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Marc Villemain
19 juin 2019

Frédéric Schiffter - Délectations moroses

 

 

Schiffter, le hamster

 
En apparence, Frédéric Schiffter n’a pas changé. D’ailleurs, celui qui confessait n’avoir « aucun sens de l’existence » (cf. Traité du cafard, Finitude, 2007) réitère d’emblée : « Rumino ergo sum. » Du changement, il y en a pourtant. Mais comment passe-t-on du cafard aux délectations moroses ? Privilège de l’âge, sans doute – ce qui, du coup, rend le vieillissement autrement séduisant.
 
La question, donc, est : Frédéric Schiffter vieillit-il bien ? Oui, et il le sait : « En vieillissant, je deviens la caricature du type que je ne suis pas parvenu à être. Pendant cinquante ans j’ai répété mon personnage. Passé cet âge, je n’ai plus la force de jouer. » Quand on grattait sous le cafard, on pouvait entrapercevoir encore un peu de complaisance, de gratuité : le plaisir du jeu demeurait fort ; il n’en est plus question désormais, ou plus seulement, et du coup ce petit livre, loin de l’exercice de style, a tout d’un grand petit traité des pensées tristes. Mais la réussite de Schiffter tient au fait que le lire constitue aussi un exercice follement amusant. Sans doute nous rendons-nous coupables de malignité dès lors qu’il entreprend de tirer les oreilles de tel ou tel, mais, en bon misanthrope digne de sa qualification, c’est encore et toujours de lui-même qu’il est le moins dupe : « Deux sortes de fâcheux. Ceux qui, collants, dévorent mon temps. Ceux qui, absents, me rendent à moi-même. » Et s’il a la méchanceté contagieuse, il n’est jamais plus désarmant que lorsqu’il ne lui reste plus rien d’autre à faire que de contempler ce qui est. Ainsi ce mot, qu'en véritéje jalouse, adressé à celui qu’en effet l’on ne peut considérer autrement que comme un maître : « Un de mes regrets : n’avoir pas rencontré Cioran. Je ne connaîtrai pas la politesse avec laquelle il aurait tenté de me décevoir. » L’élégance est de mise. C’est chez Schiffter une constante qu’aucun trait d’humeur ne déçoit jamais.
 
Celui-là fait donc partie des bougons – lesquels sont toutefois bien loin de constituer une école homogène. Il y a les bougons « atrabilaires » (Jean Clair), les bougons des champs (André Blanchard), les bougons des Lettres (Jack-Alain Léger), les bougons historiques (Alain Finkielkraut) ou incorrects (Richard Millet), puis ceux dont c’est le business (Éric Naulleau) et, donc, ce type de bougon-là, nourri au lait des dandys et des sceptiques, qui assure avec expérience qu’« au bavardage pompeux des optimistes l’homme de goût préfère le radotage stylé des pessimistes. » Leur signe de reconnaissance est de faire de la bougonnerie une esthétique, un jeu et une éthique, quitte à en reconnaître (malicieusement, cela va de soi) la perspective aporétique. Ainsi nous est-il dit en page 31 qu’« il n’y a de mauvaise polémique que celle que l’on accepte d’engager », solide assertion que son exact contraire vient contrarier huit pages plus loin : « Il n’y a de mauvaise polémique que celle que l’on refuse d’engager.» Qui croire ? Que croire ? Voilà de bien vaines questions, lorsque le monde prête, non à rire (jamais), mais à sourire. Et pourquoi sourire, bon dieu, si ce n’est pour nous aider à nous accepter ? « Il faut imaginer Sisyphe heureux. Quand on me rappelle cette formule d’Albert Camus, je visualise sur-le-champ un hamster décidé coûte que coûte à faire tourner sa roue – n’en sortant que pour manger et dormir. »
 
Accepter le monde : non seulement à l’impossible nul n’est tenu, mais voilà que l’impossible devient de plus en plus impossible : « la barbarie c’est se mettre à l’aise partout comme chez soi », grogne celui qu’effondre l’effondrement de la civilisation. En même temps, l’évolution de l’espèce n’est pas seule en cause, il semble y avoir là-dedans quelque chose qui nous est propre : « Mauvaise traduction de la Bible. Dieu ne dit pas à Ève : "Tu enfanteras dans la douleur ! ", mais : " Tu enfanteras la douleur." » Cela n’améliore pas l’humeur, mais ça peut consoler. Le mieux donc, est de battre en retraite : « Je n’ai rien contre la société, à condition de n’y être pour personne. » Y a t-il meilleure définition de l’écrivain ? 
 
Enfin n’allez pas croire que le monde ne servirait à Frédéric Schiffter que de commode exutoire – pour ne pas dire de prétexte littéraire. Qu’il soit cause d’ulcères est une chose, qu’il donne suffisamment de matière en est une autre. La morosité n’est délectable que lorsqu’elle mord aux mollets du monde ; dès lors qu’il en revient, et qu’il revient à lui, c’est la force de l’écrivain misanthrope que de savoir enfin s’évoquer – tout le monde ne sait pas y faire. Cette alternance de colère mondaine et de fatigue intime est d’ailleurs tout ce qui fait la délicatesse du livre, en l’espèce un authentique petit bijou. Et, sans surprise, c’est ce retour aux origines, aux siennes propres, qui emporte la conviction. Ici, les parents rôdent. À commencer par la mère, qui n’est pas une matrice pour rien, et qui tenait le moment de la naissance du petit Schiffter « pour le commencement de sa vieillesse et pour l’événement annonciateur de son veuvage », résumant d’ailleurs l’évènement d’un expéditif « si j’avais su ce qui m’attendait le jour où je t’ai craché. » Réflexe d’autodéfense ou orgueil bien placé, l’ainsi crachouillé devra bien se faire une raison, justifiant au passage la morale du dandy (« savoir que j’étais un crachat me donna très tôt le sentiment de ma singularité »), voire trouvant motif à un désopilant réjouissement : après tout, « les moments agréables le seraient moins s’ils n’étaient mélangés à je ne sais quoi de médiocre. »
 

Article paru dans Le Magazine des Livres
N° 21 (hors-série), janvier/février 2010

12 juin 2019

Frédéric Schiffter - Traité du cafard

 

 

Intraitable cafard

 

Ce qu’il y a de réconfortant avec les philosophes, c’est qu’ils nous ressemblent. J’ignore si philosopher, c’est à apprendre à vivre ou apprendre à mourir : je ne suis pas philosophe. Ce que je sais, c’est que le philosophe est tout aussi encombré que nous autres, esprits faibles et prosaïques, lorsqu’il s’agit de « s’affairer dans le monde sensible », et donc tout autant sujet au cafard, disposition fort peu cartésienne s’il en est. En d’autres termes, la pratique assidue de la pensée philosophique n’exempte personne de l’état de perplexité dans lequel se tourmente le commun – voire le décuple. Frédéric Schiffter confesse d’ailleurs, dès les premières pages, qu’il n’a « aucun sens de l’existence. » L’on comprend mieux, alors, et son cafard, et ce qui finalement continue de mouvoir le bonhomme : « Lire ou dormir, deux manières, chez moi, d’opposer au monde une fin de non-recevoir. » Nous sommes quelques-uns à pouvoir nous reconnaître dans ce contemplatisme-là, et, comme Schiffter, à concevoir que l’on puisse se vivre comme « un romantique conquis par l’exotisme de la routine. »

 

C’est qu’il y a du dandy chez Schiffter. Ce qui rend sa prose sémillante, et parfois joueuse. À l’excès, parfois, tant son cafard, sensible, indiscutable, parfois lyrique, peut alors prêter à sourire, perdant au passage un peu de sa puissance contagieuse. Affirmer d’un trait que « l’homme est une catastrophe naturelle » ou que « l’élégance est un habit trop grand pour l’homme », nous nous en passerions bien : ce n’est pas de son niveau, et le jeu du dicton risque de nous faire passer à côté de ce que son cafard peut avoir de viscéral. L’on peut préférer, ici, un André Blanchard, dont l’authenticité est plus mordante, ou moins ornée. Encore une fois, le diariste ou l’aphoriste mélancolique n’est jamais aussi bon que lorsqu’il retourne les armes contre lui. Alors Schiffter excelle, et son humour un peu désespérant tombe avec une tout autre justesse : « Mes moments perdus me consolent du temps que l’on me vole. » L’être amer a la lucidité à fleur de peau, il éprouve « la finitude de tout avec le flegme d’un écorché vif. » Et se dénoue dans de prometteuses saillies, moins contradictoires qu’il y paraît : « Le drame des types comme moi qui ne veulent pour rien au monde être pris au sérieux, est, justement, qu’on exauce leur vœu. »

 

Frédéric Schiffter, Traité du cafard - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 4, mai/juin 2007

26 mai 2019

Marie Van Moere - Mauvais oeil

 

 

Une certaine douceur rebelle

 

Si j'ai, au fil des ans, un peu délaissé les domaines du polar et du roman noir, je dois dire que ce nouveau Marie Van Moere, qui fait suite à l'excellentissime Petite louve, me donnerait plutôt l'envie d'y retourner. Rien de plus aventureux que de chercher à synthétiser ses impressions de lecture, pourtant je me risquerai à dire - certes à l'aune de deux seuls romans - que son écriture déploie concurremment deux très belles qualités : une certaine douceur rebelle, attentive, sensible, empathique, et une nervosité, une rage, une manière de s'obstiner au dur et de mordre - un peu à la façon d'un jeune chien qui refuserait de lâcher son os. À l'instar de son précédent roman, Mauvais œil s'acharne à dire les lois, la brutalité et l'avidité du sous-monde corse et mafieux sans que faiblisse jamais une attention aux êtres, à leurs fragilités, à ce qui les assaille, conférant ainsi à cette littérature au registre assez balisé et à ses protagonistes, hommes et femmes que tout concourt à classer parmi les « durs », une part discrète mais constante, mais puissante, de délicatesse enfouie, voire douloureuse. C'est ce qu'on aime dans la littérature « de genre » lorsqu'elle est réussie : cette liberté paradoxale qui consiste à n'user de ses codes que pour mieux se les approprier. À cette aune, Marie Van Moere n'hésite jamais à sortir la grosse artillerie, ses protagonistes, flics ou bandits, répondant plaisamment aux stéréotypes attendus. Mais, comme dans Petite louve, elle excelle ici à donner à chacun d'entre eux un corps, un style, une complexion propres, et, sans y apporter le moindre commentaire, une inclination psychologique marquée. Il faut dire que son travail est minutieux de réalisme, certains moments du roman n'étant même pas loin d'approcher du docu-fiction : c'est, il me semble, que lui tient à cœur d'imprimer à ce réel sans tamis le double mouvement d'une figure esthétique et éthique, d'une vision de l'art et d'un souci délibéré d'ancrage social.

 

Ce faisant, Van Moere signale une sorte de continuum moral, ou disons existentiel, entre des personnages qui, non contents d'être des rivaux dans la vie, sont de toute façon, sur le papier, parfaitement incompatibles. Ainsi de Cécile, la fliquette dotée d'un caractère de braise, sensuelle et crâneuse, courageuse et indépendante, rebelle aux bonbons Kréma dont Marie Van Moere déroule comme dans une caresse le petit fil de fragilité qui suffit à nous la rendre touchante. Et ainsi d'Antonia, veuve d'une figure du milieu qu'elle n'a pas même besoin de décrire pour nous faire sentir combien la tragédie a fané ce qu'elle pouvait avoir de triomphale beauté, ni combien le feu n'en finira jamais de couver en elle. Ce sont là deux très beaux personnages de femmes, en qui se reconnaît sans doute en partie Marie Van Moere : des battantes, des combattantes, des femmes qui prennent l'initiative, qui vont droit au but, ne comptent que sur elles et se vivent à égalité avec les hommes, voire ne sont pas loin de se sentir supérieures à eux - disons a minima qu'il existe entre elles et eux un certain sentiment de compétition, et que la victoire n'est jamais acquise à quiconque. Mais des femmes qui savent aussi se dévêtir de leur armure, et sous le fer laisser affleurer de belles fragilités.

 

Que l'on ne me demande pas de résumer une intrigue à laquelle je confesse n'avoir peut-être pas tout compris... - du moins dans ses détails : il suffira de savoir qu'on y retrouve tous les éléments plus ou moins traditionnellement attachés au genre crapuleux : manipulations, trahisons, jalousies, vengeances, loi du talion, affairisme, sabotages, meurtres, etc. Tout est d'une belle précision clinique et cinématographique, documenté, justifié, étayé, mais sans doute est-ce un peu compliqué pour moi... À chacun son suspense : je ne fus pas tant émoustillé par l'envie de connaître la résolution de l'affaire (même si quelque chose en moi trépignait comme un môme), que par l'envie de savoir comment, dans l'adversité, allaient évoluer les personnages, lesquels se montreraient plus malins, plus retors, plus résistants, lesquels flancheraient ou imprimeraient leur marque sur les autres - donc au récit - : bref, d'observer ce que le drame fait aux hommes, comment il stimule leur intelligence ou, au contraire, les accule à s'effacer derrière plus grand qu'eux. Et je ne fus pas déçu.

 

Marie Van Moere jouit d'un talent dont je suis assez admiratif mais qu'il m'est en vérité assez difficile d'expliciter - même si je dirai tout de même qu'il puise dans quelque chose qui précède probablement la littérature. Cette autrice qui n'aime rien tant qu'« écrire à l'os », qui excelle dans les dialogues tirés au cordeau et dont le style est volontiers sec et visuel, témoigne d'une assez forte défiance envers tout ce qui pourrait vouloir s'assimiler à la grande littérature - entendue comme trop riche, trop démonstrative, trop virtuose, trop maniérée. C'est là sentiment assez commun dans le petit monde du noir, pourtant, sous telle ou telle notation, dans une certaine manière qu'elle a de ramasser une scène, d'ouvrir une brêche dans la pure factualité, comme dans l'entre-ligne, affleure aussi parfois une aspiration à une langue autre, à une autre matière, ouverte aux sensations, aux regards, aux paysages. On percevra ici ou là un éclat, la tentation d'une fugue, d'une échappée vers une littérature peut-être moins viscérale, ou disons moins immédiatement attachée à sa seule qualité de nerf, riche d'un certain désir d'approfondissement, soucieuse d'installer un autre tempo et ne détestant pas, même, accueillir un certain saisissement poétique. Il y a là peut-être matière à faire évoluer une écriture imparable dans son genre mais à laquelle Marie Van Moere ne voudra peut-être pas se cantonner, et qui pourrait lui permettre de déployer un certain nombre de variations autour de la fémininité, thème parfois caché mais latent il me semble, incessant, presque obsédant, de ses deux romans. Cela dit, si elle préférait continuer à creuser son sillon et nous offrait par la suite un autre polar de cette qualité, je prendrais quand même. Car quelle sacrée polardeuse.

 

Marie Van Moere, Mauvais œil - Les Arènes, coll. Équinoxe

20 mars 2019

Bertrand Runtz - Reine d'un jour

 

 

Fin de reine

 

Qui connaît un peu leur travail ne sera pas surpris que les éditions Finitude accueillent les univers très sensibles de Bertrand Runtz. À première vue, la nostalgie prime ; elle est même revendiquée. Mais ce sont des univers où l’hier résonne bien trop durement dans l’aujourd’hui pour être simplement éplorés. La crudité et la justesse du sentiment donnent tout son éclat et son intérêt à cette Reine d’un jour hors des modes. « Dans la famille, on ne remplace pas les disparus » : l’ouverture est grave, définitive, mais on ne saurait la dire amère. Sans paradoxe dans les termes, la sécheresse factuelle du constat n’est pas neutre : elle dit aussi, sans doute, la forme ténue du respect, à tout le moins de la considération, pour une certaine doctrine familiale. Jusqu’à éventuellement constituer un fondement où poser sa propre appréhension de l’existence. 

 

Nous tournons donc en même temps que Bertrand Runtz les pages de ce cahier d’histoire, probablement la sienne. Et partons en sa compagnie à la rencontre de quelques personnalités aux destins aussi communs qu’exceptionnels – le propre, peut-être, de tout destin individuel. Enfin, quand même. Il y a cette tante, qui fera tant causer, ou au contraire dont l’existence, brimée, bridée, tue, acculera chacun à tenir le silence, fût-ce en taisant l'abjection, « cette femme au visage triste et marqué, la couronne légèrement de guingois, encadrée par les ombres portées du lustre, mais qu’on dirait plutôt produites par des grilles ou bien des bois d’animaux fantastiques », et qui commença sa vie de malheur en venant « au monde toute tordue, la tête collée sur une épaule. » C’est elle, cette improbable reine, dont le sombre souvenir nous saisit à peine le livre ouvert, elle dont le narrateur dit qu’il la « fixe pour l’éternité, dans l’odeur sucrée et un peu amère de la frangipane réchauffée. » Son histoire est une chose, et une chose terrible – qui s’achèvera dans cette « Maison d’Humanité Publique » où il la visitera, péniblement, à rebours, taraudé par un infini sentiment de culpabilité : « Du coin de l’œil, je l’observais détremper soigneusement ses petits-beurre dans le jus de pomme – mais cependant pas trop car sinon ils auraient risqué de se déliter au fond du verre – avant de les porter vivement à sa bouche qui s’ouvrait en frémissant aux commissures en les voyant s’approcher, comme douée d’une vie propre. C’était fascinant à observer. J’en avais le cœur au bord des lèvres. » Il n’y aurait sur la vie de cette femme rien d’autre à éprouver que de la compassion, parfois de la pitié. Et c’est aussi à travers ses yeux que Bertrand Runtz raconte cette histoire, avec une sensibilité très juste, très précise, sans se faire jamais le moindre cadeau. Car tout au long de cette Reine d’un jour, l’enfance n’en finit pas d’envoyer ses missiles, ses flammèches perçantes qui interdisent tout repos. Il y a du ressassement, donc, et c’est aussi dans ce ressassement que puise l’auteur, afin peut-être de pouvoir mieux vivre. C’est écrit très joliment, sans autres manières que celles que la pudeur commande ; je ne sais si notre époque tapageuse saura l’entendre. Je l’espère.

