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Marc Villemain
15 décembre 2016

Elisabeth de Fontenay - Sans offenser le genre humain

 

 

De l'exception humaine à l'animal
que donc je suis

 

Depuis 1998 et la parution de son livre Le Silence des bêtes (La philosophie à l’épreuve de l’animalité), Élisabeth de Fontenay occupe l’espace assez incommode d’une philosophie qui s’emploie aussi bien à réfuter un certain confusionnisme zoo-anthropologique qu’à battre en brèche le « confortable invariant philosophique » du propre de l’homme. L’époque n’ayant que faire du juste milieu et se laissant plutôt dominer par des discours qui aiment à se proclamer en rupture, Élisabeth de Fontenay se retrouve donc, non au milieu du gué, mais au centre d’une querelle où elle se désole de voir s’affronter défenseurs de la cause animale et tenants de l’humanisme théorique, sans que jamais les uns et les autres n’acceptent de considérer une autre position, la seule viable sans doute, qui permette de tirer toutes les leçons d’un matérialisme rigoureux mais soucieux de ne jamais offenser le genre humain.

 

Pour ce qui est du lien entre les bêtes et les hommes, la messe est dite depuis Darwin au moins, et mieux dite encore maintenant que nous connaissons les enseignements de la génétique, de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie : « Nous ne pouvons plus désormais, sauf à accepter que la réflexion philosophique le cède à l’enflure rhétorique, opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal. » Il est difficile en effet de ne pas songer au « fait, tellement déstabilisant pour la métaphysique du propre de l’homme, que nous partageons 99 % de gènes avec les chimpanzés », et qui à lui seul pourrait justifier que l’on soit « pris d’un fou rire en se rappelant la succession des signes immémoriaux et irréfutables de la différence anthropologique, et en constatant la retraite à laquelle les avancées des sciences du vivant condamnent la sacro-sainte différence humaine.» Il reste que ces découvertes, qui recèlent de prodigieuses et prometteuses richesses quant à ce que nous avons encore à apprendre, et des hommes, et des bêtes, ne saurait réjouir en soi, comme pourraient y être tentés certains anti-humanistes naturalistes un peu trop zélés. C’est là que réside toute la sagesse, et toute la puissance de la réflexion d’Élisabeth de Fontenay, qui préfère s’en tenir à une « anthropologie négative », et qui a mille fois raison de se satisfaire que l’homme, cet « étant qui ne peut ni ne doit être défini », demeure une « énigme ontologique ». Si elle confirme et enracine dans ce nouveau livre son adhésion au « parti des animaux », elle n’en maintient donc pas moins, et « avec fermeté », une « décision [qui impose de disjoindre deux interrogations hétérogènes, celle de l’origine de l’homme et celle de la signification de l’humain. » De quoi congédier les délicats fantasmes du fondement et de l’identité, comme elle l’écrit de très belle manière : « Tentez donc, sans frémir, de vous prononcer sur la nature de l’homme ou sur la signification de l’humain : nous sommes défaits au plus intime de notre ascendance et de notre postérité. »

 

Il faut dire qu’en dix ans, le débat a pris de l’ampleur. Aussi Élisabeth de Fontenay est-elle conduite à en étayer le versant plus proprement juridique, voire politique. Et se voit-elle acculée à fondre sans plaisir sur certains penseurs de la cause animale, dont « l’utilitarisme zoophile » consiste par exemple « à faire des comparaisons entre certains hommes dépourvus des caractéristiques communément tenues pour humaines et certains animaux auxquels ne manque que le langage articulé. » Est visée ici Paola Cavalieri, qui se sentit autorisée à écrire que « les handicapés mentaux, les demeurés, les séniles » sont des « êtres humains non paradigmatiques », à la seule fin de justifier que les animaux disposent au moins des mêmes droits qu’eux. Et plus encore Peter Singer, théoricien antispéciste de la « libération animale », pour lequel tous les êtres sensibles sont de ce seul fait moralement égaux. Pour ne rien dire évidemment des « pitoyables facéties de l’art bio » et de l’un de ses maîtres, Eduardo Kac, représentant d’une école qui se croit visionnaire au point de vouloir oeuvrer à l’émergence d’« organismes artistiquement modifiés », ce qui permettrait, comme y aspire Jens Hauser, d’« augmenter la biodiversité de la planète en inventant de nouvelles formes de vie. » Ces fantasmes new age trouvent d’ailleurs déjà quelques incarnations de très haute valeur universelle, comme l’atteste ce « lapin capable d’émettre une lueur verte grâce à l’introduction dans son ADN d’un gène de méduse. » Encore cette œuvre demeure-t-elle finalement assez inoffensive si on la compare aux travaux d’Hermann Nitsch, consistant par exemple à organiser « des mises à mort sanglantes de bœufs et de moutons suivies d’immersions du public dans les entrailles chaudes. » Autant de mouvements qui, Élisabeth de Fontenay a raison d’y insister, font état, au nom de leur lutte contre l’anthropocentrisme, d’un « fantasme d’omnipotence monothéiste », et dont certains ne cachent d’ailleurs pas leur ambition de relire la Genèse afin d’apporter leur touche à la Création. La réflexion d’Élisabeth de Fontenay, qui aura l’inconvénient d’agacer autant d’humanistes que d’animalistes, lui permet de promouvoir une action dont on s’étonne qu’elle soit encore hétérodoxe. Après avoir sapé quelques abstractions de l’humanisme théorique aussi bien que certaines exorbitances de la libération animale, elle en arrive donc à pouvoir formaliser juridiquement et politiquement son soutien à la cause des bêtes. Conséquemment, après avoir constaté que « l’animal apparaît [comme le seul être au monde à ne pouvoir être traité ni comme un sujet ni comme un objet », elle plaide en faveur d’une codification spécifique : « il convient [d’accorder aux animauxdes droits, comme – et non pas puisque – on en accorde aux êtres humains incapables de consentement éclairé, mais des droits qui ne soient pas maladroitement mimétiques », et de leur octroyer « un statut moral qui ne constituerait pas un appendice caudal aux droits de l’homme. » Tout est dans la méthode, et dans l’esprit. Et ce n’est-ce pas une coquetterie de pensée ou de style que d’appeler à faire « des grands singes les premières des bêtes plutôt que les derniers des hommes. » À cela, l’humanisme classique est ou sera d’ailleurs bientôt prêt. Encore qu’il devra se convaincre des limites de cette « obsession encore très anthropocentrée des grands singes », les avancées continues de la recherche conduisant plutôt, selon Élisabeth de Fontenay, à devoir « prêter aux mammifères, et plus largement aux vertébrés, quelque chose comme une culture. » Ce que pouvait déjà laisser entendre un philosophe tel que Maurice Merleau-Ponty, lorsqu’il avançait, en 1957, que « l’on ne voit plus bien où commence le comportement et où finit l’esprit. »

 

La colère d’Élisabeth de Fontenay se nourrit donc d’une inquiétude de chaque instant devant ce qui se profile. Ce qui donne à ce livre tous les attributs d’une urgence particulière autant que d’un remarquable état des lieux philosophiques. Refaisant le trajet de l’histoire de la relation des animaux et des hommes (au fil notamment d’un chapitre original et très éclairant sur Toussenel et les dérivés du socialisme utopique), elle remet donc la question politique sur le tapis, attendant de la question animale qu’elle « redevienne une question sociale » et qu’elle soit enfin détachée de ses ornières scientistes ou métaphysiques. Ce qui induit une rénovation philosophique profonde : « C’est la transgenèse et le clonage reproductif, devenus inéluctables, qu’il nous faut affronter, l’abolition programmée bien que provisoirement interdite de ces catégories du même et de l’autre qu’on pouvait considérer jusqu’ici comme fondatrices de toute pensée et de toute pratique humaines. » Et il faut les affronter d’autant plus urgemment que les avancées scientifiques n’attendent jamais que la pensée humaine soit prête à les évaluer. Et Élisabeth de Fontenay de montrer, avec beaucoup de persuasion, que « notre modèle d’industrialisation du vivant est fondamentalement nihiliste » et, à partir notamment de la crise de la vache dite folle, que « le principe de précaution est à son tour devenu fou ».

 

Rien ne garantit qu’Élisabeth de Fontenay sera entendue. D’une part parce que le saut qualitatif qu’elle attend des hommes exige d’eux qu’ils mettent à la question certains de leurs présupposés culturels les plus solidement ancrés, ensuite parce que les intérêts économiques liés à l’animal exposent toute évolution à un fort degré de résistance, enfin parce qu’elle est bien trop seule à défendre la cause des bêtes avec autant d’humanisme. Mais c’est aussi ce qui rend précieux, et magistral, ce livre déjà indispensable à ceux qu’intéresse la dichotomie, déjà grandement ébranlée, entre humanité et animalité. Pour ne rien dire de cette bien belle manière de poursuivre et d’amplifier une conversation interrompue avec Derrida, et de donner une actualité nouvelle à cet animal que donc je suis.

 

Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain,
Réflexions sur la cause animale
- Albin Michel

Article paru dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009

25 novembre 2016

Jacques Josse - L'ultime parade de Bohumil Hrabal

 

 

 

De l'ultime parade de Bohumil Hrabal, aura-t-on le fin mot ? Rien n'est moins sûr : jamais, probablement, l'on ne saura si l'écrivain chuta par accident ou délibérément de la fenêtre de sa chambre de l'hôpital de Prague, ce jour de février 1997. Jacques Josse, bien sûr, ne s'attache pas reconstituer le drame, pas plus qu'il ne cherche à l'expliciter ; tout juste semble-t-il songer, mais entre les lignes, que la chose, d'une certaine manière, allait de soi, terme logique, disons concevable, d'une existence brinquebalée par le siècle, d'une trajectoire d'écrivain que la peur "tenait entre ses griffes". Avec la justesse et la sensibilité qu'on lui connait, Josse dresse du grand écrivain tchèque un portrait à la fois impressionniste et concret, figure quotidienne et hors-normes, pétrie de joies simples, terrestres, mais en butte à un certain nombre de fêlures : une figure terriblement présente.

 

Les livres de Josse, brefs, limpides, s'agencent toujours le long d'un petit fil de mélancolie : sans doute fait-il partie de ces écrivains qui, sans le vouloir ou spécialement chercher à l'entretenir, ne peuvent s'empêcher de se retourner sur les lieux et le temps d'où ils viennent, et de reconnaître leurs dettes envers ce qui a croisé leur chemin. Ce petit fil de mélancolie, noué à cet écrivain tellement vivant, qui aimait s'asseoir parmi les siens à une table du Tigre d'or et, rageur, malicieux, y boire plus que de raison, donne à Josse l'occasion d'une déambulation délicate et sereine dans l'existence d'Hrabal. De fait, l'évocation discrète des conditions de sa naissance, des innombrables petits métiers auxquels, censure oblige, il fut acculé, de cette sensation de peur qui l'habitait, de l'amour qu'il portait à sa femme, constitue un hommage pudique à l'homme autant qu'à l'écrivain.

 

De la Seconde Guerre mondiale au Printemps de Prague jusqu'à la Révolution de velours, c'est peu dire que Hrabal rencontra le siècle, à commencer par ses convulsions. Peut-être faut-il y voir les raisons de cette trop bruyante solitude qu'il donna comme titre à l'un de ses textes marquants, cette histoire de mots qui meurent, ce "monologue sorti du fond des caves" qui, comme Josse le suggère, pourrait bien à lui seul contenir tout Hrabal. Lui qui souffrait tant de "la blême, la morne, l'efflanquée, l'insupportable solitude" ne saura jamais qu'au Tigre d'or et bien d'autres bars du monde, les inconsolables se retrouvaient pour lui dire, lui chanter, lui crier qu'il n'était pas seul.

 

Jacques Josse, L'ultime parade de Bohumil Hrabal
Sur le site des Editions de la Contre-Allée

19 novembre 2016

Christian Estèbe - Le petit livre de septembre

 

 

Des lettres à l'être

 

Par complexion personnelle, j’éprouve toujours une certaine équivoque à la lecture de ce genre de livre. Une part de moi y reconnaît d’emblée quelque chose à laquelle je suis sensible, une douceur, un susurrement, un retrait, presque un exil, cette sonorité tranquille que j’aimais, plus jeune, lorsque je lisais, par exemple, Christian Bobin – la manifestation d’une certaine inadéquation, tenace, ancienne, au monde tel qu’il se présente –, mais une autre part s’en agace, ou s’en défie, renvoyant tout cela à quelque vaine lamentation, à un abattement dont je me défends (encore) un peu. Christian Estèbe, dont le livre Petit exercice d’admiration, en hommage à Marc Bernard, rencontra l’an dernier ce qu’il convient d’appeler un succès d’estime très mérité, nous conte ici l’année qu’il passa du côté de Montauban, à Caussade, où il exerça au collège les fonctions d’aide-bibliothécaire avec le statut de CES – contrat emploi solidarité. Entre souvenirs personnels, événements de la vie du collège, pensées libres sur cette étrange communauté des professeurs et discussions un peu balbutiantes avec les élèves, il nous donne ainsi à partager le quotidien d’un homme qui se retrouve en charge d’un groupe d’enfants en pleine formation – affective, sexuelle, sociale, intellectuelle. C’est écrit avec beaucoup de tact, de tendresse, de retenue, d’humour, c’est d’une poésie assez simple, ample et brève à la fois, toujours juste. En même temps, ce que l’on perçoit est évidemment plus lourd, plus mêlé, plus amer aussi ; une mélancolie très tranquille, presque muette, jamais désespérée, presque espérante.



