Éric Bonnargent - Les désarrois du professeur Mittelmann
Une radiographie du désenchantement contemporain (et masculin)
Imaginez Michel Houellebecq retournant contre lui et un peu moins contre le monde entier ses névroses, amertumes et autres ressentiments : le personnage en paraîtrait sans doute moins réactionnaire et plus authentiquement déprimé, moins fataliste que sceptique, moins caricatural qu’avisé, moins agaçant que touchant. Peut-être deviendrait-il une sorte de Mittelmann, un homme moyen, disons un homme du milieu : milieu du gué, milieu de la vie. À défaut d’être devenu le grand écrivain qu’il rêvait d’être, notre Mittelmann à nous, tout jeune retraité, fut professeur, qui plus est de philosophie : c’est dire la valeur de sa fonction, en des temps où nous semblons parfois presque sommés de méconnaître la complexité humaine et sociale, dire aussi combien peut être grande pour un tel homme la tentation de se laisser abattre par l’implacable fuite du temps. Car les « désarrois » de l’amer professeur sont complets : ils ne sont pas seulement la conséquence d’une société dans laquelle il peinerait à se reconnaître, ils sourdent de son corps et de sa psyché, qu’il regarde tous deux et concurremment s’affaisser. Mittelmann, en somme, est son propre cobaye : il s’observe vivre, aimer, désaimer, dépérir.
Tout cela ne serait sans doute pas très engageant (après tout, la lecture d’un unique recueil de Cioran suffirait à nous faire désespérer de tout), si Mittelmann n’était capable d’une certaine et plaisante dérision, et s’il ne montrait quelque indécrottable velléité à vivre. Et si, au bout du compte, ce n’était pas un peu de la sensibilité de l’homme occidental moderne – usé, désorienté, complexé – dont témoignait aussi Les désarrois du professeur Mittelmann. Par moments, on croirait d’ailleurs Mittelmann tout droit sorti de La Méthode Kominsky, la très recommandable série de Chuck Lorre mettant en scène deux septuagénaires en prise avec la hantise du vieillissement.
Vieillissement, le mot est jeté. Tout le savoir philosophique de notre anti-héros n’en pourra mais, et c’est bien cela qui l’affole. Car en plus de peiner à se reconnaître en son miroir, c’est à chaque coin de rue et dans le moindre commerce avec ses congénères qu’éclatent les preuves (accablantes) de sa relégation. Tout y passe : les marottes pédagogiques (« la déchéance d’un système éducatif où des jeunes plus qu’à moitié illettrés […] estimaient que la réussite était un droit »), la fréquentation de ses collègues professeurs (« des hommes comme les autres, qui, sitôt leurs études terminées, cessaient de se cultiver »), ses propres empêchements à l’écriture, la peur de mourir, l’obsession sanitaire et l’hygiénisme, le spectacle déprimé du RER et de la « banlieue », les rêves étriqués de la petite-bourgeoisie (de province), ou encore son dépit devant la déroute des us et coutumes de l’urbanité traditionnelle (arpenter les trottoirs de Brunoy – qui est un peu à Mittelmann ce que Saumur est au groupe Trust, pour les connaisseurs –, constituerait presque une métaphore de notre ultramoderne solitude : « Le cogito des ectoplasmes, en somme : je bouscule donc je suis. »). Seule la relation qu’il entretient avec ses élèves, qui donne lieu à trois chapitres truculents et spécialement enlevés, échappe en partie à ce lamento d’ambiance. Non qu’il y puise de quoi rasséréner sa vision du monde ou de lui-même, mais cette matière vitaliste et spontanée l’accule sans doute à une certaine inventivité. Et puis il y l’amour, l’amour enfin, l’amour bien sûr. Ou les femmes, autre façon de le dire. Sur lesquelles Mittelmann cristallise tous ses empêchements, mais aussi toute sa candeur. Et qui sont peut-être le véritable fil rouge d’un roman qui, en fin de compte, se révèle plus profondément sentimental qu’il y paraît.
