dimanche 23 avril 2017

Stephen King - Histoire de Lisey

Stephen King - Histoire de Lisey

 

Figure de l'humain

Il est toujours profitable d’aller s’égarer sur des chemins de traverse. On dira sans doute que Stephen King, best-seller planétaire et plusieurs dizaines de fois millionnaire, n’est pas à proprement parler le héraut de l’underground. Dans le champ sacré de la littérature, toutefois, il n’est pas rare que son nom, et l’œuvre qui y est associée, soient passés sous silence, au point parfois de friser l’excommunication. Autodidacte, populaire, indifférent à la coterie des auriculaires dressés et des bouches en cul-de-poule, et la raillant plus souvent qu’à son tour, entrepreneur de spectacle ou graphomane parvenu, d’aucuns croient clore l’examen critique en le peignant sous les traits d’un nouveau riche qui aurait investi dans un sous-genre lucratif pour adolescents psychotiques et conséquemment frustrés d’une destinée à la hauteur de leur lyrisme inassouvi. Mais il est vrai que cette question du genre a toujours taraudé les beaux esprits – moyennant quoi, il n’est pas rare que l’on attende le trépas d’un écrivain pour lui reconnaître enfin quelques mérites strictement littéraires, quand ce n’est pas une forme de génie.

Ce préambule n’induit pas que je sois un inconditionnel de Stephen King, dont je suis bien loin de connaître toute l’œuvre, et dont la puissance roborative de la narration ne suffira jamais à me consoler d’une certaine routine stylistique. Mais j’admire chez lui l’intarissable liberté dont il fait preuve dans son rapport à l’écriture et à la langue, fruit d’une longue pratique qui trouva naissance dans l’enfance, d’une aisance à se jouer des registres et des temporalités, d’une intelligence très aiguë des situations, et d’une passion de toujours pour les bonnes histoires. Pour ne rien dire d’une précision descriptive dont on comprend qu’elle le conduise régulièrement au cinéma ; à le lire, on se dit d’ailleurs qu’un réalisateur ne doit plus avoir grand-chose à faire pour l’adapter, tant tout est dit, écrit, décrit, le moindre mouvement faisant l’objet d’une analyse plus serrée que le nœud du pendu, aucun gros plan n’évacuant jamais l’arrière-plan, et l’écriture étant à ce point ingénieuse qu’elle permet d’embrasser dans une même séquence jusqu’au moindre rictus du dernier des figurants. Outre les recettes escomptées, c’est peut-être ce qui rend tout livre de King si attrayant pour le cinéma : chaque plan y est une totalité. On tire toujours King vers l’horreur ou le fantastique. Or je vois en lui un conteur plutôt qu’un manipulateur de sensations fortes, un révélateur d’émotions primitives davantage qu’un accoucheur de fantasmes. Aussi est-il inique, à tout le moins abusif, de nouer des adaptations avec autant de grosses ficelles horrifiques, quand l’arrière-monde où il s’est domicilié dévoile surtout un territoire d’onirisme, discret, secret, à certains égards poétique. Autrement dit, qu’il s’y prête parfois de bonne grâce n’interdit pas de voir dans ses récits autre chose, et en tout cas bien plus, que le véhicule d’un gore acnéique bon marché. A la limite, on pourrait lire Stephen King avec la même candeur qui nous fit dévorer Jules Verne, pour peu qu’on accepte de considérer ses livres comme des romans où l’aventure serait d’abord intérieure.

C’est vrai spécialement de ce livre-ci, où le romancier tisse une histoire dont on ne saurait douter de la résonance intime. Sous le prétexte du deuil de Lisey, veuve encore jeune de Scott Landon, un écrivain à succès œuvrant dans un registre assez proche de l’auteur, Histoire de Lisey est tout autant un hommage rendu à son épouse dédicataire et à la complicité amoureuse, une chronique douloureuse sur les territoires de l’enfance et une réflexion sur le deuil – d’ailleurs plus profonde et touchante que certains écrits a priori plus autorisés – qu’une histoire haletante où rôdent les ressorts habituels de la violence, de la vengeance, de la convoitise, des secrets de famille et autres désordres du mental, et où la tension s’accroche en permanence à des frontières sans cesse estompées. L’estompement en question n’a d’ailleurs rien de gratuit : ce qui s’estompe dans le deuil, c’est le sentiment de réalité de la vie. On se parle à soi-même et l’on entend la voix du mari défunt : seule la sensation est réelle, mais au fond elle seule importe, puisque la sensation dit plus que ce que nous éprouvons. Lisey navigue à vue entre ces deux territoires inviolables que sont l’instinct de survie, ici, maintenant, et la réminiscence des mortes époques, incessante, prolixe, à tout moment du jour ou de la nuit, dans les lieux qu’elle traverse comme au plus noir des songes nocturnes. King excelle à nous faire entendre cette petite voix qui fait de nous des êtres schizoïdes, taraudés par un inexpugnable sentiment d’étrangeté. La normalité des jours court sur nous au point d’instituer nos pensées en réflexes et nos gestes en mouvements. C’est au croisement de ce qui nous dépasse et de ce qui nous appartient en propre que prend naissance la figure individuelle, c’est-à-dire armée de désirs, de maîtrise, de fantasme destinal et d’âpreté au combat, là aussi que les frontières sur lesquelles nous asseyons nos existences finissent par se chevaucher – ou s’estomper, donc. C’est cet entre-deux qui incite certains à tirer King vers le fantastique ; mais il ne serait pas moins fondé de s’arrimer aux ressorts d’un onirisme qui, dans la brutalité de ses manifestations, n’est autre qu’une figure de l’humain.

Stephen King, Histoire de Lisey - Albin Michel
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nadine Gassie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008 

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dimanche 16 avril 2017

Alain Joubert - Une goutte d'éternité

Alain Joubert - Une goutte d'éternité


De l'amour à l'hommage surréalistes


Alain Joubert a perdu sa compagne, Nicole Espagnol, le 9 juin 2006 à 3h15 du matin, morte dans ses bras après de longs mois de maladie et de souffrances. Quelques semaines seulement après sa disparition, Alain Joubert entreprend d’écrire ce livre afin de rendre l’ultime hommage à celle qu’il aima cinquante années durant. Ne connaissant rien d’Alain Joubert, sachant seulement qu’il avait écrit un document que la galaxie surréaliste considère comme indispensable (Le Mouvement des Surréalistes ou Le Fin mot de l’histoire), je me suis dirigé vers Une goutte d’éternité avec l’émotion anticipée d’en sortir ébranlé, acquis à l’idée que les derniers mots d’un homme à celle qu’il aima d’un « amour absolu » étaient nécessairement les plus justes, naviguant quelque part entre le langage de l’amour universel et celui, unique, inaccessible, d’une singularité souffrante. Cela ne fut pas le cas, me désole, et rend très embarrassant l’écriture de cet article, tant je peux redouter de heurter la sensibilité d’un homme en deuil, et par là salir la mémoire d’une femme qui, en effet, semblait d’exception. À ce stade, je ne sais donc pas si cette critique sera complète, par souci de réserve et de compassion élémentaires envers Alain Joubert, ici davantage homme qu’auteur. Je me dis que la faute m'en revient, que c’est moi qui suis passé à côté du livre, puisque ce qui aurait dû me bouleverser, et qui, seul, justifia ma lecture, m’a finalement laissé pantois, et par moments interloqué au point où la colère grondait en moi. En définitive, peut-être dois-je mettre les défauts de ce livre sur le compte de la maladresse, de l’émotion, et de l’hyper proximité de la mort de Nicole Espagnol au moment où Alain Joubert entreprit de la raconter.