Ce qui me plaît, ou que d’emblée je comprends, c’est cette lassitude devant l’activisme disciplinaire et pédagogue, selon lequel il vaut toujours mieux faire plutôt qu’observer et attendre, quitte à mal faire, et aussi cette forme de renoncement, qui ne serait que cela s’il n’était au fond nourri d’une très ancienne sagesse. « Je ne me sens pas non plus impliqué dans la vie d’autrui, l’aventure d’un être humain est à la fois trop simple et trop complexe pour que je puisse y prendre part », note l’auteur comme pour s’excuser par avance de ne pas réussir à faire exactement tout ce qu’on (l’Éducation nationale) attend de lui. Tout cela est écrit sans forfanterie, sans humilité forcée, et il n’y a jamais rien d’édifiant. En même temps, autant de douceur peut aussi avoir quelque chose d’agaçant, d’irritant, d’un peu facile parfois. Car il y a une certaine facilité, oui, à railler tel « prof barbu » avec son « côté faussement de gauche et cette petite queue de cheval sur la nuque », comme à dire sa tendresse pour des adolescents qui « apprennent tellement de choses que leur vie leur fera oublier et si peu qui les aideront à mieux vivre ». C’est vrai qu’ils sont agaçants, ces « profs », avec leurs marottes pédagogiques et « leurs petites névroses administratives avec au bout la retraite » ; et c’est vrai qu’ils sont touchants, ces adultes en devenir, mal dans leur peau, mal dans leur être – après tout, n’est-ce pas ce que nous fûmes, nous aussi, peu ou prou, et n’est-ce pas, en partie, ce que nous demeurons ? Il faut tendre un fil entre les habitants de ces deux mondes qui ne se veulent pas, qui s’épient et qui se fuient, les uns parce qu’ils ne sont plus en âge de vouloir et de pouvoir en être, les autres parce qu’ils ne sont pas encore vraiment certains, et on peut les comprendre, de vouloir y entrer. L’aide-bibliothécaire Christian Estèbe joue un peu ce rôle : patiemment, généreusement, il rapproche les jeunes adultes de ce qui les attend, et, vaille que vaille, tente de rappeler aux déjà adultes ce qu’ils furent peut-être. Mais tout cela est voué à l’échec, naturellement, un certain échec – « je ne serai pas repris l’an prochain, pas assez autoritaire. » 



Au fond, tout livre sur l’expérience de l’éducation est peut-être un livre de l’échec. Ces enfants qui nous échappent, avec qui nous partageons si peu de choses, ces professeurs fourbus, lassés, à la vocation éteinte, qui considèrent parfois les « élèves comme un troupeau qu’il faut faire paître en évitant les ennuis », et qui échouent à se faire comprendre autant qu’à comprendre ce qu’ils ont en tête – « De quoi pouvions-nous bien parler lorsque nous avions leur âge ? » Et lui, l’aide-bibliothécaire, qui parvient, cahin-caha, à conseiller quelques lectures, à exciter une flammèche d’intérêt pour un livre ou un écrivain, précisément parce que son ambition est modeste – donc démesurée : « Je sais qu’il s’agit tout autant de ne pas perdre des lecteurs que d’en gagner. » 



Christian Estèbe n’est pas un maître, encore moins un pédagogue. Il n’est qu’un écrivain rongé par les livres, et vivant par eux. Il transmet son amour par petites touches, par œillades, quelques mots bien sentis – tout ce que la machine instructrice ne peut, ou ne veut faire. À la toute fin, ces enfants partiront, lui se retournera. Et il n’en restera qu’un, d’enfant, le sien, le seul envers qui, finalement, il se sentira une responsabilité : « Certes, je ne suis pas enseignant, mais j’espère être pour mon fils un prof de l’être. »

 

Christian Estèbe, Le petit livre de septembre - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008

18 novembre 2016

René Ehni - Apnée

 

 

 

René Ehni poursuit donc son œuvre, inclassable, à l’écart des doxas, des mouvements, des écoles, fidèle à une langue en permanente révolution. Aussi Apnée est-il un livre très étrange, d’aspect sibyllin, presque ésotérique, façonné dans un idiome singulier, une gouaille à laquelle échappe toute comparaison, mélange ébouriffant de vertus classiques, de traditions frontalières et d’oralité. Sans toujours être bien certain de comprendre ce qu’on a lu, on s’y esclaffe pourtant presque aussi souvent que l’auteur. Car c’est un pince-sans-rire, un farceur spirituel, un joueur – une sorte d’iconoclaste, si le mot ne résonnait aussi étrangement dans ce texte que traverse la foi des catacombes. Sous ses dehors plaisants et patoisants, Apnée est donc un très beau texte, lyrique, inspiré, fougueux, dont l’ironie caractéristique ne cherche en rien à dissimuler une certaine forme de chagrin. Car Apnée est d’abord un tombeau aux amis ; et spécialement à Christian Bourgois, disparu à la toute fin de l’année dernière. 

 

L’apnée – ce moment où la respiration est suspendue sous le coup de l’effort, de la stupeur, du trop-plein d’émotions – : à lui seul, le titre dit combien l’hommage, et les souvenirs qui y sont attachés, induisent une forme d’ahurissement douloureux. Aussi, pour peu qu’on parvienne à entrer dans cette langue charnue, fulgurante, initiatique, on rencontrera ici bien des fantômes. On y rencontrera d’ailleurs Ehni lui-même, revêtu des habits du mort, parce que « je trouve que l’enfouissement de ma personne dans les habits de Christian est une bonne façon de porter sa disparition ». Ces amitiés enfouies n’ont pas fui, les êtres partis ne l’ont pas quitté : il convient d’« arpenter les champs où rôdent les formes éthérées », car « si nous ne portons pas les morts, ils n’arriveront jamais ». Cette évocation fournit à René Ehni l’occasion d’un retour presque inclassable sur lui-même, et sur une existence qui avance dans le compagnonnage constant de la mort et des mots.

 

René Ehni, Apnée - Christian Bourgois Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°13, décembre 2008

3 novembre 2016

Maximilien Durand - Parfum de sainteté

 

 

Cachez ce saint

 

Disons-le tout net : pour un coup d’essai, c’est un coup de maître, une petite leçon de style, de grâce et d’esprit. Dispositions dont il ne fallait certes pas être démuni pour rapporter l’existence très amère (mais fort glorieuse) de ces huit saints rendus ici à leur humaine, très humaine carnation. Trop humaine, d’ailleurs, suggérera peut-être le croyant attisé par une foi mauvaise. Sans doute la vanité, l’égoïsme ou la perversion ne sont-elle pas vertus ordinairement attribuées aux bienheureux. Mais c’est oublier qu’avant d’être saints, il fallut bien qu’ils fussent hommes – ou femmes. Le chemin vers la sanctification obéit à des lois non écrites, et l’Église comme les croyants peuvent bien se satisfaire du résultat sans se soucier de ce qu'il fallut endurer (ou faire endurer) pour y parvenir. 

 

La colère, l'envie, la luxure, l'orgueil : si la recension n'est pas tout à fait complète, il est plaisant de songer que ces péchés capitaux aient pu ou puisse être partagés par des êtres dont l'exemplarité (ultime) n'est plus à démontrer. Aussi ces huit nouvelles regorgent-elles de descriptions des très saintes errances, toutes plus évocatrices les unes que les autres, et parfois terribles (vous sentirez la puanteur rédemptrice de Sainte Lydwine de Schiedam et frémirez au martyre dans Ecce homo.) Nous aurions grand tort, toutefois, de chercher une quelconque forme d'impiété dans cette litanie des perversions : ramenés à leur condition initiale, nos huit saints n'en sont que plus admirables, et leur bravoure, leur abnégation et leur détermination pourraient en remontrer à plus coriaces que nous. Maximilien Durand, qui croit en la sainteté, s'en est d'ailleurs fort bien expliqué dans le journal Le Temps : "Derrière la recherche de la perfection, il y aussi la recherche d'une vie à part. Et quand on enlève la perfection, il reste quand même l'héroïsme." Il ne s'agit pas tant de désacraliser ou de rabaisser l'extraordinaire à un ordinaire corrompu, mais de montrer en quoi la sainteté est avant tout une démarche obsessionnelle, qui certes ternit l'icône apaisante que l'on connaît, mais qu peut aussi la rehausser à l'aune de valeurs plus prosaïquement humaines. Le saint est un extrémiste en ce sens qu'il accepte de se vivre à l'extrême et d'en supporter les conséquences. Sa cause et sa conscience le regardent. Et si l’Église ne voit que du feu à son manège, qu'importe : on n'en fera pas une Cène.

 

Maximilien Durand, Parfum de sainteté - Editions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007

20 octobre 2016

Édith Masson - Des carpes et des muets

 

Édith Masson m'offre donc d'être son premier éditeur - à tout le moins dans le domaine du roman, les amateurs de poésie la connaissant peut-être déjà. Et je me réjouis d'autant plus qu'elle ait fait ce grand saut dans le romanesque qu'elle s'y sera lancée pleinement, avec un très fort désir de narration, de tension, de personnages et, osons le mot, d'efficacité, sans jamais rien étouffer de cette voix première qui remue en elle. À cette aune, Des carpes et des muets a des allures de petit miracle, qui parvient à donner au lecteur des sensations pas très éloignées de ce que put nous procurer, par exemple, un Simenon, tout en ménageant un large courant poétique souterrain.

 

Comme c'est souvent le cas dans les beaux romans sensibles, le prétexte littéraire est ici tout simple.

Un matin, des villageois (quoique jamais nommée, la terre de Lorraine, bien plus qu'un simple décor, irrigue largement le roman) découvrent des ossements humains entassés dans un sac en plastique noué à l'échelle du canal. Se posent alors des questions assez naturelles en telle circonstance : qui, pourquoi ? Dès lors, il pourrait être tentant de lire Des carpes et des muets comme une enquête de type policier ; pourtant, c'est tout juste si nous nous éprouvons la curiosité de la résoudre : car ce que l'on pressent dès les premières pages du livre, c'est que la tension résidera moins dans la révélation d'un ou d'une éventuelle coupable que dans cette manière, presque imperceptible, volontiers insidieuse, qu'ont les différents protagonistes de se situer dans l'histoire, de lui conférer un sens, une mémoire, une généalogie - et, par là, d'éprouver combien eux-mêmes sont fragiles et vivants.

 

C'est probablement une des choses qui m'ont le plus séduit, lorsque je reçus ce texte : de me sentir embarqué dans la fréquentation de ces personnages étrangement ordinaires, bien plus que dans une simple investigation. Autrement dit, c'est avant tout un climat que pose Édith Masson, tout en ambiguités, malaises et discordances, et c'est finalement moins l'incident qui inaugure le texte que sa portée dont on se souviendra. Car dans ce roman dont bien des aspects sensibles se devinent et se lisent entre les lignes, elle a su, en peu de mots, mettre un tout petit monde en mouvement et lui donner un tour presque universel : après tout, c'est bien de là que nous venons, tous, d'une toute petite communauté au sein de laquelle l'autre, le parent, le voisin, finit toujours par prendre le visage du monde. C'est dans ce bucolisme contrarié, cette sorte d'éternel agreste, que l'écrivain joue de ces silences qui nous sont si difficiles à résoudre lorsque nous dialoguons. Car si tout, dit-on, revient toujours au silence, alors peut-être faudrait-il dire aussi que tout revient toujours à la parole ; ce qui souvent ne fait guère de différence, tant nous demeurons encombrés, empêtrés de nous-mêmes, noués enfin à un autre que jamais l'on ne pourra complètement atteindre.

 

Nous sommes loin ici de la veine sociétale à laquelle nombre de romans contemporains s'essaient. Car si la littérature peut bien se donner pour objet de témoigner, n'oublions jamais qu'il est, pour y parvenir, mille manières. On peut se saisir d'un fait divers, d'un drame, d'une tragédie même, on peut s'arrimer à de grandes et exemplaires destinées, fussent-elles méconnues, on peut s'emparer de telle ou telle circonstance humaine pour dire son fait au monde, mais on peut aussi vouloir simplement illustrer combien tout cela se répète et ne fait que se répèter encore - et s'en émouvoir. Gageons, pour le dire autrement, que nous trouverons probablement qui a enfoui ce squelette dans un sac en plastique, mais soyons bien certains pour autant que le crime ne s'en répétera pas moins : c'est le principe même de la vie.

 

Des carpes et des muets, Édith Masson - Éditions du Sonneur
Lire les premières pages du roman et/ou commander le livre.

13 octobre 2016

Pierre Drachline - L'île aux sarcasmes

 

 

L'amour tel qu'il n'est plus (que rarement)

 

Pierre Drachline ressemble à ces écrivains tels que les firent les années soixante – et elles seules, serions-nous tentés d’ajouter. Cela tient sans doute à cet anarchisme rampant qui hante ses livres, mais plus sûrement encore au sentiment d’effroi que lui procure le spectacle du temps, dont il nourrit sa sympathie consubstantielle pour tout ce qui pourrait s’affilier au principe générique de la colère – fût-ce, donc, dans la désolation. Le lecteur de 2007 est-il d’ailleurs suffisamment averti de l’esprit des révoltes d’hier pour que sa lecture de Pierre Drachline déclenche autre chose en lui qu’un rire jaune ? Autre chose que cette forme sournoise de commisération propre à l’arrogance des modernes ? À cela, « l’amante », anti-héroïne de L’Île aux sarcasmes, a répondu, et de quelle manière : « Comment espérer encore une révolution dans un pays où on ne pend plus que la crémaillère ? »

 

Ceux qui aiment Pierre Drachline retrouveront ici ce qui fait l’ordinaire de son œuvre : une aversion générale pour la vulgarité d’un monde où les dominants, en sus des bonnes places, cumulent les rôles de précepteurs idéologiques, de prescripteurs du goût et d’extincteurs de silence, où l’idée même de masse conduit à une impression de quasi pornographie. On a retenu ce mot, bien sûr, qui nous remémore une certaine Coupe du monde : « Les stades sont les toilettes publiques du nationalisme. Les foules se pissent dessus. Ce droit est compris dans le prix du billet. » Mais si sa violence formelle paraît moins grande, les effets de celui-ci n’en sont pas moins abrupts : « La froideur des manifestants, aux slogans humanistes, face aux cris et appels aux secours des prisonniers de la Santé, l’avait glacée d’effroi. » On pourra regretter, d’ailleurs, l’excès d’aphorismes, qui hachent et perturbent un récit déjà sec, râblé. Ou la fréquence d’éruptions, à tendance très volcanique, sur le monde tel qu’il va : même fondées, elles finissent par nous distraire, faisant courir au livre le risque d’en parasiter l’armature et, finalement, la profonde beauté. Car si celui-ci allonge la liste des aversions drachliniennes, il tire sa nécessité d’une élégie qui semble faire écho à des considérations assez directement autobiographiques : « l’amante » ne semble pas tout à fait inconnue à son auteur.

 

Car L’Île aux sarcasmes est d’abord un livre d’amour. Seulement voilà, lorsqu’on s’appelle Pierre Drachline, l’évocation amoureuse peut prendre des tours un peu particuliers, et le lecteur, s’il veut trouver (la) grâce, doit pour y parvenir traverser un halo d’amertume et de misanthropie. Or si le misanthrope est communément considéré comme un esprit rance, stérile, injuste, on oublie toujours qu’il ne s’apprécie guère plus lui-même qu’il ne considère ses semblables : « Pratiquer la détestation de soi ne m’a pas enseigné la modestie. » Au fond, le misanthrope est le plus lucide des êtres, celui dont la sagesse est si grande qu’il ne serait pas même dupe de lui-même : « dès qu’un événement ne conforte pas ma noirceur, je le nie. » Preuve d’un discernement qui dit autant la source que la destination d’une souffrance. Preuve aussi, peut-être, que seul le misanthrope est capable de donner le change à l’amour, d’en accepter la tyrannie, de le connaître au fond – puisqu’il aime si peu par ailleurs.