En dépit de sa tonalité globalement démoralisée et du fait que, sans l’avoir expressément désiré, le roman s’empare de certaines grandes questions qui agitent le marigot sociétal, Les Désarrois n’a rien d’un roman à thèse, et le lecteur aurait tort d’y chercher de quoi alimenter ce qui par trop agite nos débats contemporains et foutraques. C’est ce qui a achevé de me convaincre de publier ce texte qui a tout pour faire date, et que j’ai davantage lu comme la confession désolée d’un quidam du vingtième siècle que l’existence a désarçonné, et in fine conduit à vivre comme un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui (Bonnargent/Mittelmann est globalement plutôt sartrien), avec son lot de petites lâchetés, de désenchantements, de renoncements, mais aussi ses capacités renouvelées de passion et d’émerveillement. Tout cela résumé en une petite phrase toute bête, toute simple, toute banale, que chacun d’entre nous sans doute a déjà eu l’occasion de proférer : « On vit dans la peur. »
* * *
Huit ans après le remarqué Roman de Bolaño, écrit avec Gilles Marchand, Éric Bonnargent revient donc, seul, avec un texte qu’il est assurément possible de lire sous bien des angles et de bien des manières. Incontestablement, cette pluralité n’est pas pour rien dans la fascination qu’il exerce sur le lecteur. Car bien malin – ou imprudent – celui qui saura dire ce qu’est Les désarrois du professeur Mittelmann : récit intime, voire autofictionnel, manifestation d’une certaine fatigue à vivre, charge souterraine et dolente contre l’existence, satire d’une époque qui promeut plus souvent qu’à son tour les performances de la raison technocratique, la rentabilité de l’inculture et les revendications micro-identitaires, interrogation sur le désir, exploration du paradigme conjugal, questionnement de la condition d’écrivain ou méditation à peine voilée sur la mort. Finalement, le clin d’œil du titre à Robert Musil – auteur des Désarrois de l’élève Törless – est peut-être moins fortuit qu’il y paraît.
SOIRÉE DE LANCEMENT LE 6 SEPTEMBRE 2023 À LA LIBRAIRIE DELAMAIN (PARIS 1)
Éric Bonnargent, Les désarrois du professeur Mittelmann
Sur le site des Éditions du Sonneur
Jack-Alain Léger par Jean Azarel / L'abécédaire de Régis Debray
Je manque de temps, hélas, pour proposer une recension un peu fouillée de ces deux livres qui m’ont, l’un et l’autre, chacun dans sa manière, passionné.
L’un, celui de Jean Azarel, parce qu’il était temps, dix ans après son suicide, qu’un hommage digne de ce nom soit rendu à Jack-Alain Léger. Cet hommage, le voici donc, qui affleure à chaque ligne d’un ouvrage dont il était malaisé de présumer de la forme – et plus encore d’imaginer quels chemins il emprunterait pour célébrer un de nos écrivains parmi les plus brillants, mais qui aura passé sa vie à n’en faire qu’à sa tête et à se mettre le monde à dos. De fait, et c’est heureux, sans omettre le moindre aspect d’une existence pour le moins chahutée, Jean Azarel, grand lecteur et admirateur de JAL, nous donne à lire ce qui a tous les traits d’une anti-biographie ; lui-même d’ailleurs qualifie son livre de « jeu de piste », et pour cause : les pistes ne manquent pas. Léger, homme de toutes les errances, de tous les excès, expressions d’une souffrance que rien n'aura donc jamais adoucie, fait selon moi partie de nos grands contemporains.
L’autre, de Régis Debray, parce que depuis Loués soient nos seigneurs au moins, je n’ai plus besoin de me sentir toujours d’accord avec lui pour me délecter de ses textes - qui au demeurant constituent autant de leçons de style. Où de vivants piliers est un livre où, comme souvent chez lui désormais, couve un je ne sais quoi de poignant qui vient nuancer, colorer la causticité légendaire du trait. Certaines pages de ce jeune homme de quatre-vingt-deux ans sont remarquables de vigueur et de malice, d'autres admirables de tenue et de discrétion, témoignant d'une mélancolie dont il n'est pas dupe et que son antiphrase goguenarde tient fermement en bride. Debray est bel et bien l’un de nos derniers grands vivants dans l’ordre de la littérature — puisque aussi bien c’est vers elle que, in fine, il n’en finit plus de venir s’incliner.
Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé / Vies et morts de Jack-Alain Léger - Séguier
Régis Debray, Où de vivants piliers - Gallimard, coll. La part des autres
Stendhal à la Grande Librairie
Dans une récente émission de télévision dont j’ai visionné quelques passages particulièrement ineptes, quelques auteurs que je n’ai jamais lus (hormis Mathias Énard) se sont amusés à passer quelques grands « classiques » à la moulinette d’un humour qu’ils espéraient sans doute décapant. Ainsi du Rouge et le Noir, par exemple. Dont j’avais naguère recopié, parmi tant d’autres passages, ce trait qui m’avait touché : « Comme il faisait chaud, son bras était tout à fait nu sons son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l’avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée. » Je ne suis pas complètement surpris que nos temps racoleurs dédaignent ou méprisent ce genre de délicatesse.
