Quand le coq déchante
Que dira l'histoire de ce temps électoral ? Que diront les livres d'histoire, les manuels scolaires ? Impossible de ne pas se poser la question avant de voter : l'épiderme national est à vif, la société hystérisée, et de ce chaos permanent rien de bon ne peut sortir. Je suppose qu'on nous regarde, d'Europe ou d'ailleurs, avec des yeux un peu éberlués (si tant est qu'on nous regarde.) Nous faisons comme si le monde et l'Europe n'existaient pas, comme si le Mur de Berlin n'était pas tombé, comme si la Chine dormait encore, comme si la Russie avait fait sa mue démocratique, comme si le progrès technique pouvait suffire à résoudre ou même à apaiser les angoisses de l'humanité, comme si nos arts et notre culture évoquaient encore quelque chose à qui que ce soit, comme si la France était encore un phare. La vérité est que nous menons une campagne provinciale dans un monde auquel nous opposons chaque jour une protestation de déni. Nous nous offrons à bien des désenchantements, mais nous le faisons avec notre gouaille légendaire, fiers de notre mauvaise humeur et de nos ergots arcboutés. Nous mettons le monde en slogans et daignons à peine porter un regard sur notre continent. La réconciliation avec nous-mêmes ne nous intéresse pas : seuls nous fascinent le goût du sang et l'odeur de la poudre - celle qui explose sur les plateaux d'une télévision acquise aux ordres du marché et dans les colonnes de journaux que passionne la philosophie politique de tel ou tel chansonnier. Nous voudrions pouvoir sauter en marche du train de l'histoire, mais nul ne le peut. Alors nous continuons à aller de l'avant, sans rien entrevoir de notre destination.
La perle du jour
Elle revient à Nicolas Sarkozy, déclarant ce matin : "En ce qui me concerne, je ne suis ni énarque ni agrégé, ça me permet de ne pas être démagogique". Je traduis : "Je n'ai ni formation, ni culture, donc je suis proche des réalités." Ou encore :" Plus vous en savez, moins vous en savez."
Le bon peuple appréciera ce bel élan lyrique qui, en effet, n'a rigoureusement rien de démagogique. t
Darfour : meeting à la Mutualité
L'engagement humanitaire est ce qui reste de l'idéologie quand la politique a failli - ou de la politique quand l'idéologie a failli ; ce qui ne signifie évidemment pas que "l'humanitaire" soit exempt de considérations politiques ou idéologiques, loin s'en faut. Cette antienne, qui n'est pas récente, est probablement assez juste, et formulée, c'est selon, avec bienveillance, résignation ou dénigrement. Pour ma part, je m'y rallie et m'y suis rallié de bonne grâce il y a assez longtemps déjà : il faut être rudement sûr de soi et de sa pensée, rudement sûr de la pertinence des clivages traditionnels, rudement sûr, encore, de la réalité du pouvoir dit politique, pour ne pas admettre les limites de l'engagement classique (généralement bipolaire). Nul ne pouvant raisonnablement suivre le rythme de la complexification exponentielle du monde, et le politique ne pouvant pas davantage échapper à cette règle, ne nous restent que quelques fondamentaux, dont il est certes facile de sourire mais dont on voit mal comment l'on pourrait leur dénier ce statut : à défaut de sauver le monde, donc, veiller à ce que le martyre des humains ne se perpétue pas dans le plus complet silence, dans le meilleur des cas contribuer à en sauver quelques-uns. Nous en étions là déjà au moment de la Bosnie et du Rwanda : la donne ne se pose pas en d'autres termes pour le Darfour.
