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Marc Villemain
17 août 2017

Andrew O'Hagan - Vie et opinions de Maf le chien & de son amie Marylin Monroe

 

 

La belle et les bêtes

J’avais laissé Andrew O’Hagan à Dalgarnock, en Écosse, aux côtés d’un homme d’église en délicatesse avec le monde (cf. Sois près de moi), voilà que je le retrouve auprès de Marilyn Monroe : écart périlleux s’il en est – quoique Marilyn avait une âme « de grande beauté », ainsi que l’écrit Antonio Tabucchi (Fragments, Marilyn Monroe - Le Seuil). Moyennant quoi, j’enviais secrètement l’audace d’un écrivain capable de deux récits d’apparences aussi antinomiques, sottement persuadé toutefois qu’on ne peut convoquer tour à tour et sans casse les nobles tribulations du sentiment religieux et les mânes sensuelles des folles années d’optimisme yankee. J’avais eu tort.

 

Et négligé au passage que l’écrivain n’a pas tant besoin d’une intrigue que d’une pâte où continuer à modeler son monde. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de vérifier combien ces deux livres, si dissemblables, obéissent à une égale volonté de jouer avec les codes et les mœurs, de disséquer ces petits mécanismes impensés de la sociabilité ordinaire, que nous aimons considérer comme l’expression d’une certaine vertu sociale civilisée. Là où Sois près de moi jetait une lumière désabusée sur les travers identifiés du grégarisme, de l’esprit de communauté, du préjugé social et sexuel, Vies et opinion de Maf le chien et de son amie Marilyn Monroe s’amuse à décortiquer la facticité de l’individu social dans l’optimisme américain des années Kennedy, époque où « tous avaient le sentiment que leur rire était l’expression d’un progressisme confiant. » Les canons de la cool attitude avaient alors pour noms alors Sammy Davis Jr. ou Frank Sinatra. Or « c’est une malédiction merveilleusement comique, ce désir d’être décontracté, essentiellement parce que les gens qui en souffrent sont en général ceux dont l’anxiété diffuse rend toute décontraction impossible », est-il écrit à propos de Sinatra (dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne sort pas grandi de ce petit bijou littéraire). Lequel n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette histoire de chien : c’est lui qui offrit ce bichon blanc, élevé par la mère de Natalie Wood, puis par Vanessa Bell (sœur de Virginia Woolf), à Marilyn Monroe, afin de la consoler de sa rupture avec Arthur Miller ; et c’est elle, Marilyn, qui, mi-figue mi-raisin, le baptisa « Maf », dans une allusion amusée aux liens supposés du crooner avec la Mafia.

 

On pourra lire Vie et opinions de Maf le chien de deux manières au moins. D’abord comme la représentation d’une époque. Celle de cette Amérique dont on ne voit pas en effet quelles raisons elle pourrait avoir de ne pas croire en elle, quand bien même « les appels historiques à la liberté et à l’égalité finissent toujours par conduire à un hôtel bourgeois. » Ce que Maf juge avec beaucoup de justesse et d’ironie – car Maf est un chien qui, non content d’être socialiste, se révèle supérieurement intelligent et lettré : « Il n’a jamais été facile pour nous autres trotskystes de l’admettre, mais c’est l’Amérique, cette chère Amérique dorée et enfantine, qui a allié le récit de l’ambition personnelle au mythe de la conscience collective pour créer un hymne, oh oui, à l’avenir, à l’intelligence et aux verts pâturages. »

 

La deuxième manière consiste bien sûr en un portrait, vibrant, attachant, sensible et empathique, de Marilyn Monroe. C’est l’avantage qu’a l’écrivain sur le journaliste ou le biographe : la nouveauté ne l’intéresse pas, il laisse aux autres le goût du scoop ; il ne lorgne pas là où ça se trémousse, mais du côté de ce qui tressaille. De l’humus où se réalise, non un personnage, mais une personnalité. « Ses cheveux étaient pâles et sa peau magnifiquement claire ; on aurait dit que le monde l’avait décolorée à force d’attention » : voilà bien une phrase d’écrivain, qui dit dans un même mouvement ce qui saute aux yeux du monde et échappe à qui voudrait, sciemment ou pas, se satisfaire du tangible immédiat. Bref il y a de l’amour, beaucoup d’amour, tout du long, dans cette manière très sensible d’évoquer Marilyn, et sans qu’on puisse jamais imputer à Andrew O’Hagan le moindre cliché. Il a même réussi, me semble-t-il, à ne pas déloger la fragilité là où l’icône paraît triompher, et à ne pas estomper la force caractéristique de son être dans ses moments les plus fragiles ou les plus intimes.

 

Et puis il y aura une troisième manière d’envisager le texte : comme une introspection de la société des hommes – où l’on en revient, peu ou prou, à Sois près de moi. Le choix du narrateur canin n’est évidemment pas indifférent : par sa taille, le bichon regarde le monde à peu près à hauteur de jambe humaine ; ce qui pourrait bien constituer une certaine façon de le regarder de haut. Manière aussi pour l’animal de conforter son assise tout en laissant aux hommes le sentiment de leur supériorité : « Nous laissons toujours l’histoire des humains occuper le centre de la scène : c’est ce qui fait du chien l’ami idéal. » L’anthropocentrisme est ici une déclinaison, une expression parmi d’autres des bornes de la pensée. Certes, O’Hagan semble en passer par une sorte d’animisme, le monde tout entier, et pas seulement les chiens, étant doué de parole – on croisera ainsi, à parts égales, Plutarque, Freud, Hemingway, Sartre, Carson Mc Cullers ou Elia Kazan, mais aussi une mouche (très stoïque lors de son agonie dans le potage de Marilyn), des fourmis, des oiseaux, un rat, une araignée ou des papillons. Mais ce qui est intelligent, c’est qu’il ne s’agit pas tant de faire parler le règne animal et de le doter d’un jugement sur l’humanité, que de suggérer des contrastes qui rapprochent, de souligner ce qui distingue pour mieux en établir la fragilité. Ce pourquoi sans doute les chiens n’aiment les enfants que « pour la pureté de leur narcissisme », ou que « les gens font comme ça avec leurs animaux, ils les étreignent, ils les serrent, mais en réalité c’est eux-mêmes qu’ils étreignent. » 

 

Un mot enfin du jugement que les animaux se portent entre eux, et qui mécaniquement renvoie aux humains. Ainsi, nous dit Maf le chien, « les chats adorent le burlesque. Ils ne se souviennent pas des choses elles-mêmes mais de leur manière. En ce sens, ils sont très modernes. » Quelle meilleure manière d’empoigner cette modernité dont il nous plait tant de penser qu’elle est inventive, pénétrante, visionnaire ? et, ce faisant, de dresser de l’homme en société le portrait d’un spécimen qui n’est, au fond, pas moins étrange aujourd’hui qu’hier, pas moins intéressant, en tant qu’objet d’étude, que le plus modeste animal dans son propre milieu ? Moyennant quoi, ce livre, dans son érudition un peu folle et son absolue distanciation, et qui n’est pas sans filiation avec Le colloque de chiens de Cervantès, est aussi un des plus drôles et pittoresques que j’aie lus depuis longtemps. En plus de rendre à Marilyn Monroe un hommage des plus brillants et des plus touchants.

 

Andrew O'Hagan, Vie et opinions de Maf le chien et de son amie Marylin Monroe
Traduit de l’anglais par Cécile Déniard

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, janvier/février 2011

16 août 2017

Andrew O'Hagan - Sois près de moi

 

 

Scottish kiss

 

Il n’aura sans doute pas manqué grand-chose à Sois près de moi pour figurer au nombre de ces grands romans qui embrassent et traversent le temps. Manière peut-être un peu abrupte d’entamer la critique de ce livre à la sensibilité très contagieuse, écrit dans une langue très pure, hanté par un esprit mélancolique au dessein très délicat.

 

Le personnage central, David Anderton, a étudié à Oxford, où il aura eu une jeunesse à la fois studieuse et cabotine, sérieuse et fantaisiste, de cette fantaisie propre peut-être aux années 60, quand les étudiants avaient le sentiment concret, quotidien, que le monde pouvait changer. Grand lecteur de Proust, le jeune Anderton participe alors aux péripéties et autres rocamboles d’étudiants lettrés, dandys, amateurs de bons vins, révolutionnaires et distingués. C’est à ce moment aussi qu’il éprouve une attirance pour les hommes – plus complexe, moins déterministe, que ce que laisse entendre le seul vocable d’homosexualité.

 

David Anderton a 57 ans désormais. Il est prêtre, en charge d’une petite paroisse du Ayrshire, à Dalgarnock, en Écosse. Laborieuse, miséreuse, « la majeure partie de la ville semble affectée aux logements sociaux noir et blanc pourvus de fenêtres de la taille d’une bible. » C’est une ville qui se méfie des Anglais – ou de ceux qui viennent d’Angleterre, ce qui revient au même. L’église est à peu près aussi désaffectée que la ville, et sa fréquentation tient au moins autant à une bigoterie hors d’âge qu’à un souci bien compris des convenances. Le Père David Anderton ne s’en alarme pas particulièrement, désireux seulement de regagner peu à peu la confiance des âmes endormies. Comme prêtre et comme homme, il y a quelque chose en lui de l’acceptation désolée, mais dénuée orgueil, d’une certaine manière de solitude.

 

Aussi n’a-t-il dans ce gros bourg que bien peu d’amis. Mrs Poole, tout de même, sorte d’intendante de l’église et de servante personnelle, avec laquelle il noue une relation de très grande complicité, joueuse mais infiniment respectueuse, et qui donne lieu à des dialogues en tous points savoureux, parfois inattendus. Et puis, surtout, il y a Mark et Lisa. Deux adolescents plus paumés que méchants, plus désœuvrés qu’indifférents, aux aspirations déjà presque mortes, naviguant à vue sur le fil rouge de la délinquance, sensibles aux éclats un peu vains d’une modernité d’apparat, deux gamins libres d’une sorte de liberté qui émeut le prêtre et le renvoie à cette part de lui-même qui lui est désormais close et interdite. C’est ici que les choses se gâtent pour le Père, de même que c’est, à mon sens, le point faible du livre. Les choses se gâtent, en effet, parce que Mark et Lisa vont peu à peu, et d’une manière dont on ne saurait dire si elle est absolument inconsciente ou gentiment perverse, entraîner David Anderton loin, bien loin de son ministère et de ses serments. Jusqu’à ce soir fatidique, donc, où il commettra avec Mark l’irréparable – l’irréparable, à Dalgernock, se résumant à un baiser. Il faut noter d’ailleurs que, à compter de cet épisode, le livre connaît un véritable sursaut, tant dans son intensité dramatique que parce que l’incident, et ses conséquences, vont conduire l’auteur à investir avec davantage d’acuité la personnalité profonde du Père Anderton. Mais où le livre pèche, selon moi, c’est par le défaut de vraisemblance. Défaut qui n’affecte pas l’histoire en elle-même – il n’est pas interdit à l’homme d’Eglise, qui ne se donne qu’à Dieu et ne se promet qu’à Lui, d’éprouver telle ou telle tentation –, mais qui tient au fait que, hormis dans les dernières dizaines de pages du roman, je n’ai que rarement eu l’impression, en suivant pas à pas l’existence de David Anderton, d’avoir affaire à un prêtre. Ce ne sera pas un problème pour le lecteur qui voudrait seulement appréhender la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans. Mais on est en droit de penser que la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans qui s’est fait prêtre doivent bien avoir quelques particularités saillantes. Or les choses vont trop vite. Le Père Anderton ne peut, aussi rapidement, sur quelques pages, changer à ce point d’existence, découvrir le plaisir des fugues nocturnes et des bouges désaffectés, les joies paradoxales de l’alcool et de la drogue, puis, in fine, de la chair, fût-elle bien prude. Même si tout cela fait plus ou moins écho à sa jeunesse. Ou alors, il faut que l’on comprenne pourquoi, et comment. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un prêtre que le personnage doit être désincarné. En résumé, ce qu’il y a d’expressément religieux en David Anderton est trop peu présent dans le livre, en tout cas trop peu longtemps, pour qu’on y attache quelque importance ; c’est gênant, car, précisément, Andrew O’Hagan a voulu que cet homme soit prêtre. Bernanos, Bataille, auraient placé l’essence religieuse du personnage au coeur de leur texte, quand O’Hagan en fait plutôt une disposition périphérique, plus propice, il est vrai, à un examen d’ordre sociologique. Cela dit, nous étions prévenus dès les premières pages du livre, puisque, page 14, il est question déjà des « petits réconforts que procurent dans mon domaine la routine professionnelle. » C’est la vocation du prêtre qui, ici, me semble insuffisamment étayée, une vocation que l’on sait d’emblée fragile (pourquoi pas ?) mais qui, alors, nous conduit à penser que le choix de l’auteur de faire d’Anderton un prêtre obéit à des considérations plus romanesques que sensibles. « Il n’est pas toujours facile de faire la différence entre la passion religieuse et l’exaltation du chagrin » : phrase remarquable, riche de promesses, dont on regrettera seulement qu’elle ne hante pas davantage le roman.

 

Cela étant, je serais bien marri de décourager quiconque de lire Sois près de moi. La réserve que je viens de formuler doit en effet s’éclipser devant la délicatesse du propos, la beauté classique, pudique et légèrement désuète de l’écriture, et devant une intelligence du monde qui permet à son auteur de saisir ensemble maints questionnements fondamentaux. Peu de grands sujets contemporains échappent à l’intérêt d’Andrew O’Hagan : l’éthique, la modernité, la filiation, l’individu, la justice, la question sociale, qu’il traite tous avec un doigté et une élégance en tous points exemplaires. Difficile, à cette aune, de ne pas songer aux polémiques, souvent démagogiques et pauvres en esprit, qui agitent nos sociétés médiatiques et justicières au moindre fait divers à connotation sexuelle – « la foule avait désormais son croquemitaine et sa place aux infos. » Andrew O’Hagan ne cultive aucun goût pour la condamnation, pénétré de cette forme de compréhension de l’humain que permet sans doute un certaine acception de la miséricorde. Aussi, moins coupable d’un acte que contrit dans sa culpabilité à être, le Père Anderton, au plus haut de son procès, a cette réflexion aussi belle qu’inaudible à notre temps : « Je voulais simplement répondre de mes péchés, de l’épuisement de ma sagesse, dire quelque chose de vrai et puis partir. » La société en décidera autrement. L’homme, décidément, est bien seul.

 

Andrew O'Hagan, Sois près de moi - Éditions Christian Bourgois 
Traduit de l'anglais par Robert Davreu
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°16, mai 2009

7 août 2017

Alice Munro - Fugitives

 

 

Femmes sous influence

 

Voici un livre pour les hommes – souvent imbus de leur certitude de connaître « les femmes ». Ceux-là, on le sait, ont une fâcheuse tendance à trouver les femmes compliquées, imprévisibles, excessives, exacerbées. Il s’agit certes d’une impression générique, pas toujours très étayée, mais dont on ne peut nier qu’elle semble constitutive de la relation entre les deux sexes. Ce pour quoi Fugitives est un livre pour eux, donc, ce n’est pas seulement parce qu’il est écrit par une femme qui relate le destin de huit femmes, mais parce qu’Alice Munro ne cède jamais à la tentation, que l’on imagine grande, de trancher dans aucune catégorie morale. Elle ne juge ni ne condamne, pas plus qu’elle ne prend la défense de la femme contre l’homme. Son propos est ailleurs, même  si l’on sent bien une inévitable implication. Munro constate, donc, et relate le destin de huit femmes tentées par la fuite, happées par un ailleurs, possible ou simplement imaginé, quelque chose en tout cas hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, et le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, s’interrogent, se jugent, tergiversent, culpabilisent, puis d’un coup elles partent, de leur foyer, de leur vie, de leurs peurs ; et pourtant, finissent souvent par revenir vers un point d’ancrage dont elles se demandent si, finalement, il ne serait pas ce qui leur correspond le mieux. Comme si la liberté ne résidait pas dans un lointain fantasmé, mais sommeillait en soi.