 

Je ne cacherai pas davantage que ce livre a résonné en moi d’effets personnels, intimes parfois. Au point que les coïncidences, au fil de ma lecture, finirent par faire système. Au point aussi que j’ai par moments détesté que Pierre Drachline soit en situation de déflorer ce qui aurait dû ou devrait courir dans mes propres livres... Les amoureux authentiques ont souvent tendance à penser qu’ils sont seuls : tout, dans le spectacle du monde, s’évertue à conforter leur impression ; il peut même aller, par effet de contraste, jusqu’à rehausser l’image et l’idée qu’ils se font de leur union. Pour eux, la seule solution est de croire en la possibilité d’une île, de se regarder comme assez vaillants pour « aménager une oasis hors de portée des infâmes », de considérer leurs souffrances comme constitutives de leur être et de leur destin. « La plage, à quelques mètres, lui offrait un horizon à pleurer » : c’est autant la parabole de la solitude de l’amoureux que celle de sa désespérance à devoir demeurer seul. Aussi « L’amante » est-elle d’abord un être en souffrance, née de la souffrance. L’éperdu ne peut qu’en respecter les silences, « en souvenir de son enfance aux yeux battus » et parce qu’elle « prétendait que les souffrances ne se partagent pas mais s’additionnent », et que, de toute façon, « il n’est pire bagage qu’une mémoire ». Ce qu’il y a d’étrange, dans cette relation qui n’a rien de paritaire, c’est que l’amour, viscéral, instinctif, tout entier tourné vers sa propre fatalité, semble devoir s’afficher à distance. Peut-être trop lourd à porter, ou engageant trop de soi, et de la vie, pour seulement espérer y survivre – quoiqu’il soit la condition même de la survie.

 

On n’approche pas « l’amante » comme on aborderait une femme. Trop irréductible pour autoriser quelque familiarité, trop éloignée du commun pour qu’aucune recette soit jamais infaillible, trop peu terrienne pour que l’émeuve le pas lourd des mâles galoches. Elle donne le ton, elle laisse croire qu’on peut lui parler, la comprendre, parfois s’en faire entendre, mais c’est elle encore qui met sous tutelle la propre impression que nous nous faisons à nous-mêmes. C’est par ses yeux à elle qu’on finit par voir le monde, parce que nos yeux à nous ressemblent trop encore à ceux des autres. Qui connaîtra « l’amante » en éprouvera l’indomptable autorité, saura comment la réalité s’abolit en son alentour : au bout du bout, « la réalité est ce qu’elle ressent ». Pour « l’amante » le temps existe bien peu, puisque elle-même n’est d’aucun temps. Il n’y a entre elle et le monde qu’un lointain rapport de nécessité. L’amante est davantage jetée dans le monde qu’elle ne s’y jette. Aussi sa violence est-elle surtout un excès de tendresse mal comprise, ou mal reçue – ou irrecevable. Certes, « elle dort les poings fermés au plus près du visage. Prête à entamer un combat de boxe » ; pourtant, « ma terroriste aux mains nues se serait retourné la peau plutôt que de blesser qui que ce soit. » Elle consent parfois à un sourire – incomplet, taiseux, équivoque : l’autre pourra s’y accrocher comme on jouit d’un répit. Et tous deux forment un équilibre improbable quoique parfait, c’est l’eau et le feu, soufflant d’un même accord sur leurs flammes viscérales, n’épuisant jamais leur inextinguible soif de pureté. Bien sûr c’est inéquitable, bien sûr il en est toujours un qui se condamne à s’accrocher pour suivre le bon courant – celui de l’autre. Car ainsi va l’amour, qui n’unit jamais que deux fantasmes arc-boutés sur leur désir conjoint d’estomper ce qui dissemble en eux. On ne le peut, pourtant : dès l’origine, les choses ont tourné autrement. « Je m’étais fabriqué un malheur de vivre. Elle était née avec. Cette différence avait scellé notre relation », écrit le narrateur, quand elle voudrait seulement ne plus savoir d’où elle vient. Parce qu’on « ne s’excuse jamais assez d’être né. »

 

Pierre Drachline, L'île aux sarcames - Éditions Flammarion
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°8, janvier/février 2008

14 septembre 2016

Tibor Déry - Derrière le mur de briques

 

 

Retour de Budapest

 

C'est un authentique petit bijou que viennent d’exhumer les éditions de La Dernière Goutte. S’il est considéré comme un des plus grands écrivains de la littérature hongroise, le nom de Tibor Déry est, en France, bien oublié, si tant qu’il y ait eu quelque réputation déjà. Nombre de ses œuvres restent d’ailleurs à traduire, mais on peut espérer que le mouvement s’amorce, comme peut le laisser penser la parution de ce recueil de nouvelles, après celle, il y a moins d’un an, de Niki, histoire d’un chien, aux éditions Circé.

 

L’histoire de Tibor Déry est à la mesure du vingtième siècle : tragique. Tôt engagé dans les mouvements révolutionnaires qui aboutiront en 1919 à la création, éphémère, de ce que l’on a parfois appelé la « Commune hongroise », il sera emprisonné par les communistes de Béla Kun et condamné à l’exil. Il retrouvera la Hongrie, et la prison, sous le régime, droitier celui-ci, de l’amiral Horthy, qui le condamnera notamment pour avoir traduit le Retour de l’Urss d’André Gide. Il aggravera encore son cas en 1956 : porte-parole, avec Georg Lukacs, du soulèvement de Budapest, il sera condamné à neuf ans de prison. L’arrivée au pouvoir de Janos Kádár lui permettra de recouvrer un peu de liberté au bout de trois ans : mais un peu seulement, et là réside aussi le drame personnel de Tibor Déry, sa liberté d’homme étant soumise à la condition que l’écrivain taise toute critique à l’égard du gouvernement. Déry aura donc été contraint de nouer avec Kádár une relation d’ambiguïté, ce qui, non content de susciter la défiance d’autres dissidents, laissera des marques en Hongrie, où Tibor Déry semble aujourd’hui encore assez peu lu. 

 

Son œuvre ne saurait être lue en dehors de ce contexte. Non en vertu de considérations morales, mais parce que l’empêchement où il était, l’empêchement que, finalement, aura été son existence, est évidemment au cœur de son écriture et de son être littéraire. Nulle innocence, donc, dans ces textes – mais pas plus d’engagement. Ce qui est assez fascinant dans ce recueil, et au-delà des questions d’ordre plus strictement littéraire ou rhétorique, c’est que Tibor Déry, tout en écrivant dans le plus grand souci du réalisme, se retrouve continûment à la lisière d’un autre monde : ce qui est décrit, ce qui constitue la matière de son imaginaire, nous renvoie aux conditions de vie d’une classe plutôt défavorisée, parfois miséreuse, mais il y subsiste toujours quelque chose d’insolite, d’énigmatique ou de bizarre. Il faut y voir sans doute l’état d’esprit de l’individu dans une société de liberté conditionnée, et c’est cela qui est ici merveilleusement peint : Derrière le mur de briques est aussi le tableau de la psyché humaine lorsqu’elle est acculée à intégrer la donne sociale et collective. Le quotidien des personnages qui traversent ces nouvelles, quotidien rude, j’y reviens, sans éclat ni lumière, d’une misère dont on pourrait dire qu’à traverser le temps elle en est devenue presque routinière, ce quotidien est l’étrangeté même. Les moindres gestes, qui ne portent jamais en eux que de maigres significations, retrouvent sous la plume de Tibor Déry une sorte d’histoire, d’historicité, de poids, de nécessité, ils sont comme réinvestis, renouvelés. On y sent la suspicion, l’instinct de prudence, de silence, ce quelque chose de cauteleux qui s’est imposé dans la vie de tout un chacun : séquelle, bien sûr, d’une vie sous surveillance. 

 

L’on songe à Kafka – difficile de faire autrement : la gravité que sous-tend l’ironie, la nécessité sensible, viscérale, où va se loger l’humour. L’on songe aussi, du moins ai-je, moi, songé, au Vercors du Silence de la Mer : bien sûr parce qu’il s’agit de contourner littérairement des contraintes historiques, mais en raison surtout d’une semblable sensation de claustration, de teinte grise et de mutisme, et de cette sorte d’épure qui donne au Silence de la Mer, comme à Derrière le mur de briques, leur exceptionnelle densité. Il serait, sans doute, possible de distinguer entre les nouvelles, d’insister sur la causticité de celle-ci, de souligner le malaise qui taraude celle-là ou l’émotion qui étreint telle autre : la réalité est qu’elles sont, toutes, également poignantes.

 

Tibor Déry, Derrière le mur de briques - Editions La dernière goutte
Traduit du hongrois par Stéphane Clerjaud-Bodócs

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 34, janvier/février 2012

5 septembre 2016

Thérèse Delpech - L'appel de l'ombre

 

 

Les bonnes raisons de l'irrationnel

 

Il est probable que L’appel de l’ombre, petit livre dense et très stimulant de Thérèse Delpech, fasse date. L’Ensauvagement (prix Femina de l’essai 2005), où la philosophe décortiquait notamment les rapports étroits entre nihilisme et menace terroriste, a couronné de manière assez magistrale une analyse au confluent de spécialités et de domaines très variés. Ce faisant, elle s’y interrogeait déjà sur « le vide spirituel qui mine nos sociétés, et sur les déséquilibres psychiques qui accompagnent ce phénomène. » 

 

L’appel de l’ombre en constitue une sorte de prolongement, mais il s’agit ici, contre toute attente peut-être, de montrer à quel point l’excès de raison, disons, donc, le rationalisme, porte en lui le danger « d’assécher la source des plus hautes activités humaines, parmi lesquelles se trouve l’art, et même de compromettre l’exercice de la raison. » D’aucuns crieront à la folie, quand les fanatismes religieux sont une des principales causes de violence dans le monde. Ceux-là auront le tort d’user de raccourcis, liant et résumant en un simple processus les sources obscures de la psyché et le déchaînement des passions collectives. Car telle est la doxa, qu’attisent bien sûr le chaos du monde et le joug de quelques tyrans, grands et moins grands, qui n’aiment rien davantage que de jouer avec le feu : l’irrationnel est néfaste à la paix des hommes. Or il ne s’agit pas tant ici de battre en brèche cette doxa que de la confronter à ses infirmités et de s’inquiéter du tropisme très humain à vouloir tout dominer. Aussi, si Thérèse Delpech prend d’emblée bien soin de dire qu’il ne saurait être question « d’humilier la raison, à un moment où une défense et illustration de celle-ci serait amplement justifiée », elle n’en insiste pas moins sur le péril d’une raison qui ignorerait sciemment les sources du psychisme et les ressources de l’irrationnel. Et renvoie pour cela aux histoires et aux mythes où la civilisation occidentale a fabriqué ses propres grands récits. Ce qui n’est pas rien, et la conduit à convoquer, les grands textes religieux bien sûr, mais tout autant l’Antiquité, la littérature (Shakespeare, Melville, les écrivains russes), enfin la psychanalyse, notamment Freud et Jung, qu’une certaine mode intellectuelle s’échine ouvertement à salir. On dira qu’il est dangereux de chercher à ressusciter ou à revigorer l’irrationnel : il faudra répondre que la raison court un danger parallèle à refuser elle-même de se saisir comme objet de pensée, étant entendu qu’elle ne peut irradier qu’à la condition de ne jamais abdiquer la méthode dont elle s’est elle-même dotée et de se défier de ce que Thérèse Delpech a par ailleurs identifié comme un « rétrécissement de conscience. » C’est à cette aune que son travail, qui établit « l’existence d’une folie constitutive de la raison raisonneuse » et s’inquiète des « monstres engendrés par l’arrogance de la raison », pourrait bien être salvateur pour la raison elle-même. 



Il faudra lire enfin L’appel de la raison comme une élégie combative autour de la disparition de « pans entiers de la culture classique. » Car derrière ce que Thérèse Delpech écrit, il y a quelque chose d’une poétique du monde, où saille une tendresse pour ce qui demeure humble et inexpliqué, rivée à cette conviction, plus humaniste au fond qu’il y paraît, que « la nature est aussi mystérieuse que l’esprit. » C’est pourquoi l’activité créatrice n’est peut-être jamais aussi fructueuse que lorsqu’elle accepte de déborder du champ de la raison et d’entrer dans les sources toujours obscures et vigoureuses de l’art. Les grandes expériences humaines ne peuvent s’expliquer par le seul exercice de la raison : voilà ce que Thérèse Delpech nous invite, non sans grâce, à ne pas oublier ; et si possible à transmettre.

 

Thérèse Delpech, L'appel de l'ombre, Puissance de l'irrationnel - Grasset
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 27, novembre/décembre 2010

9 août 2016

Denis Decourchelle, La Persistance du froid

 

 

Images de notre passage

 

S'il est d’usage d’insister sur la langue et la tonalité jazzistiques des livres de Christian Gailly, que dire alors de l’écriture de Denis Decourchelle ? Car là où Gailly cabote (et excelle) entre bop et cool, l’écriture de Denis Decourchelle nous ferait plus volontiers pencher vers le free. Ce n’est pas là une simple remarque de type impressionniste, sans doute un peu facile, mais davantage une observation relative à ce que charrient la structure, la syntaxe, l’ambition même d’une certaine langue littéraire. Pas une phrase de La Persistance du froid qui ne s’applique à faire voler en éclat l’inclination instinctuelle du lecteur pour les plaisirs entendus de la linéarité : tout ici n’est que renversements, enroulements, démembrements poétiques, changements de postes d’observation. C’est un parti pris très ambitieux, mais qui ne serait que cela si nous n’en percevions que la mécanique ou la virtuosité ; or c’est l’exact contraire qui se produit, et si l’on se perd volontiers dans ces chorus inaccordables, dans cette manière que l’auteur a de nous faire tourner en rond ou revenir sur nos pas, de cette lecture nous sortons plus sensibles, émus d’avoir suivi pas à pas quelques trajectoires humaines qui pourront, c’est selon, sembler banales ou remarquables, et presque exténués d’y être parvenus. Il y a bien pourtant quelque chose de réfrigérant dans cette perfection scrutatrice qui pourrait être une des marques de Denis Decourchelle, et qu’expliquera peut-être sa pratique professionnelle de l’ethnologie. C’est en effet une des caractéristiques, et des qualités, de cette narration, d’être d’une précision rare, chaque image, chaque sensation, chaque intention faisant l’objet d’un travail narratif et stylistique adéquat, et le plus souvent magnifique. Quoi qu’il en soit de cette minutie presque maniaque, ce qui sourd de ce roman (si c’en est un), c’est cette dominante sensible, vaporeuse, musicale, qu’aucune technicité n’affecte à aucun moment, chaque situation étant douée d’une incarnation, d’une biographie, d’une réalité. À cette aune, La Persistance du froid est un vrai-faux documentaire sur la vie, magnifiée et tragique, onirique et prosaïque. Un cheminement dans la poétique de l’homme tout autant qu’une trouée sociologique et métaphysique, un instantané ultrasensible de destins particuliers aussi bien qu’une intrusion rêvée dans les interstices où chacun se sépare et se rejoint. Aussi doit-on se laisser entraîner, faire preuve d’autant d’empathie que l’auteur lui-même en a manifestée avec ses personnages, et d’une certaine manière résister à la tentation de chercher à exhumer un motif linéaire qui, par bien des aspects, serait le contraire même de la vie.