Alain Joubert est né en 1936. Il est surréaliste. Au sens pur et dur puisque, selon lui, « on ne devient pas surréaliste, on l’est, ou pas », comme il le déclara sur les ondes de France Culture. C’est donc sous l’égide de ce mouvement qu’il place sa rencontre avec Nicole Espagnol, « rencontre au sens surréaliste du terme, […] l’expression hasard objectif – comme révélateur des désirs les plus enfouis – trouvant ici une acception parfaitement recevable. » Et de classer sous une série d’items les multiples faits, par nature imprévisibles, qui présidèrent à leur rencontre – ce que tout couple pourrait faire, l’explication par le surréalisme étant ici parfaitement fantasmée. Aussi bien, le livre débute par une sorte de panorama du surréalisme de sa jeunesse, où sont égrenés souvenirs personnels, considérations artistiques,  jugements politiques et autres. On est un peu surpris, on se dit que, même sous la forme assumée d’un « hybride », l’entrée dans l’hommage aurait pu être plus viscérale, à tout le moins plus nette, mais on continue sa lecture, en se disant que ces détours ne s’expliquent que par la pudeur de l’auteur, par sa difficulté (ô combien compréhensible) à entrer dans la douleur, son désir inconscient d’ajourner le moment où il devra s’en saisir.

Page 41, Alain Joubert semble vouloir entrer dans le drame de la mort : « C’est de cela, maintenant, que je vais traiter », écrit-il avec ce vocabulaire qui ne cesse, tout au long du livre ou presque, de résonner d’étranges accents froids, criblés des réflexes d'une langue assez courante, et d’un humour dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu déplacé. Eh bien non, deux paragraphes plus tard, retour à l’histoire du surréalisme, à ses rencontres, aux correspondances qu’il tint avec tel ou tel, à la 8è Exposition inteRnatiOnale du Surréalime (EROS), à l’évocation de quelques figures éminentes, Benjamin Péret, Jean Benoît, Jodorowsky et quelques autres.

Page 64, on se dit que ça y est, qu’on y est, même si la manière d’y venir et de l’annoncer peut surprendre : « J’approche à pas de loup du moment où il va bien falloir que je parle de la mort de Nicole, puisque c’est ce qui justifie ce que je suis en train d’écrire ». Nouvelle déception : « Qu’on me laisse, pourtant, relater encore deux ou trois choses qui rendirent notre existence moins ordinaire ». Viennent alors quelques digressions sur Mai 68, où l’on retrouve cet usage intensif, presque naïf, d’un point d’exclamation qui fait décidément florès dans ce livre : « De barricade en barricade, ils restèrent jusqu’au bout de la nuit, les yeux rougis par les gaz, déterminés comme jamais ! De quoi vous mettre du baume au cœur ! ». Et encore : « Sachez quand même que, malgré sa réputation, la police est mal faite : je ne vous dirai pas pourquoi, cela nous entraînerait trop loin ! ». Bon, on apprend qu’il a envie d’acheter une maison dans les Cévennes (mais il faut « refaire le toit, et amener les engins indispensables »), ou que le couple voyage un peu, en Yougoslavie, à Venise ou en Corse. Nicole Espagnol demeure singulièrement absente de ce récit, et c’est bien cela qui nous trouble, quand on s’attend à la voir surgir à chaque page. Au final, on ne saura d’ailleurs pas grand-chose d’elle, conformément à sa volonté sans doute, qu’Alain Joubert respecte avec beaucoup de scrupules. On saura l’essentiel, toutefois, plus tard, quand l’auteur se sera débarrassé des scories historiques ou anecdotiques, et qu’enfin il aura recouvré les accents d’amour et de dévotion qu’il éprouva sa vie durant.

Enfin nous y voilà, page 71, juste après une « plaisanterie facile », dont il est écrit qu’elle est « paradoxalement destinée à me faciliter la transition vers ce que je dois maintenant aborder sans autre atermoiement : la mort de Nicole. » Sans doute n’y entrons-nous pas de plain-pied, et sur quelques pages encore nous confrontons-nous à un humour dont on se dit qu’il est sans doute l’écho d’un caractère surréaliste. Tout couple qui sait que l’amour engage au-delà des conjoints et de la vie ne peut pas ne pas songer au départ de l’autre. Pour ceux-là, il est toujours question de partir à deux. Mais Alain Joubert devait-il parler des « difficultés techniques » inhérentes à ce geste ? Devait-il évoquer, dans un demi-sourire, « l’utilisation inhabituelle des transports en commun » ? Devait-il charger la barque au point d’écrire, au moment où la santé de sa compagne décline et qu’il faut par conséquent renoncer à un projet de vacances, qu’il doit annuler les réservations « la mort dans l’âme, c’est le cas de le dire » ? Tout du long, le lecteur tentera de mettre ces remarques sur le compte d’un humour surréaliste incompris, qui fait passer pour des maladresses ce qui est peut-être l’éthique d’une existence. Et, jusqu’au bout, se convaincra que le chagrin, la pudeur, la blessure, expliqueront ces drôles de manières, les maladresses d’un livre au sujet et à l’intention pourtant incontestables.

L’intention narrative d’Alain Joubert n’est pourtant pas mauvaise en soi. En choisissant de rapporter par ses aspects les plus matériels ce qu’induisent la préparation à la mort et la mort elle-même, il s’épargne tout péché de sensiblerie, revenant ainsi dans l’écho direct de Nicole, qui « a fixé chimiquement en moi le besoin de lucidité. » Il n’en demeure pas moins que, pudeur personnelle ou manière surréaliste, il est difficile, pour le lecteur, de ne pas entendre dans cette distance, nécessaire à l’être endeuillé pour faire face à l’affront des jours, une sorte de désinvolture. Cette impression cesse toutefois dès lors que Nicole envahit enfin le récit, inspirant à Joubert ses mots les plus justes, lui qui doit désormais apprendre à « ne plus être que l’un sans l’autre » et à « sublimer l’absence en présence. » Aussi a-t-il tort de nous avertir qu’il s’apprête, à un certain moment, à nous livrer des « considérations intimes destinées à faire ricaner les imbéciles », car c’est alors que le récit touche juste, c’est alors seulement que le lecteur voit cesser en lui l’envie de ricaner. Et tout ce qu’il écrit sur la vie quotidienne, sur la chaise de Nicole qui, autour de la table, est devenue sienne, sur cette brosse à dents qu’il ne se résout pas à enlever de son verre, sur cette manière qu'il a d’intervertir les deux oreillers pour « s’endormir à l’endroit même où tu avais cessé de vivre », sur son goût nouveau pour le yaourt, toutes ces confessions constituent autant de saillies qui, seules, font revivre Nicole et l’amour du couple.

