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Marc Villemain

11 mai 2010

Lividité cadavérique - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (sous la direction de) Philippe Di Folco - Larousse, In Extenso, 2010
Notice Lividité cadavérique - Marc Villemain

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En mourant, le sang cesse de circuler dans notre organisme ; aussi, sous l'effet de la pesanteur, va-t-il se déplacer vers les parties déclives du corps, et y faire apparaître des tâches aux teintes violacées : ce sont les lividités cadavériques, ou livor mortis. Le processus d'apparition de ces lividités débute au moment même de la mort, lorsque la pompe cardiaque cesse de faire circuler le sang. La paroi des vaisseaux sanguins s'ouvre alors, laissant filer les globules rouges qui iront s'accumuler en différents points du corps, selon la disposition de celui-ci au moment de mourir. Perceptibles à l'œil nu deux heures après le décès, l'intensité des lividités atteint son maximum entre la huitième et la douzième heure. Durant ce laps de temps, si l'on exerce une pression sur une zone de lividité, on observera que l'accumulation sanguine s'estompe et que la peau reprend une teinte plus pâle ; on dit alors des lividités qu'elles sont mobiles. Ensuite, le sang imbibant le tissu interstitiel, plus aucune pression sur le corps n'affectera la coloration de la peau : les lividités sont fixes. L'intérêt de cet exercice est évident en matière de datation des cadavres, dont l'examen des lividités constitue l'un des instruments. Si ledit examen permet de se faire une idée, même approximative, de l'heure du décès, l'évaluation peut aussi révéler un éventuel déplacement du corps après la mort, si la localisation des lividités ne corrobore pas la position dans lequel le défunt a été trouvé. Autant d'indices souvent utilisés dans les enquêtes criminelles. Ainsi, pour évoquer l'une d'entre elles qui fit grand bruit et demeure source de perplexité, de nombreux avis considèrent comme erronées les conclusions de l'enquête consécutive au décès de l'homme politique Robert Boulin, retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet, dit "l'étang rompu". L’information judiciaire, qui conclut à un suicide par noyade après ingestion de Valium, s’est achevée sur un non-lieu. Or, précisément, et outre que certaines blessures au nez ainsi qu’une fracture du poignet jettent un doute sur l’hypothèse du suicide, l’examen des lividités cadavériques tend à laisser penser que le corps de Robert Boulin fut déplacé après sa mort.

Toutefois, il ne s’agit là que de principes génériques : les lividités cadavériques demeurent soumises à de très nombreuses variations individuelles. C’est la raison pour laquelle, si elles contribuent au travail de datation de la mort, elles ne font sens qu’au sein d’un faisceau d’indices caractéristiques.

M. Villemain

4 mai 2010

Eloge de la mort - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Éloge de la mort - Marc Villemain

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Vivrions-nous de la même manière si nous ne nous savions pas mortels ? Le philosophe Jan Patocka (1907-1977) écrivait : « La mort est l'occasion d'affronter ce qui dans la vie nous demeure le plus sûrement dissimulé parce que nous nous laissons distraire, réclamés par ce que nous croyons être des affaires plus pressante. » D'une manière tout autre, l'écrivain Yukio Mishima, dont le suicide par éventrement a marqué les esprits, abondait dans son sens :  « Si l'on veut être un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. » Il s'agit toujours d'imprimer sa marque sur sa destinée, de décider de sa vie sous tous ses rapports, seule manière de décider en toute raison de sa mort.

À cette aune, l'éloge de la mort va de soi, puisqu'elle n'est pas moins désirée que la vie et qu'elle ne vient que pour couronner une volonté. Il est donc possible d'aimer la mort comme on aime la vie. Loin de certains cultes un peu folkloriques, qu'ils soient liés à des pratiques sectaires, des traditions carnavalesques dans la lignée d'Halloween ou à un malaise existentiel du type de celui que peut connaître un adolescent, la mort peut donc être aimable et désirable en soi, sans que cet attrait ne donne spécialement lieu à une tentation suicidaire. C'est parce que nous allons mourir, et plus encore parce que nous le savons, que la vie prend du relief, c'est parce que nous entrevoyons la limite de tout que nous nous saisissons des moyens de faire de notre existence autre chose qu'une parenthèse en attendant la mort. Ainsi, Jean Ziegler peut-il écrire que « la mort, imposant une limite à notre existence, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté. » (Les vivants et les morts, 1975).

