultime roman sentimental livrait et délivrait ses fantasmes pédophiles, incestueux et meurtriers : à cette aune, il est à tout le moins pittoresque d'entendre tout un pan de la bourgeoisie, celle qui rêve de transformer la psychanalyse en psychiatrie et de mettre préventivement en prison ceux que le sexe travaillerait un peu trop, dire son respectueux hommage avec autant de conformisme. Que le monde politique et le monde de l'art aient depuis longtemps rompu les ponts (hors période électorale), nous le savions déjà ; le problème est que la culture n'irrigue tellement plus le politique que tout hommage, non seulement sonne faux (ce qui ne serait ni nouveau, ni très grave), mais achève de discréditer encore davantage des laudateurs tout émus de se sentir émus. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, voulut interdire à la vente un roman dans lequel l'auteur avait essayé, non sans mal, de pénétrer le cerveau complexe d'un pédophile ; une fois président de la République, il s'attriste de la disparition d'un écrivain qui, au soir de sa vie et de la façon la moins romanesque qui soit, confessa un certain nombre de tentations sexuelles à tout le moins non conformistes : comme quoi, pour cet héritier contrarié de 68, tout est politique, y compris la libido. Cela dit, à cette heure, on attend avec beaucoup d'intérêt l'hommage que, à son tour, Ségolène Royal ne saurait manquer de lui rendre.
L'évolution
Les évolutionnistes consacrent le triomphe de l'évaluationnisme. Mais quand et par qui les évaluateurs seront-ils évalués ?
Une bonne année ? Une année moins mauvaise
Plusieurs lecteurs me présentent aimablement leurs voeux pour l'année qui commence. Tous me font part de leur souhait qu'elle soit une année plus faste pour les arts et la culture, pour la justice, pour les pauvres et les immigrés, pour le devenir de la France, du monde, et de la France dans le monde, une année qui, je cite l'un d'entre eux, verrait se réaliser "un certain redressement de l'esprit". Las ! chers lecteurs, de tout cela - des chimères au fond, des voeux pieux - il faut sans tarder faire le deuil. Car le mouvement d'abêtissement vulgaire et général auquel nous assistons depuis un certain nombre d'années (mais depuis quand exactement ? jusqu'où devons-nous, pouvons-nous, faire remonter notre agacement très réactionnaire ?) n'est pas encore arrivé à son terme, loin s'en faut. Ledit redressement, s'il doit se produire, constituera une révolution lente, une mutation sourde, une trajectoire davantage qu'un acte ou un événement.
Que les fruits de mai 68 n'aient pas toujours été les meilleurs, que cette révolte un peu protéiforme ait accouché d'excès ou de concepts discutables, nul ne le conteste plus, pas même les meilleurs des soixante-huitards. N'empêche, on se prend à rêver d'un mai 2008 - qui aurait comme avantage collatéral de nous épargner le marketing éditorial qui s'annonce en coulisses, au prétexte de la quarantaine atteinte. A l'époque, le mouvement serait né d'une libidineuse histoire de dortoirs, filles et garçons rêvant d'amours moins platoniques ; quarante ans plus tard, le mouvement pourrait (aurait pu) naître de fumeurs indociles, allergiques à une société qui, au nom de l'hystérie hygiéniste et du vivre-ensemble, multiplie les interdits et les bannissements ; ou de ces gueux modernes, dépossédés de leurs papiers et plus encore de tout le reste, qui tentent, vaille que vaille, de nous alerter sur les reniements au pays des droits de l'homme, et subsidiairement sur leurs conditions de vie en prison ou dans les centres de rétention ; ou d'une gauche qui se serait enfin décidée à ne plus s'aveugler sur les vertus supposées naturelles du peuple ; ou de parents et de professeurs las de voir leurs bambins sapés de marques et ne rêvant que de business - show ou pas ; ou, pourquoi pas, de médias que leur propre fascination pour l'enveloppe dégoulinante des jours aurait fini par écœurer ; ou de vieillards blessés de voir la jeunesse investie de toutes les promesses, quand eux-mêmes se trouvent chargés de nos tares et de nos retards. Rien à attendre en revanche de nos bobos, ces gentils qui ne pensent qu'à conserver le monde en l'état tout en se donnant l'impression de le rajeunir. Je songe ici à J.G. Ballard, Millenium People, à cette révolte de la bourgeoisie contre elle-même, que contribua à fomenter un problème de ramassage des ordures. C'est plus profond qu'il y paraît. Et allez savoir jusqu'à quel point cela est visionnaire.