Reste Nicole elle-même, dont on devine l’extrême délicatesse de l’esprit. Ce mot, bien sûr, abandonné dans un secrétaire, et qu’il découvrira un jour qu’il faisait quelque rangement, ce mot d’amour et d’adieu dont on n’a pas de peine à imaginer qu’il ait bouleversé son récipiendaire. Enfin cette agate, pierre sous la surface de laquelle on voit bouger « une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir au creux de notre main, une goutte d’eau qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains », et qui inspirera son titre si beau à ce livre si déconcertant.

Alain Joubert, Une goutte d'éternité - Editions Maurice Nadeau
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6, septembre/octobre 2007

samedi 8 avril 2017

Jacques Josse - Chapelle ardente


Jacques Josse - Chapelle ardente
Petit éloge des communautés ordinaires

Livres après livres, Jacques Josse n'en finit pas d'étoffer sa galerie de portraits légèrement fracassés, gens de petite extraction, petits métiers et belle humanité que la vie a non seulement usés mais comme assignés à leurs statuts. Ils sont anciens marins, pêcheurs, cheminots, postiers, bouchers, bistrotiers, tous baroudeurs à leur manière, tous aventuriers de la vie. Ce sont eux que nous croisons en bas de chez nous, ces Francais qui n'ont pas grand-chose de "moyen", moins rejetés par la modernité qu'ils n'y sont indifférents, enfants de la terre et de la mer au ventre rond et à la peau rougie par les vents et le vin, capables de s'enflammer pour un tiercé ou de s'étriper sur un souvenir. Ce sont des hommes qui n'aiment rien tant qu'être entre hommes, mais sans qu'il y ait jamais le moindre mot désobligeant à l'égard de la femme : à l'heure où tout autour ça commence à sentir le sapin, on reste entre hommes comme on a aimé, gamins, rester entre potes. Voilà, lire Josse, c'est toujours entrer dans la compagnie de ces bagarreurs ventrus, joviaux et taciturnes qui n'aiment rien tant que s'échauffer les sangs de leur drôle de bagou et n'ont guère plus à partager que des souvenirs. 

Aujourd'hui, celui du "Barbu", qu'on s'apprête à mettre en terre. Le patron du bistrot. Mais qu'avant d'enterrer il convient de saluer et d'honorer avec des égards dignes de son personnage. Alors avant d'aller le porter au cimetière, tout ce petit monde se regroupe dans son bistrot et y va de son hommage et de son émotion. C'est qu'une vie entière passée derrière un zinc à tempérer l'entrain des buveurs tout en devisant poésie avec l'instit, ça vous pose une légende. Car le bistrotier est un peu comme un père pour tous ces orphelins de la jeunesse qui savent bien que le prochain est parmi eux.

Pour tous ceux-là, le monde n'est pas bien vaste. Il paraît qu'il l'est, pourtant. Mais peu leur chaut. Le monde, pour eux, se résume tout entier à cette camaraderie séculaire, fraternité de "clampins mélancoliques" et autres "geignards en manque de savoir-vivre" qui n'ont jamais demandé à être sur Terre mais qui, ma foi, quitte à y être, tâchent antant que possible de prendre ce qu'elle consent à leur donner. Ce sont des fiers-à-bras, des forts en gueule, mais toujours humbles, jamais vaniteux, sans autre joie que cet enivrement larvé sans quoi le monde leur paraîtrait gris, sans autre tristesse que celle d'être celui qui reste et doit dire adieu au copain d'à côté, sans attentes particulières. Repliés sur eux-mêmes, sans doute, sur cette famille aux liens plus forts que ceux du sang, sur ce petit bonheur ultime que peuvent constituer la routine, les habitudes, la fréquentation des mêmes lieux et des mêmes gens, des sensations chaque jour répétées. Au fond, c'est sans doute l'esprit de cette communauté ordinaire que Jacques Josse sonde au fil de ses petits livres, de sa plume affectueuse, légère et apaisée. Et s'il en parle si bien, c'est probablement qu'il est des leurs. t

Jacques Josse - Chapelle ardente
Sur le site des Éditions du Réalgar

Livres de Jacques Josse évoqués sur ce blog : 
- Liscorno, aux Éditions Apogée
- Terminus Rennes, aux Éditions Apogée
- L'ultime parade de Bohumil Hrabal, aux Éditions de la Contre-Allée
- Cloués au port, aux Éditions Quidam 

 

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mercredi 5 avril 2017

Romain Verger - Ravive

Romain Verger - Ravive
Romain Verger,
ou le moderne intempestif

On sort toujours exténué mais fasciné d'une lecture de Romain Verger. D'autant qu'on ne peut guère lui trouver d'équivalent contemporain, même si (mais la référence le surprendrait probablement) il m'arrive parfois de songer à quelqu'un comme Patrick Grainville : même tentation lyrique, omniprésence des éléments, certaine sauvagerie dans la préciosité, appel aux figures mythologiques, goût pour la matière, le suint, les sécrétions, la chair monstrueuse, penchant pour les lexiques rares ou inusités, exaltation des sensations baroques. Toutes choses qui bien sûr évoquent aussi, mais chez les grands disparus, la figure d'un Lovecraft ou d'un Lautréamont.

Pourtant c'est à Kafka que j'ai d'abord et spontanément pensé en commençant ce recueil, lequel ne s'ouvre sans doute pas innocemment sur une nouvelle baptisée Le Château. Son narrateur n'est pas loin d'ailleurs d'éprouver cette impression nouvelle et étrangère dont Gregor Samsa fut saisi dans La Métamorphose : « Je me suis étendu sur mon lit et j'ai inspecté mes mains. L'une et l'autre, paume et os. J'ouvrais et fermais le poing et leurs veines bleues saillaient sous la levée des tendons puis se dégonflaient, soulignant les sillons de ma peau de lézard. Avec le temps et les ridules, le lentigo et ces poils grotesques qui en recouvraient les phalanges, elles me rappelaient ces mains de singes cramponnées aux cordes et barreaux des zoos, comme je l'étais moi-même à cet été de mon enfance. » La nouvelle donne le ton, mais aussi le décor, l'atmosphère et le fil rouge du recueil : peu ou prou, il s'agit d'un retour vers l'enfance, ses lieux bretons et balnéaires, mais surtout ses sensations pleines de cet imaginaire envahissant qui nous fait voir des monstres là où il n'y a que de la nature, ces premières impressions troublantes où nous nous découvrons nous-mêmes et qui souvent, l'air de rien, finissent par façonner notre complexion d'adulte. La forme courte réussit particulièrement à Romain Verger qui, en quelques pages seulement, parvient ici à nous faire basculer d'un relatif bucolisme originel à l'angoissant et ténébreux mystère de la vie.