 

Bertrand Runtz, Reine d'un jour - Éditions Finitude
Article publié sur L'Anagnoste en 2011

8 février 2019

Richard Morgiève - Le Cherokee

 

 

A poor lonesome cowboy

 

« On préparait le monde du rock n'roll. Corey espérait son Éden dans une enclave, si possible loin du goudron et d'Elvis. Il ne militait pas contre les guitares électriques, mais il aimait trop le bruit du vent. »

 

Le bel et juste écho que rencontre le nouveau roman de Richard Morgiève nous épargnera un trop long développement sur ce qui lui sert de prétexte : une nuit de 1954, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée sur des hauts plateaux du fin fond de l'Utah. Au même moment, sous ses yeux, atterrit un avion de chasse vide de tout pilote. Extraterrestres ? Bolcheviques ? Le FBI et l'armée n'en finissant pas de faire chou blanc, la question va tarauder les autochtones. Mais Corey aussi va mener l'enquête. À sa manière, et surtout avec l'intuition que ce sera peut-être l'occasion de retrouver celui qui, alors qu'il était encore môme, assassina ses parents — témoin effondré du drame, cet « orphelin extrême » finit pourtant par en être accusé, avant d'être jeté en prison.

 

On se demande parfois — les écrivains eux-mêmes se demandent, à l'occasion — ce qui constitue la trame profonde, l'espèce de leitmotiv nébuleux, souterrain, qui lie chacun de leurs livres et, finalement, dessine à travers eux un chemin de vie. Richard Morgiève est de ceux chez qui la chose se manifeste avec le moins d'ambivalence, tant il n'a jamais voulu écrire qu'en écoutant ce qui grondait en lui. Pas de ceux qui écrivent en se cachant derrière leur petit moi, et tant pis si parfois cela peut manquer un peu de chic, Morgiève n'est pas seulement un écrivain de la vérité intérieure : il a fait de celle-ci le préalable à tout travail d'écriture.


Aussi ai-je rarement vu un écrivain se laisser à ce point dominer par le double mouvement que lui impriment ses personnages et ses propres instincts. Que l'on parle schéma narratif, style ou intrigue, ses livres requièrent de toute évidence un travail très minutieux en termes de composition, d'études de caractères et de rythme ; en revanche, et c'est tout aussi patent, on y perçoit d'emblée un refus absolu, presque militant, de retoucher ses personnages, de tripatouiller dans leurs pensées, de conférer à ce qui les agite la moindre justification cartésienne ou morale. Il faut voir, je crois, dans ce refus radical de prendre le contrôle, l'indice ultime d'une intention littéraire qui a toujours été de dire et de montrer ce qui est, dans la vérité nue et crue de ce qui vient. À cette aune il incarne, si ce n'est dans la forme puisque son écriture échappe sous bien des aspects aux codes traditionnels du genre, du moins dans la manière, ce refus du chipotage, cette aversion pour l'ergoterie, il incarne vraiment, disais-je, l'âme du polardeux — polardeux défroqué, pour ainsi dire, puisque comme chacun sait il ne déteste rien tant que se remémorer ses cinq premiers romans, policiers, dont il dit d'ailleurs très tôt qu'ils n'étaient « que de la merde ». 

 

Cette façon qu'a Richard Morgiève de lâcher prise avec lui-même est assurément ce qui confère à ses histoires leur ressort si particulier. Chez lui, il y a toujours un moment où la vie bascule. Bien sûr on s'attend toujours à quelque chose, un événement qui ouvrirait une brèche dans le roman, mais cela ne se produit jamais au moment où l'on pense que ça pourrait se produire, et surtout ce n'est jamais ce qu'on aurait subodoré. Cela tient, je pense, à l'état de grande disponibilité mentale et psychique dans lequel se tient Richard Morgiève dans le moment de l'écriture. On l'imagine assez bien en effet à sa table de travail, lancé comme une machine folle, déversant ce qu'il y a à déverser sans se poser la moindre question, pas même ces questions d'ordre littéraire voir éthique qui peuvent tétaniser tout écrivain, lui que l'on sait si indifférent aux registres, si peu soucieux de s'inscrire dans un courant ou une école, bref allergique à tout ce qui pourrait entraver son impulsion première. Il est fort à parier par exemple que l'irruption de la question sexuelle dans Le Cherokee l'a pris au dépourvu au moins autant que le lecteur. D'ailleurs cette irruption tient en une phrase. Que rien n'annonçait, donc — même s'il est toujours loisible, après coup, de feuilleter le livre à l'envers et d'aller y puiser quelque indice. Sans doute est-ce aussi cette disposition totale à se laisser submerger par ce qui le dépasse qui fait le bouillonnement et l'impétuosité des romans de Morgiève ; c'est d'une énergie rustique, presque bestiale : l'énergie d'une littérature qui doit ce qu'elle est à quelques visions primitives, mais tout autant à un incessant travail du subconscient.

 

La liberté dont jouit l'écrivain Morgiève a tout d'une liberté apprivoisée. Car non seulement il se connait, mais il sait ce qu'il veut — ou plutôt ce qu'il ne veut pas : une littérature chichiteuse. Ni préjugé, ni tabou : chez lui tout fait histoire. Il suffit de prendre le monde tel qu'il vient. Dans une de ses plus fameuses lettres à Louise Colet, Flaubert disait qu'il n'y a «ni beaux ni vilains sujets, (...) le style étant étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Nul doute que l'auteur de Cherokee souscrit à la proposition, si ce n'est que chez lui le feu intérieur s'allume toujours à un fait humain, brut et brutal plus souvent qu'à son tour : un fait qui ramène toujours aux écorchures de l'humanité. Aussi, de livres en livres, c'est cette humanité d'assez basse extraction qu'il donne à fréquenter, gens de peu, travailleurs, chômeurs, estropiés, fainéants, boit-sans-soif, gouailleurs, losers ou démerdards de première, tous gens plus ou moins fâchés avec le moderne, et toujours plus ou moins en délicatesse avec l'ordre et la loi. Ce n'est pas une posture-type ou une figure de style, pas l'indice d'une quelconque complaisance avec le sordide, mais bien l'expression nécessaire d'une mélancolie très ancrée, d'une ombre portée sur le moindre de ses regards. Il y a de la misère en tout, et c'est aussi cette misère qui taraude l'écriture de Richard Morgiève. Les humains, bien sûr, mais c'est comme si tout le cosmos lui inspirait ce regard mêlé d'abattement et de compassion ; quelques traits splendides suspendent alors un sens effervescent de l'action : « L'hiver avait été rude, des dizaines de vaches avaient gelé, il avait fallu en abattre. Aux autres on avait coupé la queue ou les oreilles, ou les deux. Une des vaches mutilées pleurait et ses larmes gelaient. » Sur cette seule phrase semble s'abattre, et de tout son poids, un impérieux accès de spleen.

 

La grande réussite du Cherokee, outre qu'il est difficile de lâcher le livre, réside dans cette pulsion d'écriture où la rage, dominatrice, viscérale, rencontre de manière intrinsèque une infinie sensibilité. Chose que je n'avais pas perçue immédiatement en commençant ma lecture, étant resté sur la tonalité sépia de son précédent roman, Les hommes — dont j'ai parlé ici. Or ce qui est étrange c'est que, une fois achevée ma lecture, c'est précisément à ce précédent roman que cela m'a renvoyé. En des lieux et dans des registres distincts, quoique à une époque assez proche, j'en suis venu en effet à la même conclusion : Morgiève aime les temps révolus et les hommes auxquels ils donnaient naissance. Car finalement la sensibilité de Nick Corey n'est pas bien éloignée de celle de Mietek, le héros des Hommes. Tous deux, par nature sans doute, mais aussi par ce que c'est ainsi qu'on vit dans leurs milieux et que chaque milieu a ses codes, tentent de dissimuler sous des dehors très mâles tout ce qui les émeut, le bois véritable dont ils sont faits, un bois tendre qui peut rapidement ployer sous le trop-plein d'émotions. La virilité chez Morgiève est toujours le symptôme de quelque chose d'infiniment plus complexe que ses signes extérieurs les plus éculés, quelque chose d'infiniment plus nuancé, plus féminin aussi. Et à le lire, on se dit que lui-même ne s'en aperçoit qu'après-coup : il n'écrivait pas pour cela, mais c'est cela aussi qui est venu.

 

Probablement Richard Morgiève est-il à l'image de ces personnages. Je n'infère pas cette conclusion d'une analyse grossièrement psychologisante mais d'une attention portée à son caractère littéraire. Car cette sensibilité morgévienne sur laquelle j'insiste tant se déploie par traits sporadiques : encore une fois, on ne trouvera jamais chez lui la moindre fragrance de fleur bleue : ill affectionne le dur, le rude, le sauvage et le bourru. C'est par l'humour, constant tout du long de ce roman plus touchant que lui-même ne l'escomptait peut-être, qu'il en vient à lutter contre la tentation sentimentale. Il a alors de ces traits dont l'inventivité et la spontanéité font drôlement envie — d'ailleurs j'ai toujours envié, même jalousé, ce talent des auteurs pour qui la science du polar n'a plus de secrets à vous sortir de ces images aussi déroutantes qu'immédiatement évocatrices. Je pioche au hasard : ces jambes « flasques comme du gras de jambon », ce « détachement feint de shérif qui a rangé son cheval dans la penderie », ce gars avec son « regard de boa qui aurait marché debout. » L'humour bien sûr se fait volontiers noir — on songera, tiens, aux frères Coen, à Fargo : « Entre une balle blindée et une balle dum-dum, il voyait bien. Ça dépendait comment tu voulais occire le gars. S'il était dans une bagnole ou en train de prendre un bain de soleil au bord de la piscine. Dans ce cas, Corey préconisait la balle dum-dum, ou le fusil à pompe. À noter que la poupée à côté de lui serait obligée de changer de maillot de bain ». Mais parfois, et là on retrouvera un Morgiève mieux connu, il ne sera pas interdit de songer à Audiard : « Vu son état psychique, il n'aurait pas vu une empreinte de dinosaure dans le beurrier. » ; ou encore : « Le premier coup de tonnerre a pété et pas mal de dentiers dans le coin ont dû remuer dans les verres à dents. » Il y a même des passages entiers, brefs mais proprement hilarants, tel celui-ci, quand un perroquet de comptoir se met à donner la réplique. Même si l'une de mes scènes préférées, de quasi-anthologie, où affleure de nouveau une pudeur masculine à la fois vive et ténue, met en scène le shérif et un vieux bijoutier, les deux se lançant dans une crêpe-party dont on se demande bien comme l'idée est venue à l'auteur. À noter enfin un usage original et roublard du cliché, qui permet de s'amuser tout en désamorçant la possible critique (car il y aussi chez Morgiève du potache et du cabotin) : « Une chouette a hululé, ce n'était pas original mais ça se mariait bien avec l'ambiance. » Ou bien : « Il est parti en marche arrière, les yeux fermés pour ne pas voir. Il a disparu. Aucun générique ne s'est imprimé nulle part, ça continuait sans fin. »

 

Richard Morgiève continue donc de faire ce pour quoi il se sent fait : une littérature d'évasion — mais qui est d'abord évasion de soi. Ça bouscule, mais ça n'a pas forcément l'intention de bousculer. Ça provoque, mais pas tant pour provoquer que parce que là, selon Morgiève, réside sûrement une bonne part de nos vérités communes. L'écrivain a probablement voulu s'amuser en se lançant dans une sorte de thriller américain, obéissant à quelque fantasme adolescent, celui de l'Amérique et du cinéma américain, et jouant sans la moindre prudence avec l'image d'Épinal d'une Amérique éternelle — preuve, soit dit en passant, qu'on ne peut plus dire que c'est un pays sans histoire. Et sans doute s'est-il amusé. Pourtant, au bout du compte, il donne à lire un roman dont la cruauté de façade nous ramène aux fondements de la solitude. Ces personnages qui rêvent de pouvoir se retirer du monde mais qui ne le peuvent parce que le monde sera toujours plus fort, ceux-là qui sont tentés d'aller à la mort comme on dit qu'y vont les éléphants, en se coupant du troupeau humain et en goûtant au bonheur paradoxal de l'ultime solitude dans le face-à-face avec la vie, finissent par déposer chez le lecteur une tonalité muette dont celui-ci continuera longtemps de percevoir l'écho.

 

Richard Morgiève, Le Cherokee, Éditions Joëlle Losfeld

27 janvier 2019

Sarah Chiche - Les enténébrés

 

 

Ça raconte Sarah

 

« Je me tiens là, dans le silence qu'il y a entre les mots, assise à côté du corps de quelqu'un qui continue de mener toutes les apparences d'une vie réelle, qui n'a pas particulièrement de sympathie pour moi, et qui, vraisemblablement, porte mon nom. »

 

Je dois dire qu'il y a pour moi quelque gageure à vouloir rendre compte de ce livre qui me déroute autant qu'il me trouble. Pour mieux le comprendre, j'ai lu à son propos nombre de recensions, justement élogieuses et que je serais amplement tenté de faire miennes, pourtant subsiste en moi une sorte d'étrange irrésolution ; et j'en suis à me dire que je ne sais que penser de ce livre qui pourtant me frappe, m'intrigue, me bouleverse parfois, et dont je suis à bien des égards admiratif.

 

Si, donc, je me décide à sortir de cette réserve où mon irrésolution aurait pu me cantonner, c'est qu'il m'apparaît en fin de compte que Les enténébrés est bel et bien un grand livre - mais un grand livre dont je me dis que, peut-être, il aurait pu être plus grand encore. Et si malgré tout je m'applique à en « faire » la critique, c'est parce que je sais qu'écrire est souvent pour moi la meilleure voie d'accès à la compréhension d'un texte - en plus du fait que celui-ci mérite amplement, donc, d'être lu, et par les plus grands lecteurs qui soient.

 

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N'allons pas chercher à en détacher l'intrigue : la chose serait peut-être possible, mais au prix d'une réduction très dommageable. Les enténébrés brasse bien trop d'humeurs, de voix, de périodes, d'histoires, de langues, de marottes et de desseins pour être contenu dans le premier pitch venu. On se contentera de savoir que son monde intérieur s'articule autour de quelques grands motifs, presque des paradigmes : la passion amoureuse, la folie inhérente à cette passion et à la vie même, la part de rage logée, lovée, en tout amour, les héritages impossibles de l'histoire et spécialement de l'histoire familiale, les culpabilités rongeuses, la jouissance dans l'acte de destruction, la précarité de ce qui en nous n'en finit pas d'aspirer à la liberté mais que corrodent l'avancée dans l'âge et la mécanique du social, la marche du monde et ses grands enjeux politiques, climatiques et autres, ou encore la maladie mentale, ces pathologies de l'humeur que nous abritons et que nous nous acharnons à faire taire, et, last but not least, l'extinction programmée de l'humanité. Tout cela noué à une sombreur intime et radicale, un pessimisme souverain, mais disons plutôt devenu souverain, autrement dit ne s'émerveilant pas de lui-même et se tenant toujours disposé à la première promesse de lumière : à cette aune, Sarah Chiche réussit le tour de force de marier les rigueurs implacables de la raison et les aspirations indomptables de la sensibilité.

 

Dit autrement : Les enténébrés est le roman d'une intellectuelle - j'emploie évidemment le mot dans son acception socio-historique française. Ce ne serait que cela, les choses seraient (relativement) simples. Mais si Sarah Chiche, par tempérament ou formation, me semble en effet appartenir à cette grande famille des intellectuels, ce qui la meut, ce qui meut son écriture appartient, lui, à un monde autrement sensible, viscéral, voire organique : intellectuelle, en somme, pour des motifs hypersensibles. C'est ce qui fonde une part de mon admiration : être ainsi parvenue à mêler ces deux registres, celui de l'humeur et de la rationalité, sans que cet entremêlement passe jamais pour fabriqué. Il faut dire que l'intellectuel et le sensible ne sont peut-être pas tant des registres que deux modalités distinctes, mais voisines, mais cousines, d'une même volonté d'être dans la vie, d'un même étant. D'où l'on peut considérer que ce texte ne relève pas tant de l'autofiction, au sens où il s'agirait de se cerner soi-même dans le mouvement de sa propre existence, mais plutôt d'une projection radicale de soi comme autre, Sarah Chiche ne craignant pas de mettre ce moi à bout portant - comme on le dirait d'une cible -, et de le considérer dans sa plus grande altérité possible. Un moi comme fiction, aurait dit Pessoa que, précisément, elle convoque ici.