 

Denis Decourchelle, La Persistance du froid - Quidam Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

9 juillet 2016

D'un premier pas en littérature

 

Voici un texte, pour moi assez inattendu, de Jérôme Bonnemaison, qui a donc lu mon tout premier livre, Monsieur Lévy, paru chez Plon en 2003.

J'ai connu Jérôme Bonnemaison il y a (fort) longtemps — on dira, pour aller vite, dans une autre vie. J'étais en fin d'études, mais je postulais en même temps comme assistant du Groupe socialiste municipal de Toulouse, à l'époque dans l'opposition. Nous étions, je me souviens, une petite dizaine de candidats. Jérôme l'était au nom du courant dit de la gauche socialiste ; je l'étais, moi, au nom d'aucun courant revendiqué, mais avec le soutien de ceux que l'on appelait alors les "fabiusiens" — l'étiquette me collera assez longtemps, quoique je dise ou fasse...

Bref, les années ont passé (bien plus, d'ailleurs, que de simples années). Jérôme Bonnemaison a eu la curiosité de me lire. Naturellement j'aimerais pouvoir discuter, préciser, contester, nuancer tout ce qu'il dit là, mais peu importe : ce qu'il écrit me replonge sans déplaisir dans une histoire pour moi déjà bien ancienne.

 

On pourra aussi lire cet article directement sur son blog

 

 

D'un premier pas en littérature

 

Ce blog existe depuis cinq ans, et c'est la première fois que je vais parler d'un livre de quelqu'un que je connais personnellement. Ce n'est pas un ami, ni même un copain, c'est une vieille connaissance. Je l'aime bien en fait, mais c'est à peu près tout ce qui résume le lien. Sans doute est-il dans le même état d'esprit, et de toute façon c'est un homme bienveillant. 

 

Il se trouve que lorsque j'ai pris mon premier poste de travail, en 1997, si j'enlève mon service ville, c'était pour le remplacer, car il "montait à Paris". L’événement déclencheur de ce départ est raconté dans le livre, et sont évoqués des gens que j'ai croisés, un milieu où nous évoluions en parallèle.

 

Marc, au milieu des années 90, était d'une petite bande de jeunes politisés, qu'on appelait "les fabiusiens", alors qu'ils ne l'étaient pas forcément tous. Ils étaient un peu intellos, indéniablement intelligents, s'ennuyaient en province et semblaient confiants en leur destinée. Ils étaient plutôt sympathiques au demeurant, même si leurs manières de rastignac étaient frappantes. Mais il s'agissait de rastignaciens avec qui on avait pas envie d'être vraiment désagréable. Avec eux l'essentiel semblait en partage. Ses copains et lui animaient une revue, très bien fichue pour des gens de leur âge, et leurs talents se sont développés. L'un d'entre eux est devenu directeur de la communication de Monsieur Mélenchon en 2012. Ils ont fait de beaux mariages.

 

Je me souviens qu'ils avaient fait parrainer leur revue de jeunesse par toutes les sommités intellectuelles possibles, criant "hé on est là, on est là les mecs !". Moi ça m'avait fait sourire, mais pas plus que cela, ils étaient sympathiques, et sincères en plus. Et puis j'ai toujours respecté l'intelligence, ça pardonne énormément. Ils ne nuisaient jamais à quiconque. On pensait qu'ils étaient quand même un peu amateurs alors que nous nous imaginions comme des bolcheviks.

 

Depuis lors tout a changé, et même à plusieurs reprises. Je ne vois plus le monde de la même manière, à un point que je n'aurais pas imaginé, j'ai revisité tant d'aspects de la vie. Peut-être qu'il en est de même pour Marc. Je ne pense pas qu'il ait entassé autant de regrets et de remords que moi, cependant. J'ai une furieuse tendance depuis toujours à détester celui que j'ai été, quelques mois avant le temps présent. Alors le lointain que je fus...

 

Le démon de la lecture a du le saisir plus tôt qu'à mon tour. Ce fut tardif, pour moi, de retrouver ce fil laissé dans l'enfance.

 

Marc évoque les temps anciens dans son premier livre. Il profite de cette parution dans une maison de premier plan, Plon, pour solder le passé, comme s'il se disait : "on sait jamais, c'est peut-être une chance unique. Un one shot". Il avait beaucoup à dire. Y compris sur la mort de son père, qu'il évoque d'un passage poignant et pudique.

 

Les premiers livres peuvent revêtir un aspect quasi testamentaire, définitif. Ce n'est nullement paradoxal. On piétinait dans les starting blocks. La densité s'impose, on a du temps à rattraper.

Nous avons des choses en commun lui et moi, son lecteur ici. Par exemple avoir été mauvais puis bon élève, même si je n'ai pas comme lui stoppé mes études générales pour les reprendre ensuite, ce qui est courageux. Moi j'ai vécu dans la continuité malgré tout, et je pense que ma formation est beaucoup plus marquée par les institutions du savoir légitime, le passage par les deux ans de lettres sup par exemple.

 

À des moments son côté autodidacte, dont il ne semble tenir aucun des défauts habituels, a du lui compliquer la vie, et en d'autres occasions cela a pu être une force, pour oser.

 

En ce moment, la vie lui donne raison, ou plutôt la pièce tombe sans doute de son côté, mais il ne le doit qu'à ses efforts et son courage.

 

Nous avons en commun l'émancipation par la culture, la tentation militante défunte et la fascination pour le politique, et même le fait d'en avoir vécu matériellement, de la politique. Un peu, comme gens des coulisses, à ne pas confondre avec marionnettistes. Aucun des deux n'a véritablement connu l'exercice du pouvoir, nous n'en avons fait que nous en approcher et avons pu l'observer. Nous avons aussi connu les études de sciences politiques, lui à Toulouse moi à Bordeaux. Nous aimons la littérature. Lui sans doute plus que moi. Je dois lire plus large, peut-être. Je ne suis pas certain qu'il lise beaucoup d'économie et de science sociale.

 

Mais nous avons aussi de sacrées différences, en tout cas si je me réfère au Villemain de 2003 et si je n'oublie pas le Jérôme de la même époque. Je n'ai pas le même point de vue que lui sur des bouts du passé qu'il a évoqué dans le récit dont on va parler.

 

L'autre jour nous avons discuté par messagerie de l'écriture et puis un peu du passé, et il m'a envoyé son premier livre, Monsieur Levy. Je l'ai lu rapidement, non pas parce que c'est insipide, ça ne l'est pas, mais parce que ça résonnait évidemment en moi et ma curiosité était réelle.

 

Aujourd'hui Marc est un écrivain confirmé, il est éditeur, et les parutions des "Editions du Sonneur" dont il est dirigeant trouvent de plus en plus classiquement leur place sur les mises en valeur des libraires. Il a l'air heureux et tant mieux pour lui. Quand je l'ai connu, il était toujours habillé en noir, fumait énormément, semblait très nerveux, et pas en excellente santé. Il a trois ou quatre ans de plus que moi.

 

Un soir, alors que j'habitais à Paris, et que je ne manquais pas l'hilarante émission d'Ardisson, "Tout le monde en parle", je vois Marc sur ce plateau, le must pour faire connaître ses productions. En 2003, je crois. Il est invité à parler de son premier livre.

 

Il s'agit d'un ouvrage dont le sujet est Bernard-Henri Levy. Sur le coup je me dis "tiens il persiste dans sa méthode, BHL, carrément... ll y va pas avec le dos de la cuillère". Je me souviens de son air un peu surpris d'être là, un peu amusé, sceptique. Il est très sceptique Marc, je crois. C'est en lien avec sa bienveillance. Je crois qu'il a lu Montaigne tôt et il a du aimer.

 

En fait ce n'est pas un livre sur Bernard-Henri Levy. C'est un livre sur Marc Villemain, dont le fil conducteur est une admiration, que je ne partage pas. Mais lui, où en est-il aujourd'hui, 13 ans plus tard, avec cela ?

 

C'est un livre sur une vocation de jeunesse avivée par le modèle de Bernard-Henri Levy. Cette admiration le pousse à tenter sa chance, écrire, et fréquenter, au titre de son enquête, dont il ne tire d'ailleurs pas grand chose, les milieux littéraires. La crème, d'emblée, tant qu'à y être. Marc a continué, ainsi, à donner dans le rastignac. Ceci le conduit d'ailleurs à narrer des scènes de rencontre avec les uns et les autres, tout étonné d'être là, comme devant Ardisson. Il s'en sort avec l'humour, le sens de l'observation, mais il n'est pas loin de sombrer dans l'anecdote people St-Germain. Il est sur le fil.

 

C'est difficile de porter la critique à ce livre, un premier livre, écrit il ya déjà longtemps. Marc est sincère et chafouin. Il a peur aussi, sans doute, face aux légitimités, malgré son audace étonnante à frapper à toutes les portes renommées - audace que je n'ai jamais eue et que je n'aurai jamais.

 

Il use donc, tout au long du récit, d'un subterfuge bien connu des rhéteurs : devancer la critique. Il note ses propres défauts.

Parmi ces défauts, celui de "faire littéraire". Pas toujours, toutefois. Parfois on oublie les mécanismes à l'oeuvre dans l'écriture, et l'écrivain Villemain s'affirme et émeut. Qu'est-ce qu'un écrivain sinon un scribe qui vous emporte avec lui, ne vous laisse pas derrière la vitre ? Il y a des chapitres où il y parvient. Mais c'est cependant un premier livre, et c'est travaillé, ça sent le trac de ne pas refléter les codes. Marc veut être littéraire. C'est joli, souvent. On remarque, par exemple, quand Marc a biffé un verbe pour écrire "besogner" à la place, parce que c'est plus littéraire. Donc ça nous oblige à être dans le méta littéraire. Marc aime Dashiel Hammet, le minimaliste, il le dit dans son livre et aussi dans son blog plus récemment. Cette appétence est compréhensible, on aime ce qu'on ne maitrise pas, quand on est quelqu"un de sain.

 

À cette époque, Marc considère que la littérature c'est le syle, et le sien est riche, flamboyant, dense de fulgurances poétiques. Mais je ne suis pas certain de partager cette conviction, selon laquelle "on ne donne que le style". Je ne suis pas péremptoire, mais il me semble que la littérature est belle quand elle touche une congruence, entre la forme et le fond.

 

J'allais dire que Marc avait inclu des pièces de sa correspondance dans le livre, et qu'elle était frappée du même syndrome du "faire littéraire". Ce geste interrompu de ma part témoigne en réalité de l'efficacité de l'auteur, puisqu'en toute fin du livre, il avoue avoir inventé des amis imaginaires , témoins de l'avancée de son projet. Si je comprends bien, c'est un miroir amical qu'il a lui même inventé, afin de s'auto juger. On y croit, mais je me suis dit quand même "que ces gens s'appliquent un peu trop dans leurs lettres".

 

Marc était précoce. Jeune, à la fin des années 80, il écrit des lettres subtiles, étonnamment cultivées pour son âge, à BHL pour lui dire son admiration, sa "fidélité", tout en se révélant lucide sur les défauts de son héros. Pour lui BHL a été un passeur. Vers l'histoire des idées. Et c'est vrai que c'est l'aspect sans doute le plus sympathique du personnage. Moi aussi j'ai vu, jeune, ses émissions sur les "aventures de la liberté". BHL n'a pas été inutile en parlant de Sartre.au grand public, avec passion.

 

Mais désolé, Marc, je ne peux pas te dire que je partage ta passion pour BHL. Je l'ai peu lu, déjà. Je me souviens du livre enquête sur l'assassinat de Daniel Pearl, que j'ai bien aimé, mais qui est bâclé dans sa forme. Je me souviens d'un livre où BHL s'essaie à faire du Tocqueville contemporain, en nous relatant son voyage aux Etats-Unis. J'avais trouvé cela d'un superficiel consommé, et j'avais été frappé de l'incapacité de l'auteur à s'engager au delà des mondanités. Un peu comme si un auteur américain parlait de la France à partir d'un entretien avec Christine Ockrent.

 

Le souci, c'est que je suis beaucoup plus radical que Marc, je l'étais en tout cas, et je pense que c'est toujours le cas. Pour moi, le phénomène des "nouveaux philosophes" est un des aspects de la réaction gigantesque du capital à la fin des trente glorieuses. Et je suis irrité, oui, irrité, de voir un BHL, comme un Onfray d'ailleurs - je crois qu'ils ont parfois le même éditeur - arborer le titre de philosophe. Ce sont des disserteurs, des rhéteurs, des éditorialistes, mais pas des philosophes. Si l'on croit que la philosophie consiste à créer des concepts, et non à phraser. Ces gens ont donc nui à la philosophie. Et ça ne me plait pas.

 

En outre, Marc écrit à plusieurs reprises, et je me souviens l'avoir entendu à "Tout le monde en parle", que BHL a des fêlures. Je veux bien moi aussi concéder la complexité du personnage, ses paradoxes, et comprendre que ça puisse interroger. Ce bourgeois social libéral puant est aussi un des soutiens les plus actifs des kurdes socialistes révolutionnaires. C'est à n'y rien comprendre, parfois, avec lui.

 

Mais en même temps, Marc, tu conviendras que des fêlures et des paradoxes, mon concierge en a aussi. Toutefois tu as choisi BHL comme premier sujet. Pas seulement, j'en suis sûr, par désir de l'intégrer ce milieu intellectuel parisien, en allant voir ceux qui ont les clés. Mais par fantasme sincère. C'est Malraux qui te fait rêver, et tu es allé en Bosnie, ce que je n'aurais pas accompli. Il y faut du fantasme. Comme certains ont vu Mendès en rocard, tu l'as identifié ton BHL à André. C'est plutôt attendrissant.

 

Je suis différent de Marc. Il raconte sa rupture avec les socialistes. Lui qui se méfie, avec d'excellents arguments auxquels je souscris, de la morale, il quitte la politique pour des raisons morales. Je n'aurais pas du tout proposé la même version, pour ma part, pour ce qui concerne mon éloignement du politique. Que les hommes, dans des groupes, soient ingrats et volages, ça ne m'a jamais surpris, depuis les déceptions adolescentes.