On a toujours l'impression, lisant Romain Verger (cela vaut pour son oeuvre mais peut-être plus spécialement pour ce recueil), qu'il s'en va toujours puiser dans les tréfonds de l'humain. Non de l'humanité entendue comme l'ensemble des individus y appartenant, laquelle n'intervient qu'assez marginalement, mais bien de l'humain, ce mammifère inopiné composé pour l'essentiel d'une chair problématique et d'insolubles angoisses. De manière très irréfléchie, m'est souvent venu à l'esprit, en lisant ces nouvelles, ce tableau de Jean Fautrier qui m'avait tant marqué lorsque je le découvris, Le sanglier écorché, où la chair entaillée ouvre sur d'autres mondes, mondes enfouis, imperceptibles, cruels et mythiques. L'humain est pour Verger un précipité complexe et anarchique qu'une coalition de forces insaisissables ramène en permanence, non seulement à sa psyché, mais à son sentiment de perdition dans le cosmos. On trouve dans ses personnages toutes les fascinations imaginables, l'attrait de la bête, le trouble devant la puissance des éléments, les hantises de la mémoire, la substance presque tangible d'un ensemble de mondes en perpétuelle métamorphose.

Jean Fautrier - Le sanglier écorché

« Tu fendras les pluies d'oiseaux, tu fouleras les braises, les bris de verre et de vaisselle, les pneus déchirés et les bouquets de câbles, le métal bouillonnant et le plastique fondu, les caillots d'asphalte et de terre noire et les amalgames de chairs carbonisées. Tu marcheras entre les troncs décapités, les morceaux de charpente et les branches brisées où flottent des calicots déchirés aux couleurs de sang cuit. Frayant sa voie parmi les os calcinés de tes ancêtres, ton pas préparera le sable des anses noires de demain. Tu franchiras des pans de ténèbres, tu connaîtras des vallées de larmes adamantines qui arrachent au vent qu'elles écorchent des cris déchirants, tu enjamberas des marécages d'ichors à l'aide de ponceaux faits de fémurs et de nerfs des anciens, et tu longeras des mers mortes où ne croisent plus que des carcasses flottantes d'orques et de baleines dérivant sur l'eau lourde comme de grands vaisseaux d'os dentelés. Cours le monde, ravive la cendre des plaines, insuffle ton haleine aux squelettes étiques, reverdis les prairies à grandes giclées de sperme, dissémine tes squames et des filles en naîtront, disperse tes rognure d'ongles et des fis en viendront. » (Anton)

On ne peut jamais lire Romain Verger sans se demander d'où lui vient cette obscurité dans laquelle il se débat, et quelle est cette quête, vouée sans doute à l'inapaisement, dont son écriture témoigne. De tentations apocalyptiques en visions prémonitoires et autres mutations prophétiques, Romain Verger exhausse le tumultueux de l'être : la mémoire, l'oubli, le sommeil impossible, le sexe, la chair, la malformation, l'obsession, la pathologie, l'être ou le devenir-animal, le fantasme de renaissance (Anton) ou la fascination bio-technologique (comme dans Reborn, où des poupées, des baigneurs d'enfant, s'animent d'une vie biologique).

Peut-être au fond est-ce cela, qui subjugue tant chez Romain Verger, cet appel incessant aux puissances immémoriales mêlé à cette attention fanatique et presque hypnotique à ce qui évolue sans cesse chez l'homme. L'étrange et intempestive modernité de Romain Verger est peut-être là : dans la forme très fin-de-siècle de sa littérature, que parfois l'on pourrait presque dire millénariste, conjuguée à une fréquentation fascinée pour un certain type de littérature fantastique, celui qui charrie les plus fortes visions poétiques. Exit le beauté ou la laideur, il y a seulement l'organique, mais un organique investi d'un très puissant élan métaphysique. Les scènes horrifiques par exemple, et certaines sont marquantes, dignes, précisément, d'un film d'horreur, sont toujours très intimement nouées à une sorte de dépassement onirique, comme si Verger trouvait là, dans les scories, la salive, le sang, les règles menstruelles, les viscères, à la fois l'origine et le destin de l'homme, son insignifiance peut-être mais aussi sa nécessité, sa beauté propre, sa noblesse contradictoire.

Chez Verger, pour le dire d'un mot, les choses échappent. Comme nous échappe le monde, sa compréhension bien sûr, son épaisseur, son origine et sa destination, les forces sourdes qui le font se mouvoir, cette incessante impression qu'il nous donne de courir vers sa fin. J'écrivais plus haut que Romain Verger puisait dans les tréfonds de l'humain, mais peut-être serait-il plus juste de dire qu'il l'explore plutôt à ses confins. Comme si l'homme ne l'intéressait que parce que son humanité était seconde, et que ce qu'il en percevait d'abord, et distinctement, était ses parts animale, minérale, végétale et céleste. Je crois que nous aurions tort de chercher à tout prix des thématiques dans son oeuvre : ce sont moins des thèmes que des ressassements. Le ressassement d'une condition impossible, quasi mythologique, abstraite en ce qu'elle induit un idéal, une aspiration, une esthétisation, mais douée d'une effroyable concrétude. Comme si c'était dans ses sensations extrêmes, dans ses possibilités imprévues et domestiquées, que Romain Verger trouvait toujours le propre de l'homme. t

Romain Verger, Ravive - Éditions de l'Ogre

mardi 28 mars 2017

Thierry Jonquet - Vampires

Thierry Jonquet - Vampires
Jonquet, social-goth


Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a même pas été relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours.
Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

Thierry Jonquet, Vampires - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°29, mars 2011

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mercredi 22 mars 2017

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici


Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul iciGris outre-Atlantique

Qu’éprouvons-nous en refermant un livre ? Une latence, une suspension, la résolution d’un espace que nous avons ouvert et qui se clôt d’un coup, entraînant avec elle le sentiment de la plénitude comme la sensation de l’inassouvissement, la satisfaction du tout comme la frustration de le savoir borné. Les mots lus ne peuvent soudainement plus se résoudre que dans le silence et, pour un temps relativement bref, il nous est donné de pouvoir vivre un silence de l’intérieur, intérieur que nous avons certes habité avec un fort sentiment d’intimité, mais qui, d’une certaine manière, n’est pas le nôtre. Le silence peut toutefois s’emplir de mots isolés, et pour ainsi dire informulés, sur le fil des tropismes de Nathalie Sarraute : sans même que nous ayions voulu les faire advenir, surgissent de notre conscience encore sous le choc quelques mots, le plus souvent simples, abstraits, génériques, qui font pour nous un travail d’intégration de la lecture. Sans doute cherchons-nous alors, sans même le savoir, à tirer au clair ce que nous avons lu, et, mutatis mutandis, à en dégager la morale, l’axiome ou le secret. Et puis, plus rarement, il peut y avoir des couleurs. Or si je cherche à retrouver l’état dans lequel m’a laissé la lecture de Vous n’êtes pas seul ici, en surplomb des mots épars qui me viennent, tous justes mais tous incomplets, c’est une couleur qui s’impose, couleur dont aucune nuance, et dieu sait pourtant s’il y en a, n’altère jamais l’essence de la dominante grise. Qu’il s’agisse ici de nouvelles n’est sans doute pas étranger à cette impression. Le roman dessine un paysage où saillent les contrastes, les quiproquos, les nuances et les atténuations, les embardées et les violences, pour se clore sur un sentiment qui, à tort ou à raison, englobe l’intégralité du livre et de son propos. Le recueil de nouvelles enclôt l’espace autant qu’il réduit les possibilités d’en façonner ou d’en modifier les reliefs. La succession d’univers disjoints accentue et précise le lien entre eux, à tel point que l’on peut bien tout oublier des histoires sans jamais rien perdre de ce qui les unit : un recueil réussi est autant un recueil dont sourd un climat particulier qu’un recueil d’histoires réussies. À cette aune, et c’est un fait unique dans l’histoire de la littérature américaine, il n’est pas étonnant que ce premier livre d’Adam Haslett ait déjà figuré parmi les finalistes du National Book Award et du Prix Pulitzer.