Philippe Sollers (II.)
Philippe Chauché, de 𝐋𝐚 𝐂𝐚𝐮𝐬𝐞 𝐋𝐢𝐭𝐭𝐞́𝐫𝐚𝐢𝐫𝐞, m'a gentiment convié à participer à un hommage à Philippe Sollers, décédé le 5 mai dernier.
On pourra m'y lire aux côtés de Josyane Savigneau, François-Henri Désérable, Nicolas Idier, Jean-Michel Olivier, Amélie de Bourbon-Parme, Stéphane Barsacq et Vincent Roy.
Pour lire cet hommage, suivre ce lien.
Philippe Sollers (I.)
Il fut un temps où je lisais beaucoup Philippe Sollers, je le lisais assez systématiquement. Entre mes vingt et trente ans, disons. Lorsque j'écrivais mon premier livre (Monsieur Lévy, Plon, 2003), j'ai éprouvé l'envie de le rencontrer. La rencontre n'eut rien de spécialement insolite, extravagant ou romanesque, mais l'on ne pouvait se tenir en face de lui sans être un tout petit peu décontenancé. J'en avais tiré ce texte, qui figure au chapitre 29 de Monsieur Lévy. Philippe Sollers, quatre-vingt six ans, vient de mourir.
Ecce homo Sollers
Je n’aurais jamais dû consulter Éloge de l’Infini. Idiot confirmé, j’ai même replongé dans Une curieuse solitude, avec le secret espoir, assez pathétique j’en conviens, d’y rencontrer perles, scories et autres épluchures, l’ordinaire des écrits de jeunesse : après tout, Philippe Sollers aussi a été un jeune écrivain. Idiot sans doute, fou pas encore : je ne suis pas allé jusqu’à rouvrir Femmes – une leçon, passe encore, mais une humiliation… Alors ? Non seulement je n’ose plus lui faire le portrait, mais je m’aperçois d’une chose terrible : je m’écoute écrire. Je ne suis pas un jeune écrivain pour rien. Le jeune écrivain s’écoute écrire. Pas tous bien sûr. Pas les bons.
J’ai voulu trop bien faire, comme un jeune écrivain. L’écrivain confirmé allège, épure, soulage. déleste, taille, filtre, réduit, sabre, estompe ; le jeune écrivain joue au grantécrivain. Il y a un mot pour cela, pour désigner celui qui veut toujours trop bien faire. Pas méticuleux non, ni perfectionniste, ni même professionnel, non : laborieux. Celui qui veut toujours trop bien faire est un laborieux. Je suis un laborieux. J’aurais pu me contenter de raconter ce petit moment passé en face de lui, dans le zinc au pied de la rue Sébastien-Bottin. Il aurait suffi de dire mon attachement à cette gueule d’ange. De dire cette manière toute en préciosité, désinvolture, exhibitionnisme, de tenir sa blonde. De laisser sécréter ce sourire où ça susurre et ça suinte. D’épier ce regard de gros chat malade et malin. De croquer la chair de ce visage poupon, joues fardées par la rigole, doigts mielleux caresses exquises. Ce petit bec suceur, qui est une bouche à l’origine. Il aurait suffi de dire mon embarras. Moi souris entre les papattes du gros chat : « Alors, monsieur Villemain, qui êtes-vous ? » Qui suis-je ?! J’avais pensé à tout, mais pas à une telle entrée en matière. « Le quoi existentiel, pour un écrivain qui n’a plus honte de l’être (qu’on n’arrive plus à culpabiliser de l’être), est seulement de continuer à écrire sans tutelle. » D’accord, mais quand la tutelle s’appelle Sollers ? Et que les livres « agissent en sous-main » ? Quand, précisément, on n’a pas le droit, en face d’un tel bonhomme, de se contenter de son identité laborieuse ?
C’est drôle tout ce qui se dit sur Sollers. Moi, j’ai toujours trouvé qu’il disait ce qu’il fallait : le fond religieux du monde, l’hystérie des masses, le consumérisme consolateur, la censure des puritains, l’autocensure de leurs auxiliaires, les hommes et les femmes, l’unité des sens, plaisir et poésie, Big Brother is watching you, Pavlov court après son chien (ou l’inverse), des petites choses comme ça. Être coiffé comme un moine et libidiner à longueur de plateaux : le hiatus est une allégorie. Pour l’étrangeté, c’est parfait : en voilà un, de « médiatique ».