Le citoyen lambda que je suis a depuis longtemps déserté les lieux et instances du militantisme pour, globalement, se replier. Je vote, je m'informe, je ne refuse pas la discussion, parfois je pétitionne, j'écris : voilà, peu ou prou, ce qu'il subsiste de mon passé militant, un vague sens du devoir. Sans doute nul ne peut déserter sans quelque accès de mauvaise conscience (et il est vrai que les militants sont assez doués pour lester de culpabilité les esprits moins engagés), mais on s'en arrange au fond assez bien. Restent donc "les grandes causes", et ce qui se produit au Darfour, génocide, crime contre l'humanité ou quelque autre appellation qu'on voudra bien lui donner, en est évidemment une. Que l'on me permette toutefois cette digression : le récent déni de génocide en Bosnie, officialisé dans un arrêt de la Cour de Justice Internationale, n'est pas pour rassurer quant à la capacité du droit à qualifier les crimes. A l'heure où la France est plus isolée que jamais du monde et de l'Europe, au moment aussi où seul semble la passionner son devenir hexagonal (comme s'il était indépendant du reste du monde), et alors que le temps électoral que nous traversons n'a sans doute que rarement connu une telle insignifiance, le meeting organisé par le collectif Urgence Darfour, SOS Darfur et Bernard-Henri Lévy aura au moins permis de faire entendre une autre ambition, et d'engager quelques-uns des candidats à l'élection présidentielle. C'est pourquoi j'y étais, pour faire masse, l'hystérie médiatique et la sottise communiquante n'étant sensibles qu'au bruit de la foule.
Le génocide n'a pas eu lieu
C'est officiel : la Serbie de Slobodan Milosevic n'a pas commis de génocide, n'y a pas incité et ne s'en est pas davantage rendue complice. Sans doute un génocide a-t-il bien été perpétré à Srebrenica, mais ce fut l'oeuvre d'une main invisible ou d'une volonté insondable, en tout cas inaccessible à l'homme de la rue - celui par exemple à qui on a coupé les couilles et arraché les yeux sous ceux de ses enfants. Comme dans Usual Suspects : c'est le Diable, peut-être, allez savoir.
J'entends qu'il est commode d'être plus bosniaque que les Bosniaques. Et puisque le représentant officiel de la Bosnie à la Cour Internationale de Justice se déclare partiellement satisfait des remontrances que celle-ci a toutefois consenti à adresser à l'Etat serbe, on se demande bien, vu d'ici, ce qui pourrait nous autoriser à vouloir en remontrer. C'est que cet arrêt va dans ce qu'on n'ose plus guère, et pour cause, appeler le sens de l'Histoire. Quand ailleurs les peuples européens, à commencer par le peuple français, sont poliment invités à présenter leurs condoléances à ceux que, naguère, ils malmenèrent, la justice internationale la joue profil bas là où, en direct ou quasi, la notion d'humanité prenait à peu près au moins autant d'importance que deux cent mille squelettes dans une fosse commune. Comprenne qui pourra. Enfin non, au fond tout le monde comprend : l'intérêt bien compris (entendez la real politik) commande. Et nous en arrivons à cette contradiction qui ne semble plus guère étonner : ce n'est plus au nom de la justice qu'œuvre la justice internationale, mais au nom de la réconciliation, mot clé tout politique de toute cette affaire. Comme il est écrit dans la langue savoureuse des communiqués officiels : "les dirigeants serbes ne cachent pas leur satisfaction". Champagne.
Je ne donne pas plus de trente ans à nos manuels d'histoire pour corriger le tir. Ma main à couper : nos enfants y apprendront que la justice aura choisi de s'amputer au nom de la paix et de l'esprit de concorde entre les communautés. La méthode est pourtant aussi mauvaise que l'intention. Il est fort à parier que cet arrêt ne fasse qu'inscrire davantage les rancoeurs dans le marbre, comme on le vit sur les visages de la centaine de Bosniaques regroupés, en attendant son arrêt, devant la Cour Pénal Internationale. La SDN avait au moins l'excuse de sa jeunesse, et plus encore du caractère inédit de sa mission. Je ne vois pas, cette fois, quelle excuse les Bosniaques pourront trouver à ceux qui ont transformé trois années en enfer en guerre civile. Qu'on en juge par ce qu'en dit Smail Cekic, membre de la commission d'enquête sur Srebrenica : "C’est une victoire pour les criminels, ça leur donne le moyen d’achever un jour le génocide qu’ils ont entamés contre les Bosniens. Il est évident que cette Cour attendait qu’un peuple soit complètement exterminé pour dénoncer ce crime comme étant un génocide. C’est honteux et horrible et prouve bien que tout ceci est une farce de la part de la communauté internationale." La réconciliation est en marche.