 

Moi, je pense plutôt que mes déceptions viennent de mes croyances abusives, de mon aveuglement plus ou moins volontaire. De l'orgueil et de la trouille du vide. Il est succulent de noter, et Marc doit aujourd'hui en sourire, qu'il rompt avec le PS parce que beaucoup ne sont pas réglos avec DSK au moment de l'affaire Mery... Aujourd'hui oubliée. On a découvert depuis d'autres motifs d'être infidèle à DSK. Le souci, pour bien suivre Marc en ces passages, c'est que je n'ai jamais considéré que DSK a été un grand homme politique. On l'a dit génie de l'économie, et Marc y croyait. Je n'y ai jamais cru. Pour moi ce Monsieur a profité passivement d'un sursaut de croissance créé par des grappes d'innovations, c'est tout. Il s'est soumis, au bout d'une semaine de ministère, à l'ordo libéralisme allemand en signant le pacte de stabilité. Un non sens. Donc camarade Marc, je ne peux pas trop te suivre quand tu causes de cette période. Mes démissions sont politiques. Évidemment elles sont éthiques aussi, car le choix d'une politique a inévitablement une dimension éthique. Le nihilisme est le nihilisme et quand on le fuit, c'est en bloc.

Voila. J'ai un peu agi comme Marc avec BHL, j'ai surtout parlé de moi au lieu de causer de "Monsieur Levy" de Marc Villemain. Un livre qui fut un livre d'écrivain débutant. Mais un livre qui ne vous exclut pas, et donne envie de continuer la conversation avec un garçon très intelligent, parfois désarmant de sincérité et de doute. Quelqu'un d'intègre qui sans aucune espèce de doute, trouve un sens à sa vie dans les mots. Les siens et ceux des autres. Je vais lire d'autres oeuvres de Marc.

 

Jérôme Bonnemaison

16 juin 2016

Jean-Luc Barré - Dominique Roux, le provocateur

 

 

Le 29 mars 1977, Dominique de Roux s’éteignait dans une ambulance, victime d’un mal qui avait déjà emporté deux de ses jeunes frères, la maladie « de Marfan ». De Roux mourait, donc, à quarante et un ans, laissant sur le flanc sa génération, et inachevée une histoire littéraire, éditoriale et politique comme seule la France semble parfois capable de les susciter – et comme on n’en a plus guère vue depuis. Trente ans plus tard, un historien, qui est aussi écrivain, se lance dans la folle entreprise consistant à mettre en biographie l’existence de celui qui, parlant de lui-même, disait qu’il « ne faut pas avoir peur d’être un homme perdu de réputation », et vient exhumer, dans une somme magistrale, l’un des êtres les plus lyriques et les plus subversifs de la littérature française du vingtième siècle.

 

Qui, pourtant, se souvient encore de Dominique de Roux ? La jeune génération – en partie la mienne – a oublié combien il fut au cœur des affaires de son temps : c’est toute l’aventure humaine, bien plus encore que l’odyssée du monde, qui trouvait chez lui un réceptacle immédiat, réactif, à ses angoisses ; oublié aussi ce que la littérature doit au fondateur des Cahiers puis des Éditions de l’Herne, et à l’inlassable défenseur des grands réprouvés – à commencer par Céline, qui non seulement lui fut un choc, à une époque où la seule évocation publique de l’écrivain était peu ou prou interdite, mais qui ne fut pas pour rien dans sa venue à l’écriture ; oublié, encore, que Pound, Gombrowicz, Borges, Jouve et quelques autres, ne nous sont connus que parce qu’il l’aura voulu. D’une certaine manière, l’époque convenait parfaitement au tempérament de Dominique de Roux, pour lequel il n’était « d’écriture que d’agonie », et qui assignait à l’écrivain véritable de « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu ». Mais d’une certaine manière seulement. Car peu d’écrivains ont semblé à ce point à l’étroit dans leur temps, et désespérés de devoir en être : « Un goéland sans pattes qui ne sait où se poser », écrira-t-il dans La Jeune Fille au ballon rouge. Aussi redoubla-t-il d’ardeur à ferrailler contre son monde, dans une geste que l’on peine à concevoir aujourd’hui tant elle semble transportée, outrancière, hénaurme.

 

Cela étant, tout devait l’y conduire : on ne naît pas impunément en 1935 dans une famille où l’aristocratie n’est pas seulement vécue comme un privilège légitime mais comme la seule voie possible à une existence qui méritât son titre, une famille où le grand-père, Marie de Roux, était l’avocat et l’ami de Charles Maurras, et où la mère, « l’abbesse », incarna sans doute l’idéal le plus cher au cœur du pétainisme. Or toute la vie de Dominique de Roux se passera à chérir cette généalogie autant qu’à s’en distinguer. Quelque chose en lui d’irrémédiablement altier et fêlé s’est sans doute fabriqué dans ces jeunes années vécues à l’ombre de ses contemporains immédiats et des grandes bâtisses saintongeaises que le soleil, les foins et les escapades en culotte courte viennent embraser. C’est donc dans cet « état d’inaction, d’attente et de disponibilité confinant au défi », tel que le décrit Jean-Luc Barré,  que de Roux passera sa jeunesse ; et le contraste avec l’activisme au bas mot forcené dont il fera preuve plus tard n’est saisissant que si l’on se contente de voir dans cette attente de jeunesse une indifférence au monde – attente qui, comme Malraux, comme Cocteau et d’autres, le conduira à échouer au baccalauréat. Car c’est tout le contraire : le temps de l’indolence apparente constitue le temps de latence nécessaire afin que s’installe une fois pour toute l’attitude devant la vie qui sied le mieux et le plus évidemment à un caractère, le temps où couvent les grandes colères. Ce qu’il y avait d’incontrôlable, de rebelle, d’ontologiquement rétif chez le jeune Dominique ne s’altérera d’ailleurs jamais – et tant pis pour les excès, les outrances, les amitiés discutables, les positions intenables, les haut-le-cœur du petit ou du grand monde. Jean-Luc Moreau a pourtant raison d’insister, dans sa préface à la réédition de L’Ouverture de la chasse, sur le fait qu’on ne saurait sans injustice réduire son talent à sa seule verve pamphlétaire, fût-elle exceptionnelle* : de Roux, c’est une tension irrésolue vers la littérature, insoluble dans aucune chimie du temps. Ses aventures dans le monde, souvent clandestines, toujours rocambolesques, en Angola aux côtés de Jonas Savimbi, en Guinée-Bissau, au Mozambique, dans le Portugal des Œillets, n’auront jamais été mus que par un insatiable désir littéraire. Tous ces exils extérieurs, aux confins des franges de la bouillante Afrique ou dans les dissidences de l’Est, tous mus officiellement par une passion révolutionnaire et internationaliste d’inspiration gaulliste – une étrangeté de plus dans sa trajectoire, lui pour qui De Gaulle incarna d’abord, en Algérie, la figure du traître – ne le mettront jamais dans un état très différent de ses exils intérieurs, lesquels demeurent son état normal. Pour lui, il ne s’agit jamais, ici ou là-bas, que de se mettre « à la disposition d’une façon de voir, d’écouter, d’écrire » : l’Afrique sera tout autant le « lieu de l’action » que l’occasion d’étirer plus encore le « temps intérieur ».

 

 

La densité de ce temps intérieur, conjuguée à une conscience obsédante de la mort, va forger une des œuvres littéraires parmi les plus singulières et les plus inclassables. Il n’est d’ailleurs peut-être pas absolument fortuit que cette biographie paraisse alors que la littérature française contemporaine, certes vivante, n’en semble pas moins traverser une sorte de trou d’air. Car coexiste chez de Roux tout ce qui semble nous avoir déserté : le lyrisme, la passion, l’excès, la rage, la revendication des contraires, le goût des paradoxes, la conscience fébrile de la vacuité des choses, le monde vaste et bruyant, la solitude inébranlable, l’amour des libertés. Rien chez lui ne peut supporter la classification, tout n’est qu’écheveaux indiscernables, entrelacements insolites, métaphores inactuelles. « Entier jusqu’à l’intransigeance et mobile jusqu’à l’ambiguïté », Dominique de Roux circulera librement entre un pompidolisme dont le chef éponyme « sait comment on encule une mouche, comment le 15 août présente ses respects à la Vierge Marie » et les « minets guévaristes des barricades sorbonnardes » qui aboutiront « passé la trentaine, aux échines des marchands », et se heurtera de plein fouet à une société française qui aura fait de l’idéal petit-bourgeois le parangon de la vertu autant que le modèle de son développement économique et social. Et, comme Jean-Luc Barré y insiste, c’est parce qu’il est « l’esprit à la fois le plus engagé et le moins systématique qui soit » qu’aucun différend politique ou idéologique ne sera jamais suffisant à ses yeux pour guider ses choix et ses relations. Aussi nouera-t-il d’invraisemblables amitiés, où se retrouveront sans paradoxe apparent Jean-Edern Hallier, Robert Vallery-Radot (maurassien de haut vol et soutien passionné du fascisme italien, il fut l’un des premiers, au début des années vingt, à remarquer le génie de Georges Bernanos, et entrera finalement dans les ordres après la guerre), Lucette Destouches, la femme de Céline, André Glucksmann, Raymond Abellio ou le sartrien François George, pour  ne glaner ici que quelques noms qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Car au final, tout n’est jamais que littérature. « D’abord l’amitié, ensuite la liberté d’écrire ce que l’on pense », écrit-il dans une de ses innombrables lettres au fidèle Georges Londeix : « la reconquête de la parole », pour reprendre la juste expression de Jean-Luc Barré, sera toujours le combat transcendant. 

 

Je confesse n’avoir découvert Dominique de Roux que récemment, par ses lettres d’exil, magnifiques, publiées dans La Règle du Jeu**. Tout de Roux y est : c’est la même matière vivante, le même mélange euphorique d’amour, de désespérance, d’orgueil et de harassement que l’on retrouve dans ses œuvres. Peut-être fût-ce d’ailleurs une bonne manière d’y entrer. Car c’est là le de Roux qui a fini de faire le tour des choses, libéré dans son pressentiment paroxystique de la fin, le de Roux qui, si jeune encore, a tellement vécu que s’annonce déjà le temps des bilans, des épures finales, de l’affaissement des digues. Les polémiques s’éloignent, s’éteignent, se périment ; ne subsistent qu’une torrentielle ouverture à la vie, la disponibilité inlassable de cet homme qui ne souffrit jamais aucune mollesse et n’eut de cesse de faire de son existence une lutte acharnée pour sa liberté. « Suis-je si double que cela ou est-ce que je suis épris d’espace, d’une vie qui fasse nappe, de la vie tout simplement avec ses étincelles et ses aspérités quand tout nous est empêché sans cesse ? Je ne suis ambigu et obscur que pour ceux qui ne comprennent pas et qui me veulent collé à leurs problèmes », écrit-il à Christiane Mallet, à quelques semaines de la mort ; il lui dit aussi « rêver d’un monde sans heures, tournant le dos à toute l’énergie abjecte que l’on consacre à l’utilité », et ce mot résonne comme un leitmotiv, chez lui que le monde pourtant impliqua tant, qu’on affubla de tous les maux, qu’on regarda comme un maoïste de droite, un nostalgique de l’ordre colonial, un indécrottable royaliste, un maurrassien mal défroqué, et que l’on alla jusqu’à soupçonner d’être le chef de file d’un nouveau fascisme international – l’idée fait rétrospectivement sourire, mais, à la décharge de ses adversaires d’alors, son plaisir à cultiver la provocation fut tel, pour ne rien dire de ses positions et de ses amitiés, que le plus averti des observateurs pouvait légitimement, dans le feu de l’action, s’y laisser prendre. De Roux n’était qu’un passionné de la liberté, épris d’une sorte d’ordre et contempteur de toutes les censures, et c’était une passion inclassable, mortifère autant que vitale, intime autant que subversive. Écrire, c’est-à-dire « apprendre à vivre quotidiennement la tragédie profonde de sa propre disparition » aura été la seule aventure d’importance. Sur son écriture venaient se coller les miasmes du monde, ce monde trop vaste à l’écrivain du temps intérieur, trop exigu à l’esprit qu’empoigne la grande aventure, celle de l’humain, l’humain petit, pathétique et plein d’espoir. Définitivement, les cosmologies de de Roux étaient incompatibles avec les aspirations de la société raisonnable, lui que traversaient tant de fulgurances, ces ultimes miettes du festin adolescent qui se déposent du temps qu’on souffre de tout et qu’on ne s’apaise de rien. 

 

Si une biographie se donne pour objet de saisir un être dans le plus grand éventail de ses possibilités, de le serrer jusqu’en lui-même, alors celle de Jean-Luc Barré figure parmi les plus abouties. La masse de documents exhumés, ces centaines de lettres inouïes où de Roux invective, se désole, milite, espère, aime et déteste, ce souffle sans fard ni bornes que l’on se prend à rêver d’entendre de nouveau dans la littérature contemporaine, donnaient autant de matière au biographe qu’elle en compliquait la tâche : voilà un défi relevé avec élégance et finesse ; et ressuscité celui qui, finalement, aura peut-être été le dernier des grands romantiques de notre temps.

 

* Dominique de Roux, L’ouverture de la chasse, Éditions du Rocher
Paru pour la première fois aux Éditions de l’Age d’Homme en 1968.
** La Règle du Jeu, n° 27, 15ème année, janvier 2005, Grasset.

Article paru dans la Newsletter des Livres n° 57 – Fondation Jean-Jaurès – Juillet 2005

12 mai 2016

Bernard Clesca - Sans adieu

 

 

Mourir de ne pas mourir

 

Vingt années pleines et entières sans publier un livre : vingt années que l’inconsolable de la perte seul est venu clore – par ce récit, donc, qui est peut-être l’exercice le plus difficile qui soit pour un homme : « dire à une mère défunte ce que l’on n’a pas su exprimer à temps. » Car il y a quelque chose de l’exorcisme dans cette parole qui reprend la plume  pour dire un amour qui semblera à certains dépasser toute mesure commune. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi il existe tant de livres d’hommes sur les pères quand il en existe si peu sur les mères. D’autant que celui-ci ne s’autorise aucune distance, aucune fantaisie, aucune ironie, toutes techniques d’évitement dont les hommes ont coutume d’user, afin de se convaincre, peut-être, de leur aptitude particulière à demeurer maîtres d’eux-mêmes et de la situation. Ce n’est pas nécessairement machisme ou virilisme entêtés, mais plus souvent le signe d’une pudeur et d’une impuissance à rougir, qui plus est vis-à-vis d’une mère pour qui l’homme restera jusqu’à la fin un enfant et auprès de qui lui-même aura toujours l’indicible fantasme de tenir son rang. Bernard Clesca ne s’embarrasse d’aucun de ces prudents psychologismes. Et c’est une force de ce livre bâti sur une telle nécessité que de tenir tout pathos à distance sans jamais sacrifier une once de la parole que cet amour a fait naître. 