 

Les femmes que l’on rencontrera ici ne sont pas des dames de fer. Ce sont des femmes non pas banales, mais dont la vie a pu devenir banale. Atteintes par un sentiment d’usure et de lassitude – de la vie, d’elles-mêmes : un mari, des enfants, du travail, parfois des amours de jeunesse, quelques ambitions réévaluées, une longue et sourde résignation. Toutes souffrent de quelque chose d’inabouti, de contrarié, et toutes, à un certain moment, se convainquent que leur vie est aussi ce qu’elle est par leur faute de n’avoir su saisir quelque occasion. Et puis, donc, cette incessante tentation de la fuite, cette petite voix qui lancine et trouve dans chaque instant une nouvelle occasion de laisser croire qu’une autre vie est possible. Ainsi apprend-on de Carla qu’« il lui suffisait de lever les yeux, il lui suffisait de regarder dans une certaine direction, pour savoir où elle pourrait aller » : Carla n’est pas malheureuse, non, en tout cas, jusqu’ici, elle a toujours plus ou moins réussi à transcender l’ennui, à se satisfaire de sa vie, voire à y trouver quelque motif suffisamment poétique. Mais cet effort use, et jour après jour grignote sur le temps qui, lui, fuit pour de bon.

 

On pourrait dire de Fugitives qu’il est un livre sur le deuil des espérances. Non que ces femmes seraient les victimes de quelque destin préconçu, non qu’elles seraient trop faibles, ou trop lâches (c’est même tout le contraire) pour enfin se lancer dans l’existence, mais que, à force d’être mues par le sens du sacrifice, par le sens de l’autre, elles ont peu à peu abandonné leur prétention à vivre leur vie. Juliet a perdu son mari dans un accident de bateau ; elle le soupçonnait de la tromper et, ces derniers temps, « l’atmosphère était chargée. » De manière certainement indicible, la disparition de cet homme, conjuguée à la longue et mystérieuse absence de sa fille, ouvrit un espace inattendu de liberté nouvelle. « Mais elle n’en continuait pas moins de s’en référer constamment à lui, comme s’il était encore la personne pour laquelle son existence à elle comptait plus que pour quiconque. Comme s’il était encore la personne aux yeux de laquelle elle espérait briller. [C’était une telle habitude chez elle, un tel automatisme, que le fait de sa mort ne semblait pas interférer. »

 

Lorsqu’elles entrouvrent finalement les portes pour contempler l’éclat d’un autre horizon, alors revient peser sur les épaules de ces femmes le poids du doute et de la faute. Certaines ne sautent jamais le pas, d’autres pourront regretter de l’avoir franchi. Il faut dire que « les choix bizarres étaient tout simplement plus faciles pour les hommes dont la plupart trouveraient des femmes heureuses de les épouser. Tel n’était pas le cas en sens inverse. » Il y a chez l’homme quelque chose d’assuré, d’impérieux, de lointainement autoritaire, que ces femmes ne peuvent regarder sans crainte ni envie. C’est ce qui est très réussi dans ce recueil : cette peinture de la femme comme énergie bridée, comme dimension inassouvie d’une affection tenaillée, comme instrument d’un piège qui n’est pas seulement social. Elles ne sont pas victimes, au sens traditionnel du mot, mais peuvent l’être dans une acception plus ontologique. Par petites touches, avec un sens consommé et très personnel du récit, Alice Munro nous fait donc entrer dans quelque chose que l’on pourrait apparenter à ce que naguère nous désignions par l’éternel féminin, mais un éternel ici et enfin épuré de son pourtour machinal de glamour et de sensiblerie. À défaut d'y trouver de quoi apaiser leurs fantasmes, les hommes pourront y appréhender un réel féminin auquel ils sont loin d'être étrangers.

 

Alice Munro, Fugitives - Editions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 14, février/mars 2009

30 juillet 2017

Richard Millet - L'opprobre, essai de démonologie

 

 

Mais où va Richard Millet ?

 

Tous aux abris : Richard Millet est « en guerre ». Fulminant, agité, s’échauffant à sa propre furie telle une pie-grièche, l’écrivain peste, tempête, invective, s’ébroue comme un chien fou, laissant s’égarer au passage ce qui fondait son intelligence tout autant que son style – pourtant à peu près unique, parfois sublime, et qui faisait et continue de faire de lui, déjà, un quasi classique de son vivant. C’est parce que je le pense et l’ai écrit en maintes occasions, et encore récemment à propos de L’Orient désert, de Corps en dessous et de Désenchantement de la littérature (le livre dont la réception, paraît-il, justifiait celui-ci) que je me sens à mon aise pour manifester, peut-être pas un désenchantement, à tout le moins un dégrisement. Ainsi donc, l’écrivain n’aura pas supporté ce que d’aucuns auront pu dire ou écrire de Désenchantement de la littérature, cette longue et magnifique élégie à la mort des belles-lettres qu’éclaboussait quelque saillie humorale et politique parfois très sotte. Tout comme j’ai aimé et défendu cet Orient Désert dont il se plaint que nul ne l’ait lu, j’ai aimé et défendu Désenchantement, son amertume, l’irrécupérable de sa désolation, la magnificence de son écriture, bien qu’en déplorant certains partis pris, plus fantasmatiques d’ailleurs que foncièrement idéologiques, car conscient que c’est dans sa propre négativité que l’écrivain digne de ce nom doit écrire, et m’arrimant au devoir de ne pas le lire au pied de la lettre mais dans la seule et exclusive compréhension d’une ontologie et d’une affliction qui, chez lui, se parent toujours des plus remarquables atours.

 

Désenchantement fut il est vrai diversement apprécié. Mais il fut critiqué seulement pour sa part extra-littéraire – y compris, donc, par les plus sincères et fervents de ses lecteurs. Millet en prit ombrage, et s’enquit de répondre à ceux qu’il nomme dans ce livre-ci des « ennemis » – quoique s’empressant de préciser, très vite et du très haut de sa superbe, qu’ils « ne méritent pas d’être traités en ennemis » puisque au fond ils ne sont rien, ou rien d’autre que les estafettes d’un « journalisme devenu le stade suprême de la pratique littéraire contemporaine – son horizon romanesque, ou ce que les géologues appellent un cône de déjection », et d’expliquer qu’il ne saurait être question de pardonner à des ennemis car « on ne pardonne pas à un masque, non plus qu’à un rôle ou à un chien », et que, au fond, en vérité, « mes ennemis n’ont que l’existence que je veux bien leur prêter. »

 

*

 

La terre entière lui reprocherait donc ce qu’il est, et davantage encore : jusqu’à son existence ; car n’en doutez pas, ce que ses contradicteurs visent n’est rien moins que son « élimination du champ symbolique. » Outre que l’écrivain, par ailleurs si dédaigneux de la presse littéraire et plus encore de ce qu’elle peut penser de lui, semble très bien informé de ce qui s’écrit sur son œuvre en tous lieux et jusqu’aux blogs les plus modestes, l’on regrettera d’abord qu’aucun point sur lesquels il fut attaqué ne trouve ici réponse. Pire – ou mieux, c’est selon : ce qui justifia notre réserve à la lecture de Désenchantement se trouve conforté dans L’opprobre, écrit sans doute un peu trop à la hâte pour pointer convenablement le viseur, si tant est qu’il fût en mesure d’approcher sa cible. Il est d’ailleurs symptomatique que Millet use de la forme quasi-exclusive de l’aphorisme, laquelle, si elle n’est pas viscérale ou systémique comme chez Cioran, ne sert guère qu’à maquiller une pensée dont on se refuse ou dont on se sent impuissant à étayer le dévoilement. Très commode pour quiconque se suffit ou se nourrit de sentences, l’aphorisme court le risque de la suffisance sentencieuse ; d’un usage raisonné, il saisit le lecteur, l’agrippe, le bouscule et le confond jusqu’à devenir saillie d’intelligence ; mal employé, il n’est guère qu’une arme défensive bien impuissante à masquer le trouble de celui qui se sait acculé. En assénant, en tirant à vue sur tout ce qui bouge, en sombrant parfois dans une vulgarité un peu indigne d’une telle prose, Millet ne fait que desservir son propos et va jusqu’à le salir, sciemment ou pas, allez savoir, avachissant ce qui aurait peut-être pu constituer les filaments d’une sainte colère en une langue de fiel épaisse, lourde d’un mépris que, finalement, il porte si mal.

 

L’opprobre, opportunément sous-titré Essai de démonologie, est le livre de l’échec. Échec narcissique, bien sûr : Millet pensait blesser ses offenseurs ? Le lecteur n’y verra autre chose que les rodomontades, un peu misérables il faut bien dire, et pour cette raison parfois attendrissantes, d’un auteur dont les coutures élégantes craquent sous l’effet de la vexation. Échec intellectuel et littéraire ensuite, et voilà qui est plus embêtant. À quoi bon tant de jolies phrases bien ciselées pour expliquer, par exemple, qu’il faut savoir « accueillir l’outrage comme un vinaigre à muer en eau pure », ou pour se convaincre soi-même qu’« aux caresses des amis je préfère les crachats », ou pour se consoler de « la laideur de mes ennemis », laquelle suffirait bien « à me venger » ? À quoi bon faire du ressentiment un principe générique extensible à tout ce qui vit ? : « Que pourrais-je aimer d’une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple », écrit celui qui, pourtant, tout au long de son œuvre, a su si bien montrer le désarroi, la maladresse fragile et délicate des petites gens. « Le Français est fidèle à son chien » : à quoi bon ces bons mots tant ils sont gratuits et n’obéissent à rien d’autre qu’au plaisir trouble de se croire, non pas seul, car nous le sommes tous, mais unique ? À quoi bon comparer « un de ces bons gros romans d’Outre-Atlantique » à « une blondasse américaine » avec laquelle on ne peut tout juste envisager que de « coucher » ? À quoi bon jouir et vouloir faire jouir de « l’hébétude satisfaite des lauréats des grands prix littéraires, qui ont tous l’air de vaches inséminées par le vétérinaire » ? À quoi bon pousser ces cries d’orfraie devant le « multiculturalisme » dès lors qu’on se contente de le définir comme partie prenante de « l’antiracisme et [de] la pornographie » ? À quoi bon être écrivain, et gallimardien, excusez du peu, si c’est pour se satisfaire de calembours ou de syllogismes qui d’ordinaire s’entendent de préférence au café, juste après la poire : « la domination anglophone est à la littérature ce que l’Europe de Schengen est à l’immigration clandestine ». Et le vertueux « catholique, blanc, hétérosexuel, écrivain », d’enfoncer le clou : « Vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste ». D’ailleurs « il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre 2001 soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens, tout de même qu’on peut douter si les Américains sont réellement allés sur la lune. » Marion Cotillard ne saurait mieux dire (pour mémoire, voir ici).

 

*

 

J’ai toujours eu un petit faible pour les écrivains irascibles, les atrabilaires, les épidermiques et les eczémateux, pour les mauvais joueurs de mauvaise foi. Non pour ce qu’ils disent ou écrivent en raison, mais parce que ce qu’ils disent ou écrivent n’en finira jamais de n’être que la manifestation douloureuse, inextinguible, frustrée, mythique, lyrique, de leur souffrance à être. Mais c’est toujours une désolation pour moi quand j’en surprends un en train de jouer au « réprouvé », à la perpétuelle victime d’une « loi du silence que le milieu littéraire partage avec les sociétés secrètes », alors même qu’il aurait accès à tout, et qu’il ne serait pas un livre de lui qui ne fût commenté, critiqué, décortiqué, publicité. Désolation de voir ce mystique pleurer la chrétienté des origines, on peut le comprendre, et s’envelopper dans la hautaine toge du supplicié, le manteau de disgrâce de celui qui aimerait tant croire qu’il « hante ceux qui voudraient que je n’existe pas », qui aimerait tant nous convaincre qu’il vit dans la quiétude d’une « forme supérieure de l’ironie ». « Privilège des martyrs et des saints, et aussi des écrivains, je suis vivant dans ma tombe », note-t-il comme pour façonner le mausolée à venir, assuré que les derniers grands glorieux auxquels on puisse le mesurer ne sont plus de ce monde : « Ce n’est donc pas de trop écrire qu’on me reproche, mais de trop publier, comme on dit de trop parler ou d’écrire trop bien. Peut-on reprocher à Bach ou à Schubert d’avoir trop composé, ou à Monet d’avoir trop peint ? »

 

Étrangement, c’est dans un ressort psychologique, ou par une pirouette du même ordre, que Richard Millet croit pouvoir expliciter et mettre à jour la défiance qu’il suscite. Écoutez bien, c’est un monument de bravoure et de mauvaise foi : « Et si cette haine, cette violence, ce rejet étaient le signe d’un amour pervers pour ce que j’écris, mes ennemis n’osant m’aimer, leur perversion consistant à jouir sans se l’autoriser, et à vouloir dégrader mon travail en jetant l’opprobre sur ma personne ? » On appelle cela boucler une boucle : être l’auteur d’une œuvre telle que son pire ennemi n’aura d’autre choix que de l’adorer en son for intérieur et dans le secret silencieux de sa conscience hypocrite, acculé à la souffrance perverse de devoir jouir du pire, être soi-même enfin le Maudit tutélaire, la Figure tellement considérable et positive et enviée du Mal, régner du fin fond du pays de l’opprobre sur un empire de nains et de lutins corrompus qui, dans l’infime éclat de lumière qui, fût-ce par éclair ou accident, continue de les rendre accessibles au Beau, ne peuvent que mettre genou à terre devant le Maître. Il ne viendra pas à l’esprit de l’écrivain que ladite défiance tient à de simples mots qu’il jeta lui-même dans ses pages, des mots bêtes, méprisants, ineptes, qui ternissent ce qu’il convient d’appeler une œuvre, une œuvre qui, de surcroît, n’a sans doute pas beaucoup d’équivalent aujourd’hui en France.

 

Faut-il y voir la cause d’un effet ou l’effet d’une cause, toujours est-il que L’opprobre est écrit dans une langue qui, pour la première fois, semble achopper, se condamner à la monomanie, au ressassement, à l’alourdissement du déjà-connu, du déjà-écrit, et se condamner, même, parce qu’on ne réécrit pas aussi bien ce que l’on écrivit déjà, à l’injure de ce que cette langue a été et sera encore assurément ; c’est bien écrit, bien sûr, c’est Richard Millet ; mais c’est comme si nous lisions là un Millet pour les Nuls, comme si nous tenions entre nos mains le manuel de base de la stylistique millettiste, le vade-mecum des techniques ordinaires de l’écrivain, dont on ne sent plus ici la sainte inspiration, et dont on pourrait croire qu’il s’essouffle sur sa propre musicalité, comme s’il se lassait lui-même de tourner autour de ses propres marottes. Les rares moments de ce livre où l’écrivain s’en retourne à lui-même attestent de la déperdition du sens et du beau dans l’humeur, et sauvent le livre. Jamais aussi élégant et digne que lorsqu’il consent à fermer les yeux et à ne pas travestir le monde en objet de fantasmes ou en exutoire à sa langueur, les mots de Millet retrouvent alors leur source exacte, l’origine même à laquelle il puisait pour donner les plus beaux livres qui soient. « Être digne de l’échec : voilà la condition de l’écriture », écrit-il, nous donnant à espérer qu’il entrevoit ainsi le caractère vain et voué à l’oubli de toute polémique avec la galaxie, et que seul le rapport intime, donc privé, à l’écriture, justifie la littérature. « De quel infini sommes-nous, en écrivant, la dégradation ? » : voilà ce qu’il faut écrire. Ce qui n’est possible qu’à la condition d’oublier un peu ce que nous renvoient les ennemis que nous nous sommes fabriqués, et qu’il est un peu commode, n’est-ce pas, de comparer à des « insectes. » Nous autres, lecteurs, nous autres qui avons appris et continuons d’apprendre à lire et à écrire en lisant Richard Millet, attendons de lui qu’il tienne bon sur ses préceptes : « J’écris non pas pour être ignoré mais pour parfaire la nécessité qu’il y a à l’être en écrivant » : c’est, précisément, ce qu’il n’a pas fait avec L’opprobre. Il nous dira, et nous dit déjà, d’ailleurs, que ses lecteurs l’attendent au tournant du roman, et qu’il s’en moque, que le roman est mort, qu’il a besoin de l’oxygène de la guerre et de l’hybridation du récit, et nous, on pensera qu’il s’agit encore d’une argutie, d’un aveu déguisé en lapsus, d’un refoulement peut-être, et que ce qui l’excite surtout, ces derniers temps, c’est une petite guérilla littéraire qui ne vaut pas tripette, et qu’il trouve un bien triste plaisir à la posture sacrificielle et victimaire de l’écrivain maudit qu’il n’est pas. Si rien ne semble en mesure de pouvoir réenchanter Richard Millet, ce n’est pas grave : là naît aussi sa littérature ; pourtant, s’il continue, il faudra bientôt entreprendre de le désenvoûter. Avant qu’il ne soit trop tard.