 

Au-delà des innombrables questionnements qui justifient Les enténébrés, je n'ai pu me défaire en lisant du sentiment que le sujet profond se situait toujours plus ou moins entre les lignes. Là encore je serai bien en peine de le définir, mais disons qu'il pourrait s'agir de cette lutte incessante - et quand je dis incessante, c'est vraiment de chaque instant -, cette lutte de l'invididu pour trouver l'harmonie entre lui et lui-même, entre lui et le monde, autrement dit entre son intériorité biographique, psychologique, sensorielle, et une extériorité qui n'a jamais été aussi matériellement et conceptuellement insaisissable - alors même que nous sommes toujours plus informés et, ce faisant, pourtant plus impuissants à nous situer dans le monde. J'ignore si c'est là une réflexion que partagerait Sarah Chiche, mais quand bien même : il me semble que ce hiatus entre le sentiment de notre condition de mortel qui voit la mort venir et celui, tout aussi infini, de la complexité du commerce des hommes dans un monde donné, n'est qu'assez rarement affronté avec autant de rudesse et d'impartialité.

 

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Mais avant de poursuivre, et parce que je tiens à ce que le lecteur emporte avec lui l'envie de se procurer ce livre, je voudrais me délester de ce qui m'ennuie un peu - quitte, ensuite, à pondérer ma remarque.


J'ignore si Sarah Chiche s'est donné pour dessein d'écrire un roman ; je n'en suis pas complètement certain. Elle a voulu écrire un livre, oui, un livre où, dans la mesure du possible, elle puisse tout dire. D'où, sans doute, cette composition qui permet d'adopter plusieurs voix, plusieurs humeurs, et qui rompt en cela avec la linéarité romanesque traditionnelle ou, disons pour aller vite, le réalisme balzacien. Bien sûr je n'ai rien contre cette hybridité, qui a pour elle d'accentuer la singularité et le mouvement d'un roman mais, outre que d'aucuns pourraient y distinguer une légère afféterie, c'est peut-être violenter indûment le simple lecteur que de le contraindre à quitter momentanément l'univers du roman pour le pousser dans des pensées plus spéculatives. Au-delà de ce simple plaisir légèrement bridé (mais après tout, la frustration ne fait-elle pas partie du plaisir ?), je dirai que le procédé m'ennuie un peu en tant que la prose se fait alors le véhicule trop marqué d'une pensée. Dès lors, la parole s'expose à la tentation, non d'une édification, mais au moins d'un certain didactisme. Chercher à tout embrasser (un peu le graal, je le concède, de tout écrivain), à maintenir le lecteur dans la tension caractéristique du roman tout en faisant oeuvre de réflexion, fait presque mécaniquement courir à l'oeuvre le risque du bancal. Sauf à manier la chose dans la structure même de la langue et du dessein qu'elle se donne. Mais pour moi qui lis d'abord un roman (et c'est peut-être mon tort), l'ensemble aurait sans doute gagné à mieux délimiter son objet, voire sa quête. Or il eût fallu pour cela que l'ambition de Sarah Chiche soit moins grande (mais peut-on seulement reprocher à quiconque d'avoir une trop grande ambition ?), et qu'elle se livre aux seules suggestivités des personnages et de la langue. Pour seul exemple, j'invoquerai ce passage sur l'extermination des malades mentaux en Autriche durant la Deuxième guerre mondiale : c'est saisissant, passionnant, parfaitement écrit, mais cela justifierait un livre à soi seul. Et si l'épisode occupe malgré tout une certaine fonction dans le récit, il ne le sert pas nécessairement, et peut même nous détourner de son noyau dur.

 

Le questionnement sous-jacent - savoir ce que l'on est, quelle est notre place, notre rôle dans la vie, bref à quoi tout cela peut-il bien servir - conduit Sarah Chiche à écrire une oeuvre d'intelligence. Retour ici de l'ancestrale dispute, presque aussi ancestrale que le roman lui-même, consistant à se demander si l'intelligence est nécessairement constitutive de l'art du roman. Or selon moi, non. Nombre d'oeuvres romanesques me semblent plus intelligentes que leurs auteurs. Je ne suis pas loin, même, de penser qu'un des plus beaux mystères de la littérature réside précisément dans cette vertu qu'elle a de permettre parfois un surgissement involontaire ou non programmé de clairvoyance, d'acuité ou de pénétration au sein même d'une oeuvre dont ce n'était ni l'objet, ni l'intention.


Pour m'en tenir aux stricts contemporains (et parce que c'est ma lecture du moment), je songe au personnage principal du dernier roman de Richard Morgiève, Le Cherokee, ce shérif un poil désabusé qui se demande : « Vivre pouvait être une expérience incroyable, quelle importance qu'elle soit inutile ? » Est-ce légèreté ou sagesse ? Égoisme ou vérisme ? Cette interrogation, au coeur d'un roman qui n'a rigoureusement rien à voir avec celui de Sarah Chiche, n'en est pas moins une interrogation commune aux deux livres, dans lesquels elle trouve deux résolutions parfaitement opposées. Dans un cas, la vie est une sorte d'imbroglio dont il ne faudrait jamais renoncer à trouver, non le sens mais au moins la portée ; dans l'autre, elle est un donné fondamental qu'il serait presque vain, pour ne pas dire vaniteux, d'interroger. Dans le premier cas, cela donne un roman dont l'intelligence pourrait presque passer pour une sorte de personnage ; dans l'autre, un roman où les personnages semblent totalement indépendants, à tout le moins libérés de leur auteur.

 

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Pour autant, ce qui peut affecter un peu la puissance romanesque du texte de Sarah Chiche réside moins, me semble-t-il, dans une trop grande démonstration d'intelligence que dans sa passion à vouloir se comprendre, et plus globalement à comprendre ce qu'est l'humain, comment il se déplace dans son infinie ramification de sens et de significations. Il y a là, dans cette fureur à vouloir embrasser l'homme et l'univers, quelque chose qui, au passage, relève peut-être plus de la métaphysique que de la psychanalyse, mais surtout - au-delà du clin d'oeil - d'une recherche finalement assez bouleversante. 


Au fond, Sarah Chiche est peut-être moins une romancière qu'une penseuse, même si sa prose, du fait même de sa pensée - et c'est là sa grande singularité - se retrouve souvent touchée par la grâce. Car si, pour le dire d'un trait qui viserait à résumer ma réserve, à savoir que le choix entre le roman et l'essai n'a peut-être pas été suffisamment tranché, il n'en reste pas moins qu'il y a dans Les enténébrés des pages de littérature absolument remarquables. 


Les scènes de pure intention romanesque, spécialement lorsqu'il s'agit d'entrer dans la mécanique de l'amour (d'une certaine sauvagerie dans la sexualité, du conflit, de l'emballement, de la soumission, des rapports de domination, de l'abandon de soi dans la fusion à l'autre), sont souvent splendides. Il y a d'authentiques fulgurances dans cette manière d'entrer dans l'implacable de l'amour et de savoir donner aussi vivement une expression, charnelle et abstraite, à ce qui anime chaque instant du rapport amoureux - une ouverture vers la folie, un arrachement à soi, un sentiment de dépossession, de perte de la maîtrise, et une rage aussi, une angoisse perpétuelle, une tristesse profonde à se sentir le jouet de quelque chose que l'on désire autant qu'on le craint. L'amour, en fomentant les imbroglios de nos existences, nous accule ainsi à une perplexité qui peut conduire jusqu'à l'impuissance à vivre : « La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d'avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront. » 

 

Mais il serait restrictif de n'évoquer cette qualité d'écriture qu'à l'aune du questionnement amoureux, et plus juste de l'étendre à tout ordre sensible. Ainsi de la musique, évoquée avec une justesse que l'on devine reliée à une connaissance approfondie mais dont on sent surtout combien elle est d'abord une connaissance née dans et de l'émotion. Ou encore de l'enfance. Ici la tendreté du texte ne réside pas tant dans le choix des mots que dans l'univers que Chiche donne à deviner, et que quelques attitudes suffisent à brosser. Par petites touches, entre alors dans sa pensée, qu'elle a précise et méthodique, ce qui enfin permet de la perturber et de lui conférer des élans à la fois très doux et très brutaux. On pourra même y distinguer, chose un peu inattendue, comme une nostalgie de l'enfance, nostalgie doublée d'une aversion, disons une sorte d'écoeurement de l'âge adulte - «... ils jouaient à ce qu'est s'aimer, se haïr ou pardonner, avec une radicalité, une intransigeance qui n'étaient pas encore complètement abîmées par les blessures qu'inflige la vie sociale, et que je leur enviais mortellement. Les jeunes enfants, eux, n'ont pas les répugnants moyens du langage pour expliquer à autrui les mouvements de leur coeur. » Et c'est dans l'enfance encore qu'elle trouvera, comme en passant, comme s'il s'agissait d'un simple élément d'atmosphère devenu splendide presque malgré elle, quelques-unes de ses formules les plus vives et les plus poétiques - « Un éclair froissa le ciel comme les mains d'un enfant détruisent une boulette de papier. »

 

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D'autres l'ont écrit mieux que moi, cette manière qu'a Sarah Chiche de s'approcher d'un registre dont le lecteur pourra d'emblée penser (ce fut mon cas, les premières pages) qu'il relève de l'autofiction, mais tout en ne s'y situant jamais et en y étant manifestement indifférente, a quelque chose d'assez bluffant. Probablement parce que, comme « Sarah Chiche » (le personnage, pas l'auteure) en a conscience, l'exercice a ses limites : « C'est impossible d'être à la hauteur de la fiction que l'on a de soi-même. » Ce qui, peut-être, trouble à la lecture de ce livre, c'est que si le lecteur a bien conscience que son auteure n'est jamais très loin, sa parole n'apparait jamais comme retournée sur elle-même ou concentrée sur ses seules et singuliers mobiles : au contraire, elle laisse entendre une sorte d'écho à un universel humain. Psychanalyste et psychologue, Sarah Chiche témoigne d'une compréhension très crue des mécanismes humains, de tout ce qui peut pousser à la joie, à l'oubli de soi, à la déraison, à l'amour fou comme à la rage, à la sauvagerie ou à la déréliction ; à cet égard, la fermeté de son verbe achève de conférer à l'ensemble un tour peu ou prou rationnel. Mais c'est par le biais de l'humanisme, donc d'une sensibilité, qu'elle accède à la littérature. C'est parce que sa pensée est taraudée par la déperdition progressive et concomittante de la raison et du coeur, sensible aux renoncements de l'un comme aux emballements de l'autre, que sa prose alors peut recouvrer cette liberté puissante propre au roman et à l'imaginaire. Et ainsi peut-on enfin l'affirmer : oui, Les enténébrés est un grand livre.

 

Sarah Chiche, Les enténébrés, Éditions du Seuil

19 janvier 2019

Raymond Ruffin - Violette Morris, la Hyène de la gestap

 

 

Championne de nazisme

 

Violette est une enfant taciturne, née aux temps de l’affaire Dreyfus d’un père qui ne voulait que d’un héritier digne de son sexe. Enfant, elle n’aime que les guerres : avec ses soldats de plomb et contre les garçons de Levallois-Perret, contre elle-même et son absolu sentiment de solitude. Rétive à toute autorité, la jeune fille est placée en couvent, où elle s’adonne à sa grande passion : le corps. Il faut dire qu’aucun sport ne résiste à celle qui s’habille en costume trois pièces et reluque les jeunes filles dans les douches des vestiaires. Championne du monde des lancers, footballeuse internationale, vainqueur du Bol d’Or, sujet plus que brillant en natation, en boxe, en cyclisme ou en sports automobiles, « la Morris », qui n’est pas sans rappeler La Garçonne de Margueritte, va mettre son increvable énergie au service de la patrie. 

 

Dans la guerre et les tranchées de Verdun, comme estafette ou comme ambulancière, elle apprend à détester les planqués et autres déserteurs du courage, cette « armée de parasites et de jouisseurs. » Jouisseuse, elle l’est pourtant, et ô combien : d’orgies en dévergondages, Violette, féministe bisexuelle, n’hésite pas à envoyer les hommes au tapis ou à décider de l’ablation de sa volumineuse poitrine, si gênante dans le « baquet » des voitures de compétition. Puis viennent les années trente et la crise. Violette tombe dans les griffes du milieu, où trafiquants et truands côtoient décadents et nazillons : sans même s’en apercevoir, elle s’apprête à faire siens tous les délires du temps. Devenue un agent redouté de la Gestapo, elle démantèle les réseaux de résistance, espionne la France pour le compte du Reich et n’hésite jamais à torturer de ses mains ceux qui ne sont à ses yeux que des « terroristes. »

 

Comme un grand écrivain, elle a droit à la visite guidée de l’Allemagne nazie : en comparaison, le corps de sa pauvre France lui apparaîtra veule et corrompu. Pour elle et pour ce pays qui n’est « pas digne de survivre » et dont « l’élite est en train de se décomposer dans les cimetières de la Meuse et de Champagne », tout finira comme il se doit : dans le sang. MV

 

Raymond Ruffin, Violette Morris, la Hyène de la gestap - Éditions du Cherche-Midi
Notule parue dans Le Point, 22 avril 2004

15 janvier 2019

Jann-Marc Rouillan - Chroniques carcérales

 

 

Libération de sûreté

 

Voilà un livre qui tombe à pic – mais dont on peut déjà regretter qu’il ne sera pas lu par les bonnes personnes ou, s’il l’est, qu’il le sera mal, tant on peut supposer qu’elles y chercheront surtout (et y trouveront) matière à petite politique. L’intention n’est pourtant pas vraiment là ; qui, d’ailleurs, pourrait reprocher à un homme qui aura passé treize années de sa vie dans la clandestinité et vingt-quatre autres en prison de s’autoriser quelque mouvement d’une humeur sans nuance ? Toujours est-il que Jann-Marc Rouillan choisit de publier ses « chroniques carcérales » (parues dans le magazine « CQFD » entre 2004 et 2007) alors que la France (presque) entière s’enflamme pour l’allongement des peines, le durcissement des conditions de détention, le plaider-coupable, les peines planchers et la rétention préventive de sûreté, bref pour cette prison dont d’aucuns attendent qu’elle remette les mauvaises gens sur le droit chemin (quand elles en sortent), et dont les seigneurs et maîtres déclinent à chaque instant « le théorème de la tolérance zéro » […] : faire que le taulard sente le taulard ; que les cellules et les coursives transpirent la douleur ». 

 

Je me souviens, alors que je n’étais pas encore plus haut que trois pommes, de ces quatre visages qui s’affichaient sur les écrans du giscardisme, quatre visages en noir et blanc aux tignasses hérissées et aux regards pétrifiés, et de la grande frousse de cette France qui crut, avec Roger Gicquel et après l’Italie et l’Allemagne, qu’elle s’enfonçait dans la brutalité sanguinolente du terrorisme d’extrême gauche. Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan est un des fondateurs, engagea en effet une lutte armée avec l’État et le patronat, au nom d’un anarchisme dont le groupe observa les préceptes avec d’ailleurs plus ou moins de rigueur. Toujours est-il que l’aventure prendra fin lors de leur arrestation dans une petite ferme du Loiret le 21 février 1987, à la suite de quoi tous quatre seront condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de dix-huit ans. Souvenirs : « Dans la nuit, lorsque nous fûmes enchaînés et bâillonnés, de grands responsables des ministères nous visitèrent. Des dizaines d’encravatés, directeurs, hauts gradés et procureurs généraux dansèrent une ronde de joie dans notre salle à manger. Certains emportaient des souvenirs, d’autres se faisaient photographier avec les bêtes. Sous les crépitements des flashs, ils jouaient des coudes. » Depuis, Joëlle Aubron a décédé le 1er mars 2006 d’une tumeur au cerveau, peu de temps après que sa peine fut suspendue pour raisons de santé ; Nathalie Ménigon, victime de deux accidents vasculaires cérébraux, pour partie hémiplégique (donc extrêmement dangereuse pour la sécurité des biens et des personnes en France) a dû attendre mai 2007 pour bénéficier d’un régime de semi-liberté ; quant à Georges Cipriani, il demeure emprisonné et vient de fêter son vingt-et-unième anniversaire en zonzon. Jann-Marc Rouillan, lui, a obtenu le 6 décembre dernier un régime de semi-liberté, le tribunal de l’application des peines ayant salué ses « efforts sérieux de réadaptation sociale » et son éditeur, Agone, s’étant engagé à l’embaucher. Rouillan ne s’appelle d’ailleurs plus Jean-Marc, mais Jann-Marc : c’est la lecture de Pessoa qui lui donna l’idée de changer ainsi une lettre, le poète ayant lui-même supprimé l’accent circonflexe qui ornait le « ô » de son nom originel et expliqué en quoi cela avait bouleversé sa vie ; l’on peut aussi y voir le désir de Jann-Marc Rouillan de distinguer, autant que cela lui sera possible, son travail littéraire de son engagement politique. 