Et B-HL, alors ?
Entretien à suggestions uniques.
Suggestion – Vous êtes amis.
Proposition – Très. Amitié immédiate. Soutien militaire. Alliance bruyante.
Suggestion – Bon stratège.
Proposition – Excellent dans la guerre, moins bon dans la paix. Excellent dans l’aviation, moins bon dans les forces terrestres.
Suggestion – Bon pour la télé.
Proposition – S’il se rendait plus aimable à la télévision, il serait mauvais.
Suggestion – Rôle politique.
Proposition – Dans la décomposition de l’emprise communiste en France.
Suggestion – Des amis, des ennemis.
Proposition – Rarement vu quelqu’un aussi attaqué. Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. On se sent moins seul.
Suggestion – Métaphysique.
Proposition – Angoisse métaphysique très profonde. Lévinassien. Avoir la belle vie, ça ne suffit pas.
Suggestion – Morale.
Proposition – Conscience nette du bien et du mal. Mais dire le bien, ça peut être une opération du mal.
Suggestion – Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. Un mot sur ma génération.
Proposition – Un peu de compassion.
Guy Darol - Village fantôme
Le temps du granit
Auteur paisiblement buissonnier, flâneur des bas-côtés, étranger à toute coterie, Guy Darol nous emmène, nous emporte plutôt dans son Village Fantôme, bourg presque anonyme de Haute-Bretagne où il passa ses étés jusqu’au début des années 1970 et que l’exploitation d’une carrière de granit a fini par entièrement rayer de la carte. Il en rapporte un récit admirable de pureté, de justesse et d’élégance.
Si l’on devine sans peine l’émotion qu’a pu occasionner l’écriture de ce retour aux sources, sources non seulement de l’enfance et de la famille mais aussi, probablement, d’une certaine manière de voir le monde, Village Fantôme ne saurait toutefois être réduit à ses seules dispositions élégiaques. Et si l’on ne peut pas ne pas y entendre une certaine nostalgie – savourée comme des « gouttes de rosée qui ne sèchent jamais » –, si l’on ne peut réprimer un sourire attendri à l’évocation de Lucien Jeunesse ou des raideurs de la Peugeot 204, si l’on peut se surprendre à chantonner Chez Laurette ou éprouver un certain trouble lorsque, se remémorant son cœur jouvenceau, l’auteur écrit de la jeune fille installée sur ses genoux au bal du Comité des Fêtes que « ses cheveux sentaient le Dop », Guy Darol nous parle bien moins de lui qu’il ne réanime, au sens littéral de « rendre à la vie », ce que fut un certain monde paysan, uni, digne, dur à la tâche, sédentaire, pour ainsi dire immobile, plus soucieux d’honorer ses legs que de s’adapter à la course du temps. Ce faisant, il laisse au lecteur le soin de mesurer ce qui n’aura eu besoin que de quelques années pour s’éteindre. Mais derrière l’intention mémorielle et la réactivation de sensations moins perdues qu’éloignées, l’on entend aussi toute la gratitude pour ces aïeux laboureurs qui, sans spécialement chercher à l’instruire ou à l’édifier, lui ont, par leur façon d’être et de vivre, leurs joies simples et leurs solidarités immédiates, en somme par leur exemple, indiqué une certaine manière de cheminer dans l’existence. C’est qu’aux triomphants Darol préfère les anonymes, les discrets, les perplexes, les sceptiques, ceux qui ne trouvent pas anormal de vivre leur vie incognito, qui se savent hors de l’histoire et s’en contentent ma foi fort bien, qui se défient de la lumière, et qui non seulement se résignent mais s’acceptent.
Si cette histoire est circonscrite à un tout petit bout de territoire et que l’usage du gallo, ou langue gallèse, justifie le glossaire de fin de volume, Village Fantôme n’est en rien assimilable à une quelconque littérature recroquevillée, de clocher ou pire encore « de terroir ». C’est tout un monde en effet qui s’y profile malgré l’exiguïté du périmètre, un monde dont on sent bien que, s’il aura nourri l’auteur, jamais il ne l’aura empêché de s’engouffrer dans bien plus vaste. Dans la passion de la littérature d’abord, dont les prémices pointillent le récit, puis jusqu’aux musiques les plus innovantes, voire les plus avant-gardistes – songeons seulement à cette passion pour Frank Zappa, auquel Darol a déjà consacré plusieurs ouvrages. Et si l’écriture se révèle assez virtuose, pourtant, miracle s’il en est de la littérature, la pureté du geste et la sincérité de l’intention vont droit au cœur.