* *

Ceux que désespère l’Amérique feraient bien parfois de se pencher un peu sur sa littérature. Loin d’être le pays sans histoire et sans culture que d’aucuns se complaisent à dépeindre, il est frappant au contraire de constater à quel point sa fabrique littéraire est pénétrée par l’histoire, la géographie, les mentalités américaines. Le plus étrange pourtant est que cette perception très vive de la sensibilité locale va souvent de pair avec une pénétration très profonde et très dense de l’individu humain. Les phosphorescences triomphales d’une certaine Amérique, la débauche de lumière et de clinquant dans la complaisance de laquelle certains de ses hérauts la revêtent parfois, la griserie de pacotille qui caractérise tout un pan de son étant médiatique, nous masquent une réalité autrement plus terne, plus déprimée, plus profonde en tout cas que ce qui nous est donné à voir. L’horizon bleuté de l’être-américain se confond avec le gris sceptique et terrien. M’opposera-t-on le succès, des deux côtés de l’Atlantique, d’un Bret Easton Ellis (American Psycho, Glamorama) ? Mais précisément : Bret Easton Ellis est le représentant d’une minorité, rebelle assurément, mais fondamentalement intégrée, dépravée car mondaine – et réciproquement –, muscadine, nihiliste et jet-setteuse. Si Quentin Tarantino surfe au cinéma avec le succès que l’on sait sur cette vague, Joel et Ethan Cohen n’en sont pas moins éminemment américains. Leurs films évoluent d’ailleurs dans une esthétique de l’entre-deux où la couleur n’est là que pour saillir dans la grisaille, coups d’éclat brutal ou miraculeux à travers un substrat américain dont la psyché ne rutile que dans les franges. 

Les franges, telle est bien la terre, grasse et sèche si cela est possible, que laboure Adam Haslett. Pas les franges sociales auxquelles l’on pense spontanément : les franges de l’expérience intérieure, celles, précisément, de ces êtres presque sans histoire qui pourtant ne se sentent et ne sentiront jamais en adhérence avec la vie. Et de me souvenir de la chanson de Serge Reggiani : Il faut vivre / L’azur au-dessus comme un glaive / Prêt à trancher le fil qui nous retient debout / Il faut vivre partout dans la boue et le rêve / En aimant à la fois et le rêve et la boue. Chez Adam Haslett, le fil est souvent tranché. Rester debout relève de l’insoutenable effort, chaque être est condamné à l’amour du rêve et de la boue, bien certain pourtant que la boue emportera tout. Haslett s’attache seulement à éclairer cette brume qui enveloppe les êtres dépossédés de l’événement. C’est vrai de ce père qui ne sait plus converser avec son fils, ou de ce docteur qui parcourt des dizaines de kilomètres pour rencontrer sa patiente dépressive car il sait au fond de lui qu’il n’est devenu médecin que « pour organiser sa proximité involontaire avec la souffrance humaine. » C’est vrai aussi de ce jeune garçon qui tente d’éloigner la souffrance que lui causent le suicide de sa mère puis la mort accidentelle de son père en attirant à lui d’autres souffrances. C’est vrai encore de ce frère et de cette sœur qui n’en finissent et n’en finiront jamais de vivre ensemble dans l’attente impossible du retour toujours ajourné d’un ancien amant partagé. C’est vrai aussi de cet homme que la dépression suicide à petit feu et que les pas aléatoires mènent chez une vieille dame dont la vie accompagne les dernières vies d’un petit-fils que le psoriasis ronge à mort. Et encore de cet homme, dont nul dans son entourage ne sait qu’il mourra très prochainement du sida, confiant son sort inéluctable à une prostituée croisée au hasard de son chemin de hasard et ne faisant finalement qu’attendre sa fin en se contentant d’acquérir au cimetière un emplacement auprès de son père. Et de cet enfant à qui la vie ne sera plus jamais sereine puisque, comme son père, il voit par avance la mort de ceux qu’il aime. Et de cet homme qui consulte dans le train son dossier psychiatrique, ou de cet adolescent qui rend visite régulière à une femme soignée pour schizophrénie quand il ignore encore tout de la vie et des gestes de l’amour. Ce n’est pas tant la souffrance ou les chagrins ou la misère qui saisissent le lecteur, que ces ombres nébuleuses ondoyant comme des chimères autour des âmes, cette torpeur presque neurasthénique contre laquelle ils tentent bien de lutter mais au creux de laquelle pourtant ils semblent comme vouloir persister à se lover. Le gris est là, dans le halo filandreux qui enserre les existences et les ramène à quelques gestes de pilotage automatique, dans cette manière cendreuse qu’a la vie de se déployer comme par réflexe, sans qu’aucune forme de volonté ne vienne s’y attacher. Plus de déterminismes, presque plus de société, juste des monades éberluées toupillant au sein de galaxies effrayantes, quand les vents soufflent toujours trop fort et que l’air du large fait toujours trop peur. Or le grand tout social n’admet ces divergences ni ne peut s’expliquer leur présence : le progrès, la médecine, la psychiatrie, la démocratie, la domination des classes moyennes, le divertissement, l’ordre du monde social est comme tétanisé par ceux qui dévient des voies qu’il croyait avoir tracées pour tous. C’est ce qui sort du nombre qui pose problème, ce qui en sort alors que tout était fait pour que rien n’en sorte : il était prévu que tout s’ordonnât dans l’ordre clinique du social. Les personnages d’Adam Haslett, saisissants de douceur et de résignation, tous tellement attachants dans la perplexité olympienne de ce qui les accable, nous disent que c’est impossible : l’ordre social est un optimisme aussi aberrant que les autres

Vous n’êtes pas seul ici est le livre de l’insoutenable tendresse de l’être. Pudique, retenue, délicate, elliptique, empathique, l’écriture d’Adam Haslett cueille l’individu au plus profond de ses carences mais aussi au plus incertain de son être. Plus rien ne scintille jamais, hormis les éclats d’une humanité qui s’acharne à se briser d’elle-même lorsque les puissances extérieures n’y parviennent pas. Adam Haslett rejoint avec ce premier recueil les meilleurs écrivains américains de sa génération, Jonathan Franzen, Rick Moody, Jonathan Safran Foer, Brady Udall et les autres. Il le fait en usant d’une tendresse étrange, presque maladive, qui n’appartient qu’à lui. Et nous refermons le livre des existences qui se brisent, et reste ce gris hors duquel toute autre couleur semble terne.