 

« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogues multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la "garde à vue". On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. » On comprend le plaisir de Jann-Marc Rouillan à citer ce mot de Michel Foucault, peu de temps après 1968 : non seulement parce que la caution intellectuelle soulage la tentation polémique, mais aussi parce que, à la lecture de ce texte, il n’est pas déraisonnable de se demander ce qui, quarante ans plus tard, a changé dans les prisons françaises : à ce que l’on en sait, pas grand-chose. Le témoignage de Rouillan ne faisant ici que s’ajouter à beaucoup d’autres. 

 

Ce livre a deux dimensions. Il constitue d’abord un témoignage minutieux sur l’état de nos prisons, témoignage à bien des égards plus instructif qu’un rapport parlementaire. Tout y est, précis, sans forfanterie, non sans humour parfois, avec gravité le plus souvent. « Que dire aux naïfs qui croient à l’abolition de la peine de mort dans ce pays ? Il suffirait qu’ils viennent faire un tour dans l’un de ces mouroirs ». Une avocate, Marie Dosé, a quelque part parlé d’une « peine de vie » : nous y sommes. Dans ces « éliminatoriums de la République », il semble que les détenus n’aient aux yeux de certains plus grand-chose d’humain : « dénudé, menotté dans le dos et bâillonné » par « les encagoulés » et les Equipes Régionales d’Intervention et de Sécurité (les fameux ERIS créées par Dominique Perben), les fouilles au corps visent d’abord à humilier (« placez-vous sur les marques, baissez-vous et toussez ! »). Chaque fois qu’il est confronté à un passage à tabac, Rouillan pense à ce vieil Espagnol qui connut la torture franquiste : « Pense qu’ils ne sont que des machines, de toute petites machines qui appliquent les ordres parce qu’une main a remonté le ressort. Et dis-toi qu’une machine ne peut jamais humilier un homme, jamais… » Le portrait qui nous est fait des matons est évidemment terrible mais, là encore, ne fait que confirmer d’innombrables témoignages : « Maintenant, dans tous les secteurs, les galonnés sont équipés de menottes et de gants, de ces fameux gants matelassés sur les phalanges afin d’éviter les fractures quand ils cognent ». Tous les experts, aujourd’hui, clament que la prison est devenue une fabrique à gangsters, une machine à créer du crime, une grande centrifugeuse à délinquance. « Sommes-nous pires ou meilleurs que ceux qui nous gardent ? Drôle de question. Ils sont supposés remettre dans le droit chemin les détenus qui survivront, en démontrant par l’exemple et par la trique le bien-fondé des lois et des bonnes mœurs en société. Rassurez-vous, je progresse tous les jours à leur contact. Aujourd’hui, je sais que la bassesse est toujours récompensée. » 

 

On dira qu’il exagère : il faut bien pouvoir continuer de justifier les échecs du sécuritarisme. Et quand bien même, imaginons qu’il exagère, chacun sait que les prisons françaises offrent le contre-exemple parfait de ce qu’il faut faire ; le Conseil de l’Europe ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a produit deux rapports successifs mettant la France en queue de peloton européen pour ce qui est du respect des droits fondamentaux des individus et de leurs chances de réinsertion. « Six encagoulés de l’ERIS pour chacun, le canon du fusil à pompe planté à dix centimètres du visage, les insultes et les menaces de mort pleuvent : voilà l’image qu’ils veulent nous inculquer de l’insertion sociale. » Si l’œuvre d’éducation était au cœur du projet pénitentiaire, d’une, cela se saurait, de deux, il faudrait alors accepter de constater que nous en prenons l’exact chemin opposé. Et ne parlons pas des mitards ou des quartiers d’isolement, qui constituent l’ultime scandale et dont Rouillan a raison de demander la suppression pure et simple. Outre que le mitard détruit à jamais les détenus qui y survivent, il est le miroir de tout ce qui, dans la société, ne cherche plus qu’à briser et à venger, autrement dit à reléguer l’individu dans ses miasmes animales. « Au mitard de Fresnes, "l’aération" est une plaque de métal de quarante centimètres sur dix, percée de minuscule trous. Si on dégotte une allumette ou une dent de fourchette en plastique, on passe des heures à gratter pour dégager un à un les orifices obturés par des décennies de crasse. » 

 

Ces chroniques carcérales ne se contentent toutefois pas de décrire un quotidien mortifère et de dénoncer l’incurie et la violence que l’on tolère dans nos geôles. C’est aussi, fût-ce en creux, une interrogation sur la liberté, sur « le pays du dedans et le pays du dehors », sur la notion de peine et sur le fantasme d’une société qui croit se protéger en enfermant ceux que Nicolas Sarkozy a désignés comme des « monstres ». Fantasme qui fait légitimement sourire l’auteur : à cinquante-cinq ans et presque autant d’années de bagne, il peut éprouver quelque difficulté à se percevoir comme un danger public : « Régulièrement, des collèges d’experts se consulteront pour savoir si mes idées sont désormais compatibles avec votre actualité. ["Face à un tel fauve, la société ne prendra aucun risque !". Parfois, je croirais presque à leurs conneries. Alors j’admire mes crocs devant la glace et je bombe le torse. » Pour l’administration pénitentiaire comme pour ceux qui quémandent les suffrages dans l’émotion, avoir purgé sa peine n’est jamais suffisant – et la peine elle-même n’est jamais assez longue. La raison en est simple : leur dessein n’est pas de réinsérer, ni même de protéger la société, mais de punir et de venger. « Il faut se repentir de s’être opposé et demander grâce pour s’être rebellé. L’apothéose réactionnaire est telle qu’après deux décennies de prison [] ils aimeraient en sus une mortification publique, tenue en laisse, la tête couverte de cendres. » Je me souviens d’un mot de Bernard-Henri Lévy, qui disait en substance : « À force de traiter les animaux comme des hommes, on finit par traiter les hommes comme des chiens. » A cette aune, il est loisible de se demander comment un homme qui a passé vingt années dans les prisons ainsi décrites, et plusieurs d’entre elles dans un isolement total, pourrait aspirer au repentir sincère. Ce que nous pouvons en revanche attendre de Jann-Marc Rouillan, c’est qu’au fil du temps il éloigne le quotidien carcéral de son travail de réflexion et d’écriture, et qu’il interroge plus profondément ce qui l’a fondé, son propre rapport au monde et à l’humanité. Nul ne lui demande d’être l’adepte d’un monde qu’il réapprend aujourd’hui à connaître le jour avant d’aller se recoucher en prison le soir. « Ne croyez pas pour autant que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de prison, je regrette, parmi mille autres choses, les parfums d’une forêt de pins après une nuit d’orage. » Certains mots de lui, ici magnifiques, pourraient suggérer le travail ou l’œuvre à venir : « Au cœur de nos sociétés de barbarie ordinaire, il y a beaucoup d’innocence dans nos crimes et tout autant de culpabilité dans ce que vous prétendez être votre innocence. » Il ne convaincra pas les foules, mais ce sera toujours ça de pris.

 

Jean-Marc Rouilland, Chroniques carcérales - Éditions Agone, coll. « Éléments »
Chronique parue dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

2 janvier 2019

Valentin Retz - Grand Art

 

 

O tempora, o mores ! 

 

L’épreuve du premier roman tétanise plus d’un auteur. Non sans raison : de cette première expérience (et exhibition) littéraires, celui-ci conservera toujours un goût singulier – qu’il fût euphorique ou amer ; sur le tard, les inévitables et consubstantielles maladresses du premier texte pourront l’émouvoir, parfois le conduire à le renier ; c’est le texte aussi auquel l’auteur pourra se référer afin de considérer ce qu’il est devenu, l’étalon à l’aune duquel il appréciera sa trajectoire, et peut-être son œuvre. Pour des raisons que je ne m’explique pas forcément, je ne suis pourtant pas certain que Valentin Retz soit, ou sera, de ces écrivains qui garderont sur cette naissance, non à la littérature mais au champ littéraire, un œil plus ému que cela. Car il fait preuve ici d’un aplomb, dans l’ordre de la pensée, de son exposition, du style, que l’on peine à retrouver chez n’importe quel auteur, même très estimable, d’un premier livre. Cet aplomb, que l’on mesure notamment à une forme de maturité stylistique et à une manière bien personnelle d’affirmer les choses, ne va toutefois pas sans poser un certain nombre de questions. 

 

* * *

 

Le procédé, ou le prétexte, est assez simple : le narrateur, peintre de son état, assis sur une banquette de la célèbre brasserie Le Select, à laquelle il sera fait référence plusieurs dizaines de fois, attend un certain Ravèse qui (le suspense n’est pas vraiment entretenu) ne viendra évidemment jamais. Cela donne donc lieu au rappel d’une conversation qu’ils tinrent au même endroit et sur les mêmes sujets que, très certainement, ils auraient ensemble abordés si Ravèse était venu. L’écriture, talentueuse, sert ainsi de prétexte à une longue réflexion, presque dissertative, sur le sort que nos temps de ruine réservent à l’art et à l’amour. 

 

Donc, ce qui frappe d’emblée, c’est le style. Grand Art nous embringue illico, et manu militari, dans un torrent d’effervescences, une pensée-fleuve, une longue coulée bouillonnante où chaque mot est scandé, chaque rythme investi, chaque pensée assénée. Au bout de quelques pages nous revient d’ailleurs à l’esprit l’hommage rendu en exergue à Thomas Bernhard – dont la citation a quelque chose de l’aveu : « On est en droit de voir en moi un caractère sans amour. Mais de même je suis en droit, moi, de voir dans le monde un monde totalement sans amour. » L’on comprend alors que le grand écrivain autrichien aura été source d’une inspiration telle qu’elle en devient par moments troublante – il suffit d’ouvrir quelques pages au hasard d’Extinction, par exemple, pour s’en faire une idée. Mais l’exigence stylistique de Valentin Retz n’a d’égale que la rudesse du regard que son personnage porte sur ce qui l’entoure. L’art contemporain, par exemple : « Ils collectionnent les impasses comme d’autres collectionnent les tableaux et, dans l’immense musée contemporain de leur ratage perpétuel, ils convient des amateurs d’art contemporain qui sont peut-être mille fois plus coupables que tous ces prétendus artistes, puisque ce sont eux qui financent leur œuvre contemporaine, ce sont eux, les amateurs d’art contemporain, qui entretiennent ces falsificateurs contemporains. Et voilà comment le système s’enrichit de sa dégradation, voilà comment le marché de l’art écoule ses croûtes contemporaines, voilà pourquoi ces pisse-froid, ces croûteurs, vous abomineront de toute leur haine contemporaine. » Complice de la revue Ligne de risque, Retz n’est pas édité pour rien à L’Infini, la collection de Philippe Sollers, tant l’esthétique y est volubile, dense, sinueuse, inspirée, aristocratique, soucieuse de métaphysique bien plus que de considérations sociologiques, tournée vers le combat contre le nihilisme, indifférente à ce qui taraude la chair sociale, qualifiée au passage de « charrue ». Aussi le texte est-il porté par un souffle assez tonitruant, dont on regrettera parfois la mécanique presque trop bien huilée, mais qui constitue un beau pied de nez au minimalisme stylistique du temps, à son souci un peu obsessionnel, ou démagogique, de « lisibilité ». Le texte de Valentin Retz est donc à la fois très moderne, tant y souffle l’affirmation sans ambages d’une vérité individuelle, et très désuet, en ce qu’il constitue une sorte d’objurgation morale, qui plus est travaillée dans une forme qui n’est pas exempte de réminiscences dix-huitièmistes ; les arts y sont d’ailleurs définis comme consubstantiels à la pensée ; quant à l’amour, dont la possibilité même est « la dernière chose qu’il nous reste à détruire », donc « la seule que nous devions sauver », il ne résiste pas au miroir qui lui est tendu, où se mire une humanité taraudée par l’instinct de mort. 

 

Il va de soi qu’on se moque éperdument des classifications, et que la question du genre importe peu. Il n’empêche, le lecteur pourra bien se demander si ce qu’il tient là est bien un roman, tant le texte est proche d’un type d’essai littéraire, tour à tour crépusculaire et doctrinale, sur les arts et l’amour, ces deux mystères de l’humanité ici déployés sur un fond cataclysmique de « décomposition. » Il y a quelque chose chez Valentin Retz du penseur, de l’idéologue peut-être, au sens où le mot s’employait du temps des Lumières ; si Grand Art est un roman, alors ce serait quelque chose comme un roman théorique, où l’auteur se moque comme d’une guigne de toute intrigue, de toute ficelle, soucieux avant tout de revêtir ses hantises d’un habit littéraire sans concession. A cette aune, il pourrait être le premier roman d’un ancien de la rue d’Ulm, irréprochable, à la fois très convenable et souterrainement révolté, habité par le goût de la formule, du renversement du sens et des signifiants, de l’italique théoricienne. « Ceux qui traquent la vérité sont toujours la proie d’une plus haute traque », est-il écrit, parmi cent autres sentences analogues qui n’ont de cesse de confronter le monde et les vivants à leurs insupportables hauteurs. Orgueilleux dans son intégrité, le livre se fait l’éloge, précisément, de l’orgueil, en tant qu’il vient combattre la légèreté des hommes, la désinvolture qui les fait oublier ou négliger les fondements de leur condition. Illustration-type de cette mise en forme singulière de la pensée : « (...) nous ressentons la honte de ne pas avoir su nous hisser à la hauteur du mépris que nous avons eu de cesse d’éprouver envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous ressentons cette honte et, ce faisant, nous acceptons sans retour possible le mépris que nous avons toujours éprouvé envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous acceptons enfin ce mépris souverain comme un don de notre orgueil pour établir une fois pour toutes les frontières de notre différence et, tandis que nous trônons au faîte de notre orgueil, et donc au faîte même de la possibilité même de toute notre peinture, nous découvrons qu’une peinture sans orgueil ressemblerait à s’y méprendre à un artiste sans art, pensai-je... ». 

 

Grand Art est donc habité par quelque chose de fondamentalement colérique. Tout en désespérant de la cause de l’Art et du destin de l’Amour, une violence presque inquiétante habite ce texte très dense, dont certains arrêts paraîtront un peu définitifs, mais dont on ne pourra nier que, en sus d’un expressionnisme impressionnant, il déroute par l’énergie de sa virulence, demeurât-elle suspendue. Ce trouble est d’autant plus vif qu’au cœur de cette violence se niche un hymne à l’amour, « chemin de fin du monde », « dernière force capable d’opposer son veto à la destruction de tout », un hymne qui, cherchant parfois sa voie entre la femme et la mère, n’est dénué ni de chair, ni de douceur, même si l’ambiguïté subsiste tout du long. La femme aimée fait ici figure de rédemptrice, seule et unique figure à pouvoir apaiser les lésions de l’âme : « elle a ce petit haussement d’épaules qu’elle fait toujours lorsqu’elle vous surprend en train de renquiller votre venin et elle reconduit une de ses mèches comme si elle éventait avec ce geste l’air infecté de votre cœur », est-il joliment écrit. Peu à peu, le rideau s’écarte et s’ouvre sur un panorama de joie que rien ne laissait entrevoir : « Il y a encore dans ce coffre un cœur humain capable de grandeur et de noblesse. Il y a encore une vie qui s’émerveille et qui palpite. » Valentin Retz fait figure de sombre et sévère moraliste ; l’apogée et le destin de sa colère pourraient bien ressembler à une émancipation.

 

Valentin Retz, Grand Art - Gallimard, collection L'Infini
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008 

17 décembre 2018

Knud Romer - Cochon d'allemand

 

 

Une jeunesse danoise

 

Il existe bien des manières de prendre le pouls du puritanisme. L’une d’entre elles est assez subtile : elle consiste, pour la critique autorisée comme pour la doxa, à s'attendrir sur une littérature qui, par principe, ambition, pudeur sincère ou effet de mode, s’attache à dissimuler toute charge de sensibilité – de crainte qu’elle ne passe pour une surcharge de sensiblerie. Et, à l’appui de cette opinion, il faudra en effet considérer l’aigre et lourd pathos de la beaufitude communicationnelle dont nos existences se trouvent proprement envahies. A cette aune, Cochon d’Allemand est donc un premier roman très réussi (d’ailleurs déjà primé au Danemark), tant il eût été facile à son auteur de satisfaire aux effusions du lecteur-crocodile, toujours prompt à verser sa larme sur la guerre, le racisme, la souffrance et la mort. Aussi la principale qualité de ce roman largement autobiographique tient-elle peut-être à cette forme de narration qui met parfois le « je » de l’auteur à une telle distance qu’il en devient presque un personnage parmi d’autres, au même titre que les membres de la famille, ici campés avec une belle et enviable finesse. La conjonction d’un talent évident pour le détail, qui fait mouche dans la galerie des portraits de famille, et pour l’ellipse comme mode d’accès aux événements dans ce qu’ils ont d’essentiel et de direct, fournissent donc matière à un livre original, maîtrisé, touchant, mais dont il n’est pas interdit de regretter un parti pris stylistique qui lui fait parfois courir le risque d’atténuer ce qu’il aurait pu avoir de poignant.