L’avancée dans la modernité, qui conduira donc à la destruction de « La Ville Jéhan », n’induit pas pour autant sa condamnation. La pudeur de Guy Darol, sa conscience aussi, peut-être, qu’aucun monde n’est jamais destiné à durer, ôte à ce texte toute la colère à laquelle, pourtant, l’on sent bien qu’il aurait pu s’abreuver. Et si vraiment l’on devait y relever un sentiment un peu négatif, alors pourrions-nous simplement parler d’une sorte de chagrin, d’une désolation secrète quoique assez douce, d’une amertume qui ne fait guère qu’authentifier le passage des ans, autant de sentiments que tout un chacun peut éprouver devant l’extinction achevée ou programmée de ses mondes intimes, ou lorsque, revenus sur les lieux de notre mémoire, nous n’en reconnaissons plus rien ou tout comme. Il y a décidément bien de la pudeur dans ce récit de Guy Darol, pudeur qui pourrait bien procéder d’une forme de sagesse. Celle de pressentir, d’accepter peut-être que certaines colères sont infertiles, celle enfin de savoir emporter les temps révolus par-devers soi afin que ce qui vit en soit rehaussé.
Isabelle Flaten - Un honnête homme
Ce pauvre Charles
C’est l’idée que tout écrivain pourrait, devrait jalouser : donner enfin la parole à ce pauvre Charles Bovary – et voilà-t’y pas qu’aussitôt nous vient l’envie de jeter quelques idées sur un bout de papier pour faire parler Mathilde de La Mole… Certes, d’autres déjà ont prêté leur plume à Charles et tenté de sonder cet homme honnête dont on nous enseigne très tôt qu’il est du genre secondaire, et en l’espèce plutôt falot. Mais ce qui est intéressant dans ce que nous en renvoie Isabelle Flaten, c’est peut-être ce que sa lecture et son propos doivent aussi à notre temps. Ce dont elle est bien sûr éminemment consciente, elle qui n’aime rien tant que pousser les feux de la lucidité, chatouiller les vertueux et sourire aux dadas d’une époque. La nôtre étant ce qu’elle est, immergée, pour ne pas dire noyée dans les affres infernales de la construction identitaire et de la frénésie du ou des genre(s), le lecteur s’amusera peut-être à éprouver la nécessité de réviser un peu son jugement : Charles a sans doute bien des défauts (qui n’en a pas ?), et ils me paraissent, à moi, plutôt bénins, mais il faut reconnaître qu’Emma requiert de sa part des vertus exorbitantes de la patience commune…
Il en va d’ailleurs de Charles comme de Bouvard et de Pécuchet – dont j’ai récemment eu le bonheur de relire les pittoresques aventures : la chronique des mœurs et l’histoire littéraire ont fait de ces trois-là de bons bougres plutôt mal dégrossis, immatures, naïfs, couards, pusillanimes et souvent assez sots, mais voilà qui fait partie des iniquités propres à tout récit transmis un peu grossièrement. Bref, l’histoire les a mal jugés : elle a eu tort. Ce que nous confirme plutôt Isabelle Flaten, ledit Charles m’apparaissant, dans son nouveau roman, bien moins pleutre que victime (Emma a de rudes exigences mais c’est d’abord de la redoutable emprise maternelle que Charles doit se défaire), bien moins candide qu’esquinté par la vie, bien moins craintif qu’embarrassé par lui-même, et bien plus digne et méritant que les innombrables Homais qu’il doit se résoudre à fréquenter. De son temps, Charles présente finalement une sorte de contrepoint, s’escrimant à vivre selon sa morale propre, indifférent à ce qu’on attend de lui, et plus sensible qu’on ne le croit aux mille et une situations dont profitent insidieusement le mensonge, l’arrivisme et l’hypocrisie. Attentionné, généreux, doux, dévoué, peu sûr de lui, facile à attendrir (donc à blouser), sentimental malgré lui, d’un romantisme qui n’est pas de lecture mais de sensation, aspirant bien davantage à l’apaisement existentiel et domestique – y compris dans ses apprêts bourgeois – qu’à l’aventurisme conquérant, il est, en somme, un garçon qui n’est jamais assez homme. Spontanément, instinctivement, inconsciemment, Charles se montre plutôt hostile au dix-neuvième siècle.