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici - Éditions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin
Article paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès), n° 51, mars 2005

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mercredi 15 mars 2017

Clotilde Escalle - Mangés par la terre

Clotilde Escalle

© Frédéric Stucin

 

Je dois à Lionel-Edouard Martin de m'avoir mis entre les mains le manuscrit de Clotilde Escalle : sans doute l'animal, me connaissant, devait-il sourire par anticipation de la gifle que j'allais prendre. Et en effet elle ne fut pas longue à venir : à peine en avais-je lu une dizaine de pages que je me retrouvais bluffé.

Aussi est-ce avec grand enthousiasme (et non sans quelque fierté) que je suis heureux de signaler la parution de Mangés par la terre, ce huitième roman de Clotilde Escalle dont j'ai le privilège d'être l'éditeur pour les Éditions du Sonneur.

* *** *

Mais je me retrouve bien en peine de satisfaire les amateurs de pitch joliment torché – autrement dit d'argument commercial bien sonnant. Je pourrais certes invoquer cette scène inaugurale étrange et un peu hallucinée qui met en scène deux idiots désœuvrés tendant au travers de la route départementale un filin d'acier aux seules fins de provoquer un accident et de pouvoir en rire. Ou celle du père, ce vieux paysan que l'on découvre mort dans sa grange, “allongé sur sa botte de foin, les yeux clos, un filet de salive séchée aux lèvres, le gilet taché de sauce, le pantalon crotté”, tandis que le reste de la famille s'inquiète de la santé de la vache qui s'apprête à mettre bas et craint surtout pour la survie du veau. Ou encore ces scènes, glaçantes, dignes d'Orange mécanique, de viols à l'asile. Qu'il y ait dans Mangés par la terre une histoire bien construite, des personnages bien campés et des situations bien tendues, voilà qui n'est donc pas discutable. Mais ce que Clotilde Escalle nous transmet là, cette sensation mortifère d'enfermement dans une condition sociale, ces carences de la transmission maternelle, ces manifestations d'une brutalité quasi instinctuelle quoique roublarde et préméditée, ou encore cette perception obstinée de la sexualité féminine comme tabou, tout cela ne pouvait se satisfaire d'une linéarité par trop racontable

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Escalle sait mieux que quiconque assécher, essorer ses personnages, mais, et là est la beauté de la chose, en exhaussant une écriture à la vivacité très puissante, très évocatrice, souvent rude. Une écriture qui s'acharne à désosser le fait, l'acte ou la pensée, mais tout en draînant une étonnante puissance lyrique. Ce pourquoi, de manière un peu nébuleuse, ou impressionniste, j'ai parfois pensé à William Faulkner, ou encore au Tristan Egolf du sombre et obsédant Seigneur des porcheries. Mais j'aurais pu tout aussi bien évoquer Georges Bataille, pour la dimension à la fois métaphysique et cathartique de la sexualité, ou encore la précision maniaque et l'œil grinçant d'un François Mauriac – mais un Mauriac sali, un Mauriac chez les prolos. Bref, il y a dans ce nouveau roman de Clotilde Escalle un sentiment d'urgence, un mordant très particulier, et il est d'autant plus heureux qu'elle ait su être aussi crue, parfois aussi rageuse, sans jamais se départir d'une authentique intention littéraire. Ce qui donne un ton, une patte, une voix, un univers. Et un humour, aussi, logé à la diable dans les détails et dans une foultitude de petites choses observées à la dérobée. Comme si elle écrivait avec l'œil en coin.

Une des (autres) grandes forces de ce roman, selon moi, est que, le lisant, je n'ai jamais eu l'impression de lire un pur auteur contemporain. Nous y sommes, pourtant, et d'évidence : le rythme, le lexique, les référents, le champ visuel en témoignent (et je songe, pour le coup, à ce qu'un Bertrand Blier ou un Bruno Dumont sauraient tirer d'un tel livre). Mais l'ensemble est traversé par une telle sensation d'éternel humanoïde, de pesanteur sociologique, par un je-ne-sais-quoi de lancinant dans la reproduction du même, que le livre atteint à une dimension presque intemporelle. Et dans ce paysage au bas mot assez désolé, la passion du notaire pour Chateaubriand (le notaire, personnage-pivot, incroyablement incarné, à sa manière largement aussi décadent que les autres) constitue d'ailleurs une trouvaille merveilleusement déroutante et intempestive. En plus de venir bousculer le néant qui taraude ces personnages et l'angoisse d'un monde sans espérance ni culture qui pourrait constituer l'espèce de surmoi de ce roman  et peut-être de cette romancière aussi puissante que singulière.

Mangés par la terre, de Clotilde Escalle - Éditions du Sonneur
Contact Presse : Antoine Bertrand / antoinebertrand1@gmail.com

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lundi 13 mars 2017

Dashiell Hammett - Interrogatoires


Dashiell Hammett - InterrogatoiresÀ petit feu

Il y aurait une certaine indécence à dresser un quelconque parallèle entre la période que traversèrent les États-Unis au début des années 1950, dont émerge la figure inquisitrice du sénateur McCarthy, et la tentation toujours très forte des démocraties contemporaines, de l’Italie à la France, de surveiller et si possible d’attacher à leur cause les intellectuels, et plus largement tous ceux qui pourraient avoir l’oreille du peuple : ceux-là ne figurent sur aucune « liste noire », aucune peine de prison n’est prononcée contre aucun d’entre eux, et leurs écrits ne sont passés au crible d’aucune commission d’enquête. D’où vient, alors, que l’on sorte des Interrogatoires subis par Dashiell Hammett avec l’impression d’avoir lu une sorte de mise en garde ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Il y a d’abord le rôle et la posture des auxiliaires de Justice qui, tout au long des trois procès ici regroupés, témoignent d’un dessein purificateur où l’État envahit l’espace et où la défense n’a pour ainsi dire aucune place. Le spectacle, car c’en est un d’une certaine manière, se déploie ensuite sur une scène que nous autres contemporains connaissons bien, celle d’un maillage administratif et technocratique aux procédures indémêlables pour n’importe quel citoyen, fût-il le moins ordinaire. Enfin, il y a l’accusé lui-même, Dashiell Hammett, maître et fondateur du roman noir, dit hard boiled (« dur à cuire »), dont l’attitude durant ces procès témoigne à la fois d’une constance qui confine à l’exemplarité et d’une conception personnelle, au fond très séduisante, de l’engagement.