 

Aussi ne partagé-je pas absolument l’enthousiasme général qui semble se profiler à son propos, et cela pour une raison paradoxale qui tient à ses qualités mêmes. En effet, s’il a pu se produire que je m’ennuie un peu durant le premier tiers, il se trouve que les sources du dit ennui constituent au fil des pages ce qui en fait l’une des qualités principales. Car si cette façon volontairement factuelle ou allusive de rapporter des événements, dont certains sont graves, permet de maintenir intelligemment le lecteur dans un entre-deux sensible, elle apparaît aussi par trop systématique. Moyennant quoi, le style peut parfois apparaître un peu lisse à force d’être fluide, et donner l’impression d’être scolaire à force de ne pas vouloir en rajouter. Autrement dit, l’ambition de la justesse, parfaitement atteinte, aurait pour corollaire de gommer des aspérités qui auraient peut-être permis d’impliquer davantage le lecteur. Or, et nous en venons au paradoxe, c’est précisément cette manière de raconter, désinvolte, presque naïve, où sourd ce bel humour amer dont peut se nourrir une œuvre, qui devient la marque et fait le charme du récit. Autrement dit, l’épaisseur est entre les lignes. Elle autorise d’ailleurs quelques jolis morceaux de bravoure, telle cette scène où le grand-père transforme sa salle de restaurant en salle de cinéma, à une époque où l’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, si ce n’est d’ « images vivantes ». Aussi toute la ville ou presque se masse devant l’écran (une sombre histoire de naufrage et de noyade) et, la fin venue, les spectateurs quittent la salle interdits, confondus en condoléances, et, « le lendemain, le drapeau fut mis en berne dans la ville ». L’air de rien, c’est une évocation magnifique, et pour le coup, émouvante, de la naissance du cinéma, et des spectateurs.

 

Entrer dans Cochon d’Allemand requiert donc le lecteur bien davantage que ce que la facilité immédiate du récit pourrait lui laisser supposer. Car la banalité des mots n’est ici qu’apparente, et le propos vaut tout autant pour ce qui est dit que pour ce qui est suggéré. Le ton adopté permet à l’histoire de ce jeune Danois, témoin et victime du racisme ordinaire qui s’abat sur sa mère allemande, et par ricochet sur lui-même, de mêler le récit familial autobiographique à un panorama historique assez original. Sans doute la décontraction de ton a-t-elle facilité ce double éclairage, quitte, donc, à en dissoudre un peu l’intensité.

 

Knud Romer, Cochon d'Allemand - Éditions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6 - Septembre/octobre 2007

12 décembre 2018

David Rochefort - La paresse et l'oubli

 

 

Il faut bien se survivre

 

Au motif que les protagonistes de ce roman ont un temps tâté du heavy metal, un ami, qui connaît ma petite inclination pour le genre et avait entre les mains les épreuves de La paresse et l’oubli, s’est empressé de m’en conseiller la lecture. De rock dur il ne sera toutefois que fort peu question ici (fort peu mais fort bien, soit dit en passant), celui-là n’étant qu’un véhicule parmi d’autres pour goûter comme il se doit au « charme un peu poisseux de l’échec » et aux « voluptés de la déchéance », qui sont les questions centrales de ce roman d’apprentissage. C’est en effet un texte dont on perçoit d’emblée la dimension très personnelle, constitué d’une matière et empreint d’une manière (prolixe, brillante, épidermique, édifiante parfois), qui, comme c’est parfois le cas avec les premiers romans, peuvent tout à la fois toucher et agacer.

 

* * *

 

Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.

 

De son enfance normande à Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment géographique », d’ailleurs à peu près celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir à trente ans ; préparer des coups d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique, les livres, la politique, « et toutes ces activités au coeur desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que deux microscopiques fois. » S’oublier, autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique – compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de réalité », celle qui ne se rattrape jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que l’on affuble ici du titre de « paysan.» Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la vraie vie commence à dix-huit heures. »

 

Seulement voilà. Rien ne vient apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai – quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.

 

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons, et où il « développera pleinement un aspect latent de sa personnalité : la compulsion. » Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours – peut-être.

 

David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. À travailler sans cesse cette matière molle du désœuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.

 

David Rochefort, La paresse et l'oubli - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010 

6 décembre 2018

Bertrand Redonnet - Le Théâtre des choses

 

 

Le Poitevin de Pologne

 

Ce qui est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peu confiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sur sa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de ses mots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travail d’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc, à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre la fiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment son rapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.

 

De ce rapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrase du recueil, qu’il prend soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’un interlocuteur censé le conseiller : « Écrire une forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. » La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant très émouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain : « Et si je ne faisais, en fait, que jouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants, avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtes de conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés en manière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas à l’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit, n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité, ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussi constituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’un conteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur émérites de François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettré qui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique, par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sa propre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité. D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumer complètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura un peu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelque chose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, ou d’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblement tourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nous arracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace du vieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de son cheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voire politique. 

 

Ce sera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de bien d’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicité à la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet est de ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, une couleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuvent avoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux, entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourire d’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loin du brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et les cœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et très humains travers. 

 

Reste que nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au terme d’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, de quoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autant que son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sang qui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaise pour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique. Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant, incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aise nulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà de ses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux, de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont Bertrand Redonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine.

 

Bertrand Redonnet, Le Théâtre des choses - 10 nouvelles de France et de Pologne
Sur le site des Éditions Antidata
L'exil des mots, blog de Bertrand Redonnet

18 novembre 2018

Xavier Person - Derrière le cirque d'hiver

 

 

Le monde en Person

 

C'était il y a des années de cela. Au détour de couloirs professionnels que lui et moi arpentions avec un peu de ciconspection, je me souviens avoir engagé Xavier Person à passer au récit, et pourquoi pas au roman, après qu'il me confia la perplexité dans laquelle le jetait un pan de son histoire familiale. De lui je connaissais un peu l'écriture poétique, qu'il étayera encore et que j'évoquerai ici, mais lui-même me disait combien certains expériences ou certains sentiments pourraient justifier qu'il changeât de registre. Et voilà donc que paraît ce premier très beau récit (non, ce n'est pas un roman), où en effet on le voit puiser à ses racines pour exhumer un grand-oncle paternel chef de milice dans le Poitou - un certain « Person de Champoly » - et un oncle maternel condamné après la guerre pour « intelligence avec l'ennemi ». Ces motifs biographiques n'apparaissent dans le livre que sur le tard, mais ils sont impérieux chez l'auteur de plus en plus acculé à une enquête où la précision documentaire le dispute au questionnement intime - où l'on comprend pourquoi et comment la figure de Modiano se fait alors repère littéraire.

 

Mais c'est tout ce que l'humanité peut charrier comme sensations et lui adresser comme messages qui bouscule voire bouleverse Xavier Person. Aussi retrouve-t-on dans ce volume tout ce qui le distinguait déjà dans sa veine poétique : une complexion marquée par une propension farouche à la discrétion, un attrait ou plutôt une attraction pour le minuscule révélateur et pour ce qui, dans la brutalité ordinaire de l'extérieur, nous demeure obstinément incommunicable. Au point de vous rendre parfois impuissant à agir, voire à vivre. Éthique et esthétique obligent, bien des portraits qu'il dresse de ses contemporains anonymes renvoyent l'auteur à lui-même - au hasard, optons pour celui-ci : « Sa discrétion m'intriguait, son hébétude un peu rêveuse. Secrètement je sentais qu'elles me concernaient. »

 

Xavier Person voit tout. Relève tout, plutôt : tout ce que nous voyons, tout ce que nos sens enregistrent et impriment et que nous décidons généralement d'abandonner, de déblayer de notre conscience. Il a toujours eu une prédilection pour les lieux anonymes et populeux, où les regards se croisent plus qu'ils ne s'accrochent, les gares, le métro, les wagons, tous lieux publics où nous nous retrouvons toujours anonymes et possiblement observés. On peut aimer ou pas cette sensation. Lui s'y meut avec un quelque chose d'animal, à tout le moins de plus fort que lui, qui le pousse à tout consigner. Tout ce qu'il voit le frappe, c'est ainsi, d'où une écriture tendue vers la nécessité d'essayer d'y trouver un sens et, peut-être, d'y retrouver un filament commun de l'existence individuelle et collective. D'où aussi cette succession de tableaux souvent brefs, où on le verra frappé, happé par un regard, un geste, un rictus, une attitude, un mot parmi d'autres, une situation à la fois singulière et commune. Xavier Person ne peut s'empêcher de tisser des correspondances secrètes, hasardeuses, solaires entre les choses, les êtres, les existences, de jeter un pont entre le microscopique et l'infini. Il reconstitue ce faisant une sorte de sens de la vie, fût-il lointain ou fuyant, exhaussant de ce capharnaüm une sorte de fil qui se tend entre nos solitudes et l'infini de l'aventure humaine. Autant de dispositions qui le conduisent à tourner autour des motifs obsédants du temps, du vieillissement, de la dégradation et de la mort. 


De la lumière aussi, tant elle constitue à la fois un indice possible du rayonnement et une manifestation de la fragilité  - aucune pénombre n'étant jamais loin. Les références, dont je ne suis pas certain qu'elle sont toujours conscientes, sont légions ; je n'en cite que quelques-unes : 

 

     - « ... avec dans l'expression de sa tristesse une clarté qu'elle donne à voir avant tout » ; 
    - « ... quand elle me parle avec un éclat trop vif dans le regard, avec dans son visage une éclairante tourmente » ; 
    - « Par la fenêtre de ma chambre je regardais le ciel dans les lumières de l'hôpital, d'un bleu lumineux et doux malgré la nuit, dont la luminosité s'accordait à la douceur qui s'écoulait dans mes veines. » ; 
     - « J'ai longtemps rêvé d'écrire un livre où il ne se serait rien passé que de nuit. »
Et se prolongent jusque dans ses rêves:  
     - « ... quand ce que nous voyons nous blesse de la lumière des jours que nous ne verrons pas. »

 

Quelque chose vient toujours empêcher la joie, c'est-à-dire la vie pleine et entière. Comme si l'image que Xavier Person avait de lui-même devait être toujours un peu esquintée, ou altérée. Reste qu'en sondant de manière à la fois chirurgicale et impressionniste les mouvements intérieurs de l'individu, il interroge et illustre aussi ce que nous nous refusons généralement à penser, nos émotions se glissant toujours en nous par derrière et n'en finissant pas de nous trahir. Et si plane dans ce recueil l'ombre de Modiano, l'on pourrait avoir envie aussi d'évoquer la figure de Georges Pérec, lui qui disait un jour à propos du travail de l'écrivain : « On reconstitue quelque chose. On essaye de rassembler, on est comme un archéologue qui essaie de restituer une histoire fabuleuse. »

 

Xavier Person, Derrière le cirque d'hiver - Éditions Verticales

31 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres 
N° 26, septembre/octobre 2010
Lire ici la critique du roman

 

 

Marc Villemain – Avant de parler de votre nouveau roman, j’aimerais savoir, et pas seulement parce ce que vous y êtes né, ce que la Belgique représente pour vous.

 

Bernard Quiriny – Ah ! On ne commence pas par le plus facile. D’abord, n’y habitant pas, je peux avoir de la Belgique une vision un peu fantasmée, idéale ; peut-être que j’en dirais autre chose si j’y vivais, même si je suis assez adepte du right or wrong, my country. Ensuite, j’ai pour la Belgique l’attachement instinctif et esthétique que chacun, j’imagine, a pour son pays : la terre et les ancêtres, le caractère national, les racines, ces choses un peu barrésiennes. Et puis bon, la Belgique, c’est quand même un tempérament, une tournure d’esprit, un humour, une mélancolie. Donc, une culture, une littérature ; le surréalisme, Magritte, le fantastique, etc. Et tout un flot de clichés (l’exubérance joviale, les brumes flamandes…) qui, comme tous les clichés, sont toujours un peu vrais.

 

Marc Villemain – Pourquoi avoir choisi de plaquer un type et un fonctionnement de dictature déjà bien répertoriés par les historiens sur une société matriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Mon idée était d’écrire un roman sur les régimes totalitaires et sur la fascination qu’ils ont suscité chez certains intellectuels, jusqu’à l’aveuglement. Idéalement, cela aurait dû donner un roman, disons, sur l’URSS dans les années 1950 et les voyages d’intellectuels à Moscou, ou sur la Chine de Mao et les voyages à Pékin, etc. Mais un tel livre n’aurait évidemment pas laissé beaucoup de place à l’imagination ; surtout, c’était inutile au regard du nombre de chefs-d’oeuvre disponibles sur ces pays. Cela ne devenait donc intéressant qu’en prenant les choses de manière décalée. D’où ce transfert absurde : au lieu d’évoquer les immenses empires totalitaires qu’étaient l’URSS ou la Chine, voici un empire minuscule, le Benelux. Au lieu qu’il soit à des heures d’avion de Paris, là où on peut le fantasmer, c’est à deux heures de train. Et au lieu qu’y règne le marxisme-léninisme version Staline ou Mao, une version délirante du féminisme. Féminisme imaginaire qui n’est qu’un prétexte : à la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire – écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. Je renverse donc la question : le roman ne plaque pas le fonctionnement des régimes totalitaires sur une société matriarcale, il plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet.

 

Marc Villemain – Vivons-nous dans une société patriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Je ne suis pas certain d’avoir une réponse. Je n’y ai d’ailleurs pas vraiment réfléchi, tout l’attirail « théorique » du roman sur le féminisme n’étant qu’un prétexte. Mais bon, je vous réponds quand même. D’un côté, vous avez un discours assez répandu sur la féminisation générale, les valeurs masculines qui déclinent, etc. C’est peut-être un peu vrai. D’un autre, il semble que les femmes gagnent toujours moins d’argent que les hommes, qu’elles accèdent moins facilement aux meilleurs postes, etc. Donc, je n’en sais rien, et j’ai sur tout ça les mêmes idées banales et raisonnables que la plupart des gens. Ce qui m’amuse, en revanche, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule.

 

Marc Villemain – Pour quelles raisons avez-vous choisi de donner des intellectuels une image naïve, complaisante (et c’est une litote), plutôt que d’avoir insisté sur leur rôle critique qui, a priori, aurait pu sembler aller de soi ? C’est à peine s’ils s’étonnent de ne plus trouver nulle part le moindre livre écrit par un homme… 

 

Bernard Quiriny – Le sujet étant la complaisance de certains intellectuels devant les totalitarismes, il allait de soi que mes héros ne seraient pas des modèles de distance critique. Cela dit, plusieurs attitudes se rencontrent parmi eux. Le personnage de Langlois, neutre voire bienveillant au départ de Paris, se montre très vite réticent devant les salades que leur servent les autorités belges. Golanski, aussi, est sur ses gardes ; et Langlois fera tout pour lui ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’il bascule par intérêt dans le camp de Gould. Ce dernier, en revanche, sait ce qu’il veut voir en Belgique, et ses oeillères le poussent à avaler tout ce qu’on lui sert. Logique manichéenne qui présidait aux controverses sur la Russie soviétique : pays merveilleux par principe, le goulag n’existe pas, et il n’y a pas à chercher plus loin.

 

Marc Villemain – Votre roman ne participe-il pas, finalement, d’une critique des intellectuels occidentaux ?

 

Bernard Quiriny – Je suppose qu’à la lecture, ça ressemble à une critique, évidemment, d’autant que comme la partie sur le voyage en Belgique est une comédie, je ne me suis pas gêné pour forcer le trait. Je m’interroge : comment des êtres brillants, supérieurement intelligents, grands écrivains souvent, ont-ils pu avaler des énormités comme le jdanovisme et aller faire du tourisme en Russie en croyant qu’on leur montrait la vérité ? (On pourrait parler aussi, sur un autre registre, du voyage en Allemagne de l’équipée Brasillach, Chardonne et compagnie). Je n’en sais rien, et je ne fais pas la leçon à un demi-siècle de distance. Ca me passionne, simplement, et c’est ce que j’ai voulu évoquer, sur le mode de la farce. Au fond, j’adore les intellectuels, les joutes, les histoires de réseaux, les luttes d’influence, les hauts débats philosophiques, les petites affaires parisiennes, etc. Et aussi les grandes poses ridicules, les Zola aux petits pieds, les pétitions grandiloquentes, etc.

 

Marc Villemain – Venons-en au roman en lui-même. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter, fût-ce sous forme chorale, une narration articulée autour de l’unité classique de temps, de lieu et d’action ?