Les lecteurs d’Isabelle Flaten ne seront pas surpris de retrouver ici les qualités qu’ils aiment d’ordinaire chez elle. Un type d’humour d’abord, très identifiable, fait de petites saillies élégamment sarcastiques posées au beau milieu d’un groupe de phrases ou en guise de morale pour clore un paragraphe. Un goût pour le simple fait, le simple geste, la simple parole qui, à bien s’y pencher, en disent et montrent bien plus que ce que pourrait en attraper un regard pressé ou trop paresseux. Un rythme, une façon semble-t-il évidente de bondir d’une phrase à l’autre, de rebondir sur une image ou une idée, avec malice et bon sens. Car il n’est jamais rien de prétentieux chez Flaten, elle déroule toujours sa pelote dans un mouvement d’une grande clarté, franc et direct, et, n’était cette espèce d’ironie latente, on pourrait presque dire littéral. Reste que quelque chose m’a surpris : sa capacité, ici assez étonnante, non de changer d’écriture mais de l’adapter, de lui apposer une sorte de vernis tantôt amusé, tantôt lyrique, afin, sans doute, de lui conférer quelque air de roman bourgeois. C’est tellement vrai que, pour la première fois, il m’est arrivé de ne pas reconnaître l’auteur/teure/teuse/trice (servez-vous, c’est « open »…). Raison supplémentaire pour toi, lecteur, de t’enquérir d’Un honnête homme, où, comme moi peut-être, tu trouveras en ce pauvre Charles un nouvel ami.
Isabelle Flaten, Un honnête homme – Éditions Anne Carrière
Alain Giorgetti - Massif
Giorgetti, romancier des marges
« Ce qui m’intéresse, c’est de rendre compte de ce fond silencieux gisant derrière les choses », fait dire l’auteur à Nicolas, dont la figure lyrique et orageuse façonne ce singulier roman. Mais je me demande si là n’est pas, plus généralement, une des marques les plus prégnantes qui fondent le travail d'écriture d’Alain Giorgetti, dont on se souvient encore de La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, paru il y a trois ans. Avec Massif en effet, on a le sentiment que Giorgetti poursuit un travail que l’on pourrait dire d’excavation du réel, lequel ne nous apparaîtrait jamais que voilé, serait toujours plus ou moins délibérément fallacieux, son apparence obstinément massive dissimulant l’introuvable vérité de l’être. Et c’est peut-être bien notre lot commun, en effet, que de ne jamais nous sentir en parfaite adéquation avec ce qui nous entoure, avec l’image que le monde nous renvoie de lui, pas plus d’ailleurs qu’avec l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.
Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci tient en peu de mots. Au fond d’une vallée vosgienne que régente et tyrannise un trio de brutes épaisses, un homme (Nicolas), étranger au pays, tombe éperdument amoureux d’une femme (Hélène). Révulsé par les magouilles des trois hommes, par leur brutalité et leur sentiment d’impunité, tout ce qui porte Nicolas à la douceur et à la contemplation, tout ce qui en lui reste, bon gré, mal gré, disposé à vivre en bonne intelligence avec ses semblables, va se muer en une férocité que le meurtre seul apaisera. Je ne dévoile rien : la chose est dite d’emblée. Et comme elle est dite d’emblée, on se doute bien que là n’est pas l’essentiel du roman.
L’essentiel, donc, quel est-il ? Il serait présomptueux d’espérer cerner en quelques lignes les mobiles d’écriture d’un auteur. Toutefois, ce texte-ci, s’ajoutant aux précédents, conforte le lecteur dans une impression déjà assez forte : celle d’une rage souterraine, plus ou moins domestiquée, contre quelque chose qui pourrait s’apparenter à une dépoétisation générale, ou disons une dégénérescence de ce qui fonde la valeur de l’humain. Ce qui peut prendre chez chacun d’entre nous des atours assez triviaux : cupidité, hypocrisie, vénalité, corruption, mépris social, intimidation, abus de pouvoir, j’en passe et de plus vils. Nicolas, par exemple, est un être plutôt porté à la solitude, observateur, volontiers curieux, délicat, exigeant avec lui-même, bref, soucieux de persévérer dans son être. Autant de dispositions – est-ce utile de le souligner – rarement suffisantes pour faire ou simplement trouver sa place dans une société soumise aux lois du plus fort, c’est-à-dire de l’argent. De tout cela, le personnage semble avoir une conscience très précise. L’acuité de cette conscience étant déjà, en soi, une sorte d’empêchement au bonheur… Quand un jour advient l’amour. Le vrai, le grand, l’indicible : une merveilleuse catastrophe. Ce n’est pas seulement notre vie, mais le monde entier qui s’en trouve reconfiguré. L’auteur déploie alors une frénésie amoureuse, un romantisme quasi mystique, un luxe de motifs lyriques que l’on n’attendait pas. Mais lorsque apparaîtront les trois brutes précitées, fera contraste le surgissement de la colère, puis son altération en une haine insatiable, éternelle et non négociable. Deux passions, tout compte fait, qui se feront pendant : l’une amoureuse, l’autre destructrice – mais toutes deux dévastatrices.