 

Richard Millet, L'opprobre, essai de démonologie - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres n° 10, mai 2008

26 juillet 2017

Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert


Richard Millet, hélas !

 

 

Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « L’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.

 

Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.

 

Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

 

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut » – et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

 

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?

 

 

 

Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littérature pourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » – si bien « que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.

 

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.

 

Désenchantement de la littérature, chez Gallimard
L'Orient désert, au Mercure de France

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007

23 juillet 2017

Richard Millet - Corps en dessous

 

 

Lourds et petits secrets des spectres

 

Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. À nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [lesobserver. »

 

Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contes de Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu.

 

Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.

 

Richard Millet, Corps en dessous - Édtions Fata Morgana
Dessins de Damien Daufresnes
Le Magazine des LivresN° 10, mai/juin 2008

20 juillet 2017

Richard Millet - Dévorations

 

 

Suivez mon renard

 

L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »

 

Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »

 

C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.

 

J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies. 

 

Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.

 

Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard
Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006

13 juillet 2017

Robert McLiam Wilson, Les dépossédés - Vicente Verdu, Le style du monde

 

Le monde empire

 

Il n'est pas inintéressant de lire en parallèle Les dépossédés et Le style du monde. D’un côté, Robert McLiam Wilson, né en 1964 à Belfast, auteur de Ripley Bogle et de La douleur de Manfred, accompagné ici par Donovan Wylie, photographe qui, depuis l’écriture de ce livre hors norme, a fait du chemin et gagné bien des galons ; de l’autre, Vicente Verdu, souvent présenté comme l’intellectuel le plus brillant de sa génération, et qui est un peu à l’Espagne ce qu’Alain Minc est à la France, l’euphorie libérale en moins. Le premier nous parle de ceux que l’on a dépossédés – de leur maison, de leur famille, de leur argent, de leur travail, de tout –, le second de la marche obstinée du monde vers un progrès qui n’en finit pas de nous laisser sur la désespérante impression d’une fuite en avant, et qui pourrait bien nous revenir à la figure comme l’instrument de destruction de l’humanisme classique – thème sloterdijkien par excellence. Il n’y a pas, formellement, d’accointance particulière entre les deux livres. L’un est écrit par un observateur empathique des misères ordinaires et romancier unanimement célébré, l’autre par un docteur ès lettres diplômé de Harvard, par ailleurs journaliste vedette d’El País. L’écrivain nous ferait plutôt penser à Dickens, ou à Zola, l’universitaire évoquera plutôt Barthes, ou Finkielkraut – mais un Finkielkraut libéré des tentations de l’âge d’or. Les deux pourtant nous livrent les clés d’un monde dans ce qu’il a de plus inique (pour Wilson) et de plus inepte (pour Verdu), le premier en s’obligeant à habiter l’individu concret, broyé, anonyme, le second en cherchant à embrasser la plus grande totalité possible. En résulte pour le lecteur une semblable consternation, faite d’effroi, de compassion et de rage chez Wilson, de terreur technoïde et civilisationnelle chez Verdu.

 

 

Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie (dont on regrettera que les clichés très justes soient aussi médiocrement restitués) n’ont guère plus de vingt ans lorsque, à la naissance des années quatre-vingt dix, ils se lancent, stylo en poche et appareil photo en bandoulière, dans une vaste enquête sur la misère en Grande-Bretagne. Margaret Thatcher appliquait alors ses recettes à la lettre, et la mode occidentale profitait plus que jamais aux ultras du libéralisme. McLiam Wilson connaît la pauvreté pour l’avoir lui-même fréquentée de près. Mieux que d’autres, il sait qu’elle « est peut-être la seule expérience humaine, en dehors de la naissance et de la mort, que tout être humain est capable de partager. » Et en effet, « si nous continuons de nous intéresser à la pauvreté, c’est parce que bon nombre d’entre nous sentons qu’elle n’est pas très éloignée. » Ce contre quoi il se dresse finalement, en dehors de la misère elle-même et de ce mélange d’accoutumance et d’impuissance dans laquelle elle semble devoir nous plonger, c’est peut-être contre son abstraction grandissante, sa déréalisation : « Les innombrables discours musclés, l’idolâtrie de l’argent et l’autocélébration médiatique nous ont presque convaincus que la pauvreté n’est plus une situation humaine. Elle est devenue une idée, une notion anachronique. On ne la tient plus pour une entité qui écrase et détruit la vie des gens. La pauvreté a été annulée. » De fait (et le constat vaut pour la Grande-Bretagne de la fin du vingtième siècle comme pour la France du début du vingt-et-unième), les pauvres sont non seulement parqués, isolés, jetés aux périphéries ou directement en prison, mais de plus en plus ignorés, radiés, objets d’une idéologie statistique sans doute très utile aux grands équilibres mais dont la dimension symbolique (« quelques petits chiffres trapus, suivis du signe dodu et rassurant du pourcentage ») contribue largement à leur éviction du système – d’ailleurs, « du point de vue du système, tu n’existes pas », déclare l’un d’entre eux. À sa manière, Vicente Verdu, dans Le style du monde, ne dit pas autre chose quand il écrit qu’un « gouvernement peut se régénérer de nos jours à condition de s’assujettir au programme de blanchiment dicté » par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale « (programme composé très souvent de recettes économiques provoquant l’appauvrissement des plus pauvres et l’augmentation du pouvoir du capital) ».

 

Ce qu’il y a de poignant dans le livre de McLiam Wilson, qui transforme son enquête sociologique initiale en expérience littéraire, c’est la qualité instinctive de son empathie pour celles et ceux qu’il rencontre. Car il s’agit bien du livre d’un écrivain, pour lequel « l’empathie nécessaire du roman constitue peut-être l’une des seules voies d’accès à la compréhension d’un tel phénomène. » Peut-être est-ce, en effet, ce qui donne toute sa force à ce livre, autrement plus puissant dans ses conséquences que n’importe quelle expertise sociologique. Mais il fallut pour y parvenir que McLiam Wilson fasse fi de toute idéologie, y compris d’un bourdivisme d’ambiance, qu’il bouscule quelques idées reçues, se fasse violence, témoigne des autres tout autant que de lui-même, et accepte de laisser parler ses ambiguïtés, ses peurs, ce que lui-même nomme souvent sa « honte ». Aussi le voit-on à un certain moment rebrousser chemin, n’ayant plus « ni la force émotionnelle ni la force morale indispensables pour témoigner des souffrances et des épreuves », et laisser le photographe poursuivre seul l’enquête à Glasgow. Cette sincérité devant l’épreuve empêche le livre de tomber à aucun moment dans l’affectation ou la sensiblerie : Wilson n’est pas dupe, pas plus qu’aucun des dépossédés qu’il rencontre. « Mon attitude mitigée a d’abord choqué légèrement Donovan, comme s’il fallait aimer tous les pauvres. Une telle idée relève de la sentimentalité bourgeoise de la pire espèce. » Il n’empêche : chaque être rencontré est extraordinaire de combativité, d’abnégation, de stoïcisme et de générosité. Tout ce que le bourgeois prend pour un vice dès lors qu’il est pratiqué par plus pauvre que lui (l’alcool, le jeu, la résignation, l’inactivité, la fertilité excessive, les heures accumulées devant un écran de télévision…) apparaît ici comme le trait distinctif de tout être qui aurait chuté, condamné dès lors à se débattre entre une société dont la machine judiciaire et administrative se fait chaque jour plus oppressante, les rêves qu’il fomente pour ses enfants, et une survie ordinaire dans des conditions que peu d’entre nous pourraient ne serait-ce que concevoir. Ainsi cette femme, dont le mari dépense trop au jeu – mais « trop », ici, est déjà très peu – et qui ne peut se résoudre à lui en vouloir, quelles que soient les difficultés (gravissimes) du foyer : elle sait et comprend en effet que, « dès qu’il dépense de l’argent, il se convainc qu’il n’est pas pauvre. » Il faut être dépossédé comme elle l’est pour cultiver pareille sagesse, et ne pas sombrer dans le moralisme sécuritaire autour duquel se dessinent souvent les programmes politiques de notre temps – et sans doute des temps à venir.

 

 

Lorsque Vicente Verdu, s’appuyant sur le Rapport annuel des Nations Unies de 1998, souligne que « les dépenses annuelles en parfums aux États-Unis et en Europe seraient suffisantes pour apporter une solution définitive aux problèmes de santé et d’alimentation sur toute la planète », et que « les achats de crèmes glacées en Europe dépassent le budget nécessaire pour couvrir les besoins sanitaires et d’eau sur terre », l’on ne peut s’empêcher de songer aux dépossédés de Robert McLiam Wilson. Car la terminologie compte : on ne parle pas ici de pauvres, mais de dépossédés, autrement dit de gens qui ont possédé et qui se sont vus peu à peu presque entièrement dépouillés. Le fait est, et Brice Matthieussent a raison d’y insister dans sa postface, que nous avons affaire à un « processus », et que Wilson aussi a raison lorsqu’il refuse la terminologie du « pauvre » et « s’insurge contre une telle naturalisation de la précarité. » Autrement dit, la foule immense des pauvres s’étend du fait de la déréliction planétaire économique, sociale et culturelle, rarement de son propre chef. C’est ici que, incidemment, Vicente Verdu vient non seulement corroborer mais étayer l’intégralité du constat dressé par Robert McLiam Wilson. Son sujet n’est pas la misère, mais le monde désormais tout entier lové au cœur du « capitalisme de fiction », ce capitalisme qui « ne pose plus comme objectif suprême la production des biens mais l’invention d’un état de choses conforme à nos désirs. » D’une écriture à la limpidité et la suggestivité exemplaires, Vicente Verdu remonte le fil de nos marottes, et tire aussi haut que possible le rideau qui nous masque la vraie scène contemporaine : nous nous croyons maîtres incontestés de nos désirs, seuls instigateurs de notre réalité, entrepreneurs raisonnables du futur, mais nous continuons pourtant d’être le produit de ce qui nous dépasse, le fruit putrescible d’un arbre dont nous ne voyons plus ni les racines, ni la cime. Tel est d’ailleurs le dessein véritable de ce nouveau capitalisme : il s’agit bien de « produire une nouvelle réalité présentée comme ultime », « une réalité de fiction ». 

 

Aussi la multiplication des clapiers identitaires (au mieux folkloriques, au pire terrorisants) ne doit pas faire illusion : c’est bien à l’homogénéisation du monde que besogne le capitalisme global. Sans doute la Chine observe-t-elle nos effritements en cours avec quelque gourmandise : il n’en demeure pas moins que les deux émissions de télévision préférées des Chinois en 2002 furent « X Files » et les « Teletubbies », et qu’il se boit chaque heure dans le monde pas moins d’un million de bouteilles de Coca-Cola. Le désappointement au cœur de la réflexion de Vicente Verdu, dût-il parfois sembler expéditif, n’en est pas moins stimulant. Car une chose est la course du monde, une autre est ce qui le fait courir. Et si l’interrogation est permise dès lors qu’il s’agit de discerner ce qui nous attend réellement, la crudité du regard jeté sur les motifs, les fantasmes, les croyances et les ambitions du monde, touche souvent très juste. Ainsi, quand Verdu écrit que « la bataille en faveur des miséreux ne peut pas se passer de la vente aux enchères de manteaux d’actrices », ou encore que « jadis, les villes pouvaient être paralysées par les grèves générales ; aujourd’hui ce sont les matchs de football qui en sont responsables », nous ne sommes pas loin des Dépossédés de McLiam Wilson. Un peu à la manière d’un Slavoj Zizek, dont le Plaidoyer en faveur de l’intolérance pourrait faire figure de manifeste post-marxien, Le style du monde nous plonge dans une forme de mélancolie que vient teinter la nostalgie impossible, l’espoir déçu et l’impuissance militante. L’idiosyncrasie de la modernité – fût-elle post-moderne – n’en finit pas de charrier le pire en prêchant le meilleur : la démocratisation, la transparence, le métissage, l’art, tout ce qui aurait pu constituer le terreau, voire le fer de lance, d’une (re)politisation prometteuse n’en finit pas de s’essouffler et de mourir par inadvertance, indifférence, indolence. Nous détournons nous-mêmes de ses voies et de sa puissance tout ce qui pouvait nourrir le renouveau de la pensée politique. Il faut dire qu’il y a de la religiosité dans les fondements mêmes de nos croyances démocratiques, précisément parce que les fondements nous indiffèrent et que seules les croyances nous emplissent d’aise. Aussi la démocratisation ne réside-t-elle plus que dans « le droit de satisfaire le désir de devenir soi-même un événement », et ce faisant ne fait qu’apprêter son déclin en se condamnant au clinquant, au faux, au double, à l’esthétisation, au recyclage, à l’écologie comme ersatz de l’humanisme. C’est le mérite de ce livre de dire les choses sans ambages, sans souci de complaire aux progressistes vertueux, et tant pis si nous restons finalement un peu sur notre faim, à l’issue d’une exploration qui s’accommode parfois un peu vite de son diagnostic. 

 

De l’optimisme comme du pessimisme, nous savons depuis longtemps ce qu’il faut penser : projection d’une complexion individuelle, manifestation exorbitante d’une psychologie singulière balayant de ses tourments l’image du monde, ils sont impuissants à en rendre compte. La rage, elle, est autrement plus fonctionnelle. Impuissante aussi, souvent, sans doute, mais suffisamment dérangeante pour contraindre le monde à la réaction. C’est là ce que ces deux livres ont en partage, celui de Robert McLiam Wilson, que taraude une rage immédiate et charnelle, celui de Vicente Verdu, que corrode une forme de désolation exaspérée. On dira peut-être que (le sentiment de) l’impuissance est toujours au bout du chemin. Mais c’est aussi à cela que tient la justesse de ces livres : à la pureté de leur inconsolable affliction.

 

Les Dépossédés, de Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie - Christian Bourgois
Le style du monde, de Vicente Verdu - Stock

Article paru dans la News des Livres de la Fondation Jean-Jaurès, novembre 2005

7 juillet 2017

Lionel-Edouard Martin - La Vieille au buisson de roses

 

 

Matière active

 

Ainsi donc, le plus grand texte en prose de Lionel-Édouard Martin aura (presque) partout essuyé des refus : l’histoire, c’est connu, est pleine d’ironie. Tant mieux, au fond : ce sera, c’est, déjà, l’honneur et la fierté du Vampire Actif, jeune maison qui s’était distinguée en exhumant Pétrus Borel le lycanthrope, d’avoir couru le risque de ce texte magnifique et supérieur. La vieille au buisson de roses est une œuvre tellement aboutie, tellement nécessaire, tellement viscérale aussi, où se joue, non une vision mais « une diction du monde », qu’on ne s’explique décemment pas qu’elle ait dû franchir tant d’années avant de trouver preneur, et qu’aucun éditeur n’ait jusque-là jugé bon de faire entrer dans l’histoire cette authentique leçon de littérature.