La mort peut donc être le but même de la vie. Ainsi l’Egypte antique est-elle connue pour y avoir voué un culte quotidien, la mort n’étant que le passage qui nous fera atteindre les rives ardemment désirées de la vie éternelle. Ici, la mort, qui est souvent peur de la peur, n’a plus rien d’effrayant, ni d’effroyable ; elle est au contraire promesse de rédemption, de vie meilleure. Pour d’autres, qui partagent une semblable aspiration, le passage de la mort peut sans doute être pénible, mais il convient toutefois de consacrer chaque jour à s’y préparer. Ainsi pour nombre de chrétiens, pour lesquels la mort figure l’espérance d’un au-delà et la possibilité même de la rédemption des hommes et de l’humanité. Point d’éloge de la mort ici, certes, mais une acceptation fondée, une forme positive de résignation devant l’inéluctable.

C’est ce même inéluctable qui d’ailleurs explique et justifie l’épicurisme. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, écrit-il de la mort que, « à ceux qu’elle libère, elle laisse le meilleur en leur enlevant leur fardeau » ; mieux encore, elle nous offre, du seul fait de sa perspective, les meilleurs motifs de bien vivre : « Il a refusé de vivre, celui qui ne veut pas mourir ! »

Faire l’éloge de la mort en tant qu’elle donne sens à la vie et permet de la magnifier, voilà qui peut sembler difficile à accepter pour une société qui clame partout « que vive la vie », voue au corps vivant, jeune et sculptural, un culte qui n’est pas seulement publicitaire, et promeut la fête au rang de lien social et de valeur culturelle. Or si la vie mérite qu’on la fête, la mort pourrait faire objet de semblables attentions, pour peu, donc, que nous saisissions combien, sans elle, notre vie serait morne, comme le laisse entendre Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra: « Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais pour eux la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes ».

M. Villemain

Bibl. : Sénèque, Lettres à Lucilius, éditions Robert Laffont, Collections Bouquins, 1993 * Jean-Yves le Fèvre, Roger Begey & Jean-Paul Bertrand, Eloge de la mort, éditions du Rocher, 2002 * Jean Ziegler, Les vivants et les morts, Seuil, 1975

3 mai 2010

Dernières volontés - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Dernières volontés - Marc Villemain

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Les dernières volontés du défunt, pour avoir force de loi, doivent avoir été préalablement consignées dans un testament, dit "holographe", "authentique" ou "mystique" selon la formule retenue, qu'il aura déposé chez notaire. Le défunt y attribue nominativement ses biens à léguer, qu'il s'agisse d'un legs universel (impliquant l'ensemble de ses biens), ou d'un legs particulier (relatif à un ou plusieurs bien spécifiques.) Il peut aussi exprimer ses préférences en matière d'inhumation, de crémation, d'organisation des obsèques, bref donner toutes les précisions utiles quant à la manière dont il sera disposé de sa dépouille.

Toute personne saine d'esprit peut, dès seize ans, déposer un testament chez notaire. Il existe toutefois à ce régime quelques exceptions : l'incapable majeur soumis au régime de la tutelle, ou encore telle personne condamnée à perpétuité, qui devra une autorisation préalable. Enfin, il est impossible pour deux personnes, par exemple deux conjoints, de tester ensemble : tout testament est nécessairement individuel.

Régime unifié

Le 16 mai 1972, par la convention dite de Bâle, les États membres du conseil de l'Europe ont souhaité que soit institué "un système permettant à un testateur de faire inscrire son testament afin, d'une part, de réduire les risques que celui-ci soit ignoré ou connu tardivement et, d'autre part, de faciliter après le décès du testateur la découverte de ce testament (E. Rondet et H. Sédillot, Transmission du patrimoine - Testament, donation, autres mécanismes, 2007.) Bien souvent, en effet, la famille et les proches du défunt ignorent si celui-ci a émis des consignes officielles pour l'après. Ainsi les pouvoirs publics français ont-ils confié aux notaires, en 1975, le soin de mettre en place un fichier central des dispositions de dernières volontés (FCDDV), afin de faciliter la recherche d'un testament, entreprise qui jusque-là pouvait s'avérer fort longue et très aléatoire. Seuls les notaires sont habilités à consulter ce fichier central, à la demande de leurs clients qui auront prouvé leur qualité d'héritiers ou de légataires.