Massif a bien quelque chose d’un polar, du moins s’en donne-t-il une certaine allure et certaines manières. Il s’agirait alors d’une sorte de polar ontologique – comme on a pu parler de polar métaphysique. Mais Giorgetti raisonne bien moins qu’il ne montre : en quoi il s’affirme comme romancier. Le romancier de ceux qui, parce qu’ils ne peuvent concevoir d’être en marge d’eux-mêmes, se retrouvent en marge du monde.
Alain Giorgetti, Massif - Alma Éditeur
Christel Périssé-Nasr - L'art du dressage
« Qui désormais nous comprendra, fils ? »
Une tigresse arrachant des lambeaux de gazelle : avec rage mais sans haine. Voilà l’impression spontanée, irraisonnée que m’inspira ce texte lorsque j’en découvris le manuscrit. Pas tant du fait de son intention, qu’attise une critique sociale et un féminisme moins radical que viscéral, qu’en raison de la netteté, du tranchant singulier et redoutablement intelligent de la voix qui le porte. Car d’un roman, de tout roman doit d’abord sourdre une voix : c’est un de mes leitmotivs, que l’on me pardonne mais je ne me lasserai jamais de le seriner…
Longtemps, j’ai consenti à la thèse – mais mollement, peut-être même paresseusement, sans jamais en faire une question de principe, une certitude idéologique et moins encore un prétexte sottement polémique – que quelque chose distinguait obstinément l’écriture féminine et l’écriture masculine. Or, si un démenti conséquent venait à m’affranchir de cette impression un peu rapide, alors ce serait peut-être bien à Christel Périssé-Nasr que je le devrais – même si Marguerite Yourcenar y avait déjà amplement contribué. Non que je me sente proche de l’autre thèse, toute aussi bornée, d’une écriture qui pût être strictement et absolument asexuée (ce serait dommage, et dommageable à la littérature), mais il est certain que tout auteur (toute autrice) a suffisamment de bonnes raisons de s’extraire de sa condition pour picorer à loisir dans les présupposés du genre et y glaner de quoi hybrider son écriture – et avec elle, plus encore, la voix dont elle est le viatique. Fin de digression.
« Quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres », se désole Marceau, père de deux fils qu’il compte bien arracher aux complaisances de la sentimentalité contemporaine et aux extravagances des lubies égalitaires. L’homme est un animal comme les autres, et c’est aux vertus de cette animalité fondatrice qu’il s’en remet pour éduquer ses héritiers, pour ainsi dire en sustentant et en exhaussant leur cerveau reptilien. « On instruit les esprits, on éduque les âmes », aime à dire Régis Debray, l’instruction formant des individus, l’éducation une collectivité (L’État séducteur, Gallimard, 1993). Assurément, ledit Marceau ferait remarquer qu’il manque à cette définition un tiers terme : le dressage. Car telle une bête de somme – un cheval, par exemple – que l’on fait travailler à la longe afin de la diriger, la liberté d’un jeune homme n’est pensable dans l’esprit de Marceau que si elle est commandée, guidée, entravée. Dès lors, le dressage devient un art. Hélas, comme dit la chanson, The Times They Are Changin’… Si bien que le pathétique de cet appel à une virilité empêchée, bridée par un Occident aux mœurs efféminées, charrie entre les lignes une étrange sensation de désolation, d’accablement, de déréliction. Marceau en devient un homme comme les autres, dont on se dit que c’est surtout à la vie qu’il en veut, son aigreur et son ressentiment trouvant seulement un dérivatif commode en agonisant la femme, être fourbe, manipulateur et tyrannique qui porte en lui l’interdit de la masculinité.