Les choses ne sont pas destinées à rester immuables. Les "ruptures" se feront, se font déjà, derrière nous, dans cette part de l'histoire humaine qui demeurera toujours invisible aux caméras, aux éditorialistes comme à la doxa. Elles se décident déjà, dans les soubresauts de la nature bien sûr, mais aussi dans une certaine frénésie capitaliste qui, comme on put le dire de la technique, obéit d'avantage à un processus lancé à toute vitesse qu'au projet d'une collectivité d'individus. C'est à tout cela que les sociétés tentent vainement de s'adapter : nulle "renaissance", pour citer l'allusion pompeuse, et trompeuse, que fit récemment Nicolas Sarkozy à ce beau mot, n'est programmée : notre mort seule l'est, mais c'est une mort lente, brouillonne, qui suit son bonhomme de chemin, c'est notre mort comme réceptacle dynamique d'une culture en mouvement - c'est-à-dire pleinement consciente de ne pouvoir innover qu'en ayant eu préalablement quelque chose à conserver. Au lieu de quoi, nous devrons nous farcir, cette année encore, l'arrivisme post-moderne de la Belle et la Bête, du président et de sa première dame disneyworldisée, le triomphe du cinéma petit-bourgeois, des arts plastiques scatologiques, du spontanéisme pictural, de la variété bien-pensante, de la littérature égotiste, le triomphe enfin de cette démocratie devenue académie de stars.
Chacun ses repères. Chacun, selon son histoire, sa culture, sa famille, son tempérament, ses failles, trouvera dans telle ou telle actualité le levain de son attitude et de sa pensée. Tout critère est recevable, aucun n'est illégitime. Et il en est tant. Il faut choisir, donc, aussi arbitraire que cela fût. Aussi, lorsqu'un président de la République, qui occupe et sature un espace public d'une manière jusqu'alors inédite en France, au point de faire de l'indécence une valeur moderne et de l'hypocrisie une vertu contemporaine, peut se payer le luxe de louer la "réserve" et la "discrétion" d'un de nos plus grands écrivains, Julien Gracq, disparu la veille, sans soulever le moindre éclat, alors c'est que notre société n'a jamais été aussi mûre pour le charlatanisme.
Certains jours (mais ils sont de moins en moins rares), il apparaît que c'est dans le silence du retrait que se fomente la rébellion la plus intense, celle dont les coups déstabiliseront avec le plus d'ardeur le fonctionnement d'une société qui se vante de vouloir être participative mais qui, au fond d'elle-même, n'aspire qu'à la conformité plastique, qu'à un ordre qui finira, n'en doutons pas, par rendre l'air irrespirable - sans que les fumeurs y soient pour grand-chose.
A tous, donc, je souhaite une moins mauvaise année...
Du rétrécissement de l'idée de justice et de son application au pays des droits de l'homme
D'un côté, Jean-Marc Rouillan, ancien leader d'Action Directe, est placé en semi-liberté après plus de vingt années d'incarcération : en attendant mieux, c'est tout de même la preuve que le droit est encore applicable et que Nicolas Sarkozy n'est pas encore tout à fait maître en son royaume. De l'autre, le gouvernement et la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et la Toxicomanie (MILDT) coupent les vivres de l'Observatoire International des Prisons, et c'est une nouvelle démonstration de son désir d'en finir, avec le droit précisément, mais aussi avec tout ce qui pourrait jeter un discrédit sur ce qui relève de son autorité : la dignité des hommes - fussent-ils des détenus. Sur ce point, le nouveau rapport du Comité de prévention de la torture du Conseil de l'Europe, dans sa partie qu'il consacre aux prisons françaises, est d'ailleurs très encourageant... Rassurons-nous, pourtant : Rachida Dati veille sur l'indépendance de la justice, tandis que Yama Rade et Bernard Kouchner s'assurent que les droits de l'homme soient effectifs partout et pour tous.
Rideau pour le petit Jean
Réputé pour châtier mon langage, je crains toutefois, ici, de déroger à la règle. Car vraiment, je vous le dis : on se fout de notre gueule !