 

Bernard Quiriny – Ca n’était pas vraiment réfléchi. J’avais deux histoires, tirée du même puits : ma bande d’intellectuels en expédition de l’autre côté de la frontière, pour un voyage d’une petite semaine dont les étapes fournissaient le découpage en chapitres ; et l’ascension sociale d’une belge lambda, qui raconte sous forme de journal intime sa découverte du pouvoir et le délire des dirigeantes. La deuxième histoire était indispensable pour faire « marcher » la première : comme le pouvoir ment aux intellectuels, il fallait quelqu’un qui montre la vérité en contrepoint. Ma principale question était de faire tenir tout ça ensemble, dans une construction à double hélice. Idéalement, j’aurais aimé pouvoir dire que je me suis inspiré de Changement de décor, de David Lodge, modèle dans le genre ; mais j’ai renoncé à faire se rejoindre les deux parties, ce qui semblait naturel, pour finir plutôt par un grand bond en avant (dans le temps) en décrivant la chute du régime, façon Ceausescu.

 

Marc Villemain – Le sujet est imparable ; à certains égards, il est même assez génial. Vous est-il arrivé d’en avoir peur ?

 

Bernard Quiriny – Ma principale peur, c’était que mon imagination s’épuise, que je n’arrive pas à faire tenir tout ça debout sur la distance nécessaire, et que tout s’écroule dans l’invraisemblance ou l’ennui au bout de trois chapitres. Sur ce point, je crois heureusement que la sauce prend – le lecteur jugera, évidemment. Après, reste le sujet. Une dictature de féministes belges forcenées et des intellos fanatiques, en 2010, n’était-ce pas un peu énorme ? Je vous avoue qu’il m’est arrivé de me demander à quoi rimait ce gros vaisseau absurde que j’étais en train de construire. Mais il était trop tard pour faire marche arrière, et puis après tout : qu’y a-t-il de plus invraisemblable entre ma dictature de féministes belges qui castrent le Manneken Pis et, disons, des révolutionnaires cambodgiens qui décident de vider Phnom Penh en une nuit pour transformer les citadins en paysans ? Ce qu’il y a de fou avec ce sujet, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.

 

Marc Villemain – Vos nouvelles donnaient à voir et à entendre des matières et des sonorités oniriques, poétiques, quasi-borgésiennes. Avec Les assoiffées, vous changez assez radicalement d’esthétique. Faut-il y voir une modalité nécessaire du passage de la nouvelle au roman ?

 

Bernard Quiriny – Plutôt du passage du fantastique à la farce. Le fond commande toujours un peu la forme, j’imagine. Un récit fantastique impose un format (nouvelle), presque un style, des images, etc. Ici, grotesque et satire obligent, il n’y avait pas d’autre solution que d’échanger le pinceau contre le rouleau, et de s’en donner à cœur joie.

25 octobre 2018

Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Nous autres, pauvres hommes

 

La littérature est « un jeu ; un jeu capital, mais un jeu », nous disait Bernard Quiriny au sortir des Contes carnivores, qui en son temps reçut sa légitime moisson de prix (voir ici). Il donnait alors à cette esthétique une dimension onirique, à maints égards fantastique, non dénuée de poésie – charge au lecteur de se laisser faire et emporter vers des univers très prolifiques, et assez rares. On ne lira pas Les Assoiffées tout à fait de la même manière. Car si le roman pourrait bien être la continuation du jeu par d’autres moyens, quitte parfois à rondement enfoncer le clou, il est aussi, en dépit de son apparente allégorie, une façon assez virile de nous ramener sur Terre. Entendez dans les miasmes congénitales du pouvoir.

 

Il n’est pas inutile de savoir que Bernard Quiriny enseigne le droit public à l’université de Bourgogne et que sa thèse porta sur « la pensée politique de Cornelius Castoriadis », à laquelle il avait déjà consacré un mémoire intitulé « Autonomie et démocratie. » De quoi donner à ses Assoiffées un conséquent substrat. Et une idée proprement géniale : la description de ce que pourrait être une société entièrement matriarcale, ou, dit autrement, une dictature féministe. Bernard Quiriny, que l’on sait amateur d’uchronie, imagine donc que la Belgique tourna casaque dans les années 70, et qu’une révolution digne de ce nom permit enfin aux femmes de porter la culotte. Une dictature, donc, une vraie. Car n’allez pas vous figurer que sa féminine constitution en adoucisse les moeurs. Ici, celle que l’on nomme « La Bergère » promène sa « meute » en laisse, brave « troupeau de douze garçons hirsutes qui crapahutent à quatre pattes en aboyant et en se comportant comme des chiots » ; et qui d’ailleurs « sont fous de joie quand nous partons en promenade. » C’est bien simple, il n’y a plus trace d’aucun homme autrement qu’émasculé dans ces contrées, si ce n’est sous la forme du « larbin ». Les plaisirs de la cour, nombreux, gargantuesques et sardanapalesques, sont assez rudimentaires, la chasse à courre étant peut-être le plus sophistiqué d’entre eux, selon un principe éprouvé : « on jetait dans la foule un homme à qui, entre les deux sonneries de cor qui marquaient le début et la fin du jeu, chacune pouvait donner la chasse. » Enfin, n’espérez plus vous extasier devant l’innocent mais coquin Manneken-Pis : il a été remplacé par une petite statue de la reine enfant. On se consolera en achetant des « reproductions du garçonnet » en fer-blanc, à l’exception notable du « zizi qui était en plâtre » : ainsi « l’acquéreur pouvait le casser avec le petit marteau qui pendait à une chaînette. »

 

Nous sommes donc bien contents que les femmes aient enfin réussi à devenir l’égal des hommes. Las, un groupe d’intellectuels assez pitoyables, qu’on identifiera d’emblée comme appartenant à la mouvance dure du germano-pratinisme, crétinisme qui en vaut bien un autre, s’est mis en tête de faire le déplacement vers ce pays coupé du monde aux seules fins de lui dire son admiration inconditionnelle, et sous couvert de se colleter avec la réalité. Leur périple, éminemment touristique et dûment encadré, constitue l’une des deux entrées du roman ; nous y reviendrons. La seconde entrée joue du registre intime. Il s’agit du journal de bord d’Astrid, infirmière et Belge ordinaire, où est décrite la vie quotidienne d’une femme dans « l’Empire des femmes. » Les doutes sont rares, et toujours fautifs – c’est d’ailleurs une qualité intrinsèque et maintes fois répertoriée des régimes dictatoriaux : « globalement, quoi qu’on fasse, on viole toujours une loi ou une autre : là se tient le génie du système, qui nous rend toujours coupables. » Un tirage au sort va transformer sa vie : avec quelques autres, elle sera désignée pour honorer la Bergère et lui offrir un cadeau qui fût à la mesure de sa glorieuse munificence. Plus jamais Astrid ne connaîtra la grisaille des queues interminables devant les étals vides, ni les harcèlements administratif et policier. Elle sera même du sérail des préférées, de celles que la Bergère appelle lorsque son désir n’y tient plus – et qu’elle repousse lorsqu’enfin elle a son compte. Tout ça n’est pas joli-joli.

 

*

 

Bernard Quiriny a sans doute écrit le roman le plus efficace et le plus immédiatement jouissif de la rentrée littéraire 2010. La linéarité de l’intrigue ne laisse aucun répit, le plaisir du lecteur à s’horrifier lui-même de ce qu’il découvre est redoutable, on n’ose imaginer à quelle source barbare la dictature ira puiser son nouveau bon plaisir, et le jeu de bascule entre intellos décrépis et citoyenne édifiante rythme un récit très vigoureux. S’il s’agit donc d’un des grands romans de cette rentrée littéraire, je veux pourtant tenter d’expliquer ce qui, dans Les assoiffées, m’a en partie laissé… sur ma faim. Disons pour deux catégories de raisons. 

 

- Je ferai entrer dans la première catégorie tout ce qui fait l’efficacité, paradoxalement trop grande, du roman. Car si la manière de mener le récit est assez époustouflante, la conséquence directe de cette qualité conduit à estomper ce qui, jusqu’à présent, alimentait chez Bernard Quiriny des pistes que l’on qualifiera, pour aller vite, de poétiques. Ce qui ne va pas sans conséquence sur un style, qui, s’il ne s’est jamais défini par sa sensualité, manque parfois de chair, de suint, et le jeu sur la machinerie de l’histoire, plutôt que de s’étoffer d’un jeu sur la langue, conduit à un phrasé qui apparaîtra de temps à autres un peu raide ou mécanique. J’aurais aimé davantage de lenteur, d’observations, quelques pages où le récit eût pu se reposer, la description par exemple d’une sensation, d’un paysage, d’un intérieur, d’un style vestimentaire, d’une coutume culinaire que sais-je encore, bref toutes choses qui auraient donné à l’écriture un tour plus organique et personnel.

 

Dans ce même groupe, je mets aussi un certain nombre d’idées ou de scènes qui demeurent selon moi en suspens, ou insuffisamment explorées. Je n’en donnerai qu’un exemple. Dès le début, lorsque notre groupe d’intellos rigolos arrive dans la Belgique nouvelle, on demande à chacun de bien vouloir se débarrasser de sa montre. Sur le coup, on se demande pourquoi, et l’idée est séduisante. D’autant que cette question du rapport au temps sera tout du long latente, dans les allusions au vieillissement des corps par exemple, dans l’indolence qui règne à la cour, ou simplement lorsque tel personnage craint d’être en retard à telle ou telle occasion. Or, nous ne saurons jamais pourquoi l’on demande aux étrangers de se défaire de leurs montres. L’idée, sans être forcément décisive, aurait pu donner l’occasion d’un développement fabuleux, au sens premier du terme, dont Bernard Quiriny a par ailleurs le secret. Cela aurait même pu constituer une singularité absolue du régime : la volonté de remodeler le temps. De la même manière que cette dictature (et pour le coup, c’est très réussi) a redéfini la place des morts en érigeant un « mémorial pour les femmes assassinées par les hommes depuis les origines de l’humanité », où « chaque rondin indique l’endroit d’une fosse commune imaginaire, où sont virtuellement enterrées cent victimes. » Aussi « le cimetière cessera de grandir quand le monde sera acquis à la cause des femmes. On pourra l’observer depuis le ciel comme un indicateur des progrès planétaires de nos droits. » Voilà où Quiriny excelle : lorsqu’il déborde la réalité, non pour en créer une autre et lui donner un air tout aussi authentique, mais pour tirer le fil de ses allégories et de son univers propre. Il y réussit à nouveau à propos de la « Transimpériale », immense autoroute dessinée suivant les contours du visage de la fondatrice de l’Empire et qui est, « avec la muraille de Chine, la seule construction visible depuis la Lune. »

 

- La seconde catégorie où je regroupe mes réserves touche au fond du propos. Le choix de plaquer un fonctionnement dictatorial somme toute assez classique sur un régime féministe fanatique ne saurait être absolument neutre. Autrement dit, j’aurais aimé savoir ce que cette dictature avait de spécifiquement féminin. Si les hommes ont de tous temps été une catastrophe pour les femmes, si l’on peut bien admettre que « la pénétration est un crime » et qu’Ingrid éprouve « le dégoût d’avoir eu un fils », l’Empire des femmes se contente d’appliquer, et non sans jubilation, les plus mâles rudiments dictatoriaux. Surtout, le portrait qui est fait des intellectuels, si l’on voit bien à quelles périodes et à quels travers de l’histoire intellectuelle occidentale il fait allusion, me semble, pour le coup, insuffisant. D’autant qu’en sus d’être indignes, arrivistes et mesquins, ces penseurs effroyablement médiatiques sont d’une bêtise crasse. Au point qu’il n’en est pas un pour s’offusquer, ou alors in petto, qu’aucun livre écrit par un homme ne figure plus dans aucune bibliothèque du pays – étant entendu qu’il n’existe déjà plus de librairies. Je n’oublie pas qu’il s’agit d’une fable, voire d’une affabulation, va, même, pour la farce, mais le sous-entendu explicite, revendiqué, au réel le plus historique et le plus sérieux, qui vise à railler une démarche intellectuelle en effet assez navrante, perd du coup de sa force. Car si l’on peut non sans quelque bonne raison railler ceux de nos penseurs qui chorégraphièrent leurs courbettes devant les petits et grands Néron qui jalonnent l’histoire des hommes, aucun d’entre eux n’aurait jamais pu cautionner l'édification d’un monde sans livres, ou, pire encore peut-être, d’un monde dont les humains eux-mêmes auraient décrété l’exclusion du livre. Disons que c’eût été la limite extrême, officielle, de leur adhésion au régime. Je comprends bien qu’il s’agit d’interroger les aveuglements successifs de nos consciences pensantes au fil de l’histoire, mais il m’a semblé, ici, que Bernard Quiriny échouait en partie à occuper l’espace, il est vrai exigu, qui distingue la farce de la caricature.

 

On pourra penser que ces réserves s’attachent à des aspects peut-être secondaires de l’intention et de l’ambition de Bernard Quiriny. Et ce ne sera pas faux, après tout : puisqu’il s’agit d’une farce, autant y mettre les moyens. Surtout, Les assoiffées est un roman d’une efficacité narrative absolue, roboratif, provocant, percutant, et, sous son allure légère, sans doute plus profond qu’il y paraît. S’il n’est pas la grande fresque sur l’aveuglement qu’il aurait aussi pu être, son inlassable énergie farcesque renouvelle avec intelligence et drôlerie l’ancestrale question des rapports de sexe. « Ai-je donc l’air si méchant ? », se demande un de nos grands intellectuels après que deux petites filles lui ont jeté un caillou à la figure. La réponse qui lui est faite, au fond, est plus factuelle que cinglante : « Vous êtes un homme. » Pauvres de nous.

 

Bernard Quiriny, Les Assoiffées - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 26, septembre/octobre 2010 

21 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Contes carnivores (2008)

 

 

Bernard Quiriny, Contes carnivores
Éditions du Seuil, 2008
Préface d'Enrique Vila-Matas
 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 11 – Juillet/août 2008

 

Il est rare, en France, qu’un écrivain accède à la notoriété par ses nouvelles. Le genre serait-il en passe de sortir de la relative confidentialité où on l’a longtemps confiné ? Ou Bernard Quiriny, telle une hirondelle qui n’annoncerait aucun printemps, ne doit-il son succès qu’à son seul talent ? Pour ce qui est du genre, il est encore un peu tôt pour crier victoire. On ne peut en revanche que s’enthousiasmer devant cet écrivain belge qui, tout juste âgé de trente ans et auréolé du prix de la Vocation pour son premier recueil, L’angoisse de la première phrase (Phébus, 2005), passe déjà pour un maître du genre. Si vous ajoutez à cela qu’il ne jure que par Borgès, Vila-Matas ou Marcel Aymé, qu’il ne renifle pas grand-chose dans l’air du temps littéraire, qu’il est aussi humble et discret que les plus grands et qu’il trouve le temps d’enseigner le Droit à l’université de Bourgogne et de piloter la rubrique Livres de Chronic’Art, vous comprendrez que nous ayons eu envie d’approcher le phénomène d’un peu plus près. Ce dont la parution au Seuil de ses remarquables et facétieux Contes carnivores nous donnait l’occasion. 

 

* * *

 

Marc Villemain. J’aurais envie de vous poser une question à brûle-pourpoint, assez naïve sans doute, et peut-être sans réponse possible, mais qui fait écho à la première pensée qui m’est venue lorsque j’ai commencé à vous lire : mais d’où lui vient cette imagination ? 

 

Bernard Quiriny. Question difficile, en effet. Il n’y a pas vraiment de réponse, ou alors il y en a plusieurs ; certaines idées, certaines nouvelles ont un point de départ précis, dont je me souviens, en sorte que je peux vous répondre ; et d’autres viennent de manière un peu mystérieuse, ce qui fait que je n’ai rien à en dire. Pour les premières, donc, il y a toutes sortes de possibilités, auxquelles on peut essayer de donner des noms : 1° L’analogie, à partir d’une idée puisée ailleurs, notamment dans un autre livre. Exemple : Thomas de Quincey imaginait dans le formidable L’assassinat considéré comme un des beaux-arts qu’une société d’esthètes se passionne pour les meurtres, et fasse à leur propos de la critique d’art. Raisonnement analogique : ce que les esthètes font pour le meurtre, d’autres esthètes ne pourraient-ils pas le faire pour les marées noires, autre sorte de drame ? Résultat : la nouvelle intitulée « Marées noires ». 2° Le pied de la lettre. Exemple : d’un homme qui raisonne admirablement, on dit qu’il prend de la hauteur ; d’un philosophe qui déploie une argumentation très élaborée, au point qu’elle devient complètement abstraite, on dit qu’il s’élève vers les hauteurs glacées de la spéculation. Pied de la lettre, donc : pourquoi ne pas imaginer qu’en effet, réellement, ceux qui pensent un peu intensément s’élèvent vers les hauteurs, et se mettent à flotter dans les airs ? Résultat : la nouvelle intitulée « Les hauteurs », dans le recueil précédent, L’angoisse de la première phrase. 3° La réalisation fantastique d’un truc impossible, à partir d’une idée toute simple. Exemple : qui n’a pas rêvé un jour, pour savoir à quoi s’en tenir vis-à-vis des autres, d’entendre ce qu’on dit à son sujet ? Quel étudiant n’aimerait pas être invisible dans la salle de délibérations au moment où le jury tranche sur son cas, quel accusé n’aimerait pas être présent dans la salle avec les jurés qui vont décider de sa culpabilité ? Réalisation : imaginons un type pour qui se sera possible. Il s’appellera Renouvier, sera un employé modeste, à l’image du Dutilleul de Marcel Aymé, et entendra tout ce qui se dit de lui partout dans le monde. Après, ce n’est qu’un point de départ, il faut donner corps à tout ça et inventer une intrigue… Mais résultat, en tout état de cause : la nouvelle « Qui habet aures ». 4° Plus sophistiqué, l’analogie inversée. Je suis ainsi en train de travailler sur une nouvelle un peu compliquée, qui renverse l’idée du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges. Au lieu que le réel se déploie en chemins divergents à chaque seconde, il se réunit peu à peu en accueillant dans le même lit des rivières de réel jusqu’ici séparées. Bon, j’imagine que c’est assez vague dit comme ça, mais j’espère en tirer quelque chose de compréhensible… 5° Etc. 