 

En refermant ce livre, on pressent qu’il s’agira du dernier : rien, dans cette parole, ne semble en relation directe avec ce qu’il convient d’appeler une démarche littéraire. Le souffle de l’amour, la nécessité de l’exorciser (et d’exorciser, au passage, « l’implacable cruauté de cet engin de terrassement qu’est la machine gériatrique ») semblent éloigner l’écriture de toute volonté de maîtrise et de toute ambition stylistique – toujours plus ou moins entachée du soupçon d’esthétisme. Sans doute est-ce le propre de tout écrivain que de nous le faire accroire. Mais c’est qu’ici chaque mot est comme une pièce arrachée au rocher d’amour où il a fallu la prélever. « Comme je suis né d’elle, je mourrai d’elle » : ce n’est pas là parole en l’air. Car c’est sa propre mort que Bernard Clesca préfigure, et, autant le dire, espère, en racontant celle de sa mère – cette mort « regardée, approchée, embrassée, accompagnée des mêmes paroles d’amour que de ton vivant ». 

 

Le travail critique oblige à dire que les saillies contre « l’horreur hospitalière », aussi viscérales, blessées, et sans doute salutaires soient-elles, affectent parfois un récit que l’on aurait peut-être préféré mû par la seule désolation d’un amour désormais sans partage possible. Mais on pensera aussi le contraire : que, précisément, la charge, rude, portée contre le système gériatrique, n’est que l’autre manière, la colérique, la révoltée, de dire toujours la même chose : le sentiment de l’injustice suscité, non par la mort en soi, mais par « l’égocentrisme des vivants », lequel « s’accompagne souvent d’indifférence envers leurs défunts et d’ironie pour ceux de leurs proches qui s’adonnent à un rituel de mémoire » ; et, au bout du bout, redire l’éternité d’un amour par-delà vie et mort, fût-il « face à notre tombe ».

 

Bernard Clesca, Sans adieu, éditions Fayard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°2, février/mars 2007

2 mai 2016

Nicolas Cavaillès - Les huit enfants Schumann

 

 

“... ces petits animaux hantés qui n'évoluèrent que dans les jeux d'ombre et de clarté d'une forêt clairsemée, à la lisière du noir et du blanc, reproduisant malgré eux le chaos d'aspirations et de névroses que leur père avait magnifiquement échoué à ordonner, ces enfants ne s'appartenaient pas plus que les autres, marionnettes dénaturées de leurs géniteurs et du destin, poupées déguisées enfermées dans une maison close, ne jouant qu'avec les bibelots qu'on leur avait mis entre les mains, ne s'exprimant qu'avec les clichés dont on avait gâté leur cervelle affamée ; mais ils purent très tôt pleurer la perte de ce fragile état de non-appartenance à soi qui dans leur cas ne mua jamais, comme il l'aurait dû, vers l'invention de soi ; il ne leur resta plus dans cette impasse qu'à pleurer la force invisible et superbe qui les y avait conduits.

 

Avec Les huit enfants Schumann, Nicolas Cavaillès (prix Goncourt de la Nouvelle pour Vie de monsieur Leguat, prix Gens de Mer 2015 pour Pourquoi le saut des baleines), récidive dans cette forme brève dont il devient, au fil des livres, l'un de nos prosateurs les plus accomplis. Il s'intéresse cette fois, non pas tant au compositeur Robert Schumann, ni même à son épouse Clara, à propos desquels bien des choses déjà ont été écrites, qu'à ses huit enfants, héritiers malgré eux d'une mère que l'on savait déjà intraitable et d'un homme pour qui la musique était la vie même.

 

L'ouverture de ce texte est un peu étonnante, et même étonnamment potache pour un livre aussi sensible : y est en effet dressé un parallèle avec l'autre Robert Schuman (un seul n), père fondateur, avec quelques autres, de notre moderne Europe ; cela dit, je ne saurai en juger plus avant, puisque l'on croit comprendre, entre les lignes, que l'auteur pourrait prochainement s'intéresser à ce presque parfait homonyme... À suivre, donc.


Mais, bien sûr, l'essentiel n'est pas là. Car je serai assez tenté de dire que, comme en contrepoint à ces huit portraits, à ces huit destins singuliers (et souvent douloureux), c'est aussi et d'une certaine manière la figure d'un absolu artististique qu'esquisse Nicolas Cavaillès. Ce que l'on comprend en effet, en lisant ce petit livre que l'on sent écrit à fleur de peau, c'est non seulement qu'aucun des enfants Schumann n'a pu vivre en dehors de l'ombre du grand homme, mais que cette ombre même a recouvert presque entièrement leur existence - la présence souveraine, et c'est peu dire, de Clara, y contribuant assez fortement. La question posée, fût-ce en filigranes, est donc aussi de savoir si, pour un artiste de cette envergure, il est possible de vivre sous l'empire, voire l'emprise de son art, tout en prêtant attention à la trivialité de la vie, au prosaïque de l'existence, en veillant aux états d'âme ou tout bonnement aux besoins de son entourage proche : de vivre, pour le dire d'un mot, en bonne intelligence avec le commun. La question, qui vaut bien sûr pour tout grand artiste, musicien ou pas, semble atteindre son apogée avec Schumann, incarnation d'un romantisme à dominante mélancolique. Nicolas Cavaillès ne répond certes pas à cette question, que d'ailleurs il ne pose pas expressément, mais le lecteur ne peut sortir de ce livre sans ressasser l'imposante fragilité de ce colosse aux pieds d'argile, ni sans s'interroger sur le prix à payer d'un tel génie - pour lui-même et les autres, donc.

 

En sus de la belle empathie que manifeste Nicolas Cavaillès à propos de ces huit enfants déchirés entre l'admiration dûe au père et l'impossible invention de leur propre existence, et auxquels il parvient à prêter en peu de pages corps, voix et âme, en sus même de l'élégance très ferme, très sereine de son écriture, c'est aussi dans cet entreligne-là que réside la beauté profonde de ce petit livre - dont il n'est d'ailleurs pas interdit de sortir avec un léger sentiment de frustration, tant on se dit que la destinée de chacun de ces enfants pourrait à soi seule justifier un roman. D'autant que le livre s'achève sur un très bel épilogue, lequel (nonobstant une saillie peut-être pas tout à fait nécessaire sur un certain usage moderne de la musique), achève de donner à ce texte une ampleur, une richesse, une hauteur de vue dignes de tous les éloges.

 

Les huit enfants Schuman, de Nicolas Cavaillès - Editions du Sonneur
Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur, 
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

8 avril 2016

Claro - Cosmoz

 

 

Le verbe des commencements

 

Autant accepter d’emblée l’échec d’une herméneutique traditionnelle pour un tel livre : il faut savoir modestie garder. Si la chose était même possible, cela nécessiterait un appareil critique et esthétique absolument incompatible avec le format ordinaire d’un journal ou d’un magazine – fût-il aussi libre que celui du Magazine des Livres. En écho à cette œuvre, donc, cette philologie impossible, maladroite, une philologie de fuite, de parcelle et d’esquive. Disant cela, je me protège très certainement des foudres diafoiresques, mais ce que je veux dire, surtout, à celui qui lira cet article, au lecteur qui aurait la chance de n’avoir pas encore pénétré dans CosmoZ, c’est qu’il peut se préparer à une aventure peu commune, probablement sans grand équivalent en France.

 

Aventure qui est d’ailleurs tout autant littéraire que poétique et métaphysique, ce qui achève de la rendre infiniment touchante et personnelle. Car je peux bien le dire : j’appréhendais l’excès de forme, l’implacable structure, l’excès de jeu et le génie froid ; je redoutais que la matière fût travaillée par une trop grande appétence conceptuelle, qu’elle fît entendre trop fort la petite musique, parfois exagérément cérébrale, des avant-gardes – ce moment où la sympathie réfléchie pour le moderne bascule dans l’affectation moderniste. Je commettais une erreur, et j’ai plaisir à la reconnaître. Aussi ai-je été en tous points ébloui, et touché, par CosmoZ, jusqu’à l’état, exsangue, où le livre m’a laissé, ce moment de vide terminal qui vient après les mille éruptions métaphoriques, les accumulations sonores et les rudes saillies, les éboulements successifs de sens que provoquent cette longue errance à travers l’histoire et le saisissement devant une langue qui ne résiste à aucune torsion.

 

Il faut, pour cela, se laisser aller un peu. Vouloir être débordé, bousculé, joué par l’écrivain, quitte à ne pas toujours bien comprendre ce qu’il fait de nous, à ne pas distinguer autant qu’on le voudrait sa panoplie et ses outils – comme, au fond, les humains sont le jouet de l’ombre qui appelle. L’intellection seule ne suffit pas à comprendre CosmoZ, du moins à en apprécier l’infini des recoins, sa poésie nourricière, le lointain noyau de folie intime où le livre s’en va presser, brasser les sensations. Alors seulement j’ai pu suivre Dorothy et les siens sur ces voies de brique jaune qui mènent aux extrémités du monde et de l’existence – ce monde qui n’est pas en crise, mais qui est la crise, la tornade même. Claro avait donc le génie nécessaire pour (ré)animer les personnages du Magicien d’Oz, leur donner une incarnation qui fût à la fois incroyablement fidèle et renouvelée ; recommencée, à l’instar de ce monde dont on ne saura donc jamais, précisément, comment il commence, mais dont on peut bien deviner ce qui le terminera. Même s’il est dit que « la légende ne sait pas comment finit le monde, tout comme elle ignore la façon dont il a commencé. La légende ne sait que relever la jupe et confier au caniveau l’image de ses plis intimes. » L’impression que me donne CosmoZ, s’il me fallait la résumer (chose impossible), ce serait d’enfoncer la tête dans une existence qui n’en est pas tout à fait une (puisqu’on ne saurait ainsi qualifier ce qui se révèle aussi incertain dans ses fondements qu’inepte dans sa trajectoire). Mais c’est notre existence. Notre existence d’hommes dans un monde où « la colère de Dieu n’est qu’une allumette. » On a parlé d’anti-utopie, d’anti-féerie, et il y a de cela bien sûr, même si le préfixe est un tantinet militant. Cosmoz m’apparaît plutôt comme une déambulation, joueuse mais atterrée, dans les décombres du réel. Moyennant quoi, ça grince, ça racle, ça frotte aux entournures, et le rire, carnassier, vibre au son d’une langue gourmande et cannibale ; enfin la dérision s’ajoute et se conjugue au malaise – car après tout, ce monde est un monde de mort. Mais il faut bien rêver – peut-on, d’ailleurs, seulement s’en empêcher – : « oui, il y avait un monde, un autre monde (dans lequel les gestes ne laissaient pas de trace appuyée, au sein duquel les pensées n’engendraient pas nécessairement des actes. »

 

Il est difficile de ne pas accoler le nom de Claro à ceux de Pynchon, Gass, Vollmann et quelques autres, à la gloire desquels le moins que l’on puisse est que ses travaux de traduction ont ardemment contribué. Moyennant quoi, il est naturel que ces lourdes références contaminent jusqu’à l’accueil fait à ses propres romans. Sans doute s’agit-il de suggérer qu’on ne traduit pas impunément la grande aventure américaine, ce qui va sans dire. Pourtant, l’image qui s’est spontanément imposée à moi fut d’abord celle d’une éprouvette où s'amoncelaient, s’accouplaient, tragiques et gais, le Jonathan Safran Foer de Tout est illuminé, le Swift des Voyages, le Rushdie des Versets, le Guimarães Rosa de Diadorim, pour ne rien dire d’un certain penchant shakespearien pour l’apocalypse, une certaine tentation cosmique. Autant de références dont certaines surprendront peut-être jusqu’à Claro lui-même, mais peu importe. Car Claro est un créateur d’univers. C’est autant plus remarquable qu’il part d’un univers existant, engendré du très libre cerveau de Frank Baum, en 1900, à l’embouchure du siècle donc – et dans ce seul fait on ne peut s’empêcher de voir, peut-être de chercher, un sens. Claro se montre aussi attentif aux grandes masses temporelles et spatiales où l’on résume d’ordinaire l’Histoire qu’il est précis dans ce qu’il dit de sa matière même, du périple chaque fois recommencé de l’humain. Il manie avec autant de lyrisme et de précision le gros réel pansu des faiseurs de monde que la misère charnue des tranchées de la Grande Guerre (« après ça elle ne vit plus que des hommes mâchés, régurgités, fracturés, calcinés, des visages aux reliefs aberrants, n’entendit plus que des voix fendues par le milieu, à peine retenues aux cordes vocales par des fibres de cri »), excellant à faire parler la petite voix des désanimés et à exhausser leurs murmures. Ceux d’Oscar Crow, par exemple, qui n’a seulement plus la mémoire de lui-même. Ainsi, tenant son journal (bouleversant), dans sa cellule d’hôpital psychiatrique, il a cette phrase, si belle, et qui, si elle n’est pas la plus symptomatique du style de Claro, n’en est pas moins, pour moi, comme un concentré du secret esprit qui anime cette invraisemblable et remarquable fresque : « Je vais aller m’asseoir sur ce banc et je verrai bien qui l’emportera, du vent ou de moi. »

 

Claro, Cosmoz - Editions Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 27, novembre/décembre 2010

23 mars 2016

John Cheever - Le ver dans la pomme

 

 

Sublime ennui

 
Le vers dans la pomme est de ces livres dont il serait aisé, et peut-être opportun, de dire le plus grand bien. Nous nous inscririons alors sans trop de risques dans les pas de John Updike, Saul Bellow, Raymond Carver, Vladimir Nabokov ou Philip Roth, pour ne citer que les plus illustres de tous ceux qui ont encensé John Cheever – et que la quatrième de couverture répertorie avec obligeance... De fait, nous chercherions en vain quelque défaut que ce soit à ce recueil, et de manière générale à cet auteur, mort il y a vingt-cinq ans et objet d’un culte de son vivant même. Car voilà un écrivain qui a tout pour satisfaire un certain goût européen, ou disons une certaine esthétique européenne de la littérature. D’un genre d’élégance devenu plutôt rare, l’écriture de John Cheever s’attache à des univers un peu désuets, plutôt distingués, bourgeois, aristocratiques, volontiers romains, et les dissèque avec force détails et sans faute de goût, avec une distance et un humour aussi aérien que sardonique, d’esprit d’ailleurs bien plus britishque typiquement américain. Bref, Cheever est un écrivain qui, s’il était davantage traduit et mieux connu, se verrait assez vite honorer en Europe du statut de classique, et cela d’autant plus qu’il manifeste, et revendique, un goût prononcé pour les paysages, les atmosphères, les invariants familiaux et psychologiques, et qu’il n’use d’aucun gadget ni ne tombe dans aucune facilité narrative. « Pourquoi est-ce que je préfère décrire des cloches d’église et des nuées d’hirondelles ? Est-ce puéril, est-ce une mentalité de carte de vœux, un refus saugrenu et efféminé de regarder les choses en face ? », fait-il dire à son personnage dans Les Bijoux des Cabot, nouvelle qui clôt ce recueil et s’y distingue.