 

Cela, je l’ai senti dès la première phrase – ces choses d’abord se sentent. J’ai commencé à souligner ; trop : je n’allais tout de même pas souligner le livre. Alors je l’ai ourlé – des grandes barres verticales décochées dans ses marges ; mais je n’allais pas non plus l’encadrer. C’est qu’il n’est pas une phrase qui n’y soit singulière, travaillée au poinçon ou rudoyée au grattoir, et toujours polie de cet éclat que le temps, l’expérience et le talent savent donner aux choses. Pas une phrase qui ne nous fasse extasier – et qui, ô sublime cruauté, ne nous accule à notre irrévocable modestie. Laisser tomber le stylo donc, et l’ourlet, et le soulignement. Et lire.

 

Et s’incliner devant l’humaine trinité que forment cette vieille, donc, qui va « dans le noir à la messe, avec pas grand monde », ce « Monsieur de Cruid, marquis de », et le chien, « Diurc » comme dit la vieille en lieu et place de « Duc », à cause que l’accent du coin « insuffle au français l’empreint de son argile. » Devant ces terres dont Lionel-Édouard Martin ne se défait pas et dont il fore, livre après livre, l’obsédant pourtour où s’enveloppent Montmorillon et sa Gartempe, là où la modernité s’obstine à résonner comme un mot creux, une coquetterie de « personnes de qualité ». Cette vieille n’est pas bien différente des autres, qui trimballent leur vie dans des tabliers où « s’ouvre une poche au niveau du nombril » ; d’ailleurs « leurs enfants sont de complexion sphérique ou tranchante, comme de vrais enfants, bons ou méchants, lesquels viennent aussi par le ventre – mais celui de la vieille femme n’a servi qu’aux autres fonctions, il a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles : mais vierge il est de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué, n’ayant supporté de poids que celui des draps et des couvertures, et de l’édredon les nuits d’hiver. » Tout Martin est ici. Dans ce mot, non seulement juste, ça n’est même plus le sujet, mais réintroduit dans son rythme, dans sa chair et sa croûte, dans son odeur, son sang et sa généalogie. Tous ses livres parlent de ça, s’obsèdent de cette adéquation exemplaire, physiologique, du mot et de la chose, perpétuent ces mondes oubliés qui ont toujours en commun de n’être jamais oublieux de rien : mondes de mémoire, totale, envahissante sûrement ; d’autant plus douloureux peut-être qu’ils s’ébrouent dans un monde autrement vaste qui, lui, a fait de l’oubli et de l’effacement un combustible nécessaire à son désir, pas moins obsessionnel, d’avancer. 

 

Dans le monde de Martin il n’y a que des petites gens, souvent exemplaires, et quand elles ne le sont pas, leur vie est si peu moderne finalement, si peu rieuse, si peu causante, qu’elles en apparaissent toujours plus riches d’un certain courage à vivre. C’est le monde d’une abnégation qui n’est pas seulement matérielle, et où « on a peu l’occasion de parler : aussi, quand il le faut, toute la personne doit-elle s’atteler à la phrase, tirer à hue, à dia, pour la débourber de la chair » – quand d’autres s’embourbent « dans les mots grumeleux de consonnes. » C’est en qualifiant leur langue que Lionel-Édouard Martin campe ses personnages. A cette aune, la vieille, avec « sa propension à diéser le français », produit une langue qui n’est pas moins précieuse et délicieuse que celle de Monsieur de Cruid, marquis de, linguiste éclairé. Sa langue est parlée parce qu’elle ne peut autrement se concevoir. Alors, certes, on écrit, mais « en absence d’autrui, dans une solitude sans écho, tandis que remontent les paroles de l’enfance et le constant soliloque avec les choses évidemment sans réplique, si tragiquement muettes qu’on leur prête un dire et se donne l’illusion de ne pas murmurer dans le vide. » Car c’est toujours un risque de passer par l’écriture : elle n’est acceptable que dans le secret, ou sous la chasteté du voile –  « c’est que dans les demeures, l’ombre écoute, ce n’est pas douteux. » 

 

J’essaie de comprendre en quoi ce livre-ci atteint des sommets plus élevés encore selon moi que les précédents. En quoi il creuse l’écart – non tant dans l’acception sportive de la formule qu’en songeant au firmament, qui sépare les eaux supérieures des autres.


Il y a une raison, peut-être, qui pourrait ne point plaire au poète : ce livre porte une manière d’intrigue (derrière laquelle il ne court pourtant pas) et suscite une authentique et étrange attente romanesque : la vieille et le marquis, leurs deux mondes, vont-ils se rencontrer ? que va-t-elle devenir, elle, dans sa misère et sa folie ? et lui, dans son vieux manoir d’anachorète ? Diurc va-t-il retrouver un maître ? ou restera-t-il ce chien « sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de l’existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurs de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. » ?

 

Mais il y a, plus que tout, ce personnage central – entendez la langue. Nous y sommes, avec Martin, bien habitués déjà. Mais on dirait qu’elle a ici plus de corps encore : elle est une matière agitée, active, étonnamment polymorphe, jamais aussi près de saisir l’éclosion de toute pensée, avec ses ramifications spontanées, ses images concentriques, ces chemins imprévus qui ramènent toujours aux mêmes nœuds de l’existence, ceux de l’enfance, de ses sensations fugaces et fondatrices, de tout ce qu’il y a d’immémorial et d’incertain dans la souvenance. « La vieille se surprit à penser, comme jeune fille elle faisait, liant en écholalies les mots, cyclamen, quand l’archiprêtre lui déposa sur la langue l’hostie telle une fleur blanche qui lui serait poussée dans les entrailles, dans le creux de la faim, petite fleur dense, riche de paroles, éclose sur ses lèvres en motet Renaissance, comme, au printemps, donne à siffloter la tige de folle-avoine mâchonnée dans les prairies. » La langue de Lionel-Édouard Martin redonne de la matière au monde. Mais pas seulement. Elle lui réaffecte aussi une sensibilité que, par nos faubourgs urbains et technophiles, l’on dirait éteinte. Elle fait mieux que ressusciter les choses : elle les actualise. Avec ce texte, son plus magistral, son plus touchant aussi, l’écrivain est peut-être bien plus moderne qu’il ne le pense.

 

Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de rose, Éditions du Vampire Actif
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

4 juillet 2017

Lionel-Édouard Martin - Vers la muette

 

 

Les origines d’un homme

 

S’il est un écrivain dont on peut dire qu’il creuse son sillon, dans l’acception la plus pleine du terme, c’est bien Lionel-Édouard Martin. Ce pourquoi je l’ai toujours plus ou moins accointé à Richard Millet, André Blanchard, Pierre Michon et quelques autres, tous écrivains parce que terriens, tous poètes parce qu’hommes d’un sol qu’ils n’ont de cesse d’enraciner, autant d’ailleurs pour l’enfouir toujours plus profond en eux que pour l’exhausser et le régénérer ailleurs. Et quand bien même il se sait, lui, ce gars du Poitou, et « définitivement », de ces « gens de vagues bastions, de mauvaises barcasses et de chèvres lentes » ; et quand bien même cette « vieille terre, maculée de grisaille, ne vous tend d’autres perchoirs que les canons sciés de ses branchages. »

 

Lionel-Édouard Martin est de ces écrivains qui n’ont jamais eu besoin d’une histoire pour en écrire. Et quant à savoir ce qu’il pense de ce moderne roman où le lecteur est tenu en otage parfois autant qu’en haleine, ma foi je n’y mettrai pas ma main à couper. Il ne s’agit pas en effet de créer un nouveau monde, mais de perpétuellement apprendre à habiter l’ancien, celui d’où l’on vient, où nos premiers pas ont moulé leurs empreintes, et qui meurt bien sûr, qui meurt comme ceux de là-bas, de Montmorillon ou d’ailleurs – « quand il faut bien, porteur de tant d’années, qu’on trébuche et s’affaisse sous leur poids, ou à l’improviste, au cours d’une conversation devant quelque boutique ou dans son verger, levant le bras pour une poignée de cerises. » L’histoire n’est jamais dans le vaste monde, mais nichée en soi. Le traverser, ce monde, comme a pu ou peut le faire Lionel-Edouard Martin, ne nourrit guère son horizon d’écrivain qu’à l’extrême marge de son dessein, tout au plus lui permet de varier un peu le décor. Et s’il part, il y a moins d’objets usuels dans ses valises que de lui-même, moins de guides touristiques que de traités des origines. 

 

Le miracle, c’est qu’on ne trouvera jamais chez lui la moindre complaisance ruraliste, jamais le moindre éloge d’une terre sans vices ni mensonges. La terre chérie trouve toujours sa sublimation dans un humanisme renaissant, et c’est cet humanisme peut-être qui le rend si curieux de ce qu’il n’est pas ou ne peut être : urbain, moderne, cosmopolite. Et pourtant. S’il sait mieux que quiconque redonner souffle, vie et allant à ce que la langue française a de plus désirable et de plus immémorial, on le voit ici se connecter à l’univers, manœuvrer l’ordinateur et tripoter les sms avec une évidence qui n’est sans doute que le pendant de sa profonde indifférence au support. Car tout n’est jamais question que de langue et de langage, de chair et de matière. Aussi, s’il dresse ici une scène pittoresque, enjouée, souvent drolatique mais parfois grave, si nous n’avons aucun mal à l’imaginer, là-bas, sur ces terres haïtiennes auxquelles il a rendu tout récemment le plus beau des hommages (Le Tremblement – Haïti 12 janvier 2010, également chez Arléa), c’est au fond et toujours de cette « bonne chair francophone » qu’on se délecte. De lui, c’est en tout cas ce que je retiens toujours. Plus encore peut-être dans ce livre-ci, son « histoire », pour le coup, m’ayant peut-être un peu moins séduit, et peu importe, j’y reviens, quand de toute façon tout n’est jamais qu’un prétexte supplémentaire à dire l’impérieux du langage et à lui clamer son amour. J’aime chez Martin cet incessant et souverain retour aux dernières choses de la vie, ou aux premières  allez savoir, à sa vieille tante Guite par exemple, grâce à laquelle, dans « cette église Notre-Dame où, avec d’autres choristes, elle piaillait la messe à la tribune », il s’imprégna de « ce grégorien qui, sur les partitions grumeleuses de neumes, étirait les mots comme de la pâte à tarte », communiant avec ces vieilles qui « ressortaient de la messe soûles comme des grives de ces paroles qui leur prenaient le sang, leur tambourinaient dans les mâchoires et tout le corps, transformant leur vieille chair en de longues phrases psalmodiées. » Cette pauvre tante, oui, « pauvre diable, sans doute, la petite retraite, sans flambeaux ni pétards. Et bête, la vieille chatte pour laquelle on se prive, achetant des boîtes, cuisant pour elle chaque vendredi que Dieu fait le chinchard qu’on désarête, tandis qu’on mange soi-même une sardine fraîche avec des haricots. » Alors il peut bien, après, nous rapporter ses aventures en Haïti, avec les tordants Jean-Bernard et Lucian, il peut bien nous faire nous esclaffer à la verve de leurs dialogues charnus, spirituels et souvent vinifiés, il peut, même, nous rendre de sa mère, qui chaque matin lui téléphone parce que « seule mon absence alors la touche », un de ces portraits que seul un fils sans doute peut brosser, c’est à cela que l’on revient toujours, et qui suffit amplement à le lire et à le faire lire : à l’obsession d’une langue qu’il écluse comme d’autres les gargotes, tandis que nous prenons au passage une bien belle leçon de style, et de vie.

 

Lionel-Édouard Martin, Vers la muette – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

30 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Jours d'été dans le Sud-Ouest

 

 

Lionel-Édouard Martin
ou le cantique des antiques

 

J’avais laissé Lionel-Édouard Martin à Chailly, où il était déjà (plus ou moins) question de deuil - Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007. Et d’orphelins du moderne, et de mondes qui s’éteignent, ou que l’époque brutalise d’indifférence, maintient dans ses marges, un peu comme ces animaux retrouvés morts sur les bords des routes – de préférence départementales. Eh bien nous y replongeons, dans ces univers un peu clos, épais d’une histoire qui se transmet sans qu’on sache toujours très bien ni pourquoi, ni comment, l’air de rien, par petits bouts de ficelle, et cela dès la première phrase de ce récit, où la locution « de nos jours » en dit long sur la source où Lionel-Édouard Martin va puiser sa poésie, et sur son obstination à perpétuer ou à ressusciter l’ancien, les anciens parlers, les anciens mangers, les anciennes manières, tout ce qui apparaîtrait aujourd’hui au commun comme une désuétude sympathique mais tout de même un peu folklorique. N’allez pas croire pourtant que Martin soit un mélancolique. Diantre non ! que nenni !, aurait-il pu faire s’exclamer un de ses personnages. C’est ce qui est intéressant, et fécond, ici : non l’irréductible opposition entre des temps et des mœurs, à la manière, si l’on veut, d’un choc des civilisations, mais la possibilité d’une coexistence pacifique entre des mondes qui certes n’iront sûrement pas jusqu’à se mélanger mais qui auraient l’un et l’autre tort de s’obstiner à ne pas voir ce qui, parfois, les réunit. La mort, notamment. 

 

Moyennant quoi, si j’avais pu, à propos de Deuil à Chailly, évoquer Michon ou Millet, c’est à André Blanchard que j’ai ici songé. Mais un André Blanchard qui aurait troqué ses humeurs grognonnes contre une douceur désabusée, qui aurait dompté ses colères et les aurait muées en humour distancié. Car on rit beaucoup, chez Lionel-Édouard Martin : on y est, finalement, très bon vivant. Ah, cette scène de crémation ! où le voisin, « le père Courcil », venu en ami, s’inquiète pour lui-même de ce qui ne tardera plus guère à lui arriver et s’enquiert de détails techniques auprès de l’opérateur, lequel lui explique que cela dure quatre-vingt dix minutes mais qu’il n’est pas obligé « de rester jusqu’à la fin », et lui de répondre, du tac au tac mais comme dans un mouvement un peu las : « Quatre-vingt dix minutes, c’est le temps de quoi ? Bœuf en daube, pot-au-feu ? C’est bien rien de nous, quand même !... » Et l’autre, hilare : « Pote au feu ! Ah, sacré monsieur Courcil, si vous n’existiez pas, il faudrait qu’on vous invente ! » On rit donc, oui, en vertu de deux qualités qui abondent chez cet écrivain : un sens des situations particulièrement drolatique, où le cocasse se niche dans le tragique ; et bien sûr cette langue, gouleyante, gourmande d’étymologie, pleine de jeu sémantique, d’une texture aussi légère qu’une eau-de-vie mais aussi épaisse en corps qu’une de ces bonnes vieilles liqueurs qui persistent en bouche, tout emplie d’arômes mêlés et de souvenirs. Allez, pour la route, et pour la perfection du trait, pour tout ce qui se cache entre ces lignes, goûtez-moi ça : « On mangeait du canard – tout ce qu’on peut, du canard, manger : non seulement des morceaux nobles, magrets, cuisses, mais le coeur gras en brochette, le cou farci, jusqu’à la carcasse dite "demoiselle", fracassée d’un coup de tranchoir, et qu’on rongeait à pleines paumes jusqu’à l’os – alors, à geste d’étrangleur, on vous nouait autour de la glotte, comme pour le homard ou la langouste, un vaste bavoir de bébé. C’étaient de grandes goulées un peu barbares, un retour à l’enfance muette, avec le gras sur les lèvres et le bonheur des tripes. »

 

Ça sent souvent la vieille ferme et la terre séculaire, chez Lionel-Édouard Martin, le commérage et les volets fermés, la vase de l’Atlantique et le vert-de-gris des petits matins, ce vieux terroir où l’on pend le jambon au plafond des cuisines et où la gamelle des chats traîne sur le pas de la porte, « et dans l’air proche on entend les viandes feuler sur les braises. » À coup sûr, tout cela n’aurait pas déplu à un Maupassant. Martin n’a guère besoin d’imaginer ses histoires : elles sont là, quotidiennes, sans doute en grande partie réelles, il lui suffit de les cueillir. Seulement voilà, peu d’écrivains semblent aussi à l’aise dans cette manière de poésie sensorielle, très en chair, odorante, qui enivre comme un cru du Haut-Poitou, peu savent aussi bien mêler ce qui, dans les sensations mêmes, l’est naturellement. Si bien qu’on sort de ces Jours d’été dans le Sud-Ouest avec une sensation qui peut se faire à la fois lénifiante, heureuse, presque légère, et pourtant grave, intérieure, réflexive. Cette manière qu’il a d’évoquer les figures disparues, d’aller visiter la tombe de Francis Jammes en famille, d’entrer dans les langueurs du corps (« on mâche l’aube comme un morceau de pain beurré »), de tout entrer dans la langue, et dans la bouche, de nous rappeler à l’enfance ou à l’antique de la vie, de faire de l’histoire une géographie où chaque nom propre résonnerait d’une signification commune, d’évoquer le temps, celui qui passe et qui ne peut plus rien promettre (« Les vieux hommes qui s’ennuient parlent, quand ils peuvent, avec une abondance intarissable. La parole comble un vide, comme, pelletée à pelletée, la terre jetée dans un trou – pour l’arbre ou la tombe »), de dire enfin le corps même de la mort, cette manière, donc, d’insuffler à chaque parole un quelque chose qui est à la fois physiologique et minéral, nous laisse, finalement, assez admiratifs. J’ai trouvé, parfois, étrangement, que quelques passages étaient presque trop efficaces, comme si l’auteur se laissait entraîner un peu trop loin dans le flux des scènes, les exposant à une modernité un tout petit peu excessive. Mais c’est là une réserve bien paradoxale, dont je mesure en partie l’inanité : c’est précisément parce que Lionel-Édouard Martin est un auteur contemporain, et sans doute plus moderne qu’il y paraît, que les registres se chevauchent dans l’écriture. Il est évident qu’il le sait, qu’il en joue, qu’il s’en amuse, sans jamais rien perdre de ce qui constitue le motif de son écriture.