Photos personnelles :
1. Mostar - Ruines
2. Sarajevo - Mur criblé de balles
Pornographique, cacophonique, hystérique : l'écoeurement nous gagne
On voudrait écœurer les Français qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Temps fort et depuis peu quinquennal de la société française, les élections présidentielles se donnent en spectacle, partout, en tous lieux et sur tous supports. Tout est bon, de tout bois on fait toujours un bon feu. L'hystérie militante a vécu : elle a désormais gagné la société tout entière. Les couvertures de journaux annoncent la couleur chaque matin, les radios et les télévisions réforment leurs grilles des programmes, des dizaines de sondages quotidiens tâtent le pouls du troupeau, des millions de blogs ad hoc fleurissent jusque dans les coins les plus reculés, les forums virtuels, tous plus véhéments les uns que les autres, sont pris d'assaut, et la plus pittoresque des associations trouve son mot à dire sur la bonne marche du monde. Nombreux s'en réjouissent, observateurs patentés ou acteurs auto-proclamés, assurant que cette effervescence collective est la preuve de l'excellente santé civique de notre nation, l'indice d'une patrie enfin résolue à remonter ses manches et à mettre la main dans le cambouis du monde. Les choses me semblent, à moi, un peu moins idylliques : sous couvert de participation, la société est devenue son propre média. Il était facile, hier encore, de stigmatiser la spectacularisation de la politique : elle était de la responsabilité des médias et des acteurs politiques qui, volens nolens, éprouvaient quelques difficultés à ne pas se prêter au jeu. Nous n'avons plus d'autres coupables aujourd'hui à désigner que nous-mêmes.
Moyennant quoi, Libération me tombe des mains chaque matin. Et s'il me faut malgré tout admirer quelque chose, alors disons que j'admire l'imagination et l'inventivité dont doivent faire preuve, chaque jour, depuis et pour des semaines encore, les journalistes, commentateurs, experts ès opinions et autres filous de la comm' pour trouver une nouvelle manière d'aborder le sujet. N'imaginons pas une seconde que cette agitation permanente contribuât en quoi que ce soit à façonner notre compréhension du monde ou à stimuler notre intelligence collective, si elle existe : le chaos permanent des avis, des opinions, des diatribes, des revendications, des objurgations, des exclusions, cet incontrôlable pugilat exponentiel qui se targue de vertu démocratique, donne le ton de l'amertume qui se prépare. Les Français sont doués pour s'échauffer les sangs. Ils ont adoré se faire peur le 21 avril 2002 - avant de reculer devant l'énormité de la chose ; je suis à peu près certain, aujourd'hui, que si le souvenir de cette peur les tétanise encore un peu, ils sont, à tout le moins, mûrs pour le grand frisson.
Un jour viendra où l'on comprendra qu'une société de transparence est avant tout une société de surveillance. La seule chose que je ne suis pas en mesure d'évaluer, c'est s'il sera trop tard ou pas.
Et Dieu merci, je n'ai pas la télévision.
Du succès
On n'écrit plus pour se sauver (de) soi-même, mais pour accabler l'autre et contempler son désastre : c'est la recette des succès du temps.