Que l’on ne se méprenne pas : je ne crois pas que Christel Périssé-Nasr ait pour ambition d’édifier les masses (masculines). Elle est une femme de lettres, pas une doctrinaire. Le soin qu’elle met à taillader le tissu social et son attention particulière à ce qui constitue une société sont assurément décisifs (son prochain roman, qui lui aussi paraîtra aux Éditions du Sonneur, en attestera), mais l’intention, me semble-t-il, est plus large, plus profonde, j’allais dire plus métaphysique que cela. Ce pourquoi elle n’oublie jamais d’aimer ses personnages, fussent-ils les moins aimables. Et pourquoi ce roman, si, comme on dit, il donne à penser, est surtout l’occasion d’un très beau moment de littérature. Inutile de dire que je suis fier de pouvoir en être l'éditeur et l’ambassadeur.
Christel Périssé-Nasr, L'art du dressage - Éditions du Sonneur
Présentation sur le site de l'éditeur
Jean-Claude Lalumière - L'invention de l'histoire
Sourire dans l’ombre de Lalumière
Retour en librairie de l’ami Jean-Claude Lalumière qui, en changeant d’éditeur, d’Arthaud au Rocher, semble également avoir entrepris d’imperceptiblement déplacer le fusil qu’il a sur l’épaule. Certes, les lecteurs de cet observateur coutumier d’une modernité déjà ancienne n’y perdront pas leurs repères. De même, ceux qui chez lui aiment l’humour gracieusement nostalgique, à mi-chemin entre le bon mot d’un Alphonse Allais, le burlesque d’un Jacques Tati et la fausse candeur d’un Christian Gailly, voire la mélancolie facétieuse d’un Delerm (fils), ne seront pas dépaysés. L’histoire qu’il déterre dans ce nouveau (et neuvième, si je compte bien) roman, ou plutôt l’histoire qui lui sert de prétexte, celle de cet escroc de Victor Lustig qui se mit en tête, au beau milieu des bien nommées Années Folles, de vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs, accrédite sa manière chaque fois renouvelée de délaisser les voies de l’époque, civiquement asphaltées, pour leur préférer les pistes cyclables. Car l’Histoire, chez Lalumière, est toujours regardée par le petit bout de la lorgnette – et c’est là, en matière de littérature, plutôt un compliment. Point d’épopée, donc, pas plus que de lyrisme ou d’emphase : juste l’observation au microscope de comportements et de réflexes d’apparence parfaitement communs. C’est dans les interstices du bon gros réel, pour parler à la manière de Baudrillard, que Jean-Claude Lalumière aime à glisser son encre. Plutôt que d’édifier le citoyen triomphant, il glorifie l’individu bredouillant.
Si quelque chose dans le ton a un peu changé, c’est que la légèreté ordinaire du propos s’est lestée ici, mais avec retenue, d’une gravité nouvelle. Si les thèmes interstitiels qu’il développe sont bien connus de ses lecteurs, ils prennent chez ce quinqua badin un tour sensiblement plus mélancolique : la place du père – qui végète dans un Ehpad –, la transmission intrafamiliale – l’enfant paraît plus alerte que son géniteur –, la difficulté à communiquer sans détour avec les siens – ici, l’épouse du narrateur –, tout cela prend dans ce roman des contours sensiblement plus vifs, voire épidermiques. À quoi l’on peut ajouter, incidemment, chose peut-être un peu plus surprenante, quelques menus dégagements – tempérés – sur l’esprit gilet jaune.
Moins immédiatement drolatique que la plupart de ses précédents romans, L’invention de l’histoire n’en oublie toutefois jamais de nous faire sourire ; c’est à ce petit jeu d’ailleurs que Lalumière est, selon moi, le plus à son aise. Généralement, cela ne tient à pas grand-chose : une situation anodine rapidement brossée, une repartie qui tombe à plat, un pas de côté dans la narration. Et si l’écriture m’a quelques fois semblé un peu désinvolte, je n’oublie pas que je suis coupablement sensible à l’épique, au lyrique et à l’emphatique gentiment dénigrés un peu plus haut. Car pour ce qui est de mener une histoire – et même de l’inventer – je dois dire que Jean-Claude Lalumière se révèle, une nouvelle fois, largement apte au service littéraire.
Jean-Claude Lalumière, L'invention de l'histoire - Éditions du Rocher
Présentation sur le site de l'éditeur