 

Lionel-Édouard Martin, Jours d’été dans le Sud-Ouest, Éditions Arléa
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

28 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Deuil à Chailly

 

Bien avant d'en devenir un des éditeurs et d'avoir le bonheur de pouvoir publier, aux Éditions du Sonneur, sa trilogie des jeunes filles (Anaïs ou les Gravières, Mousseline et ses Doubles, Icare au labyrinthe), j'ai longtemps été un lecteur de Lionel-Édouard Martin.C'est par ce petit texte-là, Deuil à Chailly, que je l'avais alors découvert. 
 

 

 

Mourir tantôt

 

J’ai toujours pensé, pour connaître un peu ces bonnes vieilles terres du Poitou, que la mort y avait toujours quelque affaire en cours. Aussi m’a t-il été facile (mais l’écriture de Lionel-Édouard Martin, aigre, raffinée, lourde en corps, n’y est évidemment pas pour rien) de reconnaître ce « monde de lenteur » où « la mort donne à causer. » L’auteur est d’ailleurs comme hanté par ces existences paysannes, dont on dirait qu’elles traversent les siècles sans jamais rien attendre d’autre que le rendement de la terre, sans considération apparente pour la grande histoire, sans autre souci que le baromètre, la qualité des labours ou la santé des volailles, et où « le tantôt dominical est consacré à la visite d’une parentèle nombreuse. » Ainsi de l’oncle Ernest, qui s’en va, donc, à quatre-vingt sept ans, et qui n’est pas sans me rappeler ces anciens que je croisais enfant, tôt le matin en attendant le bus, vidant leurs verres de blanc sec avant de partir à la chasse et sirotant eux aussi « le cassis dru. » Le vieil oncle, avec son « béret sur l’occiput comme la tuile faîtière sur le toit de la grange », n’aura donc jamais attiré autant de monde que pour son dernier spectacle au cimetière – davantage encore que lors des veillées villageoises, où on l’imagine sans peine, gouailleur, déclenchant l’hilarité des hommes, embrasant les joues de ces dames.

 

On pense à Pierre Michon, à Richard Millet – quoiqu’il en manque, ici, la puissance narrative : cette manière de ressusciter l’inerte, de faire sourdre l’émotion sous les mots et les gestes les plus prosaïques, de trouver l’humain là où ne semblent se manifester que l’instinctuel, le physiologique, l’archaïque, d’aller le chercher là où le secret, le persiflage et la bigoterie constituent le lot commun de la communauté ; cette manière d’émouvoir le plus ordinaire. Car la paysannerie est ainsi faite qu’elle ne livre rien d’elle-même : toute affectation est impudeur, toute franchise scandale, toute liberté impertinence. Et puis il y a du corps dans ce récit, beaucoup de corps, et ça fleure bon le laurier-sauce, et coulent le vin « tout juste supérieur » ou « la gnole bien sauvage, pas même domestiquée par la barrique en chêne, l’âpre pissot qui goutte au canon de l’alambic et sent le propre, le nettoyant à décrasser les vitres, à restaurer la lumière », et le fumet des labours ou du lapin qui mijote se déverse comme le cri des poules et des enfants, et à la grisaille du petit matin fait contrepoint le grand soleil de quatre heures, celui qui « brille à plein cuivres et ors. » C’est une région tellurique où les vivants ne le sont pas moins, et c’est à cette terre secrète et sans histoire que s’attache Lionel-Édouard Martin, dans un récit qui ravira ceux, peut-être moins nombreux aujourd’hui, qui goûtent davantage à un style, à un rapport à la langue plutôt qu’à une intrigue ; il faut dire que l’auteur est surtout connu pour être poète, et que l’intrigue, dans la poésie, est le langage même.

 

Lionel-Édouard Martin, Deuil à Chailly – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007

22 juin 2017

Dominique Mainard - Pour vous

 

 

La voie mêlée de Dominique Mainard

 

Nous autres, lecteurs, abritons une part non négligeable de conservatisme : nous supportons plus ou moins bien que les écrivains que nous aimons changent, qu’ils n’écrivent pas toujours ce que nous attendons d’eux – qu’ils ne réécrivent pas, au fond, ce même livre qui, naguère, nous enchanta. Nous sommes ingrats : comme si nous-mêmes ne changions pas, comme si nos propres goûts étaient inoxydables. Aussi est-ce avec cette réserve bien présente à l’esprit que je vais tâcher de montrer en quoi ce nouveau roman de Dominique Mainard, très bien écrit, excellemment mené, me paraît toutefois, par la nouveauté même de sa démarche, un tout petit peu, mais un tout petit peu quand même, en deçà de son travail passé.

 

L’idée de départ est excellente. Par sa simplicité immédiate, par l’évidence de son objet, mais aussi en ce qu’elle pourrait résumer à elle seule la notion même de roman : non pas extrapoler, non pas inventer, mais tirer le fil du réel et l’emmener au bout du bout, faire faire ou faire dire au réel ce qu’il ne saurait assumer sans conséquence ni danger.

 

L’héroïne, Delphine, a tout compris de notre société de services : les gens sont prêts à n’importe quoi pour qu’on leur facilite la vie, qu'on panse leurs plaies, qu'on satisfasse leurs désirs, qu'on leur donne ne serait-ce que l’illusion d’un bonheur. Tout se vend, tout s’achète : les affects pas moins que les produits de consommation courante. Forte de cette intelligence, Delphine crée Pour Vous, petite société qui propose un panel de services aussi variés que sortir l’aïeul dans le parc et faire les courses d’une vieille dame, offrir de la compagnie à des ados désœuvrés ou à des hommes délaissés, et jusqu’à louer à un couple stérile « un enfant à aimer deux après-midi par semaine », voire porter l’enfant d’une autre. Ce serait à peine exagérer que de dire qu’il y a dans cette activité quelque chose qui relève d’une sorte de soin palliatif, voire de thanatopraxie du vivant. Et cela marche, à merveille. Pas très légal, sans doute, mais il faut bien faire face à une demande qui ne fait que croître – les misères, petites ou grandes, sont innombrables, et tout le monde est prêt à payer pour s’offrir de l’apaisement, fût-ce sous forme d’illusion. C’est une entreprise cynique ? À peine. Plutôt l’usage à fins commerciales d’une lucidité infinie et douloureuse : « La vie m’a appris qu’il n’y a rien de moins réel que ce qu’on nomme la réalité et qu’une mort, une trahison, une souffrance cessent d’exister du moment qu’on arrive à s’en distraire. » Il faudra bien pourtant que la machine s’enraye à force de s’emballer, et que Delphine tombe sur un os.

 

Inutile de dire que Dominique Mainard mène son récit avec beaucoup d’intelligence, de minutie, de vitalité aussi – on l’entend presque sourire, à telle ou telle occasion, ou lorsque elle consigne sur le grand cahier de comptes les factures que Delphine adresse à ses clients. Il est agréable aussi de lire sous la plume d’un écrivain de ce temps autre chose qu’une ode à l’en-soi de la victime, quelque chose qui sache griser d’humour et de compréhension les écarts humains, qui n’opine pas du chef devant l’argument d’autorité de la sensiblerie. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, que le sentiment déserte ce récit : mieux, c’est sans doute au prix d’une lutte avec elle-même, presque en reniement d’elle-même, en tout cas en connaissance de cause des limites morales de l’exercice et dans l’anfractuosité qui s’y dessine, que Delphine parvient à cet effort de pure exploitation commerciale des misères humaines. Parmi d’autres « lapsus », il y a cette jolie phrase, plus ambiguë, plus polysémique qu’il y paraît peut-être de prime abord : « j’avais compris qu’il y avait beaucoup à gagner pour qui pensait, comme moi, qu’un enfant, fût-il de chair et d’os, n’est qu’un rêve comme un autre » – la raison, l’appât du gain, n’estompent jamais complètement la persistance du rêve.

 

D’où vient, alors, malgré le très grand plaisir que m’auront procuré cette lecture et la relative perfection du romanesque, que le livre me soit apparu moins accompli que les précédents ? Sans doute parce que son apparence plus légère, cette forme d’humour aigre-doux que l’on ne connaissait pas à Dominique Mainard, cet usage un peu plus relâché des dialogues, ce sujet, qui n’est pas sans profondeur mais qui apparaît aussi plus sociétal, moins onirique, moins empreint des univers singuliers qui faisaient la magie habituelle de ses romans, me laissent avec l’impression d’un livre qui viendrait d’un peu moins loin. Si Pour vous trouve évidemment sa place, toute sa place, dans une très belle œuvre, je ne peux m’empêcher de penser que, si Dominique Mainard a toujours été naturellement et étrangement efficace, elle semble ici rechercher l’efficacité pour elle-même. Comme si sa traduction au cinéma (le film d’Alain Corneau, réalisé à partir de Leur histoire et intitulé Les mots bleus) lui avait donné un appétit nouveau, et que s’était immiscée dans son paysage mental une manière autre, plus immédiate, plus kaléidoscopique, plus matérielle, de suggérer pensées et situations. Cela n’enlève rien aux qualités habituelles de l’écrivain, qui sont grandes, mais cela nous les rend plus ordinaires, comme si, au plaisir immédiat d’une bonne, d’une excellente histoire, faisait contrepoint un usage simplifié, plus lisse de l’imaginaire. Pour vous n’en demeure pas moins un roman qui appartient à la fois à notre temps et à la temporalité irréductible de la littérature. S’il ne permet pas de crier au génie, s’il peut nous laisser sur notre faim, non en lui-même mais en regard de ce que nous savons de l’œuvre de Dominique Mainard, il vient au moins, et ce n’est pas rien, confirmer le talent d’une des valeurs les plus sûres de la littérature française.

 

Dominique Mainard, Pour vous - Editions Joëlle Losfeld
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre 2008

20 juin 2017

Dominique Mainard - Je voudrais tant que tu te souviennes

 

 

Tu vois, je n’ai pas oublié

 

D’où vient que je ne rate plus désormais un roman de Dominique Mainard, quand ce qui constitue sa patte, son univers, ses visions, bref quand le terreau sur lequel son œuvre croît ne correspond a priori pas à ce qui domine mes prédilections littéraires ? Ce goût du détail disséqué, de la petite chose (qui certes en dit toujours long), cette sympathie franche, généreuse, immédiate, que Dominique Mainard porte à ses personnages (d’où l’on conclut, presque par-devers soi, qu’elle la porte à l’ensemble du genre humain), cette manière d’effacer les traces de l’ironie, du sarcasme ou de la noirceur (toutes choses qui, d’ordinaire, sont plutôt pour me réjouir), ou de rendre naturellement poreuse toute frontière entre le réel le plus prosaïque et le songe le moins socialisé, tout cela ne constitue généralement pas ce qui, d’emblée, me conduit vers un livre ; comme on dit : ce n’est pas ma littérature. Mais voilà. Sans doute parce que Dominique Mainard ne partage ces qualités qu’avec fort peu d’écrivains, et plus sûrement parce qu’elle fait preuve d’une exceptionnelle maîtrise dans l’art du roman (entendu non comme « technique romanesque », avec son cortège de standards didactiques, mais comme élan dialectique vers la tension), et que sa parole témoigne d’une intensité psychologique immédiate, il me faut bien mettre genou à terre et, toutes réticences désarmées, constater, dès les premières pages, dans quel trouble elle peut jeter son lecteur, fût-il le moins disposé à chuter.

 

Je ne voudrais toutefois pas laisser penser que, à force d’effumer le réel et de s’arc-bouter sur le fil de l’imaginaire, la littérature de Dominique Mainard soit désincarnée, ou par trop idéelle à force d’onirisme : c’est même tout le contraire. Et il n’est pas si fréquent d’avoir affaire à des personnages aussi pris dans les mailles du social que dépris de ses injonctions, des êtres aux contours simultanément aussi nets et aussi aériens. Sans doute aime-t-elle d’emblée tous ses personnages, et sans doute ceux-là ne sont-ils jamais méchants, ou en tout cas jamais accessibles au jugement : mais ils sont tous, et toujours, des êtres frappés de plein fouet. On ne sait d’ailleurs jamais très bien ce qu’il les a frappés, on sent juste qu’ils l’ont été ; on sait que ce sont toujours des petites gens, pour qui le grand monde ou la société n’ont jamais signifié que le devoir, le dénuement, la contrainte ou la mise au rebut de leurs rêves d’enfants, des petites gens que l’idée de s’accorder aux canons sociaux n’effleurerait même pas – et de toute façon, ils glisseraient sur eux comme de l’eau sur du cristal. C’est un trait que Dominique Mainard partage avec Paula Fox, autre auteur maison, lesquelles ont donc fini par occuper une place de choix dans le paysage éditorial, relais d’une littérature de haute tenue qui ne fore jamais le réel que pour en fouiller les abîmes, et parfois en extraire des parcelles d’espérance.

 

Dominique Mainard a un don. Ce don, elle le connaît – ne serait-ce que parce que la critique le lui rappelle souvent : celui de raconter des histoires. Un peu, d’ailleurs, comme on raconte une histoire à un enfant, le soir avant qu’il ne s’endorme. Mais le don s’adosse à un travail très minutieux, presque savant, sur la temporalité, l’enchâssement du récit, la manière de lui insuffler un rythme paradoxal, même et y compris lorsque aucune action ne s’impose ou n’éclate. Il tient enfin et surtout à l’extrême douceur où repose, non les dites histoires, mais la voix dont elles se servent. Si Dominique Mainard les lisait devant un public, ou si nous-mêmes les lisions à voix haute pour notre propre compte, le plus vraisemblable alors est qu’elles émergeraient dans un murmure, un souffle ou un susurrement. Mais de la même manière que l’onirisme qui taraude l’imaginaire de Dominique Mainard ne sombre jamais dans l’éther, le monde qui se présente à nous, suspendu, tout en latences, douceurs et fragilités, travaillé par une violence ravalée, ce monde habité par des êtres qui donnent l’impression de se donner la main et de n’œuvrer qu’au nom d’un dessein altruiste, unanime et pudique, est aussi d’une quotidienneté harassante ; c’est un monde où l’accord avec le réel n’est jamais acquis : un monde blessé. Et c’est dans ses blessures que se déploie l’écriture, non pour en panser les plaies (on ne le peut pas), mais parce que là seulement se niche l’humanité la plus authentique. Comme dans ses autres romans, et je pense au très beau Ciel des Chevaux, l’étrange est que la scène semble toujours se dérouler très loin, ou très haut, en tout cas très au-delà des codes sociaux, mais sans que ceux-là soient jamais totalement estompés : chacun les connaît, les admet sans doute, fût-ce avec réserve ou indifférence, mais tout le monde les contourne ; mieux : les ignore. On y traverse la vie concentré sur l’essentiel.