Hammett ne livre rien, arc-bouté sur le cinquième amendement de la Constitution américaine, qui permet à tout citoyen de refuser de témoigner contre lui-même dans un procès pénal. Toute la rhétorique des Interrogatoires s’articule autour de cet amendement et de son utilisation optimale par l’accusé, ce qui bien sûr en fait le sel et, si tout cela n’était pas tristement réel, en constituerait l'effet comique. Du coup, on a parfois l’impression que c’est Hammett qui donne le ton du procès, son mutisme légaliste acculant ses accusateurs à choir dans l’absurde. La réponse qu’il apporte à chacune des questions ou presque qui lui est posée (« Je refuse de répondre car la réponse peut me porter préjudice ») ne constitue pas à proprement parler un système de défense, ne saurait du moins être résumée à une stratégie juridique. Elle a quelque chose du socle intellectuel sur lequel il fait reposer, sans le dire explicitement, une certaine manière de s’engager. Proche des mouvements communistes mais de tempérament davantage libertaire, le mutisme d’Hammett porte à la fois le témoignage d’une éthique personnelle qui lui interdit toute délation, et la manifestation d’une élégance qui l’empêche de sombrer dans l’ergotage idéologique. Natalie Beunat l’écrit très justement dans sa Préface : « Hammett fit ce qu’il avait à faire, sans se plaindre. » Attitude "hard boiled" s’il en est, qui lui vaudra d’être emprisonné six mois durant. Si vous avez une demi-heure devant vous, lisez absolument ce livre qui vous fera plonger dans cette époque étrangement proche et lointaine et qui, avec l’économie de mots et de moyens à laquelle l’obligeait le procès, vous en dira plus long qu’il y paraît sur cet immense écrivain.

Dashiell Hammett, Interrogatoires - Éditions Allia
Traduit de l'anglais (américain) par Natalie Beunat
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 19 - Septembre/octobre 2009

mardi 7 mars 2017

Raymond Guérin - Du côté de chez Malaparte


Raymond Guérin - Du côté de chez MalaparteDu bon côté

Ils ont le don des jolies idées, chez Finitude. Voici donc réédité par leurs soins, sans raison ni actualité apparentes, ce petit livre de Raymond Guérin, récit de son séjour, en mars 1950, dans la Casa Come me de Malaparte, sise tout au bout d’une pointe du monde où Godard, plus tard, ira magnifier Brigitte Bardot. « Venez », lui avait simplement écrit Malaparte – et Guérin ne se fit pas prier. 

Du côté de chez Malaparte est un hommage comme on n'en pratique plus guère aujourd’hui. La visite au grand écrivain est, classiquement, de celles marquent une existence, quitte, parfois, à entretenir quelques fantasmes. Elle induit une forme de révérence et de courtoisie qui, transposée dans le travail littéraire, fait toujours courir à celui-ci le risque d’une certaine complaisance, voire davantage. De cela il ne saurait évidemment être question ici, Raymond Guérin étant un écrivain bien trop irréductible, rebelle par instinct autant que par histoire personnelle. Pourtant, une certaine affectation a pu parfois me gêner, notamment au début du livre (donc du séjour), quand l’enthousiasme de Guérin semble l’inciter à trouver beau, bon et juste tout ce que dit, pense et fait Malaparte. Au point de lui inspirer un lyrisme qui, mal compris, pourrait affecter la spontanéité du propos, comme si, en plus de l’être spontanément, il avait décidé d’être charmé. Je mesure, naturellement, ce que ce jugement peut avoir d’injuste. Car l’emphase qui se manifeste ici ou là, au fil de la conversation entres les deux hommes, n’est autre que l’expression d’une admiration et d’une authentique amitié mutuelles. Ce qui, au demeurant, ne doit pas toujours aller de soi avec Malaparte, qui ne déteste pas jouer les matamores. D’une liberté assez affolante, peu soucieux des jugements qu’il peut susciter, le personnage ne demande pas mieux que de provoquer. Au cours d’une de leurs innombrables conversations, et après que Raymond Guérin a vanté sa façon « de donner l’assaut à une idée, à un fait, à un individu, de conquérir son sujet à la force du poignet… », il a cette repartie, tellement naturelle : « Oui, j’ai conscience d’avoir une vision du monde plus libérée que la vôtre. » Ce type d’assertion n’induit pourtant aucune implication d’ordre moral ou vertueux : elle est factuelle en toute simplicité. Aussi, ce qui est saisissant dans ce récit, outre qu’il se lit avec beaucoup de plaisir tant il est charnel, lettré, empathique, c’est que ces deux hommes ne se ressemblent finalement que bien peu. A cette aune, leur amitié n’en est que plus troublante, y compris peut-être à leurs propres yeux. Malaparte a ce côté canaille qui, d’ordinaire, agacerait sans doute Raymond Guérin, ce dernier étant plutôt du genre à se défier des frasques ou des manifestations par trop excentriques. Mais le courant passe, et plus que cela encore, en vertu d’une compréhension réciproque assez supérieure ; il existe de ces amitiés qui n’ont guère besoin de preuves pour s’éprouver.

Moyennant quoi, ce récit est une petite mine pour qui souhaiterait voir Malaparte sous un jour plus domestique. Les échanges sont nombreux, nourris, toujours vifs, souvent drôles, on mange, on boit, on rit, on courtise galamment, on admire la nature, les pierres, les odeurs, laissant Malaparte s’exprimer sans aucune pudibonderie sur lui-même, sur l’Italie (« un peuple doit accepter de faire ses comptes avec sa littérature »), sur les femmes bien sûr, au fil d’un chapitre gentiment misogyne (« avec les femmes, il est un homme qui prend et qui se sert », dit de lui Raymond Guérin), et sur tant d’autres sujets encore, graves ou légers, les uns et les autres se recoupant parfois dans une certaine allégresse ; ou encore sur son chien Febo, où le maître pourrait en remontrer à Michel Houellebecq : « Jamais je n’ai aimé une femme, un frère, un ami, comme j’ai aimé Febo. C’était un chien comme moi. C’était un être noble, la plus noble créature que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. »

Enfin le livre s’achève, très intelligemment, sur quelques fragments inédits de ce journal, donc laissés en dehors de la rédaction de Du côté de chez Malaparte. Raymond Guérin n’y fait pas preuve des mêmes prudences que dans le livre, son écriture est plus directe, libérée de l’ambition littéraire de l’hommage. Ce qu’il dit ici de Malaparte corrobore en tous points son admiration, mais la chose se fait plus personnelle, plus libre, plus distanciée aussi. La rencontre entre Malaparte et Mussolini y est décortiquée avec beaucoup de vivacité, au fil de quelques scènes qui valent leur pesant d’or. Et qui achèvent de donner à ce livre un charme qui, s’il est un peu daté, n’en est pas moins très contagieux.