Sophie Tapie et Jean Sarkozy, fille et fils respectifs de Nicolas et Bernard, pour les rares esprits à qui cela aurait pu échapper, furent donc recrutés par le producteur et metteur en scène Philippe Hersen pour jouer sur les planches un remake d'Oscar, célébré en leur temps par Pierre Mondy et Louis de Funès, puis par Edouard Molinaro. Philippe Hersen, le producteur et le metteur en scène, donc, fut apparemment un des seuls à ne pas faire le lien entre le petit Jean et le grand Nicolas : "Je ne savais pas qu'il était le fils de Nicolas Sarkozy" - en revanche, ami de longue date de Bernard Tapie, il lui était difficile de ne pas faire le lien avec sa fille. Aux dernières nouvelles, le petit Jean, finalement gros-Jean comme devant, a laissé tombé les gants (éventuel surgissement dans sa conscience du souvenir d'un temps où Paul Amar pouvait en offrir une paire à Bernard - Tapie - et Jean-Marie Le Pen), car "après réflexion" (waouh !), le jeune homme, préférant laisser parler son producteur plutôt que prendre le risque de bredouiller en bégayant, a décidé de "donner la priorité à ses études" - ce qui, à vingt ans, on en conviendra, n'est tout de même pas une idée aussi aberrante qu'elle en a l'air. Las !, le théâtre devra donc patienter encore un peu avant que le brillant jeune homme commence à en brûler les planches - mais trouvera matière à se consoler avec la jeune Sophie Tapie qui, elle, semble les avoir bien fixés (les gants). Nous attendons de savoir ce qu'en pensent les sociétaires de la Comédie Française.
L'aggiornamento épileptique et schizoïde des socialistes
Pendant que le journal Libération, qui se veut le porte-drapeau du renouveau de la gauche démocratique, nous explique ce matin pourquoi Harry Potter, après s'être vendu à 400 millions d'exemplaires dans le monde à gigantesques coups (et coûts) capitalistiques, est "de gauche", les sympathisants socialistes continuent de consolider leur socle idéologique. Ainsi les dernières enquêtes montrent qu'ils sont près de 30 % à se dire satisfaits de Nicolas Sarkozy, que 81 % d'entre eux sont contents de pouvoir déduire de leurs impôts une partie des intérêts d'emprunts immobiliers, qu'ils aspirent majoritairement à un service minimum dans les transports et à une loi sur l'autonomie des universités, et surtout, surtout, qu'ils sont 69 % à approuver l'instauration de peine-planchers. Nicolas Sarkozy clamait la rupture, les sondés socialistes l'ont faite. De cela, Libération ne pipe mot. Pourquoi ?
Nobel de quoi ?
Il n'est pas inintéressant d'apprendre que, quelques heures seulement après avoir été auréolée du prix Nobel de littérature, Doris Lessing ait lancé, dans le journal espagnol El Pais : "Le 11 Septembre a été terrible, mais si on se repasse l'histoire de l'IRA (l'organisation nord-irlandaise), ce qui s'est passé aux États-Unis n'a pas été aussi terrible que cela. Certains Américains penseront que je suis folle. Beaucoup de personnes sont mortes, deux édifices prestigieux sont tombés, mais ce ne fut pas si terrible ni si extraordinaire, comme ils le pensent". Les petits révisionnistes que porte le temps n'en demandaient pas tant, et commencent déjà à reprendre la parole pleine de sagesse de l'auguste lauréate, laquelle a bien compris qu'en littérature, ce qui fait sensation, ce n'est pas la littérature.
Postérité génétique
On dit les hommes politiques soucieux de postérité - leur seul point commun, peut-être, avec les écrivains. À cette aune, il est curieux de constater combien nombre d'entre eux, engagés à corps perdus dans le présent immédiat, négligent ce que l'histoire retiendra et dira d'eux. Prenez Thierry Mariani, député UMP connu pour être décomplexé — entendez par là membre d'une droite qui assume librement ses dimensions historiques et traditionnelles les plus rudes : quelque chose d'un peu martial, militaire, asocial, viril et conquérant. L'histoire (c'est-à-dire, pour être concret, les livres, les manuels, les médias, la doxa) retiendra de Thierry Mariani qu'il fut parmi les premiers à tenter, en toute légalité démocratique, un fichage génétique des comportements sociaux, culturels, migratoires et démographiques, jouissant d'une arme, l'exploration de l'ADN, dont auraient rêvé et dont rêvent tous les totalitarismes. Nous sommes ici même au coeur des travaux de Michel Foucault sur le bio-pouvoir, et plus encore de la prophétie d'Orwell, ici réalisée, qui conjugue novlangue anesthésiante, fascination technoïde et archivage bureaucratique de l'humain redevenu hominidé.