 

Mais je ne vous ai rien dit de l’histoire. Sachez alors et seulement qu’il y a une vieille tante qui s’en va, sans doute « pour  ne pas mourir devant eux » ; une vieille dame recroquevillée vers la terre dont « les souvenirs allaient et venaient en coulissant comme les billes d’un boulier chinois sur leur tige » ; un jeune homme, couvreur de profession, c’est-à-dire explorant le ciel par vocation, qui « s’étonne encore parfois d’être celui qui bouge sous le ciel et non plus l’enfant au-dessus duquel bougeait le ciel » ; et une jeune fille libre, rebelle, exemplaire, que le destin a placé au centre des trois autres. Il sera question d’amour, de promesses, de trahisons, de mensonges, de secrets, de cartomancie, de photographie, de solitude, de départs et de hasards, de la vieillesse et de la mort, de tout ce qui fait qu’une vie est une vie, et l’existence un long et douloureux et vain cheminement vers le bonheur. Souvent, on se demande comment tout cela finira, dans quel piège l’auteur finira par tomber – tout le monde y tomberait. Mais non, tout s’enchaîne, et toujours avec grâce, quoique sans se résoudre tout à fait, ou alors c’est une résolution trouble, une esquisse, à peine une promesse – dont on ne sait pas, ou plus, si la vie saura la tenir. Et en vérité, on en doute.

 

Dominique Mainard, Je voudrais tant que tu te souviennes - Editions Joëlle Losfeld
Article paru dans Esprit critique n° 76 – Fondation Jean-Jaurès, mars 2007

18 juin 2017

François Léotard - La mélancolie des méduses

 

 

Sur le fil de la vie

 

Il faut en littérature une certaine constance personnelle pour tenir de bout en bout le registre de la désespérance. C’est un registre que l’on ne choisit pas, et qui ressort bien souvent du premier mouvement de l’écriture. L’invocation de la nécessité, tellement courante et galvaudée dans les gloses contemporaines sur l’art, vaut pour ce registre bien plus que pour tout autre : sans jugement de valeur, sans volonté a priori, sans dessein échafaudé, débarrassée de tout souci du beau ou simplement du désir de séduire, elle est seulement ce qui tient la main de l’homme – et qui le fait écrivain. En vérité, seul celui qui écrit sait s’il est ou pas écrivain ; il le sait même avant de se mettre à écrire, qu’il y parvienne ou pas : il le sait parce qu’il se met à écrire. Le reste, les bavardages de salon, les décrets de la critique, ses sautes d’humeur, ses enthousiasmes outranciers et ses objurgations outrées, tout cela forme, au pire une subjectivité paresseuse, au mieux une opinion personnelle – et cela ne signifie évidemment pas que tout se vaut. Mais pour ce qui est de l’être-écrivain, il n’en finit pas et n’en finira jamais de nous échapper – y compris bien sûr aux yeux de l’écrivain lui-même, tant il n’existe en l’espèce ni règles, ni convenances, ni jurisprudences : le pire écrivain (entendez celui que nous aimons le moins comme celui dont on peut dire, calmement, que l’art court à l’échec) sera parfois plus proche de la quintessence littéraire que cet autre, dont nous aimons pourtant le style, le registre, la voix. Cela dit, le temps vient toujours où le doute n’est plus permis et où, au yeux du monde et de ses lecteurs, l’auteur de livres est devenu un écrivain – bon, mauvais, qu’importe : un écrivain.

 

J’évoque cette question de l’être-écrivain parce qu’elle se pose – injustement – envers ceux qui, avant d’écrire, furent connus de nous pour d’autres raisons, notamment politiques. De Gaulle, Churchill : leurs Mémoires témoignent d’un rapport intime, et remarquable, à l’écriture ; mais étaient-ils des écrivains ? Chateaubriand, Malraux, bien sûr ; mais ont-ils jamais été des hommes politiques ? Et Blum, un style, une élégance, une érudition ; mais point de romans à la clé. Il y avait Mitterrand, qui en eut le désir, l’ambition, le fantasme, et qui sans doute fut un de nos derniers grands lecteurs au pouvoir ; bien plus à l’aise pourtant dans la critique, et non sans style, que dans le roman. Giscard d’Estaing, mais ce fut un échec. Et puis il y a François Léotard. François Léotard est de ces personnages qu’on ne peut s’empêcher de contempler, lors même qu’ils sont au faîte de leur pouvoir politique, avec un certain sentiment d’irréalité. Comme si, quelles que fussent leur ambition d’alors et l’énergie qu’ils y consacrèrent, devait subsister l’impression, peut-être trompeuse, d’un décalage, d’un écart, presque d’une imposture ; mais une imposture de soi à soi : une façon de s’avancer sur la scène sans jamais donner l’impression d’y croire – et le sachant. Pour certains, c’est son cas, la vie politique aura fait le reste, et rejeté sur ses berges ceux qui s’étaient brûlés à ses astres ; et la vie aussi, et ce frère qui partit sans qu’aient pu être levés à temps les blessures et les quiproquos de la fratrie. Alors voilà : « La vie se met en route quand on la prend en charge », fait dire Léotard à Jean Bordin, le héros (très anti-héros) de ce roman-ci ; et le lecteur d’entendre (peut-être) que c’est de l’auteur qu’il s’agit en creux : jamais en effet nous n’avions eu à ce point l’impression que François Léotard s’était enfin trouvé, que sa vie s’était mise en route. Peut-être d’ailleurs cela paraîtra-t-il injuste, lorsqu’on sait les exigences d’une vie politique au niveau qui fut le sien ; pourtant, et au train où vont les choses, dans quelques années, il est loisible de penser que le nom de François Léotard évoquera peut-être d’abord celui d’un écrivain.

 

Mais venons-en au roman – et à l’intrigue, puisqu’il faut bien une intrigue afin de justifier le roman. Jean Bordin est ce que le jargon des services secrets qualifie de « méduse » : un agent dormant – celui, en l’occurrence, d’une officine occulte, le « n° 12 », dont le travail consiste à éliminer les ennemis de la nation. Le livre s’ouvre sur ce que constate un homme, de sa chambre d’un institut psychiatrique. Végétation, humains, objets, couleurs, ciel, nuages ou visages, qu’importe : tout n’est qu’environnement, neutralité, extériorité. D’emblée l’écriture est  blanche, sèche, rêche, brève, allusive, flottante, distante, instinctivement nue de tout pathos et, parce qu’elle le demeurera jusqu’au bout, profondément touchante. Ce n’est pas ce qu’il convient d’appeler une belle écriture : Bordin/Léotard, non d’ailleurs sans quelque complaisance ou concession au minimalisme de saison, ne recherche pas le style mais l’effet, non la figure mais l’entaille, le coup de canif. La réussite du livre tient tout entière à cette constance, au déroulement mécanique des émotions d’un homme qui semble ne plus être en mesure d’en avoir. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » : le personnage de Bordin pourrait en être une assez jolie illustration ; car comme tout être qui se brûle au rayon de la lucidité, il est avant tout de désespérance – c’est-à-dire aussi insensible à l’espoir qu’au désespoir : « Je n’ai pas reçu mon existence de face, comme un accident. Je m’y suis engagé de biais ». En fait, Bordin traverse l’existence comme une méduse viendrait mourir sur un sable dont l’essence même est d’être fangeux : « Sorti de l’eau, à côté des humains et de leurs cris, je me suis échoué sans le vouloir, au bord même de la vie ». C’est une lucidité dont il ne semble plus souffrir, pas même s’étonner, et sans que jamais aucun événement, aucune joie, aucune vague, aucune communion, aucune rencontre ne puisse venir l’entamer ; une lucidité que l’on pourrait croire atavique, si les premiers pas dans la vie n’avaient été entachés par le deuil : celui de sa mère prostituée qui le chasse de sa chambre d’enfance pour y accueillir ses clients de passage, celui de son père, torturé dans les alentours de Diên Biên Phu. S’il existe jamais des événements fondateurs, ceux-là en sont de suffisants, et justifient au passage cette manière flottante de traverser l’existence qui fait dire à Bordin : « Je sais ce qui m’a tenu vivant : la proximité constante de la fin ». 

 

Cette forme effroyablement léthargique de l’être-à-soi ne saurait être comprise comme une résistance au temps. Au contraire : l’assoupissement ontologique induit une insensibilité totale aux injonctions de la société, ses marottes, ses fantasmes. Accepter une mission, fût-elle criminelle, ce n’est pas autre chose que continuer de traverser la vie ; cela ou autre chose, peu importe : tout est réglé, tout se règle ailleurs. Assassiner Mladic, le général serbe ? « Pourquoi pas » – leitmotiv qui n’a pas même besoin de son point d’interrogation. Les fonctions officielles de François Léotard, au plus haut niveau hiérarchique des services secrets, lui furent vraisemblablement utiles, et teintent ce récit d’une vraisemblance qui ne va évidemment pas sans effrayer : la description de ce petit monde souterrain, échappant à tout contrôle politique, vivant sur les décombres de la morale politique, croissant sur le terreau du crime d’État et se fichant comme d’une guigne des chancelleries, a de quoi glacer le plus endurci des lecteurs de polars. Pour autant, le propos est loin de se limiter à cette partition diplomatique et paramilitaire – et c’est bien ce qui donne sa profondeur et sa nécessité au roman. Car qu’importe l’intrigue ; qu’importent les imbroglios avec ses alter ego allemands, américains ou israéliens ; qu’importent les histoires de femmes déguisées en agents, d’agents déguisés en femmes ; qu’importent, même, les conséquences du crime : seul ce que la vie a d’irréel, seuls l’écart dans lequel elle nous cantonne et la blancheur maladive dont la désespérance la pare sont, au fond, ce qui nous touche. Comme nous touche ce Bordin, que l’esquisse de quelques traits imperturbables suffit à dessiner, au travers d’une trajectoire personnelle qui s’apparente bien plus à une cavale perpétuelle qu’à une quelconque enquête. Derrière les grands mouvements officiels ou secrets de la planète, c’est tout une humanité qui court, s’épuise, s’esquinte et finalement s’échoue, sans qu’à aucun moment l’envie de juger ait affleuré. L’intrigue est touffue, complexe, proche parfois des ambitions d’un John Le Carré, mais elle ne serait rien, pas même intéressante, sans le regard de celui qui en est l’acteur. Or le regard de Bordin, désenchanté nous l’avons dit, atone, d’une neutralité de monade, cette distance sans prise, absolue, qu’il a avec lui-même, son corps, son avenir, sa raison d’être, est ce qui donne au monde qu’il traverse – le nôtre – sa teinte de gris absolu, son odeur de marée basse, son horizon d’incessant délitement. La narration même des scènes de crime constitue en la matière une petite leçon, tant jamais Bordin ne se départit de ce qui, loin d’être du flegme, n’est qu’une indifférence profonde et définitive aux sauts de cabris des humains, à tout ce qui fait qu’ils bougent encore et se figurent que cela a un sens. Reste un semblant, comment dire, non d’optimisme mais de révolte – mais l’un pourrait-il aller sans l’autre ? Quelque chose d’un semblant d’enfance, quand cette part de l’être restée crédule, ou disons sensible, aux possibles imaginables, domine les mouvements du cœur et indiquent les grandes directions à prendre. Dans le cas de Bordin, cette part d’enfance intarissable, ce dernier bastion du possible, de ce qui n’est pas encore complètement supportable, le dernier élan finalement, concentrera ses feux sur un certain Peter Hoffmeister, une « méduse » lui aussi, et au destin plus improbable encore que le sien : enfant miraculé de la guerre, fils d’un bourreau nazi, et apprenant sa judéité à l’âge où la vie déjà est faite. Bordin le cherchera partout, avec l’obstination de celui qui se cherche un frère, armé seulement d’un reste de foi instinctive, de cette foi déraisonnable qui vous souffle qu’existe encore, peut-être, un lien entre les hommes qui ne fût pas seulement de sang ou d’intérêt ; un dernier tremblé dans la succession des vies sombres et inexpiables. 

 

Bordin/Léotard ne stylise rien – ce qui, bien entendu, témoigne d’un souci stylistique – mais cette ligne de conduite témoigne avant tout d’une ligne de vie. Tant et si bien que les maladresses du récit (cette ponctuation parfois trop explicite, cette insistance à expliciter les sentiments comme par crainte que le lecteur ne les comprenne pas) sont dans l’instant digérées dans la complexion du narrateur. Lequel ne nous promet pas l’apocalypse mais un effarement muet ; non l’enivrement dans les ressources romanesques de la fragilité d’un monde, mais un dégrisement ininterrompu ; non une invitation au voyage, mais une acceptation lasse de ses règles communes. Aussi, à mi-parcours, Bordin peut-il se vanter d’avoir « acquis la légèreté qui permet de parcourir le temps sans [se] mettre à compter les jours » ; elle anticipe d’ailleurs sur une chute que nous aurions pu prévoir : « J’ai tout exploré, visité, inventorié, et je n’ai rien trouvé qui ne me donne l’envie de vomir ». Où s’esquissent à nouveau la voix et le visage de l’auteur.

 

François Léotard, La vie mélancolique des méduses - Editions Grasset
Article paru dans Esprit critique, Fondation Jean-Jaurès, mai 2005

7 juin 2017

Jack-Alain Léger - Le Siècle des Ténèbres / Le Roman /Jacob Jacobi

 

 

X se disant Jack-Alain Léger

 

Je dois à celle qui consent à partager sa vie avec moi d’avoir mis Jack-Alain Léger entre mes mains : jusqu’alors, je m’en défiais. Son nom dans mon esprit résonnait de bien trop de cabales, cabotinages et autres esclandres pour que je parvinsse à l’associer à la stricte littérature. Ce faisant, je tombais dans le piège que me tendait le Spectacle : je prenais la proie pour l’ombre, je regardais le doigt qui montrait l’objet sans même percevoir qu’il y avait objet, je dévisageais l’image et délaissais le texte. La réédition en un seul volume de ces trois romans vieux d’une quinzaine d’années vient à point nommé pour mettre un terme à mon aveuglement : il y avait finalement longtemps que je n’avais pas lu un de mes contemporains avec autant de jubilation.

 

Sans doute mon plaisir n’est-il pas exempt d’une forme de fantasme schizophrénique : nourrissant moi-même l’ambition de l’écriture, je ne pouvais pas ne pas entrer dans les raisons de Jack-Alain Léger, dont chaque roman est comme une invite à l’introspection du roman. Il faudrait d’ailleurs se demander si un écrivain est capable d’entrer dans l’œuvre de Jack-Alain Léger sans qu’un faisceau de projections plus ou moins avouables, plus ou moins assumées, ne se mette immédiatement en branle : d’office, son empathie est requise. Lire Léger, c’est en effet s’enchâsser dans l’innommable et mystérieuse machine à fabriquer du romancier. Son art tout entier repose dans l’exposition totale et secrète de ce duel avec lui-même, cette partie de poker avec les vrais/faux miroirs dans lesquels il vient se mirer – avant de se laisser envahir par une irrésistible envie de rire ou de vomir, selon l’humeur. Sûr de son fait et vraisemblablement de sa quintessence supérieure, JAL est ce gamin agaçant et surdoué du fond de la classe qui peut tout se permettre, y compris lancer des boulettes de papier mâché sur le grand tableau noir dans le dos de la maîtresse parce que, de toute façon, il sait qu’il sera incollable le jour de l’examen. Un grand gamin, donc, érudit, facétieux, libre comme on ne l’est plus, qui ne trouve rien de mieux à faire que de rire et pleurer de tout sans qu’on puisse trouver à y redire, et toujours sans contradiction apparente. C’est là aussi ce qui fait ce talent assez unique : nous laisser entiers, certes, mais comme désamorcés dans le halo d’une profonde incertitude : ce type est-il trop gai ou trop dépressif, faut-il prendre son hilarité au pied de la lettre, sa colère au sérieux, ses clichés ne sont-ils que des clichés, son lyrisme est-il sarcasme ou romantisme ? Habité par cette sorte d’allégresse insolente qui fut naguère le sceau d’un certain dix-huitième siècle, JAL dépoussière les échafaudages vermoulus de la correction littéraire en se jouant de la machine – donc de lui-même – dans un élan où l’on distingue aussi bien l’impossibilité à vivre que la jubilation à exister. Aucun tabou n’y résiste : puisque rien n’est permis dans la société puritaine, tout devient possible au dessein littéraire. Aussi nous faut-il désapprendre ce que nous savions de nos cours de littérature sans nous départir de ce que ces cours avaient de précieux. Léger nous agrége à ses marottes (et dieu sait s’il en a) mais désagrège ce qui nous faisait désirer les formes littéraires reconnues. Non content d’être l’auteur le mieux pourvu de France en pseudos et autres noms de scène, son plaisir, jubilatoire et tourmenté, est de les confondre dans un même corps, fût-il corps de texte – à nous de débrouiller l’écheveau.