Raymond Guérin, Du côté de chez Malaparte - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 17, juin 2009

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jeudi 2 mars 2017

Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvre


Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvreDu mou dans la gâchette

Je me souviens encore du jour où je lus L’orgie, la neige. Le livre, comme bien des livres de Patrick Grainville, s’enfouissait dans les arcanes de l’adolescence, où je vivais encore. Je crois qu’il fut mon premier livre de chair lyrique ; du moins est-ce l’impression que je conserve par devers-moi de cette prose comme coulée dans le marbre d’un classicisme que j’enviais, mais qui le corrodait en tous points par un esprit, une luxuriance, une sensualité si peu académiques. Et quoique l’Académie, précisément, eût déjà gratifié ses Flamboyants du Goncourt. S’il est de coutume, et en grande partie très juste, de considérer que les grands, les vrais écrivains, ne sont jamais les écrivains que d’un seul livre mille fois réécrit, alors il est peu de dire que Patrick Grainville en fait partie. Et si le tropisme nippon le conduit ici à tempérer son transport – mais si peu, si peu… –, ce prosateur hors pair n’a rien perdu ni de sa formidable poésie, tout à la fois descriptive et suggestive, ni de cette étrange énergie qui le conduit aux confins du romantisme. Je connais peu d’écrivains, de nos jours, capables de combiner de manière aussi viscérale le classicisme romantique et la fusion des chairs. Ce dont on retrouve ici l’expression, baroque, talentueuse et peu commune, donc, dans ce merveilleux récit, à mi-chemin entre le fantasme et l’humide concrétude des choses, entre la plus onirique légende et son incarnation la plus exaltée.

Les éditions du Seuil ont eu la bonne idée de reproduire en ouverture de ce roman Le rêve de la femme du pêcheur, la célèbre estampe d’Hokusai, ce vieux fou né il y a plus de deux siècles et qui doit rendre vert de jalousie le plus érudit des amateurs de mangas. Le dessin montre ladite femme qui, enserrée entre de longues et pernicieuses tentacules, s’exalte des caresses qu’une petite pieuvre embrassante prodigue à ses seins, tandis qu’une autre, plus grosse, profite de son privilège pour lui faire minette. Le baiser de la pieuvre part de cette vision sauvage, délicieuse autant que licencieuse, pour en faire entendre tous les échos possibles chez l’humain : il s’agit de sonder les cœurs autant que les reins, les tréfonds de l’âme autant que la liqueur des humeurs. Car si Grainville apparaît toujours comme l’un de nos plus grands producteurs d’impressions érotiques, aucun de ses livres ne saurait, à proprement parler, figurer dans ce seul et très exclusif registre. Ce qui se lit chez Grainville, c’est toujours au moins autant le rêve d’une vie rêvée que le fantasme d’une chair en attente.

Haruo est un bel adolescent : on imagine la charpente délicate et musculeuse, le torse glabre, les yeux et la chevelure d’ébène. Il est amoureux de Tô, la jeune veuve, qu’il vient épier, la nuit, dans son sommeil nu. Rien ne le fascine, rien ne l’étrangle davantage que « l’empreinte de Tô immaculée, immobilisée d’effroi, son signe nu, le vaisseau de sa chair tatouée de noirceur. » Dans ce petit village d’une petite île du Japon, là où les hommes vivent du labeur de la terre et de leur nature communiante, Haruo ne vivait pour que pour ça, que pour elle, que pour ce temps volé à la bienséance, à l’usage, à la communauté même, et « se tenait indéfiniment au bord d’un paradis impossible : c’était la définition même de l’adolescence. » De rage impuissant, pourtant, face à cet insaisissable et monstrueux rival tentaculaire. Ne pouvant « plus distinguer le corps lunaire de la veuve de la fleur vorace et tentaculaire qui l’envahissait », entendant jusqu’à ce « chant qui monta de la couche, celui de la jeune veuve Tô tordue de délices », tandis que sur l’île souvent le volcan gronde, cet « ogre gonflé de festons fantasques, constellé d’un caviar de pierres noires comme des excréments séchés. » Le baiser de la pieuvre est le récit de cet érotisme larvé, menaçant, endémique, qui contamine la terre et les hommes. Car il y a toujours eu un peu d’animisme chez Grainville, la moindre odeur de terre, le moindre bosquet de fleurs ou le plus petit animal est toujours l’excitateur possible de la sensation. Ce qui explique aussi pourquoi chacun de ses livres conserve toujours quelque chose du roman d’initiation. Ici, les initiateurs s’appellent Satô, l’amie lascive, et Allan, mystérieux chercheur aux goûts d’aventurier, qui tous deux trouveront en Haruo une source renouvelée de fantasmes et de félicités, quand lui ne peut oublier la beauté de Tô et de ses enlacements monstrueux. Ces deux-là s’en donnent à coeur joie : « Ils confondaient appendices et orifices, retournant l’homme en femme et cette dernière en cosaque carnivore. Et peut-être que les porcs domestiques qui pullulaient dans le village de Kô leur répondaient, verrats lubriques et truies tendres croyant reconnaître l’hymne de leur espèce. » Car notre animalité ne nous condamne pas : elle nous rapproche de nous-mêmes. Les meilleurs amis de Tô et Haruo, au fond, ce sont peut-être ces animaux que l’on dit si laids, et qui ici recouvrent quelque chose d’une dignité ou d’une élégance. Cette scène où tous deux sont surpris dans leur bonheur alangui par une ribambelle de pourceaux joueurs : « et les cochons déferlèrent sur Tô qui pouffait de rire. Haruo était écrasé sous la tendresse boulimique de la coche poilue dont les tétons gigotaient. » Cette autre scène, quand « ils avaient sorti la bufflonne de l’étable pour la traire dans la lumière », laissant Haruo « envoûté par la scène qui englobait la bête et la jeune femme dans cette promiscuité organique », bien obligé de voir que « la pléthore de la mamelle fleurie de tétines roses, les spasmes de lait blanc, leur éclat contrastaient avec cet entrecuisse pollué. Haruo bandait dans ce mélange de chair délicate, de suint, de toison douce et dilatée, parcourue d’artères de velours, de souillures fauves et parfumées où les doigts de Tô se glissaient. »

Ce qui frappe à chaque lecture de chaque roman de Patrick Grainville, c’est, disons, cette espèce de hauteur d’âme, d’allant vers ce qui à certains égards pourraient procéder d’une quête spirituelle, et qui l’éloigne à jamais de toute tentation obscène ou gouailleuse. Tô, Haruo, sont des êtres infiniment humains, touchants, sensibles, et le désir qui les entraîne est d’une pureté toute romantique. Leurs corps sont comme une préfiguration de leur âme, et c’est bien Tô dans toute sa splendeur idéelle qu’admire Haruo, quand « à l’intime luit un ruisseau de corail. » Et la découverte du corps de l’autre en dit autant sur son plaisir que sur son amour, quand « la rosace écarquillée du sexe semble affluer vers lui » et qu’enfin il pénètre « le fin jardin des chairs mouillées de l’amante. »

Patrick Grainville, Le baiser de la pieuvre - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

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