Qui veut la peau d'Eric Rohmer ?
Pour avoir fait précéder son film d'un avertissement désolé expliquant au spectateur pourquoi il n'avait pu retenir la plaine du Forez, "défigurée par l'urbanisation, l'élargissement des routes, le rétrécissement des rivières, la plantation des résineux", et filmer sur les lieux où se déroule l'action des Amours d'Astrée et de Céladon, le roman d'Honoré Urfé, Eric Rohmer, quatre-vingt sept ans, s'est vu assigné en référé par Pascal Clément, ancien Garde des Sceaux (excusez du peu) et président du Conseil général de la Loire. Motif : "dénigrement". Voilà bien les ravages de ce populisme de proximité auquel le désenchantement du monde a donné naissance, et qui n'est autre que la manière la plus étroite et la plus petite-bourgeoise de considérer l'univers. Le patriotisme d'antan a été supplanté par un patriotisme de terroir, dit aussi territorial, qui autorise n'importe quel micro-suzerain à se sentir investi d'une mission de salubrité publique. Que Pascal Clément, dont le bilan place Vendôme aura été aussi fécond que le babillage littéraire et désormais légendaire entre Nicolas Sarkozy et Marc Lévy, prenne pour cible un artiste qui n'est pas étranger au rayonnement de la France ou de ce qu'il en reste et des arts universels en général, qui plus est au nom des fiertés locales, voilà qui en dit long sur la haine de la culture qui a gangréné jusqu'à nos plus hautes édiles. J'imagine la scène d'ici : la réunion au sommet (fût-ce celui du conseil général), au soir tombé, dans les bureaux lambrissés de monsieur le président, entre son conseiller aux affaires culturelles, son directeur de cabinet, le représentant de la préfecture, le magistrat du coin trop heureux de l'aubaine, le digne représentant de l'opposition de gauche, le directeur des services, le chargé de mission aux affaires juridiques et le représentant de la DRAC, tous militants du développement durable de leur territoire, tous citant à qui mieux-mieux les expressions consacrées dans le schéma directeur, le rapport cadre sur le développement du tourisme ou la charte environnementale, leurs palabres oiseuses pour évaluer le taux de nocivité de l'insolence rohmérienne et le mal que l'obscure cinéaste fait à l'attractivité des pays de la Loire et au vivre-ensemble des administrés de la plaine du Forez : le Zola qui sonda les comices agricoles, le Balzac qui décortiqua l'ambition dirigeante ou le Cohen qui éprouva les mœurs administratives auraient fait leur miel d'un tel concentré d'élégances visionnaires. Au moins aurions-nous pu espérer, face à un tel déferlement de bêtise, que la rude parole d'une opposition socialiste encore un peu consciente de ce qui se joue à travers le langage de l'art secoue la sclérose gestionnaire : mais non, les voilà qui, eux aussi, entonnent ce même couplet du développement local et glissent leurs bottes dans le terreux sillon du petit chef départemental.
Quant au résultat, au fond, quelle importance ? - gageons que l'affaire aura tout autant nuit à la réputation de ce pauvre monsieur Clément que contribué à la publicité du film d'Eric Rohmer. De toute façon, nous sommes entrés dans un jeu de procédures, le conseil général ayant été débouté, non sur le fond, mais en raison d'une mauvaise saisine : le tribunal de Montbrisson a en effet considéré que "les passages dont le caractère erroné et péjoratif est allégué relèvent des seules dispositions de la loi du 29 juillet 1881", relative à la diffamation par voie de presse, "qui obéit à un régime procédural spécifique et impératif", lequel n'a en l'espèce pas été respecté. Une nouvelle procédure sera donc engagée, dont il faut seulement espérer qu'elle achève de ridiculiser ceux qui, lorsqu'on parle de culture, se demandent d'abord à quelle juridiction elle doit obtempérer.