Testament

La lecture d'un testament est parfois source d'incompréhensions (pour ne pas dire davantage) au sein des familles et des entourages : tel membre aura été lésé, quand telle autre personne, sans lien de parenté connu, aura été désignée comme héritière ; ou encore, une fratrie se déchirera après que le testateur aura choisi de ne pas procéder à une répartition égalitaire de ses biens. Le nombre de situations inextricables et d'imbroglios familiaux est à peu près infini, et il existe sans doute autant de motifs de contestation que de testaments... L'on trouvait dans l'ancien droit romain une manière réglementaire de s'épargner certains embarras : ainsi le fidéicommis permettait-il à un testateur, sous conditions, de léguer ses biens à un grevé de restitution, afin que celui-ci les transmette à un tiers, l'appelé, dit aussi fidéicommissaire. De nos jours, la loi elle-même vient corriger ce qui pourrait être perçu comme un excès ou une excentricité du testateur, en prévoyant une "réserve" qui permet aux héritiers réservataires, à savoir les descendants légitimes (naturels ou adoptifs) et le conjoint survivant, de jouir d'une part minimale du patrimoine du défunt. S'agissant des ascendants, s'ils ne sont plus réservataires en vertu de la loi du 23 juin 2006, ils peuvent toutefois demander à récupérer les biens qu'ils ont donnés à un enfant lorsque celui-ci décède avant eux sans descendance.

Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément croire, nous ne sommes donc pas libres de léguer tout ce que nous voulons léguer à la personne de notre choix. Dans la mort et après elle, la justice des hommes continue d’organiser la vie, en vertu des principes dominants d’une société en un temps donné. La justice des hommes, mais aussi les aléas de l’histoire, lesquels peuvent donner lieu à de passionnants développements. C’est vrai notamment dans le domaine des arts, où l’on peut interroger en conscience l’obligation de respecter les dernières volontés d’un artiste, lequel aurait par exemple souhaité que l’on détruise tout un pan de son œuvre après sa mort. L’un des cas les plus célèbres est celui de Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de Franz Kafka : sans lui, jamais nous n’aurions pu lire des œuvres aussi cardinales que Le Château , Amérique, ou Le Procès. C’est et ce sera l’unique « trahison » de Max Brod envers son ami le plus intime. Bien d’autres cas demeurent irrésolus, posant toujours les mêmes problèmes juridiques et éthiques. Ainsi du dernier manuscrit de Vladimir Nabokov, « The Original of Laura » : le texte repose à l’ombre d’un coffre dans un institut bancaire en Suisse et, peu de temps avant de mourir, son auteur avait expressément demandé qu’il fût détruit. C’est là un dilemme cornélien pour son fils et seul héritier vivant, Dimitri Nabokov, partagé entre son désir de faire connaître l’œuvre de son père, et le respect non moins légitime de ses dernières volontés.

M. Villemain 

30 avril 2010

Cimetière - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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Longtemps, les humains ont redouté le contact avec les morts : selon J. G. Frazer et E. Morin, s'ils honoraient leurs sépultures, c'est d'abord parce qu'ils craignaient leur retour. P. Ariès rapporte dans l'Homme devant la mort cette prescription de la loi des Douze Tables : "Qu'aucun mort ne soit inhumé ni incinéré à l'intérieur de la ville." Prescription qui sera reprise dans le code de Théodose : "Que tous les corps enfermés dans des urnes ou des sarcophages, sur le sol, soient enlevés et déposés hors de la ville", en l'espèce Constantinople. Ainsi en allait-il des cimetières de l'Antiquité, que l'on appelle un peu vite des "nécropoles". Dans la préhistoire, les sites funéraires étaient situés au milieu des vivants et des dieux : l'on portait donc le mort en terre au centre des structures habitables, élevant des tumulus pointés vers le ciel, des cairns, ou marquant le sol d'une stèle. La mise hors les murs des sépultures à partir de l'Antiquité répond surtout aux contraintes inhérentes à la naissance des villes et à la croissance démographique. Progressivement, le corps en tant que chair n'ayant plus rien de sacré, les zones d'ensevelissement des défunts déménagent vers la périphérie et s'installent le longs des voies de communication, ouvertes à tous et considérées comme des espaces de sociabilité comme les autres.

Eloignement progressif

L'enracinement progressif de la chrétienté fit évolue les choses différemment. Ainsi le bas Moyen Age enterrera-t-il ses saints directement dans les églises érigées au cœur des villages ; et l'on inhumait les habitants au plus près des saints (ad sanctos), afin de leur ménager un accès au paradis plus aisé. Pour des raisons d'hygiène, l'Église reviendra toutefois sur cette pratique et déplacera l'espace funéraire dans l'aître, terrain qui jouxte l'église. L'Occident chrétien médiéval a ceci de remarquable que les vivants coexistent avec leurs morts. Le cimetière s'apparente alors à ce que nous appellerions aujourd'hui un "lieu de vie", où la communauté poursuit à loisir ses activités traditionnelles : foires, salons, marchés, spectacles, divertissements ; l'activité des vivants se déploie dans un espace funéraire socialement surqualifié. Cet espace et les modalités de son occupation vont se transformer en fonction de l'évolution de l'institution ecclésiale. Le caractère sacré du lieu funéraire définitivement établi à la  Renaissance, il sera sanctuarisé, clôturé physiquement et symboliquement protégé du regard des vivants et de leur commerce.