 

MV. Deux de vos nouvelles m’ont particulièrement impressionné, autant pour l’étrangeté de l’univers où elles nous font pénétrer que pour la qualité de la narration. Je pense à cette femme à la peau d’orange, qu’il s’agit non plus de déshabiller mais bien d’éplucher (« Sanguine »), et à cet évêque au corps dédoublé, mort-vivant à sa manière (« L’épiscopat d’Argentine »). Je peux certes imaginer quelques sources lointaines d’inspiration mais, à l’aune de ce que vous venez de dire, pouvez-vous préciser un peu la genèse de ces deux textes ?

 

BQ. L’idée de « Sanguine » m’est venue dans un train, en voyant une jeune femme occupée à peler soigneusement une clémentine. L’idée m’a traversé l’esprit qu’il serait sans doute agréable de peler autre chose, et la conjonction s’est faite entre la mandarine et son corps. L’intention initiale est donc assez prosaïque et vaguement salace, mais au moment d’écrire la nouvelle, j’ai opté malgré moi pour une tonalité plus grave, plus clairement fantastique, en exploitant la dimension horrifique que comportait cette idée – exploitation qu’imposait naturellement la chute qui m’est venue à l’esprit. Mais l’aspect salace ressurgit tout de même à la fin, dans la « deuxième » chute, celle de l’interlocuteur du narrateur principal… Je voulais aussi qu’il y ait dans cette nouvelle une sorte d’érotisme un peu sadien, un peu surréel, à la manière, autant que faire se pouvait, d’un Mandiargues (j’avais à l’esprit un texte magnifique de 1959, « La marée », dans Mascarets). D’où cette double chute. Je ne sais pas si c’est réussi, mais c’était l’idée. Concernant l’évêque et ses deux corps, je n’ai plus aucune idée de la manière dont le sujet m’est venu. Mais d’une certaine manière, on pourrait le ranger dans la catégorie « analogie inversée » dont je viens de parler : c’est Stevenson (un corps, deux âmes), mais à l’envers (une âme, deux corps) – référence dont j’ai d’ailleurs pris conscience au moment d’écrire l’histoire, et que j’ai incluse dans le dialogue final entre l’évêque et la narratrice. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai planté l’affaire dans un décor argentin : sans doute une volonté plus ou moins consciente de clin d’oeil révérencieux aux maîtres du cru (Borges, Casares et tous les autres). 

 

MV. Je pensais aussi à une espèce d’incarnation bizarre de la théorie de Kantorowicz sur les deux corps du roi... Bref, de cette imagination, dont émane quelque chose d’assez moderne, un certain plaisir à se jouer des formes, une manière aussi de sourire de certains traits contemporains, sourd une esthétique assez rigoureuse, presque désuète par moments. C’est d’ailleurs dans ce contraste que réside aussi ce qui fait le charme de ce recueil. Mais plutôt que de vous demander quels écrivains vous inspirent, j’aimerais savoir quel regard vous portez vous-même sur votre propre style. 

 

BQ. Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour répondre à cette question, mais disons que j’ai porté le plus grand soin à ce problème du style, pour qu’il soit le plus « propre » possible : pas de répétitions, pas de facilités, le bon mot au bon endroit, mais sans afféterie non plus, etc. Je trouve qu’il y a un vrai plaisir esthétique à la lecture d’une belle langue, d’un beau style, simple, clair et classique, comme chez les grands nouvellistes d’hier (les nouvelles d’Aymé, pour revenir à lui, ou les histoires vénitiennes de Régnier, etc.) Le moins qu’on puisse faire, c’est de se décarcasser pour écrire le moins mal possible, quitte à prendre exemple sur de vieux modèles – on n’écrivait pas plus mal hier qu’aujourd’hui, et j’ai même tendance à penser qu’on écrivait souvent mieux. Et si, sans en faire trop, j’ai pu donner le sentiment que le livre n’a pas été écrit au 21e siècle mais à la fin du 19e, je serai très content. 

 

MV. Le style serait donc le véhicule de l’intrigue, son serviteur. Mais ce souci de le rendre « propre », compréhensible eu égard à l’impératif de tenir l’intrigue et de ménager le suspense, ne lui fait-il pas courir le risque de perdre en identité ? Le souci de la « lisibilité », au fond celui de l’efficacité, n’est-il pas un trait distinctif de la littérature contemporaine, dont vous venez en passant de laisser entendre qu’elle ne constituait pas votre modèle premier ?

 

BQ. Ah, je me suis mal fait comprendre, peut-être. Quand je dis du style qu’il doit être « propre », cela ne veut pas dire qu’il doit être « simple », ou oral, ou même « efficace ». Il ne doit pas gêner la lecture, bien sûr, et doit même la rendre aussi agréable que possible, mais il ne doit pas être neutre non plus : il lui faut une personnalité, du caractère, même si c’est avec modestie, discrétion. Pas l’espèce de platitude aseptisée et interchangeable qui a souvent cours de nos jours, et qui fait qu’on pourrait changer le nom sur la couverture sans que personne s’en rend compte. 

 

MV. Malgré tout, lisez-vous vos contemporains ? Et, subsidiairement, comment envisagez-vous le devenir de la littérature ? quel sera son statut, demain ?

 

BQ. Oui, bien sûr, je lis de la littérature contemporaine ; et pas seulement parce que je m’occupe un peu de journalisme littéraire, mais aussi par plaisir. Je ne saurais pas par qui commencer s’il fallait citer des noms, d’autant qu’ils relèvent de registres très différents ; mais, dans le désordre, et en restant dans le domaine français, j’éprouve une grande admiration pour Alain Fleischer, Antoine Volodine ou François Taillandier – pour n’en citer que trois. 

 

MV. Références qui, en effet, ne devraient guère surprendre vos lecteurs…

 

BQ. En effet ! Quant au « devenir de la littérature », pour finir sur votre question, je n’ai pas de talent spécial pour la divination, mais je suppose qu’on peut l’imaginer par extrapolation de ce qu’on voit aujourd’hui : de moins en moins de lecteurs parce que lire n’intéresse pas les gens, une sorte de dilution générale résultant de la multiplication délirante du nombre des livres (cf. la rentrée littéraire) et du tassement de leur qualité (cf. la rentrée littéraire), mais aussi le maintien d’une armée plus ou moins étendue d’amateurs éclairés qui continueront de se passionner pour les beaux livres et les curiosités.

 

MV. Que disent, finalement, vos nouvelles ? Et cherchez-vous seulement à « dire » quelque chose ? Ces histoires débordantes d’excentricité ne sont-elles que cela, ou sont-elles aussi un écho du regard que vous portez sur le monde ? 

 

BQ. A titre principal, elle ne « disent » rien : leur seule ambition est d’être amusantes, ou étranges, en tous cas d’offrir une histoire aussi captivante que possible, qui fera passer un bon moment au lecteur et dont il se souviendra. A titre secondaire, il arrive que j’y glisse des impressions ou des opinions personnelles, en les imputant à tel ou tel personnage, si l’occasion s’y prête – mais je ne me casse jamais la tête à modeler un personnage pour en faire le réceptacle de mes opinions : franchement, elles ne méritent pas tant d’efforts. Enfin, à titre tertiaire, si on peut dire, il est fréquent que les histoires finissent par « dire » quelque chose que je n’avais forcément voulu y mettre, en tous cas que les lecteurs y voient une signification spéciale – avec d’ailleurs, souvent, la conviction que mon intention était de l’y mettre. Il est très instructif d’entendre ce genre d’interprétations, mais cela m’échappe complètement. Libre à chacun, en tout état de cause, de trouver que telle nouvelle « dit » telle chose : le texte appartient à celui qui le lit, et qui « l’écrit » au moins autant que l’auteur princeps.

 

MV. Vous avez finalement un rapport assez ludique à la littérature.

 

BQ. Sans doute. C’est un jeu ; un jeu capital, mais un jeu. Inventer des faux, brouiller les pistes, mélanger le vraisemblable et le loufoque, faire des canulars, puis des canulars au carré, et ainsi de suite. Mais avec autant de sérieux que possible, évidemment, sinon ça perd tout son sens.

 

MV. Un mot sur Enrique Vila-Matas, qui préface votre recueil. À le lire, on se dit que son texte pourrait presque être une de vos nouvelles, comme s’il s’était coulé dans ce qui fonde votre imaginaire. Étrange, farceur, ambigu, comment comprenez-vous cette préface ? que dit-elle de votre travail d’écrivain ? 

 

BQ. Cette préface a été une belle surprise, et un grand honneur. Je suis un fervent admirateur des livres d’Enrique Vila-Matas depuis plusieurs années, et en particulier de Bartleby & cie et Le mal de Montano, que je tiens pour ses deux meilleurs. Dans l’Angoisse de la première phrase, j’avais écrit une nouvelle intitulée « Le guide des poignardés célèbres », où je mettais en scène l’un de ses personnages, Robert Derain, ainsi que Vila-Matas lui-même, en l’y faisant poignarder (précisément) par un personnage imaginaire. Bref. Ce parasitage l’a sans doute fait rire (je sais qu’il a lu le livre), car il a immédiatement accepté la proposition que lui a faite mon éditrice (personnellement, je n’aurais pas osé lui demandé), trois ans plus tard, de préfacer Contes carnivores. Et là, retour à l’envoyeur par rafales : il me prend à mon propre jeu en faisant d’emblée une allusion humoristique à ma nouvelle sur l’angoisse de la première phrase (cf. sa première phrase), puis s’approprie Gould de la même manière que je lui avais emprunté Derain, me dépasse sur ce terrain en lui découvrant un ascendant que je ne connaissais pas, et conclut artistement en émettant l’idée que finalement, le livre tout entier est peut-être de lui – hypothèse dont la simple formulation, vous l’imaginez, m’a rempli de fierté et de confusion. J’avais utilisé un morceau de son monde pour fabriquer le mien, et il réabsorbe le tout en y donnant une dimension inédite. C’est comme une partie de tennis, ou une succession de batailles virtuelles pour se reprendre mutuellement l’Alsace-Lorraine. C’est formidable (même s’il gagne évidemment la partie, mais le plaisir pour moi est de l’avoir eu pour partenaire), et ça reflète un peu l’idée du jeu qu’est à mon sens la littérature, en tous cas une certaine région de celle-ci : un monde souterrain où on se comprend à demi-mot via des techniques de reconnaissance subtiles et tacites fondées sur les références, avec renvois circulaires en pagaille. (Je ne sais pas si cette phrase veut dire quelque chose, mais j’espère que vous comprenez ce que je veux dire).

 

MV. Deux livres, deux recueils de nouvelles. Qu’est-ce qui vous conduit à privilégier ce genre un peu confidentiel ? Au-delà de votre inclination personnelle, doit-on aussi y voir un moyen, plus ou moins conscient, de tenir le roman à distance ? 

 

BQ. Non, pas spécialement ; je ne me suis pas posé la question, en fait. Disons que la nouvelle m’a spontanément semblé être le format le plus adapté : 1° aux histoires que je voulais raconter, individuellement (le fantastique se coule naturellement bien dans la nouvelle – même s’il y a de grands romans fantastiques, c’est vrai, encore que pas tant que ça, quand on fait le compte ; songeons à Borges, Aymé, ceux qui m’ont inspiré : des nouvelles, à chaque fois) ; 2° au(x) livre(s) que je voulais faire, en tant qu’ensemble d’histoires organisé en système (avec des ponts, des allusions, des personnages récurrents, un côté puzzle, des ruptures de ton ou de format, des portes cachées, des passages secrets, etc.) ; 3° au travail stylistique que je me proposais (avec l’idée de polir chaque texte jusqu’à ce qu’il semble acceptable, comme une petite pièce d’horlogerie, ou d’orfèvrerie ; travail qu’on peut accomplir sur une grosse masse de marbre, certes – un roman, donc –, mais dont je trouvais évidemment plus confortable et plus à la mesure de mes moyens de l’accomplir sur un petit volume).

 

MV. Pouvons-nous en conclure que vous travaillez déjà à un troisième recueil ? 

 

BQ. Motus et bouche cousue, comme dit Dupont. Ou Dupond ? « Je dirais même plus… »

6 septembre 2018

Isabelle Flaten - Ainsi sont-ils

 

 

Les fulminations d'une joyeuse asociale

 

« Elle est désolée, mais il lui est impossible de recevoir quiconque. Elle habite une maison individuelle.

 

Première phrase, le ton est donné : « Dès la naissance, à cause du bruit des autres, elle a déploré de ne pas être seule sur terre », confirmé soixante pages plus loin : « À peine expulsé du ventre de sa mère, il a senti que quelque chose clochait [...] : il n'était pas seul au monde, pas le premier non plus. » Il faut dire que nous (« les autres ») ne ménageons pas nos efforts pour attiser - justifier ? - les agacements d'Isabelle Flaten, sachant plus souvent qu'à notre tour nous montrer moutonniers, égoïstes, avides, résignés, velléitaires, rancuniers, sournois, puritains, vaniteux, en somme : imbéciles heureux. Mais si la succession de scénettes, tantôt pittoresques, tantôt graves, qui constituent ce sixième texte d'Isabelle Flaten aux Éditions du Réalgar se plait à enfoncer le clou dans nos petites vertus déchues, nous aurions tort de ne les lire que comme un défoulement gourmand, voire une entreprise cathartique. Ce serait faire fi, non seulement de l'humour, toujours décisif, mais aussi, et c'est plus décisif encore selon moi, d'une toile de fond teintée d'amertume légère, où affleure une sorte de douceur ou de nostalgie empêchée, peut-être même d'élan romantique blessé. Moi-même auteur d'un livre un peu grinçant (Le Pourceau le Diable et la Putain, pour ne pas le nommer) dont certains ont pu penser qu'il était le juste reflet de ma personnalité très vile (allez savoir), je sais trop bien qu'on aime couramment chercher derrière un texte ce que son auteur (fourbe qu'il est) pourrait vouloir y dissimuler. En réalité, sans m'attribuer de vertus par trop angéliques, il s'agissait aussi, comme le fait ici Isabelle Flaten, d'interroger ce qui demeure inéluctablement perfectible chez l'homme, et de l'interroger parce que, si nos imperfections peuvent attrister, elles n'en sont pas moins attendrissantes. À cette aune, Flaten poursuit ici le travail amorcé dans Se taire ou pas, dans lequel elle explorait déjà ces innombrables situations de la vie ordinaire qui rendent le langage problématique. Et bien entendu, c'est ce lien entre nous, qui ne déméritons pas nécessairement mais nous obstinons tout de même à être un peu décevants, qui continue d'être ce à quoi, dans ses petites proses comme dans ses romans, elle vient irriter son encre d'agacements sensibles et de tendres exaspérations.

 

Alors bien sûr, tout est bon pour chatouiller l'humain - mâle de préférence, mais pas toujours. Lequel se révèle tout autant victime qu'acteur de son temps. Car Flaten, pour nous titiller sous l'écorce, adopte un tour généralement plus social que métaphysique. Comment d'ailleurs ne pas lui donner raison de s'amuser avec l'hygiénisme et le puritanisme ambiants, avec nos certitudes politiques, vitrines de tourments parfois autrement intimes, ou encore avec cette manière que nous avons, jeunes, de nous illusionner, ou, moins jeunes, de nous enliser. Bref, elle a raison de rire de nos envies de parader, et je ne suis jamais loin, la lisant, d'y percevoir quelque lointain écho de La Rochefoucauld - quand ce n'est pas de Pascal, elle qui sait bien que « les gens se distraient les uns les autres en attendant leur dernière heure. » Oui, je crois que tout un pan de la littérature d'Isabelle Flaten ressortit à un horizon moral, son intelligence et son bon goût étant de donner un tour espiègle à cette manière aphoristique de piquer nos petits orgueils, et finalement de conférer à son pessimisme une drôlerie d'autant plus agissante qu'elle finit par nous jaunir les zygomatiques. Flaten échappe enfin, et avec grand naturel, au sombre écueil qui guette tout authentique misanthrope, n'oubliant jamais qu'elle-même est faite à l'image des autres, tel ce personnage qui finit par admettre qu'« en général il est déçu, la plupart des gens sont comme lui. »

 

Bien des livres d'Isabelle Flaten peuvent être lus comme une espèce d'autopsie de l'échec, celui d'une humanité jamais aussi libre qu'elle le pourrait. Mais alors c'est une autopsie presque joyeuse, à tout le moins roborative. Certes, nous en prenons tous un peu pour notre grade, mais il n'est pas interdit d'aimer cela.