 

Ce qui est certain, c’est que l’homme doit rudement souffrir pour être aussi habile à nous faire rire. La désespérance esthétique du bobo qui triomphe sur le marché extensible des bons sentiments trouve ici son maître : le désespoir impraticable de celui que le monde contraint au haussement d’épaule. L’humaniste conséquent est au fond celui que le destin de l’Homme finit par faire rire, car il sait bien que c’est en toute conscience, fût-elle docile et manœuvrée, qu’il court à sa perte. Reconnaissons en effet que son acharnement à choir n’est pas exempt de burlesque, pour peu que l’on sache n’accorder à sa propre existence que ce qu’elle mérite.

 

Allongé sur le divan drolatique d’une lacanienne un tantinet systématique (Le siècle des ténèbres), dévoré par les affres concrètes d’un amour transi sur fond de noirceur à l’eau de rose (Le roman) ou bon nègre d’un prix Nobel de la paix en quête d’honorabilité littéraire (Jacob Jacobi), le personnage des romans de Jack-Alain Léger (car il n’y a, tout bien mélangé, qu’un personnage) offre le condensé brillantissime de l’homme d’esprit qui s’immerge dans le monde tout en donnant l’impression de danser à sa surface, un peu à la façon d’un jazzman. Un papillon agite ses ailes à l’autre bout du monde ? La fiction de JAL s’enrhume. Car l’homme est hypersensible, impuissant à dominer les affects qui le terrassent, et pareillement intolérant à l’attitude de ceux qui, armés de leur seule fleur bleue, repeignent le monde aux couleurs d’une carte postale pour publicitaires trentenaires et hâlés. Nos écrivains colériques s’engagent, exhortent, objurguent, lui ridiculise ces vices que nous avons parés des atours de la vertu et les écrabouille afin de leur rendre leur vraie (in)consistance : celle de la confiture donnée aux cochons. Le registre n’est pas celui des déclinologues à l’esprit de sérieux, mais celui de l’honnête homme qui, accablé par tant de vulgarité, s’en va plaider sa cause à Venise : l’émeraude des canaux y sera toujours moins plate et moins morne que les rêves des hommes sous influence.

 

Le microcosme des lettres, où il faut aussi bien inclure les éditeurs, les chargés de com’ et les critiques que les écrivains eux-mêmes, est bien gêné aux entournures. Il faut dire que Léger, virtuose en dissimulations, ne cache pas grand-chose des tribulations de notre petit monde. La désespérante ironie où il s’en va puiser son encre charrie un sentiment de liberté qui n’a plus cours aujourd’hui, tant la profitabilité, l’outrance médiatique, le copinage et les renvois d’ascenseur suffisent à étayer la profonde aliénation du milieu. JAL, qui se fout comme de sa première chemise d’être sympathique, pulvérise avec une joie généralement attribuée aux lutins lubriques les codes de reconnaissance des mœurs traditionnelles, les snobismes jargonnants des chapelles théoriciennes et les petits impensés réflexes de l’homo mercantilis, toutes choses par ailleurs présentées comme autant de manifestations de la bonne foi, du bon sens et de la morale universelle. Bref, la loi du milieu. Le compte-rendu, dans Le siècle des ténèbres, d’un colloque post-structuraliste sur Dante est à cet égard parfaitement hilarant, et achève de ridiculiser ce qui, au fond, fait mourir les lettres : l’immersion dans la fantasmagorie pornographique de l’image, du business et du népotisme mandarinal. D’aucuns, pontes accrochés à quelque rente officielle, s’empresseront de livrer en pâture le populiste, le démagogue, l’anti-moderne, que sais-je encore : notre ami n’aura guère de mal à démontrer que l’accusation permet surtout d’éluder la question.

 

D’insister ainsi sur la fantastique vague de fraîcheur et de liberté qui porte la démarche de l’écrivain ne doit pas pour autant conduire à négliger l’exceptionnelle richesse du romancier. Le naturel apparent avec lequel le lecteur fait sienne l’existence des personnages et plonge dans les affres du narrateur serait impossible sans un talent peut-être inégalé dans nos contrées. Car il y a un lointain parfum d’Amérique, non seulement dans cette jubilation permanente à éprouver sa propre liberté et à la confronter au monde tel qu’il va, mais aussi dans ce goût de l’histoire bien cadencée, de l’incipit bien ficelé, du contrepoint désynchronisé, de l’acerbité sociale. JAL n’aime rien mieux que faire tanguer le navire amiral des petites tyrannies, des barbarismes en vogue et des inconscients oublieux. Tant et si bien qu’on en vient à se demander quel registre peut encore lui échapper, lui qui n’a pas son pareil pour embrasser l’ensemble des dispositions humaines identifiées comme telles. Pas un sentiment que JAL n’ait décortiqué, pas une angoisse qu’il n’ait fréquentée, pas une bassesse commune qu’il n’ait goûtée. Attendez-vous donc à un lumineux exercice de virtuosité. Mais une virtuosité débarrassée de toute tentation exhibitionniste et de tout tape-à-l’œil ; rien de clinquant ou de tapageur, aucune quincaille, aucune graisse : nous ne sommes pas dans un master class. Nous sommes devant une virtuosité qui se serait comme imposée à l’auteur, qui lui aurait pour ainsi dire préexisté. Jack-Alain Léger vibre d’une humanité bien trop déchirée pour nous livrer un plat froid. Disons-le tout net : jusqu’à ce jour, j’avais toujours pensé que Philip Roth ne pouvait être qu’américain.

 

Jack-Alain Léger, Le Siècle des Ténèbres / Le Roman / Jacob Jacobi
Préface de Cécile Guilbert

Paru dans Esprit Critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès - n° 70, mai 2006
[Jack-Alain Léger s'est donné la mort le 17 juillet 2013]

31 mai 2017

Fabrice Lardreau - Un certain Petrovitch

 

 

Spiderman, ou le malaise du quadra

 

Oubliés, les grands froids climatiques et métapolitiques de Nord absolu, son précédent roman paru chez Belfond : c’est au pesant engourdissement des mœurs contemporaines que Fabrice Lardreau s’attaque avec Un certain Pétrovitch, roman qui, sous des allures autrement légères, n’en cultive pas moins un égal scepticisme quant à l’état de ce pauvre monde où nous errons, vaille que vaille.

 

Intégrité oblige, il importe de signaler que j’avais connaissance de longue date de cette intention, Fabrice Lardreau ayant été l’un de mes complices sur le blog des « 7 Mains » (clos depuis longtemps, mais intégralement en ligne), où il expérimenta ce projet littéraire au prétexte assez original. Car si le propos fait depuis longtemps le suc de la littérature mondiale (en gros : les affres d’un individu moyen dans une société moyenne), son traitement ne manque, lui, pas de sel.


Patrick Platon Pétrovitch (c’est son nom) est un rond-de-cuir des plus ordinaires : effacé, docile, méthodique et routinier. Employé comme comptable au sein d’une Fédération sportive, il ne montre dans son emploi pas plus de talents qu’il ne brille dans sa vie par sa personnalité. Reste que la banalité de ce que nous sommes en plein jour ne peut pas ne pas nous tarauder au beau milieu de la nuit – pour peu, bien sûr, que nous ne soyons pas absolument dépourvus de cervelle ni de conscience : c’est un bienfait du fantasme que de nous aider à lutter contre ce qui ne peut pas, à un certain moment de notre propre existence, ne pas nous apparaître comme de la médiocrité. La quarantaine semble un âge idéal pour fomenter ce genre de sentiment dubitatif, mais nous y reviendrons. Depuis que Pétrovitch, au cours d’une adolescence entièrement vouée au rock (presque) dur et après avoir échoué à rejoindre John Bonham (Led Zeppelin) au panthéon des batteurs de légende, a lu Le Manteau, la nouvelle de Gogol, il faut dire que son existence s’est comme soudainement éclairée. Et, à l’instar du personnage de l’écrivain russe, il va lui-même passer sa vie à chercher son propre Manteau, comprenez son graal, son talent ultime, le sens de la vie, bref les obscures mais transcendantes raisons à même de justifier son passage sur terre. Qu’on se le dise : Athènes avait Thésée, le monde contemporain aura Pétrovitch, alias Spiderman. À chacun sa Révélation. Ce qui n’ira pas sans mal, vous imaginez bien, l’utilitarisme et le consumérisme du temps se mariant assez mal avec un aussi romantique projet.

 

Je vous laisse découvrir les innombrables gags, facéties et autres clins d’œil appuyés dont regorge cette histoire menée tambour battant – notre homme faisant davantage penser à Gaston Lagaffe qu’à l’athlétique et surpuissant Spiderman. Mais Lardreau rit-il aussi franchement que cela ? Et de quoi rit-il, d’abord ? De nous, de lui. De la misère spirituelle du temps, de nos servitudes volontaires, de la lourdeur des héritages sociaux et de la frénétique vacuité des emplois humains – Montaigne parlait de « vacations farcesques. » Le lisant, j’ai souvent pensé au Front russe, de Jean-Claude Lalumière (autre cheville ouvrière des « 7 mains »…), paru il y a un peu plus d’un an : là aussi, il était question d’un quadragénaire un peu perdu dans son temps, porté à la dépréciation de soi, nostalgique d’une certaine grandeur comme le personnage de Lardreau peut se montrer désireux de sublimer sa condition sociale. Le loser de Lalumière nous faisait rire par l’application qu’il mettait à s’intégrer et par sa manière concomitante de démissionner du conflit social : chez Lardreau, l’anti-héros qui se rêve en super-héros nous fait rire par son inadaptation, sa maladresse, son esprit de sérieux, l’hénaurmité de ses ambitions en regard de ses moyens réels. Serions-nous donc face à une sorte de syndrome générationnel ? Je ne suis pas loin de le penser. Je ne suis pas loin de penser, en effet, que quelque chose a pu se développer dans les traces ou les parages d’un Houellebecq, quelque chose qui aurait trouvé dans l’arme de l’autodérision, du sarcasme doux-amer et du détachement sceptique, une façon de répondre aux quolibets du monde et de mettre en forme son relatif désarroi. La masculinité, l’autorité, le renouveau du féminisme, la paternité, le couple, le sexe, la réussite sociale et ses conformismes, l’empire des diktats sociaux et culturels : autant de sujets auxquels se confrontent aujourd’hui les hommes de la quarantaine, enfants de 68 et de son retour de bâton, du matérialisme triomphant et de la défection idéaliste, héritiers malgré eux d’un modèle patriarcal qui a du plomb dans l’aile (ce dont ils ne peuvent pas ne pas se féliciter, mais qui les accule à inventer d’autres espaces, une autre temporalité où poser leur individualité – j’allais dire à repenser la carte de leur nouveau territoire.)

 

Ces conditions socio-historiques ont entraîné une sorte de dépoétisation générale du monde, dépoétisation à laquelle l’individu conscient (et artiste) ne peut pas ne pas réagir. Fabrice Lardreau le fait, donc, à sa manière, sans prétention ni affèterie, au détriment peut-être d’un style dont l’imparable efficacité se paye parfois d’un défaut de patte ou de texture, et que j’aurais aimé, pour le coup, peut-être un peu moins contemporain, mais arc-bouté sur une composition très astucieuse, pleine d’esprit, d’acuité, de drôlerie, dont on retiendra d’abord l’indiscutable talent narratif. On lira donc ce Pétrovitch d’une traite ou quasi, en pouffant et en s’esclaffant, mais en sachant bien que ce rire-là n’a rien d’innocent – qu’il est, aussi, la politesse d’une certaine désespérance.

 

Fabrice Lardreau, Un certain Petrovitch - Editions Léo Scheer
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 34 

29 mai 2017

Fabrice Lardreau - Nord absolu

 

 

Le refroidissement de la planète

 

Certains livres nous saisissent par leurs sujets, leurs personnages, la profondeur de leur champ, l’étrangeté de leur inspiration, de leur construction ou de leur style, que sais-je encore. De Nord absolu, sixième roman de Fabrice Lardreau, on sort en emportant autre chose, quelque chose d’incertain, cru et impressionniste, qui tient sans doute à cette manière singulière qu’il a de mener le récit en le maintenant sur les marges du réalisme, juste avant qu’il ne verse dans l’onirisme. Un climat, donc, et pas seulement celui de cette « République du Nord » dont on ne se défait jamais tout à fait des émanations lacustres, crayeuses, toujours un peu réfrigérantes. Là d’ailleurs est peut-être le propre du talent de Fabrice Lardreau, cette minutie mêlée de concision qui lui permet d’installer quelque chose d'englobant et d’exciter la sensation avant même de requérir un travail de lecture.

 

Travail pourtant nécessaire, car les choses sont (toujours) plus complexes qu’il y paraît, l’auteur prenant un (malin) plaisir à laisser voguer les incertitudes, à déjouer et entremêler les identités, au gré d’une construction romanesque qui ne manque pas d’ambition. Pour ce qui est des faits, l’on sait finalement assez peu de choses, à moins que nous n’ayons d’autre choix que de les laisser nous perdre. On sait qu’il fait froid, d’abord, sensation étrangement enveloppante qui ne nous quittera pour ainsi dire jamais. Que la tentation démagogique fait son oeuvre et qu’un de nos personnages (peut-être un peu trop explicitement dénommé Paul Janüs), n’y est pas complètement insensible. Qu’un autre, héros de la nation depuis qu’un attentat l’a assis dans un fauteuil roulant, semble recouvrer un peu le sens de l’existence en partant à la recherche de son voisin disparu. Qu’il est quelque part, au nord, un peuple proche et lointain que le pouvoir central est bien décidé à traquer. Et qu’enfin une peur sourde, ouatée, ceinture et alanguit les esprits. Ici Lardreau est excellent, qui sait nous faire sentir une peur sans objet précis identifié ni dicible, ce genre de peur qui ne trouve aucune libération dans son énonciation parce qu’elle émane aussi des individus eux-mêmes, de leurs attitudes, de leurs mouvements comme de leurs silences. 

 

Les pérégrinations des uns et des autres fournissent donc le prétexte à une traversée du pays et de ce « monde inconnu » peuplé de      « nordas » que le pouvoir central accule à la misère. Laquelle, comme l’écrivait Hugo, et pour peu qu’elle soit « chargée d’une idée, est le plus redoutable des engins révolutionnaires. » Explosive, donc, comme elle le sera ici, et littéralement, au terme d’une projection politique qui apparaîtra parfois comme le talon d’Achille du roman. L’esquisse d’une dictature à obsession ethnico-écologique n’est pas une mauvaise idée en soi, cela va sans dire. « Dans l’Age d’Or », est-il écrit, « on devait vivre en harmonie avec le monde et les    saisons : l’heure solaire avait été restaurée, les colorants bannis et l’usage des plantes imposé » : voilà qui jette une lumière à tout le moins sceptique sur quelques uns des tropismes de notre temps. Mais cette projection un peu imprécise dans un futur indéterminé s’aligne sur trop de traits caractérisant notre présent, ce qui incommode parfois notre voyage dans le futur. C’est d’ailleurs dans ces moments que le style de Fabrice Lardreau perd un peu de sa suggestivité pour se teinter d’accents trop actuels dont on peut regretter, même si l’on en comprend bien la fonction documentaire, qu’ils affadissent ou normalisent un récit à bien des égards original. Prévention qui disparaît totalement dans les dernières dizaines de pages du roman, dont on sort en se disant que l’auteur aura réussi à nous manipuler jusqu’au bout, habitant ses personnages, parvenant à les relier à une histoire pleine de replis, de chausse-trapes et de complots, résolvant enfin et sans bavure cet étrange périple dans le froid programmé de l’avenir.