Il y a donc quelque chose de délicieusement irréprochable dans ces nouvelles, dont la profonde intelligence, qui plus est, pourrait désamorcer le plus ombrageux des critiques. Le seul problème, qui n’est pas secondaire, est que l’on s’y ennuie ferme. C’est un ennui assez sublime, qui ne dispense pas du plaisir à prendre une bonne leçon de style, mais le fait est qu’à la longue, on cherche un peu désespérément un ressort autre que l’amusement de l’auteur à décortiquer ces mêmes et sempiternels univers familiaux et quotidiens, fût-ce pour mieux faire apparaître l’irréductible solitude de ceux qui n’y adhèrent pas naturellement. Sous couvert de quelque petite intrigue sans importance, l’écrivain ne cesse en fait de polir et d’ajuster son style. Lequel est assez magistral, en effet, mais cette excellence-là ne suffit pas toujours à nous dissuader de bâiller. Écrites avec un goût prononcé pour la digression naturaliste et pour la circonvolution sociologique, excellemment traduites (mention spéciale à Dominique Mainard), ces nouvelles nous offrent donc un bon aperçu des univers et des visions de John Cheever, même si la compilation opérée ici relève parfois de l’insondable mosaïque. Enfin l’on ne peut pas ne pas évoquer cette manière, sans doute assez moderne, de laisser les histoires s’achever comme elles viennent, et cette façon un peu guindée de ne pas les clore. Certes cela désarçonne au début, mais cela finit aussi par devenir prévisible, et parfois un peu artificiel. Du coup l’on pensera à Raymond Carver, qui avait ce génie-là, mais chez qui on sentait que le souffle se brisait sur quelque chose d’époumoné, de viscéral et d’exténué qui, ici, finit par nous manquer.
 
 
John Cheever, Le ver dans la pomme - Editions Joëlle Losfeld
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mainard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
15 mars 2016

Pierre Charras - Quelques ombres

 

 

Ça cache quoi, une ombre ? 

 

Sous ses airs un peu désinvoltes, le nouveau recueil de Pierre Charras se déguste aussi vite que son charme sensible distille ses effluves. Au départ un peu expectatif, voire chagriné que l’écriture, à force de concision, ne se mette pas davantage en danger, j’ai fini par m’apercevoir que j’avais bu ces huit textes comme du petit lait, et que leur doux clapot avait réussi à m’éloigner des embruns du monde. On pourrait d’abord se croire dans tel ou tel de ces petits fragments intimistes à la mode, où le lecteur étouffe à force de recroquevillement lacrymal. Mais non, il n’en est rien : Charras sait écorcher en profondeur tout en rendant les choses aériennes. 

 

Toutes les nouvelles ne sont pas d’égale valeur mais, de l’une à l’autre, l’ensemble installe un climat qui fige le petit rictus amusé du départ en une grimace lestée de mélancolie désoeuvrée. Jusqu’à ce dernier texte, Le Vent mauvais (allusion au discours du maréchal Pétain, le 12 août 1941 : « Je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais »), dont on aura toutefois le droit de s’agacer du propos un tantinet édifiant. Mais le texte est sauvé par un sens de la dramaturgie, une naïveté de ton et un sentiment de délitement du monde qui sont autant de marques du travail littéraire de Pierre Charras.

 

On le préfèrera toutefois lorsqu’il assume cette forme de naïveté poétique qui, au fil des livres, identifie ou qualifie son œuvre. Ainsi dans la nouvelle intitulée À une passante, où un photographe découvre, en travaillant dans sa chambre noire, qu’une des jeunes filles du groupe dont il a réalisé un cliché était nue. Ou encore dans Pas d’école, peut-être la plus touchante de ces huit nouvelles : des parents, démolis par une vie qui n’offre aucun espoir, décident d’abandonner leur enfant dans les jouets d’un grande centre commercial. La simplicité et la sensibilité du récit lui donnent son évidence, son naturel, avant de se résoudre en une ellipse très bienvenue, et d’une manière qui ne fut pas sans me rappeler ce grand film de Michael Haneke qu’est Le septième continent. C’est ainsi que les quelques ombres qui traversent le recueil de Pierre Charras nous suivent plus longtemps que ce à quoi nous nous attendions.

 

Pierre Charras, Quelques ombres - Éditions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°7, novembre/décembre 2007

1 mars 2016

Antoni Casas Ros - Chroniques de la dernière révolution

 

 

La morale du chaos

 

Si l'honneur d’un écrivain est aussi de savoir sortir des rails où il posa son écriture, alors, sans conteste, de cet honneur, Antoni Casas Ros est digne. Il n’est d’ailleurs pas un de ses livres où il ne manifeste le souci constant de se mettre en danger et de forer à la source de son texte : la prise de risque est consubstantielle, non seulement à son travail, mais probablement à l’idée même qu’il se fait d’une œuvre littéraire. Je n’ai donc guère été surpris que Chroniques de la dernière révolution témoigne, et comme jamais, de cette ambition, revendiquant à tours de bras ce que l’on pourrait appeler une esthétique, donc une morale, du chaos. Outre son style et son étonnante construction, dont je veux bien considérer qu’ils revendiquent le sceau du dit chaos, je m’interroge, toutefois, quant au sens à donner à cette fresque qui louvoie entre dénonciation du réel, révélation cosmique et prosélytisme révolutionnaire.

 

Chacun en conviendra, le monde part à vau-l’eau : nombreux, d’ailleurs, pensent qu’il court à sa perte. C’est précisément cette perte que les hérauts de Chroniques de la dernière révolution veulent accélérer, afin, disent-ils, de le sauver : « Il y aura de grands désastres, mais c’est la seule chance que nous voyons pour que la planète ait un futur à travers la fin d’une folie généralisée. Le chaos est la seule issue. » Les révolutionnaires se font une règle de faire passer « les émotions après l’action », ils tiennent des discours chauds mais leurs pratiques sont aussi froides que le marbre : à cette aune, ils se distinguent assez peu de leurs prédécesseurs dans la révolte. Mais qui sont donc ces nouveaux et preux chevaliers ? Des jeunes, de simples lycéens, enfants d’un capitalisme désormais mondialisé, de l’iPod, de la deep ecology et d’une liberté sexuelle enfin recouvrée depuis que l’on promet de terrasser le sida. Sans nullement en faire mystère, Antoni Casas Ros fonde et enfante sa vision sur ce qui taraude et obscurcit notre monde (crises financières à répétition, violences endémiques, délire sécuritaire, cataclysmes naturels) pour tenter d’en imaginer la sortie. Les religions, les idéologies et le progrès technique ayant tour à tour ou concomitamment échoué à réaliser leurs prophéties, c’est donc à la jeunesse du monde, apatride et hyper-connectée comme il se doit, qu’il revient de mener à bien l’authentique révolution – la dernière, s’entend. Tout cela est résumé à traits grossiers, mais c’est bien ce qui constitue le décor, voire la substance, de ces Chroniques.

 

Casas Ros a une vision du monde dont on peut dire qu’elle est à la fois cosmique, massive et cinématographique. J’ai pensé, par bien des traits, à ce que Maurice Dantec avait pu faire de mieux, ce quelque chose un peu froid et rageur qui teintait ses luxuriantes Racines du Mal. Mais on pourrait tout autant penser au Michel Houellebecq de La possibilité d’une île, et pas seulement parce que la narration s’organise autour des journaux intimes des différents acteurs du drame, mais parce que s’y manifestent la quête incessante d’un ailleurs enfin délesté de ses oripeaux civilisationnels et l’espérance d’un temps essentialiste, fût-il arc-bouté sur une geste technophile. On pourrait même lorgner du côté des Assoiffées de Bernard Quiriny qui, s’il se polarisait sur un futur féministe, n’en tirait pas moins prétexte des grands ratés de l’Occident pour esquisser un nouveau monde – sans que l’on soit tout à fait certain qu’il fût plus habitable. Tout cela pour souligner l’ultra-contemporanéité de ce qui se joue dans ce nouveau roman d’Antoni Casas Ros : si l’on y retrouve quelques fulgurances de l’onirisme poétique et un peu fantastique qu’on lui connaît, s’y lovent aussi, comme dans les ouvrages précités, une semblable impression de malaise dans la civilisation, un même type d’insatisfaction métaphysique, où puisera donc une pensée qui tendrait aussi vers le politique. Si l’on peut toujours prédire, et après tout pourquoi pas, qu’une révolution est à venir, terrassant les grandes infrastructures du monde occidental, invitant l’homme à se retrouver (« faire enfin un avec un être humain, les âmes mélangées à la chair »), voire posant les bases d’un nouveau mysticisme et d’un monde où « tout tente de communiquer en échappant à une règle arbitraire » au prétexte qu’« il n’y a pas de frontière entre les humains et la matière », nous avons ici moins à faire à la longue et patiente maturation d’un projet de gouvernance qu’à l’expression d’un trouble spirituel, même habilement maquillé en programme révolutionnaire.

 

Autrement dit, Casas Ros me paraît plus fantasmatique que prophétique, moins visionnaire que symptomatique. Quand le McCarthy de La Route témoignait, et avec quelle beauté sépulcrale, d’une désolation devant l’humanité finissante, Chroniques de la dernière révolution fait son beurre d’une certaine divagation post-humaniste, adepte d’un primitivisme rédempteur et romantique en diable. D’où, peut-être, cette perpétuation revendiquée de l’adolescence, son énergie clandestine, son attirance pour la quincaillerie souterraine, son naturalisme sexuel, son spontanéisme organique frisant la tentation scatologique, sa complaisance, non pas tant dans la mort en-soi que dans le mortifère. Le propos de Casas Ros, très politique, s’adosse à une métaphysique qu’un Artaud (d’ailleurs cité, et qu’on imagine assez bien proclamer, lui aussi : « La terre est mouillée, pénètre-la ! ») n’aurait pas renié, et dont il résulte une sorte d’éloge de l’immaturité politique. « Assez des demi-solutions, assez des discours moralisateurs, assez des idéalistes qui veulent sauver le monde du chaos. La perversité humaine, la vanité, l’orgueil, l’argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une solution : la dernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l’homme pourra tirer parti de l’extrême destruction et renaître. » : voilà bien une dialectique mille fois rebattue dans l’histoire des dynamiques révolutionnaires. Qu’elle soit juste ou fausse, puissante ou répulsive, dangereuse ou salvatrice, bref que l’auteur y adhère ou pas n’est pas ce qui m’importe : l’important est que le roman se fasse le vecteur résolu, exclusif, de cette vision, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne s’embarrasse, ni de nuances, ni de vétilles. C’est à ce titre un roman presque militant, quasi partisan – grandeur et injustice comprises : s’il y a une évidente bêtise conservatrice, on prendra bien soin de taire toute forme de sottise révolutionnaire.

 

Chroniques de la dernière révolution continue cependant à déployer quelques images belles et fortes dont Casas Ros a le secret, à l’instar de ce « sein [qui] flotte dans l’eau du caniveau, emporté comme une barque fragile. » Tout comme j’aime sa manière de circuler à travers les vestiges d’un monde où l’« on peut échanger un iPhone contre un morceau de porc cru, une volaille, quelques légumes. » Ou de montrer en quoi aucun monde, pas même le plus immatériel ou le plus éloigné de la sensation tellurique, ne saurait être inaccessible au sentiment poétique : « Cette pose éternelle, le temps aboli, une main sur le pubis, l’autre dans la chevelure bouclée. Les respirations s’accordent et l’espace m’aspire tout entier. Je vois la terre de loin, comme sur Google. » Aussi, peut-être ai-je le tort de m’appesantir sur son versant disons plus politique, versant dont je suis à peu près persuadé qu’il ne constitue pas la priorité profonde de son auteur. Mais, en s’y frottant malgré tout, et pour des raisons assurément très nobles mais qui, je le répète, ne me semblent pas appartenir en propre à son univers, tant littéraire que philosophique, Casas Ros a pris le risque de nous ramener un peu maladroitement à la crudité du réel (fût-il à venir), quand l’onirisme très singulier de ses précédentes œuvres contribuait peut-être davantage, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, à préciser, approfondir et aiguiser la critique de ce même réel. Aussi, le tissu où il a tramé cette échappée libre dans ce qui travaille l’époque apparaît-il un peu rêche, trop peu resserré, sa fibre dualiste lui donnant parfois une texture un peu rugueuse. Là où Jésus sacrifiait sa vie pour racheter les péchés du monde, les nouveaux révolutionnaires sacrifient la leur pour racheter le monde qui est le péché même : si le vieux et beau thème de la corruption par la civilisation a de beaux jours devant lui, il fait ici l’objet d’un traitement dont on ne pourra évidemment pas nier la grande originalité, mais qui marquera peut-être moins les esprits par sa justesse littéraire que par son ambition panoptique.

 

Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°32, septembre/octobre 2011

4 février 2016

Vincent Duluc - Un printemps 76

 

La foule leur demandait d'être sales, avait en détestation les maillots immaculés des précieux, elle voulait voir la sueur et la peine, elle ne payait pas pour s'évader mais pour s'identifier, elle cherchait dans l'effort des autres la reconnaissance du sien, s'accrochait à ce miroir et envisageait une appartenance de l'ordre du travail et de la ville, un cousinage entre ceux qui extrayaient le charbon dans la nuit des entrailles de la terre, et ceux qui couraient sous la lumière.

 

 

 

Il ne va pas être aisé, rédigeant cet article, d'échapper au piège que Vincent Duluc a su déjouer dans son livre : la tentation d'exhausser quelques souvenirs intimes qui ne serviraient pas spécialement le propos mais mettraient seulement un peu de baume sur une certaine nostalgie. Car pour celui qui serait né au mitan des années 60 et à qui l'épopée des Verts, ce triomphe aux airs de tragédie, fit battre le coeur plus que de raison, c'est tout un pan (révolu) de l'histoire, celle de la France autant que la sienne propre, que cette lecture fera remonter à sa mémoire. Et si Vincent Duluc n'est pas avare en notations personnelles, sans doute est-ce pour éprouver un peu du plaisir de sentir ce qui persiste en lui de l'adolescence, mais surtout, et là est le charme profond de ce récit très sensible, pour nous rappeler d'où nous venons, ce que nous étions, et par là conserver et transmettre ce qui se jouait : “Ce que le football cachait le mieux, c'était le crépuscule d'une certaine culture du travail et du loisir ouvrier."