Concomitamment, apparaîtront les premières sépultures individualisées et les premières décorations funéraires, reléguant à jamais les fosses communes usuelles. Dans le courant du XVIIIe siècle, les cimetières déserteront à nouveau les centres d'habitation vers les périphéries. Les progrès de l'hygiénisme sous-tendent ce déplacement géographique, mais il faudrait également évoquer le vitalisme optimiste de l'époque et les progrès de la laïcité. En France, devenues terrain public communal par une loi de 1881, les sépultures sont, dès la Révolution, gérées par les autorités municipales laïques.

Un espace paysagé

Les premières considérations esthétiques vont faire leur apparition au XIXe siècle, dans le souci d'adoucir l'image de l'espace funéraire ; ce mouvement s'accompagne de l'essor du romantisme noir, volontiers sépulcral, et de son compagnonnage lyrique avec la mort. C'est de cette époque que l'on peut dater la naissance du cimetière comme espace architectural et paysager, ainsi que le cadastrage des concessions, destinées à la location ou à la vente. La végétation y apparaît de plus en plus luxuriante, pour apaiser le caractère dramatique des visites. Le XXe siècle poursuivra et amplifiera ce mouvement. Aussi la plupart des nouveaux cimetières sont-ils désormais construits à l'extérieur des villes, et font état de projets qui entrent de plain-pied dans les plans d'aménagement et de développement urbains.

Devenue le mode légal de funérailles en France au VIème siècle, l’inhumation se heurte de nos jours à un épineux problème de place. Non parce que l’on mourrait davantage qu’autrefois, mais parce que l’expansion géographique des villes, conjuguée aux évolutions démographiques, à la montée en puissance des préoccupations environnementales et des contraintes définies par le Code de l’urbanisme compliquent au plus haut point l'édification de cimetières. 

Ce problème d’espace explique d’ailleurs en bonne partie le succès croissant des techniques de crémation. Reste que la tombe traditionnelle, en marquant physiquement l’emplacement du défunt, facilite le recueillement de ceux qui viennent honorer leurs morts. Etape importante du deuil ou simple manière de cultiver la mémoire du défunt, que l’on soit ou pas croyant, le recueillement s’avère en effet plus problématique devant un columbarium, d’aspect plus anonyme. 

Il est acquis que les cimetières de demain ne ressembleront que très lointainement aux terrains un peu désuets et ensauvagés qui font le charme des cimetières de petits villages, où quelques herbes folles poussent parmi les gravillons entre les tombes et où les visiteurs se partagent un arrosoir en plastique qu’ils remplissent sous un vieux robinet rouillé. La bonne intégration du cimetière dans l’environnement naturel et dans l’organisation de l’espace public conduit à de nouveaux modèles, vidéo-surveillés, qui ne sont pas sans évoquer celui des parcs ou jardins municipaux. Le cimetière paysager favorise les tombes sans dalles, où seules des stèles viennent orner l’emplacement. De la même manière, apparaissent des substituts aux columbariums traditionnels, trop massifs, où l’empilement de cases individuelles ou familiales peut créer un sentiment de malaise. Une des pistes les plus explorées et les plus prometteuses repose sans doute dans la conception de jardins du souvenir, engazonnés et agrémentés de pierres et de buissons, où les cendres peuvent être dispersées ou inhumées (sur des carrés de pelouse d’une profondeur d’environ 20 centimètres.)

Enfin, et d’aucuns y verront peut-être un effet du progrès, l’on ne peut conclure sans évoquer les cimetières virtuels sur Internet. Le principe en est simple : l’internaute se recueille devant son écran et, contre paiement, peut déposer sur la photographie du défunt une icône électronique représentant une fleur, une bougie, un message ou toute autre représentation symbolique. Manière assez simple et radicale, s’il en est, de régler un problème d’occupation des sols.