 

Isabelle Flaten, Ainsi sont-ils - Éditions du Réalgar

27 août 2018

Lionel-Édouard Martin - Cor

 

 

Variations autour du même LEM

 

Il en va toujours ainsi, avec Lionel-Édouard Martin : livres après livres, on continue de se surprendre à le lire comme si c'était la première fois. Mais qu'est-ce donc qui change, d'un roman l'autre ? Fondamentalement, rien. Arrimé à une composition ingénieuse, le lexique reste toujours aussi enchanteur, argotique et savant, d'une justesse presque maniaque, ancré dans des âges plus ou moins (plutôt plus que moins) révolus mais déployant une jolie propension au volage et au facétieux - entendez une belle liberté. C'est le lexique d'une langue au tempérament poétique enserrée dans une syntaxe soucieuse des accents et des accidents de l'oralité, où la phrase longue fait résonance au balbutiement du parler humain ; à cette aune, on aurait presque envie d'y entendre des manières à la Christian Gailly, quoique chez LEM la phrase soit toujours plus luxuriante, plus riche - comme on le dirait d'un mets. Il n'est pas interdit non plus d'invoquer Maupassant : si le Haut-Poitou martinien remplace la Normandie maupassantienne, on retrouve surtout chez Martin le même refus du naturalisme, le même souci de sublimer un réalisme toujours plus ou moins illusoire et, pour lui préférer l'éclairage des seuls actes humains, la même défiance envers l'explication psychologique. Quant aux prétextes dont il nourrit ses histoires, là non plus, guère de surprises à attendre : quelques caractères esseulés au sein d'un peuple de braves gens habités par leurs habitudes, de complexion plutôt taciturne, la sentimentalité muselée à de vieilles pudeurs ; et d'extractions volontiers rurales, même si LEM ne déteste jamais quelques intrusions dans le petit peuple des villes ou chez les titis parisiens - on songera, parmi quelques autres, au très beau Mousseline et ses doubles.

 

Non, décidément, l'univers de Lionel-Édouard Martin n'évolue que par variations infimes, légers glissements de la focale, dans un jeu conscient de ressassements profonds. Pourtant ce qui nous trouble, alors que lui-même parfois se dit si réticent à poursuivre dans la veine romanesque, c'est ce talent qu'il a, que l'on pourrait croire inné tant on se coule d'évidence dans cette écriture joueuse, onduleuse et bosselée, de nous entraîner dans des vies. Oh, des vies de pas grand-chose, à l'image de celles de Cor et de Clarinette (ils tiennent leurs surnoms de leur appartenance à l'Harmonie municipale), lui entouré de ses cochons (on est, dans sa famille, « marchand de porcs de père en fils »), elle mariée à un type du genre teigneux, et jaloux par-dessus le marché, qui ne tardera pas à mériter son surnom de « Toréador ». 

 

La musique étant affaire de sens, c'est bien une sensualité d'un type nouveau, pour Cor en tout cas, qu'elle fera naître chez ces deux-là, et c'est à cette histoire d'amour - puisque c'en est une - que Lionel-Édouard Martin va donner un tour passionnel, jusqu'à lui conférer quelques élans érotiques plutôt rares dans son œuvre ; mais ne nous emballons pas : rien de fougueux en ce monde où l'amour - le mot et la chose - a tout de l'insolite : on approche moins l'autre qu'on ne l'apprivoise, par petites touches et infimes pudeurs, avec comme qui dirait des gestes de vieux paysan. C'est un monde où la propriété est inaliénable et chaque territoire marqué : ça ne se fait pas de convoiter le bien de l'autre. Mais voilà,

 

     Cor n'a rien fait pour.
     Clarinette non plus n'est pas responsable.

     Ça devait venir, c'est venu.

 

Car l'amour est un destin. Cor aurait bien pu s'accommoder de vivre sans, comme tant d'autres, mais une fois que le sentiment a pris racine et s'est rendu maître de ses terres, peut-on seulement vivre sans lui ? Cor s'en tient donc d'abord à ce que la décence ordonne - il zieute, mate, rêvasse, fantasme -, mais c'est toujours dans la pure innocence que viennent se loger les malices de l'amour.

 

     Il faut les deux mains, facile, de Clarinette pour faire une main de Cor, d'ailleurs un soir il le lui dit Vos deux mains font à peine une des miennes, Voyons qu'on mesure, elle dit, pose ses mains côte à côte dans la paume de Cor, Non, ça déborde un peu, même en rentrant les pouces, Arrêtez, ça chatouille et ça doit l'amuser de lui chatouiller la paume en remuant les pouces, elle rit, Cor pose son autre main sur les deux mains de Clarinette, Greli-grelo, combien j'ai de mains dans mon sabot ?

 

Et si cor entre bien sûr en écho avec porc, si les deux, l'instrument comme l'animal, pâtissent d'une réputation comparable de rusticité, l'un paraissant aussi rudimentaire et vieillot que l'autre est sommaire et antique, l'instrument devient ici ce qui allège l'existence, l'ennoblit, teintant l'âme de Cor d'une délicatesse à laquelle peu de choses le destinaient.


Ils ont même leur chanson, leur hymne à l'amour, qui pour tromper la surveillance du légitime peut se faire messager :

 

     Quand elle se campe, désormais, dans la cour, au beau milieu de la cour de la Chasseigne et qu'elle joue - quand donc elle joue cette mélodie Deux petits chaussons de satin blanc, ça veut dire qu'elle est seule ; que son homme est allé faire à vélomoteur des courses, qu'il n'est pas prêt de revenir ; qu'elle est seule assez longtemps pour.
    Le vent, d'où qu'il vienne - puisqu'à vol d'oiseau les deux fermes sont peu distantes -, porte l'air jusqu'au Martreuil. Quand il pleut, qu'il est libre - il tâche de l'être toujours -, il lui répond, jouant au cor la même mélodie, même tonalité, cherchant l'unisson quelque part dans le ciel. Ça ne dure guère, bien vite il enfourche sa mobylette.

 

Notons au passage qu'au fil de ses textes Lionel-Édouard Martin rechigne de moins en moins à nommer les lieux réels, et que leur périmètre n'en finit pas de se resserrer. On est ici à Lussac, à la Chasseigne, au Martreuil ou à la Trimouille, en ces lieux-dits mais presque anonymes en lisière de « Montmo », la sous-préfecture, dont l'apocope obstinée pourrait être comme le signe d'un ultime hommage au romanesque, une ultime résistance avant que roman et récit ne finissent par se recouvrir l'un, l'autre.

 

Mais l'amour ne vaut et ne se mesure que dans la durée - donc dans l'épreuve, que ni Clarinette, ni Cor ne cherchent à surmonter. Ils font mieux : ils acceptent leur sort. Ils ont joué, ils payent. Ils ont couru le risque, ils assument. Mais s'ils se résignent au silence, s'ils consentent à l'esseulement, peut-être finalement est-ce cela qui rend leur amour inoxydable. Et cette sombreur alors qui envahit le récit achève de donner à leur amour une aura et une souveraineté miraculeuses. L'amour est devenu ce pour quoi la vie vaut d'être vécue - et tant pis si elle s'y oppose. Rien n'est plus faux pour ces deux-là que l'adage selon lequel le cœur ne saurait résister à l'éloignement du regard, et cet absolu viscéral nous laisse de Cor une impression de conte, qu'étaye la sécheresse d'une chute dont le pouvoir n'est pas moins tranchant que son lyrisme est déchirant.

Lionel-Édouard Martin, Cor
Sur le site des éditions Publie.net
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12 juillet 2018

Jacques Josse - Débarqué

 

 

L'amer sur terre

 

Je n'ai certes pas lu la totalité de l'oeuvre de Jacques Josse, riche de quarante volumes, mais je crois pouvoir dire que ce dernier récit, paru à La Contre-Allée, figure déjà parmi mes préférés - même en tenant compte d'une certaine subjectivité, liée peut-être à l'intention sensible que poursuit ce texte, hommage et tombeau au père disparu. Il est intéressant d'ailleurs de noter que ce récit arrive dix années après que ce père aura fini « par atteindre ces terres secrètes, ces îles sous le vent vers lesquelles il faisait route depuis de longues années » : Josse a besoin du temps long, sait qu'il faut se défier des coups de sang autant que des coups de coeur ; il connait le temps d'incubation nécessaire aux affects avant que ceux-ci ne trouvent leur plénitude et leur justesse. Et ce texte vient prouver, s'il était besoin, que la puissante vérité d'une émotion ne se laisse appréhender qu'en tenant l'émotivité à distance, qu'après avoir ménagé une longue plage de silence entre la dureté funeste du réel et l'expression de son épreuve. C'est sans doute pour cela que ce récit sur un père qui rêva toute sa vie durant de ce qui, en raison d'un mal contracté dans sa jeunesse, lui était interdit - la mer - nous touche par sa pudeur et sa pureté. Et cette manière de dérouler le « ruban secret » qui les unissait tous deux, lien qui « [devaitbeaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences », nous renvoie à des saisons qui n'ont plus cours, sauf peut-être au plus profond de nos campagnes, là où le Progrès hésite encore - un peu - à sabrer le champagne, où la parole est toujours un danger, où la gnole demeure irremplaçable pour éponger les fatigues et où les mioches retiennent leur souffle au moment de tuer le cochon.

 

Pas un livre de Josse qui ne baigne dans ces mondes résiduels que, tel son père, leurs ultimes témoins finissent par quitter. On a toujours un peu l'impression, le lisant, qu'il s'acharne à régler ses dettes envers le seul passé qu'il ait eu à connaître, celui d'une humanité prise entre les derniers soubresauts de la paysannerie et les premiers feux du moderne labeur usinier. Ce pour quoi la seule nostalgie qu'il semble éprouver n'est jamais qu'intime, fraternelle, filiale. Une nostalgie qui célèbre moins une époque qu'elle ne la dit, Josse, finalement, cherchant peut-être moins à transmettre qu'à conserver - et c'est en effet l'un des rôles qui s'offre à tout écrivain d'aujourd'hui, quand le monde global tourne à une vitesse telle qu'elle rend inactuelle jusqu'à l'actualité même.

 

À travers la figure de son père, Jacques Josse nous dit la beauté tragique de ces individus empêchés, impuissants à faire le deuil de ce pour quoi ils se sentaient vivre ; ici, celle d'avoir rêvé le secret de la haute mer, d'avoir espéré la camaraderie des gars de la marine et le repos mérité des soirs de pêche, et de se voir maintenu à quai ad vitam, la main en bordure de visière et les sens affûtés, le soir au bistrot, dès qu'il revient aux compagnons d'errance quelques histoires du lointain - et tant pis si on les devine pas trop réalistes, pourvu qu'elle fournissent leurs quotas d'enivrements et de rêves. Débarqué est un petit livre sensible et serein, jossien pourrait-on oser, c'est-à-dire économe de ses effets, de ses sensations, témoignant une attente constante à la justesse des situations, où la mort est certes toujours là, qui rôde autour des familles, où les gueules cassées de l'ancienne France se tiennent toujours prêtes à virer de bord, mais où pointe toujours une petite lumière assez vive, celle d'une certaine joie et d'une certaine espérance - témoin, l'ultime scène de ce récit, quand le père peut enfin rejoindre le coeur des océans.

 

Jacques Josse, Débarqué - Sur le site des Éditions de la Contre-Allée
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15 juin 2018

Juan Manuel de Prada - Le Septième voile

 

 

Un coin du voile 

 

Nous autres, qui lisons peut-être un peu plus de livres que la moyenne des Français, faisons d’authentiques efforts pour n’avoir affaire qu’à de non moins authentiques chefs-d’œuvre. Moyennant quoi, il nous arrive de faire d’enthousiasmantes découvertes, de tomber sur des perles, des petits bijoux, quelque objet définitif et très précieux qui console du reste. Un chef-d’œuvre, c’est autre chose. J’entends bien que cette qualification est sujette à caution, le triomphe du spectacle vivant (sic) incitant parfois à qualifier ainsi des livres qui seront seulement remarquables, voire magistraux, donc à propos desquels les controverses demeurent possible. Le chef-d’œuvre, lui, ne saurait souffrir aucune chicane : nous sommes face à une pièce dans le jugement ou l’appréciation de laquelle n’entre aucune subjectivité, une édification à ce point historique et monumentale que l’inconstance congénitale aux jugements humains ne laisse guère de place à la moindre discorde. Nous savons que nous sommes devant un chef-d’œuvre comme nous savons que le soleil chauffe et qu’une roue tourne : c’est l’exact jugement qu’inspire la lecture du dernier roman de Juan Manuel de Prada, Le septième voile

 

Il ne sera pas question ici de l’histoire, d’une richesse et d’une complexité qu’il serait coupable de vouloir résumer. Tenons-nous en, donc, aux quelques indices distillés en quatrième de couverture : alors que sa mère vient de mourir, l’homme qui l’a élevé apprend à Julio Ballesteros qu’il n’est pas son vrai père. S’ensuivra une quête exaltée à travers l’histoire et les continents, qui nous conduira sur les pas de Jules Tillon, héros de la Résistance connu sous le nom de Houdini en raison de ses talents d’évasion, et devenu amnésique à la fin de la guerre des suites d’une blessure. Roman d’une double quête, donc : celle du fils cherchant le père, celle du père se cherchant lui-même. 

 

Juan Manuel de Prada réussit là ce dont rêvent sans doute, peu ou prou, tous les écrivains : la fresque parfaite des passions universelles. Le livre qui parvient à embrasser la totalité des raisons, des actes et des affects. Celui dont il était logique, inscrit, consubstantiel au propos, qu’il intègre et résume ce qu’il y a de plus retranché et de plus extrême en l’homme, toutes les questions que nous nous posons, quels que soient notre temps ou notre génération : notre attitude devant la vie et devant la mort, devant la paix aussi, l’impossible absolu à l’aune duquel nous sommes voués à nous juger – et peut-être à être jugés –, les irréversibles passions que nous fomentons à l’égard de nos parentèles et de nos familles, tout ce à quoi nous devons faire face et que nous savons, ou ne savons pas, affronter. Dit comme cela, on pourrait certes penser qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’un coup de force. Or, non. Comme dans La vie invisible, son précédent et sublime roman qui, déjà, se colletait avec les méandres de la culpabilité, l’histoire, chez Juan Manuel de Prada, vient de l’Histoire. Chaque phrase en est taraudée. Chaque idée s’y nourrit. Chaque affect y puise. Cela tient à la minutie de Prada, à son souci de la justesse, mais aussi à son style, qui ne se contente pas d’être d’une très grande élégance mais qui à lui seul suffirait à charrier l’émotion et la gravité, portant tout à la fois le regard vers le fuyant horizon et l’attention vers l’intouchable psyché. D’où l’épaisseur des personnages, leur beauté à la fois puissante et fragile, cette humanité qui, à force d’incessants mouvements internes, ceux de la conscience, ceux des désirs, s’approche toujours plus près des gouffres. Charge aux lecteurs alors de prendre partie, car Prada ne le fera pas pour nous. 

 

Ils sont beaux, ces personnages avides de vie, ils sont beaux quand ils aiment et qu’ils désaiment, quand ils se sacrifient et qu’ils tuent, quand ils s’accrochent et qu’ils abdiquent, quand ils tiennent leur rang et qu’ils trahissent. Ils ne sont des personnages de roman que parce que les personnages de roman naissent de nous-mêmes. De quoi sommes-nous, de quoi serions-nous capables ? Quid de notre aptitude à la souffrance de vivre une vie finie ? Quid de notre aptitude à la conscience ? À l’histoire ? À l’autre ? Il y a chez Prada un va-et-vient constant entre un prométhéisme qui nous sauve de l’idée que nous nous faisons de nous mêmes, et une sorte de défaitisme qui pourrait apparaître comme l’autre nom d’une sagesse ou d’une raison ancestrale ; quelque chose d’un mysticisme originel, constamment mis à l’épreuve de la culpabilité, mû par la promesse intenable de la rédemption et du salut. Quelque chose d’un spleen euphorisant, donc, si le rapprochement n’était par trop saugrenu, une douleur qui remonterait des siècles et qui se résoudrait dans une certaine frénésie à la saisir, à en distinguer l’origine, à en maîtriser la destination.

 

Il faudrait être beaucoup plus précis et complet pour parler de Juan Manuel de Prada, de ce livre-ci comme de la totalité de son œuvre. On ne le peut. Mais on peut au moins regretter qu’il ne soit pas davantage lu en France, lui, si jeune encore, dont on sait déjà que l’histoire dira qu’il aura porté très haut le flambeau d’une littérature de dimension mondiale, une littérature poignante et raisonnée où chacun aura parfait sa connaissance du monde, et de soi.

 

Le Septième voile, Juan Manuel de Prada - Éditions du Seuil
Traduit de l'espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16 – mai 2009

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