 

Car ne nous y trompons pas : Un printemps 76 n'est pas un livre sur le football. Bien sûr, on y croise nos (mes) idoles : Jean-Michel Larqué, Dominique Rocheteau, Christian Lopez, Dominique Bathenay, Gérard Janvion et les frères Revelli, Ivan Curkovic et les autres ; la rousse crinière du peu causant Robert Herbin, lequel mena le club à sa gloire ; ou, plus atypique encore, Roger Rocher, qui descendit dans les mines de charbon pendant dix ans avant de devenir le président de l'AS Saint-Etienne, de trébucher sur une “caisse noire” et de terminer sa carrière derrière les barreaux (François Mitterrand lui accordera la grâce présidentielle.) Mais la toile de fond d'Un printemps 76, c'est l'époque tout entière.

 

Epoque dans laquelle Vincent Duluc, qui dirige aujourd'hui la rubrique foot de L'Equipe, replonge d'un élan vif que viennent teinter parfois quelque langueur, quelque mélancolie, un peu de causticité ou d'humour sur soi, de nostalgie enfin, bien sûr, pour cette époque qui n'était pas d'or mais qui nous faisait sentir vivants ; l'espérance n'était pas close, on pouvait croire au mouvement, à une émancipation sociale, géographique, culturelle, et si l'avenir ne promettait plus guère d'être radieux, au moins le plein emploi avait-il encore ses chances ; on sent, à le lire, combien Vincent Duluc l'a aimé, ce temps nourricier, combien il a aimé en être, combien il résonne encore en lui, et tout ce que sa sensibilité lui doit.


Il n'est pas stéphanois alors, sa ville c'est Bourg-en-Bresse ; Lyon, plus proche, passait pour la capitale naturelle, mais l'Olympique lyonnais, obstinément coincé en milieu de classement, ne faisait pas vraiment rêver : la capitale, la vraie, où chacun portait ses yeux, c'était Saint-Etienne, la ville noire : dans le “chaudron” de Geoffroy-Guichard, s'incarnait rien moins qu'un certain “orgueil français”. Saint-Etienne, ville sombre, fuligineuse même, au sens premier du terme, célèbre pour son charbon, sa manufacture d'armes et de cycles (Manufrance, dont on voyait flotter les immenses calicots arrimés aux gradins du stade) ; sans compter que la ville avait vu naître un autre grand, Bernard Lavilliers, qui a toujours su en chanter l'âme. Vincent Duluc nous ramène au temps de la télévision en noir et blanc, quand on ne savait jamais quelle chaine allait diffuser les matchs, ni même s'ils seraient diffusés, si bien qu'on écoutait ça peinard au fond de son lit, le poste collé à l'oreille, Jacques Vendroux sur France Inter, Eugène Saccomano sur Europe 1 (juste avant le Wango Tango du père Zégut, sur RTL...) ; le temps où il fallait rembobiner nos cassettes audio avec un stylo Bic et beaucoup de soin pour remettre Hotel California au début, bref, l'époque où on trouait les pots d'échappement de nos 103 pour nous donner des frissons de motard et où, dans les boums, on donnait, parfois recevait, notre premier baiser en dansant un slow sur Sister Jane de Taï Phong. Nos rêves étaient ordinaires, modestes assurément, mais c'était des rêves concrets, et sans doute plus lyriques qu'il y paraît. Le football, là-dedans, n'aurait peut-être rien été sans les Verts. On s'y est mis pour eux, par amour d'eux, pour nous sentir à leur unisson, et, lyrisme pour lyrisme, nous nous vivions comme des acteurs de leur ascension, pas loin de penser que c'est en nous que ceux-là puisaient leur énergie et leur talent ; et comme Vincent Duluc, nous sommes nombreux sans doute à pouvoir dire : “J'ai dormi plusieurs nuits avec mon premier ballon de cuir, et même pour aller jouer quelques minutes sur la pelouse familiale, je mettais mes premières chaussures à crampons moulés, des Rivat noires à semelles blanches." Le football faisait rêver, mais pas seulement pour des raisons footballistiques ; et il était bien plus proche alors de ce que Jean-Jacques Annaud en montra dans Coup de tête, (1979, avec Patrick Dewaere) que des chimères clinquantes et autres inepties people qui dorénavant en font un sport parfois moins populaire que de masse - consommation comprise.

 

Car oui, le monde a changé : alors, L'Humanité s'affligeait du manque de conscience des supporters et dénonçait "une embuscade montée par tout un peuple, une incorrection inadmissible" envers les Soviétiques du Dynamo de Kiev venus jouer à Geoffroy-Guichard devant une foule qui, se moquant des rouges comme d'une guigne et n'en ayant que pour les Verts, trahissait effrontément sa classe. Il faut dire que, “en 1976, le foot était encore très seul, séparé de la partie cultivée du pays, qui laissait aux Stéphanois leurs fiertés du mois de mai, l'amour du foot et du jardin, l'AS Saint-Etienne et le catalogue Manufrance. Elle moquait les rêves de gloire des Verts et ne reviendrait que pour les funérailles de la grande maison : la république des intellectuels savait soulever son chapeau pour accompagner vers l'oubli un monde finissant." Ce monde qui finissait, c'était, bien sûr, celui des ouvriers, des mineurs, de tout ce petit peuple qui avait trouvé dans le football, mais plus encore chez les Verts, de quoi nourrir sa liesse et son sentiment d'appartenance, peut-être un peu de l'introuvable identité collective. "Au stade ils se retrouvaient, les ouvriers et les mineurs dans les populaires, les cadres dans les tribunes latérales, la géographie de Geoffroy-Guichard maintenait les frontières entre les territoires. Tribune populaire, c'était marqué sur la contremarque, c'était le nom officiel ; on n'oserait plus stigmatiser une classe ou officialiser l'idée de réunir le prolétariat au même endroit, mais on osait alors, peut-être en prétendant que ce qui était populaire était aimé, et puis c'était de là que partait la chaleur, c'était la flamme qui entretenait le mythe du chaudron cette carte postale d'un lieu où passe le souffle d'une ville de charbon et d'acier."

 

Saint-Etienne, tout de même, c'était pouvoir se payer le luxe, le 13 mai 1976, au lendemain de la défaite en finale européenne face au Bayern Munich, de fendre au volant de quelques Renault 5 vertes et décapotables la foule massée sur les Champs-Elysées - 100 000 personnes, dira-t-on, et des filles par milliers se jetant sur Dominique Rocheteau comme, naguère, leurs mères peut-être le firent avec Elvis ou Lennon : “Instantanément ils deviennent des vainqueurs moraux dans un pays qui a peu de considération pour la victoire, et au coeur même de la défaite ils renaissent en héros à jamais.” On accusera les poteaux carrés du Hampden Park de Glasgow, on s'en prendra au manque de réussite, Sarramagna dira avoir été gêné par le vent, Piazza se sentira viellir d'un coup, et Vincent Duluc s'en souvient : “le plus beau jour d'une vie devient la nuit où l'on a baissé la tête pour cacher ses larmes.


Saint-Etienne, c'était un bloc ; une somme agglomérée de caractères et de talents individuels tendus vers le seul dessein collectif. On admirait chaque joueur isolément, mais on aimait d'abord ce qui les soudait, leur cohésion, leur goût de la bagarre, cette sorte de rage qui, par contagion peut-être, donnait une nouvelle couleur à la France. L'épopée prit fin en 1982, caisse noire aidant. Procès, médias, humiliations, chacun fit comme il put, et aucune reconversion n'est jamais donnée. Il fallut bien passer à autre chose, mais "chaque fois qu'ils ont tenté de s'éloigner du souvenir qui les définissait, ils ont été ramenés dans le sillon commun, la mémoire collective est celle qu'ils sont contraints de partager, il ne leur est concédé aucun souvenir individuel, ou à peine."

 

C'est tout cela, Un printemps 76. Un récit à hauteur d'homme que parcourt un souffle presque épique et taraudé par un sentiment à vif : celui, assurément, du temps qui passe, mais celui aussi d'une appartenance à un monde dont la mémoire est très vive encore et qui, pourtant, est bel et bien enterré. Y revenir ne consiste pas à le ressusciter, mais au moins à transmettre ce qu'il recelait d'enthousiasmes, de possibles, d'amertumes aussi, autrement dit l'esprit d'une époque, et de reconnaître en soi la trace que les Verts, spécialement les Verts, ont su y déposer : "Ce qui manque quand tout s'arrête, c'est le bruit des crampons en alu sur le béton des couloirs du vestiaire, une solidarité de frères d'armes qui crépite."

 

Vincent Duluc, Un printemps 76 - Éditions Stock

27 janvier 2016

Antoni Casas Ros - Enigma

 

 

Vila-Casas

 

Il est naturel que l’on puisse redouter d’avoir à écrire sur tel ou tel livre, fait d’une telle matière, nourri à un tel foisonnement organique que notre espace critique apparaîtra d’emblée exigu, riquiqui, comme si l’on pressentait, lors même qu’on est en train de le lire, que nous allions manquer de pénétration, d’ampleur, d’air : au bonheur d’une lecture ne fait pas nécessairement écho la possibilité ou le moyen de s’en saisir. Accepter, donc, pour soi-même déjà, l’idée qu’un travail critique puisse demeurer inabouti. Non qu’aucune analyse littéraire n’aurait sa place ou son mot à dire, mais que certains livres déploient une voix, et un horizon, qui, en partie au moins, rendent leurs effets indéchiffrables et leur secret de fabrication inexpugnable. Et puis, disons-le, parce qu’une certaine admiration peut acculer à une manière de paralysie, de contrainte, voire d’appréhension. Enigma fait donc partie de ces livres « privilégiés » – comme le fut déjà Mort au romantisme. On peut rester bien coi de ferveur autant que de stupeur.

 

Il faut dire que, chez Casas Ros, tout est ou semble toujours codé. Y compris son existence, donc, mais on l’a suffisamment dit ou écrit, et cela ne suffirait pas à faire œuvre. La vérité est qu’il est rare de trouver, dans sa génération, d’écrivain qui ait développé un complexe littéraire à ce point totalitaire (l’un des personnages d’Enigma, Joachim, parle d’ailleurs de « l’obsession morbide qui me liait à la littérature »), d’écrivain qui ait à ce point transformé l’histoire, les mobiles et l’arrière-scène de la littérature en terrain de jeu ; et il s’agit bien ici du jeu nécessaire de l’esthétique et de la pensée, non de la prétention exploratoire ou conceptualiste d’une certaine littérature contemporaine, ou dite d’avant-garde. Là est bien le cadet des soucis de Casas Ros qui, s’il ne cache rien de son admiration pour ces grands maîtres de la forme que sont Vila-Matas, Pessoa et autres Kawabata ou Bolaño, opte pour des principes narratifs et stylistiques qui ne sacrifient à aucune coquetterie formaliste. Pour dire les choses, et aussi surprenant que cela semblera peut-être, Antoni Casas Ros m’apparaît surtout s’inscrire dans la grande tradition des romantiques – et qu’il n’en suive ni n’en épouse sciemment la démarche ou l’ambition n’étiole en rien cette assertion, c’est même tout le contraire. D’où, sans doute, la sensation organique que ne manque jamais d’exciter la lecture de ses livres, lesquels nous conduisent toujours sur des terrains très sécrétoires ; et à ce caractère humoral nous puisons naturellement un plaisir à la fois ambigu et libératoire, intime et purificatoire. Beaucoup de romantisme, donc, chez cet auteur épris d’amour, de corps, de liberté, amateur de masques et de secrets, de fuites et de névroses. Sans parler de l’allergie (itérative) de ses personnages pour ces chutes de romans qui n’en sont pas, et qui va ici conduire l’auteur à mettre sur pied une petite intrigue pour ainsi dire idéale tant elle est littéraire.

 

Il y a bien des manières de définir le romantisme. Que celui-ci ait partie liée à une sensibilité ou à une perception particulièrement vive, ou à vif, de l’existence, ne fera toutefois de doute pour personne. L’objet est toujours ce moi, haïssable assurément mais ô combien souverain, un moi que sa perpétuelle confrontation avec la vie peut conduire à se fractionner, à se subdiviser. Et si la chose est revendiquée dans Enigma (quatre personnages, quatre narrateurs), on se surprendra à remarquer que ce type de polyphonie existe sous forme de latence dans chacun des livres de Casas Ros – d’où l’on conclura peut-être qu’elle est inhérente à son mode même d’écriture. C’est ce moi démultiplié, parce qu’insuffisant, ou trop clos, ou trop limitatif, qui conduit le romantique à cette stratégie, qui n’est pas d’évitement mais d’éclatement, et qui finalement n’est pas étrangère à l’infinie richesse de la prose d’Enigma. Un autre personnage, Ricardo, se demande : « Qu’est-ce qui nous fascine dans l’interhumain, si ce n’est cette qualité de débordement constant de la réalité qu’on retrouve chez les monstres ? » A certains égards, on se demande s’il n’est pas là, ce monstre insaisissable, indéfini, l’objet de l’écrivain Casas Ros. L’éloquence et la vigueur érectiles de sa phrase prendraient alors tout leur sens : le monstre est aussi celui qu’on ne peut s’empêcher de caresser dans le sens inverse du poil, et il faut bien l’exciter un peu afin de s’assurer qu’il est bel et bien monstrueux. A défaut, il sommeille, et nous ressemble alors par bien trop de traits. De même le jeu à connotation hitchcockienne qui consiste à apparaître à tel ou tel moment du roman, ou encore à remettre au goût du jour ou à moduler tel ou tel passage de ses précédents livres, est-il peut-être moins innocent ou ludique qu’il y paraît : on peut aussi y voir une continuation de l’éclatement par d’autres moyens. Si le clin d’œil identitaire au moi « véritable » est patent, le procédé permet surtout à l’auteur de poursuivre sa disjonction personnelle. Sa fonction narrative n’est en effet pas si évidente, mais il est certain qu’elle densifie et élargit encore le romanesque. Illustration par la chair du joli mot selon lequel « l’écriture est un fragment infime de l’errance. »

Suivant ma (détestable) habitude, je n’ai donc toujours pas dit un mot de l’intrigue – car intrigue il y a toujours chez Casas Ros. Je me contenterai de dire qu’elle est ambitieuse, pleine en chair déroutée, menée avec infiniment d’intelligence, et avec un brio qui laisse pantois – même si, après trois livres, l’on ne saurait en être davantage surpris. Et même si la chute n’est qu’une nouvelle illustration de la souveraine cruauté de l’auteur…

 

Antoni Casas Ros, Enigma - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

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