 

Fabrice Lardreau, Nord absolu - Editions Belfond
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009

11 mai 2017

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent

 

 

Virginie Troussier ou l'empire de la sensation

 

Virginie Troussier est de moins en moins romancière et de plus en plus écrivaine : voilà ce que j'ai spontanément songé en commençant ce nouveau texte - au titre si beau, soit dit en passant, qui mêle à une impression sensible et terrienne une sorte d'onirisme incandescent. Son livre précédent, Envole-toi Octobre, témoignait déjà, fût-ce entre les lignes mais avec une force drue et singulière, des mobiles de son écriture : il ne s'agissait ni de (se) raconter des histoires, ni d'inviter à la réflexion, pas plus que de s'amuser avec la langue - quoiqu'elle entretienne avec elle un rapport concret, physiologique -, mais d'essayer de saisir ce qui la faisait telle qu'elle était, mais d'explorer les origines non de la vie mais de son être propre ; d'écrire comme pour trouver, dans le temps même de l'écriture, le grand air dont elle éprouve tout l'impérieux besoin.

 

Le grand air : la transition est toute trouvée pour qui veut évoquer l'oeuvre de Troussier. Nous la savions skieuse de haut niveau, voilà que nous la découvrons louve de mer : plus que jamais écrivaine et femme de la sensation. D'une certaine manière, on pourrait d'ailleurs considérer que tous ses livres n'ont de cesse de dire et clamer la chose - et à nouveau dans celui-ci, donc : « Nous ne connaissons et nous ne sommes vraiment rien d’autre que ce que nous sentons. » C'est un quasi leitmotiv auquel nous pourrions la résumer, à quoi au moins il serait loisible de rattacher tous ses textes. Si bien qu'il n'y a jamais le moindre désir de jeu entre Virginie Troussier et son personnage d'écrivain, pas la moindre dissociation de personnalité, jamais la moindre imposture. À bien des égards son écriture et son travail semblent relever d'une sorte d'éthique de la vérité. Elle dit très bien d'ailleurs de ce nouveau texte qu'elle avait à coeur de « fixer cette histoire une fois pour toutes », consciente que ce qui adviendrait ensuite pourrait en « ternir l'éclat » et avertie du fait que « la littérature fait briller les instants passés » et leur fait courir le risque du « lustre ». Écrire semble toujours pour elle être le seul moyen dont elle dispose pour que les choses de la vie ne cessent jamais de briller. Comme si la passion viscérale qu'elle éprouvait à vivre lui faisait redouter l'oubli de l'unicité de chaque instant. Comme si, à vivre ainsi qu'elle le faisait, c'est-à-dire entièrement, individuellement (et pour peu que le mot soit délesté de sa valeur morale, on oserait presque dire égoïstement) lui faisait redouter, avec l'âge et le temps, que les choses s'évaporent. Ce nouveau récit confirme ce qu'il m'avait semblé entrevoir dès Folle d'absinthe, son premier roman, à savoir que Troussier cherche à thésauriser les sensations et les sentiments pour neutraliser autant que possible la perspective mélancolique, et au fond assez funeste, de leur effacement programmé. 

 

C'est là une logique implacable qui, comme écrivain, m'intéresse au plus haut point : quand j'ai tendance, moi (mais la chose vaut pour nombre d'auteurs), à ne réagir qu'après-coup, autrement dit à devoir plonger dans le souvenir - donc, peu ou prou, dans la nostalgie - pour tenter de revivre ou de faire revivre un temps vécu, Virginie Troussier s'acharne à en noter aussitôt, et pour ainsi dire en le vivant, l'empire et la densité. Cet acharnement a tout l'air d'une discipline. À ceux qui, comme dans la chanson, s'efforcent de fuir le bonheur de peur qu'il se sauve, elle pourrait répondre en somme qu'il faut au contraire ne pas hésiter à le vivre mais à la condition expresse de le mémoriser dans sa chair, d'en conserver matériellement ce qui en fait le caractère unique et indestructible. Et la chose bien sûr vaut aussi pour les coups durs, les mauvaises passes, toutes ces saisons que le coeur traverse avec un sentiment d'incomplétude, d'ennui ou de vacuité.

 

Dans tous les cas, cela pose la question du corps et, tarte à la crème s'il en est, de son "dépassement". Mais ce qui est intéressant chez Virginie Troussier, c'est que le dit dépassement n'induit ou ne dit rien en lui-même. Ce n'est pas un jeu, ce n'est pas un sport, ce n'est pas même une discipline à laquelle on se plierait par habitude, hygiène mentale ou désir de progresser, mais une nécessité quasi métaphysique. Aller plus loin, oui, pas pour reculer je ne sais quelle limite physique ou mentale mais parce que là reposeraient, dans l'épreuve, dans la peine, voire dans la douleur, les conditions nécessaires à l'exhaussement de la beauté, de la plénitude, peut-être du bonheur. Il y a du mysticisme dans cette manière qu'elle a d'éprouver son corps, de le jeter contre les éléments, parfois au risque de la vie. L'adrénaline assurément doit bien avoir son rôle à jouer, toutefois l'intention est aux antipodes de la notion de spectacle ou d'exploit. Il s'agit bien, à chaque fois, de s'éprouver vivant. D'aller chercher au bout, tout au bout de soi, la sensation de la vie, la joie pure et démonstrative de sentir tout ce qui vibre en soi, palpite, hurle, pleure et rit. Or il faut bien pour cela, si ce n'est la côtoyer, au moins taquiner la mort. Ainsi, alors qu'une avalanche dans les montagnes du Vercors aura bien failli lui coûter la vie, elle note : « Je n’avais donc jamais été aussi vivante qu’au moment où j’étais presque morte. » 


Tout ramène toujours aux sensations, au recul de ces limites qui lui font éprouver l'entièreté et l'intégrité de la vie, et à cette dimension assez métaphysique, donc, qui la pousse à rechercher partout l'instinct vital et de survie. Elle a ce mot très joli lorsque, du côté de Tarifa, c'est la noyade qui cette fois la guette : « J’eus le temps de penser à Virginia Woolf qui entra dans l’eau avec des pierres dans les poches pour ne plus jamais en ressortir. J’observai mes mains se parer d’écailles bleutées et brillantes, je portais partout sur ma bouche un parfum qui m’était familier, ce parfum devint de plus en plus exaltant, à mesure que je sentais mes poumons devenir branchies. Cette odeur ressemblait à un poème appris avant de naître. »

 

Mais la passion bien sûr serait incomplète si l'amour n'y avait sa place... Et si nous passons d'Espagne en Bretagne et de Paris en Vercors, c'est toujours dans le halo d'une passion amoureuse que l'écrivaine aussi veut fixer, comme elle fixe tout le reste. Mais l'amour est-il la passion des passions ? Le lien qui unit la narratrice à Billy, marinier authentique, irréductible et contemplatif, lien aussi serré que, précisément, un noeud de marin, tient aussi à cet amour total, d'une pureté presque innocente pour les éléments. Comme si l'amour, finalement, était une manifestation parmi d'autres de la nature : il y a la mer, il y a la montagne, le vent et le sel, le froid et la chaleur, et il y a l'amour. À réagir aux moindres vibrations de ce qui l'environne, Virginie Troussier, peut-être sans en avoir pleinement conscience, finit par développer une sorte de panthéisme athée, où l'esthétique devient leçon de choses et chemin de vie, ce que je n'avais pas perçu à ce point dans ses précédents ouvrages. Et finit par donner avec ce texte (peut-être insuffisamment édité, ce sera là ma seule réserve) une leçon de vie et de dévoration particulièrement opportune en notre époque souvent démoralisante et en ce monde volontiers mortifère.

 

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent
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10 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe


Lalumière et la poussière

Concédons que son professeur de mathématiques, qui gourmandait le jeune Lalumière en assénant qu’il n’en était pas une, nous a un tantinet précédés dans le registre de la vanne éculée – et on s’est retenu... L’auteur devra sans doute s’y résigner, ce à quoi maintes louanges l’y aideront assurément, dussent-elles abuser du poncif lumineux. Nous avions à ce propos déjà signalé la parution en son temps de Blanche de Bordeaux, petit polar bien ficelé aux évocations régionales joliment désuètes (Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008) : prometteur, le livre n’en souffrait pas moins d’être corseté par le cahier des charges spécifique aux éditions du 28 août. Contraintes dont ce roman-ci est enfin libéré, l’allusion drolatique et l’observation mordante s’entrelaçant avec réussite en une humeur plus nocturne qu’il y paraît parfois.

Car d’une certaine manière, Le Front russe a quelque chose du roman de l’ennui. De l’ennui occidental et contemporain, s’entend. Celui où sombrent les hommes quand leur environnement n’est plus tendu que vers la réalisation d’un idéal de conformité. Ainsi notre narrateur va-t-il entrer dans la vie active comme apprenti diplomate, non, hélas, pour courir le monde, comme ses lectures d’enfance du magazine Géo le lui avaient fait espérer, mais comme aspirant bureaucrate dans une enclave du Quai d’Orsay – « confondu avec un quai d’embarquement. » C’est cette enclave, le bureau des pays en voie de création, section Europe de l’Est et Sibérie, que le jargon désigne comme le front russe. Foin d’épopées et d’explorations, foin d’ors et de dorures : ledit bureau est d’abord un réceptacle de tout premier choix pour les névroses du temps, avec son chef excentrique, ses fonctionnaires ruminants et son sympathique maniaque – lequel classe les dossiers « en fonction de la couleur de la peau des habitants. Les plus clairs pour l’Europe de l’Est, les plus foncés pour le Moyen-Orient et les jaunes pour l’Asie. » Ce ne sont donc pas les dangers de la terra incognita que courra notre petit nouveau gorgé d’histoires et de voyages autour de la terre, mais ceux de la complexité sociologique et administrative de la modernité, lors même qu’il aurait pu s’agir de représenter l’Etat « jusque dans des endroits où les habitants se soucient de la République française comme de leur premier étui pénien. »

Quiconque a la nostalgie, fut-elle rétroactive, des années 1970, sera enchanté par cette escapade en désuétude goguenarde. Quiconque a connu les services à café en Arcopal blanc qu’Esso échangeait contre notre fidélité, quiconque se souvient du « motif végétal rococo postmoderne Vénilia – collection 1972 » qui tapissait les murs de l’époque, quiconque a vu son père ou sa mère s’entailler le pied sur un Lego mal rangé ou assisté impavide à la naissance de Rondò Veneziano (même si « c’est vrai que tout n’est pas bon dans Beethoven »), ne pourra manquer de contempler tout ça, et, au passage, de se contempler un peu soi-même, non sans quelque modeste ironie. C’est que Jean-Claude Lalumière, qui n’est pas sans raison créateur de fictions radiophoniques, n’a pas son pareil pour révéler les couleurs de cette déjà lointaine époque. Il le fait en écrivant avec son temps (parfois un peu trop), avec ce côté pince-sans-rire, concentré sur la sensation, un peu taiseux, avec ellipses et sans phrasé. Heureuse concision des esprits las, si l’on peut dire. Mais las de quoi ? Peut-être de cette poussière qui se dépose sur nos godasses et s’éparpille sur une existence que nous peinons à maîtriser, de l’impression d’être embringué dans les tournoiements de la vie, de l’amour, du social. « C’est sans doute ce qui cloche chez moi, il me manque la colère », est-il écrit vers la fin du livre : c’est pourquoi l’on ne saurait lire le Front russe à la seule aune de son impayable drôlerie. La chose est présente d’ailleurs dès les premières pages, le narrateur comprenant que ses rêves d’enfant étaient à jamais avortés. « Et que ne sus-je, au moment opportun, transformer cette imagination, ce rêve d’autre part, en une aspiration plus grande, en un terreau plus fertile » : pas même de point d’interrogation final. 

Difficile toutefois de ne pas rire tout du long. De ce Gaston Lagaffe dont la place n’est franchement pas au Quai d’Orsay, et plus encore de ce que tout cela nous renvoie des hommes, de la frivolité de leur sérieux, de l’étroitesse sociale de leurs ambitions, de ce sentiment d’irréalité qui préside parfois à nos vies. Disons que c’est l’inconscient houellebecquien de ce livre, mais d’un Houellebecq qui aurait pris le parti d’en rire. Même un Philippe Muray n’aurait assurément pas détesté cette petite tranche de rigolade découpée à même la bonne chair épaisse de la société festive (« le pot est au monde du travail ce que la boum était à notre adolescence »), notamment l’épisode, assez délicieux, de la « marche des fiertés diplomatiques », pride étatique censée redorer le blason de notre politique extérieure. Chacun en tout cas trouvera matière à s’esclaffer. Pour ma part, je ne me lasse pas de cette scène, d’ailleurs peut-être la moins « littéraire », où le narrateur expose avec une complaisance coupable mais ô combien jouissive les ultimes incartades d’un pigeon à l’agonie, sous ses yeux et ses fenêtres : son martyre donnera lieu à un désopilant échange de courriels avec les services de l’entretien – suivi de l’enlèvement de la bête par lesdits services, non moins désopilant. L’on comprendra d’ailleurs d’autant mieux la compassion du narrateur pour l’infortuné volatile si l’on accepte d’y voir une métaphore de sa carrière, dont tout semble venir contrarier l’envol. Et même en amour, cela ne va pas, le narrateur étant moins souvent colombe que pigeon, voire dindon de la farce. Cette jeune femme rencontrée par hasard, ce premier soir lui-même très hasardeux, et eux qui n’ont rien à se dire, ou pas grand-chose. Question de distance. Pas seulement entre deux êtres, mais entre le narrateur et le monde même. De cette sorte d’extériorité qui ne fait rien prendre au sérieux, mais tout au drame. Et la pauvre Aline (« j’avais envie de crier son nom »…) en fait les frais avec lui, elle, si pauvre en spiritualité, lui, si taraudé par l’étrangeté de tout : « Entendre Aline maugréer annihilait l’enchantement du panorama. C’était comme écouter des lieder de Schubert en mangeant des Krisprolls. » Sa bonne volonté n’y suffit pas, ne tarit rien de la source étrange où naissent les impressions. Quitte à ce que notre antihéros ruine lui-même ses propres efforts. Ainsi après une petite promenade sur les hauteurs : « Elle avait les orteils rougis par l’échauffement. La première image qui me vint à l’esprit en les regardant fut une barquette de chipolatas préemballées. J’aurais dû me garder de lui dire. » Mais qu’en faire d’autre, lorsque l’image s’impose à un personnage aussi peu sûr de lui ? aussi désarçonné par la relation à l’autre ?

Le plaisir que l’on prend à lire Le Front russe, immédiat, irrésistible, pourrait être comparé à celui que procure la dégustation d’un assortiment des meilleures confiseries. Mais celles d’antan : rien de chimique là-dedans, que du bon sucre roux à l’ancienne. Le sarcasme mâtiné de pudeur, la facétie teintée de langueur, la férocité du trait, la vivacité de la repartie, des enchaînements, confèrent à ce roman une efficacité légère et distrayante. Quelques sillons à peine tracés laissent toutefois entrapercevoir une dimension plus intimiste, plus sensible et moins immédiatement cocasse : je ne doute pas que Jean-Claude Lalumière saura, à l’avenir, les creuser davantage, histoire de révéler ce qui se cache toujours derrière les apparences. t 

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