Du courage
Pourquoi nous souhaitons-nous si souvent, à la moindre occasion, comme ça, au détour d'un bonjour ou d'un au revoir, pourquoi nous souhaitons-nous si souvent "bon courage" ? D'aucuns méritent cet encouragement : ils souffrent en leur âme ou dans leurs chairs, leur vie est un désastre, ou, plus simplement, requiert une obstination, une pugnacité, un courage particulier, justifié, parfois exemplaire. Mais cette sollicitude a atteint de tels degrés, s'est répandue à un point tel, qu'elle ne peut décemment recouvrir une quelconque réalité. Faire la queue dans une grande surface, respecter une obligation professionnelle, prendre sa voiture pour une durée supérieure à une heure, sortir acheter des croissants alors que le soleil n'est pas encore levé, ou même sans raison, parce qu'il faut bien que la journée se passe : tout est prétexte à cette sollicitude. J'ai chaque jour l'occasion de souhaiter bon courage à mon épouse ; mais je sais pourquoi : son activité dépasse de très loin mes capacités, physiques, psychologiques et morales, je sais que je m'écroulerais dans un lit d'hôpital au bout de dix jours de son régime, et ne conçois donc la possibilité même de son activité qu'à la condition de faire montre d'un courage que je n'ai pas, moi, à éprouver. Peut-être cela signifie-t-il, donc, que tous ceux qui nous souhaitent "bon courage" sont ceux-là mêmes qui, en leur for intérieur, savent qu'ils en manquent ? Peut-être. Mais cela va sans doute au-delà de cela. Car si l'on met de côté les cas les plus évidents (souffrance, abandon, solitude, misère, deuil, dépression, maladie, terreurs diverses), les occasions pour les contemporains occidentaux de faire preuve de courage sont somme toute assez rares. Tout au plus avons-nous besoin, pour vivre au jour le jour, d'un peu de volonté, de fermeté morale et d'énergie. Alors ? Alors il se pourrait bien que notre société, qui promeut comme aucune autre la promesse du bien-être, du confort, de l'esthétique corporelle, de l'enfance éternelle et de la mort sans douleur, qui valorise comme jamais l'organisation, la planification, l'anticipation, le contrôle social et le bien-nommé principe de précaution, qui prête une attention exorbitante aux moindres caprices, aux moindres plaintes, aux moindres frustrations, ne soit plus en mesure d'appréhender le dépassement de soi, de comprendre l'effort résigné, silencieux, assumé, d'accepter, même, l'idée que la vie ne soit pas jouissance perpétuelle. Tant et si bien que nous faisons de nos petits tracas motif de grandes doléances, et que nous nous sentons sincèrement satisfaits de nous-mêmes lorsque nous avons pu les surpasser. Laissant le vrai courage à d'autres - ceux qui n'ont pas même le loisir de s'en prévaloir.
Question sans réponse
Que faire dans un pays, et pour ce pays, quand plus de 40 % des sondés, selon les premières enquêtes, estiment que la nouvelle loi sur la délinquance promue par Nicolas Sarkozy (la loi, pas la délinquance...) ne va pas assez loin ? cela signifie-t-il que ce pays est mûr pour passer à un autre système - reléguant aux âges d'or ce qui fit son ferment démocratique et civilisationnel ?
Balthus underground
Les regards dans le matin du métro comme un tableau de Balthus, quand aucun visage ne se croise et qu'aucun oeil ne se toise. Nous tous, absorbés dans la mécanique vitale ; autant d'énergie employée à la conservation d'un job qui, pour la plupart, rétrécit le monde et ne sert qu'à remplir l'auge - mais qui pourrait se plaindre ?
Swiftien
Qu'en est-il de la "guerre du Persil", dont on parla un peu dans le courant de l'été 2002, et qui voyait s'opposer, sur fond de diplomatie internationale, de vigilance européenne et de médiation américaine, le Maroc et l'Espagne ? Le Maroc a t-il finalement pu recouvrir la jouissance du petit rocher inoccupé ? l'Espagne a-t-elle accédé aux revendication des quelques chèvres qui y luttaient pour la liberté de paître ? Ou au contraire a-t-elle persisté à voir en ce rocher une zone dangereuse qui pourrait bien, un jour, devenir une plaque tournante pour la drogue et pour la très vilaine immigration clandestine ? Bref, quelqu'un pourra t-il me répondre : qui, des Gros-Boutiens ou des Petits-Boutiens, l'a finalement emporté ? La guerre du Persil a-t-elle eu lieu ?