M. Villemain

Bibl. : Michel Lauwers, Naissance du cimetière – Lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval, Paris, éd. Aubier, 2005 * François Ottmann, Créer ou aménager un cimetière – Géologie, techniques, hygiène, éditions du Moniteur, avril 1987

29 avril 2010

Cercueil - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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Les humains ont toujours eu pour souci de ménager au défunt une ultime demeure qui lui rendît sa dignité et qui aidât les vivants à conserver de lui un souvenir apaisé. Aussi le cercueil, ce coffre où avant d'être enseveli le mort repose, peut-il donner l'impression que son intégrité corporelle et son apparence physique sont préservées. Il en est certes tout autrement. Pour les proches, la dernière image du mort qu'ils garderont aura bien été celle d'un humain vêtu, allongé  comme dans un lit, yeux clos et mains jointes.

Une industrie

La fabrique de cercueils témoigne d'une économie très encadrée, pour des raisons qui tiennent autant à des normes sanitaires qu'à des exigences d'aménagement. Hors un certain nombre de cas particuliers, l'article R 2 213 du code général des collectivités territoriales impose que l'épaisseur du bois de cercueil soit de 22 millimètres, et que soit prévue une garniture étanche fabriquée dans un matériau biodégradable. Si la durée du transport du corps est inférieure à deux heures (à quatre heures dans le cas où il aurait reçu des soins de conservation), ou si une crémation est prévue, l'épaisseur du bois peut, après finition, n'être que de 18 millimètres. Par ailleurs, si le défunt était atteint d'une maladie contagieuse, la législation prévoit que le corps soit enveloppé d'un linceul imbibé d'une solution antiseptique. Signalons aussi, même si cela peut sembler aller de soi, qu'il n'est admis qu'un seul corps par cercueil ; des exceptions existent toutefois concernant les enfants mort-nés de la même mère, que l'on peut déposer ensemble dans un même cercueil, y compris avec leur mère, si celle-ci a également décédé. Enfin, la norme D 80-001 dispose que le cercueil doit pouvoir supporter un poids de 100 kilogrammes pour une longueur de 1,85 mètres, qu'il doit être étanche lors d'une inclinaison de trente degrés sur la tête ou de vingt degrés sur le côté, et qu'il doit rester manipulable après une chute de quarante-cinq centimètres de hauteur et après un séjour de onze jours dans une atmosphère comprenant 80 % d'humidité.

Écologie et somptuaires

La montée des préoccupations environnementales a conduit la loi à évoluer, et avec elle l’industrie du cercueil. Ainsi un arrêté du 12 mai 1998 portant agrément d’un matériau pour la fabrication de cercueils autorise l’usage du matériau complexe de papier, sous certaines conditions : cuvette intérieure étanche, système de fermeture permettant l’apposition de scellés, marquage extérieur des panneaux avec des encres à l’eau, étiquetage, indication de prix, factures et tracts publicitaires portant la mention « panneaux en matériau complexe de papier ». Les papiers composant les matériaux complexes doivent être en fibres recyclées sans chlore, et assemblés avec des colles végétales. Le « cercueil durable » existe donc, mais son usage se limite à ce jour surtout à la Belgique, la Suisse et la Grande-Bretagne ; pour des raisons d’ordre essentiellement économiques, les « cercueils verts » tardent à arriver en France. Le tropisme écologique conduit pourtant certaines sociétés à se spécialiser, arguant notamment du fait qu’à tout cercueil fabriqué correspond l’abattage d’un arbre. Aussi des alternatives aux modes funéraires traditionnels sont-elles de plus en plus proposées, qui utilisent par exemple la fibre de cellulose combinée à des extraits végétaux. Plus de 350 000 cercueils étant fabriqués chaque jour dans le monde, on mesure ainsi les implications écologiques et économiques de ces évolutions. Le bois a toutefois la vie dure, et l’on continue assez largement de privilégier le chêne, le sapin, le hêtre ou le frêne, parfois des bois plus rares, tels que l’acajou ou le santal.

À sa manière, le cercueil est l’ultime signe extérieur de richesse dont peut faire état la famille du défunt. Les disparités sociales s’invitent jusqu’au cimetière, ce que chacun peut constater à l’œil nu en considérant certaines tombes ou certains caveaux particulièrement riches et ornés. Il faut dire que, pour une majorité de personnes, le prix est le premier critère de choix d’un cercueil : si l’on peut en trouver à moins de 400 euros, fabriqués en aggloméré de 18 millimètres, certains peuvent dépasser les 3 000 euros (sans les accessoires optionnels, capitons, coussins, draps, caches vis, plaques, emblèmes ou autres gravures.)

Si l’usage de cercueils est obligatoire dans la plupart des pays, cela ne dispense toutefois pas d’une certaine imagination. La minorité des Ga, au Ghana, a entrepris, autour des années 1950, de construire des cercueils qui caractérisent le défunt, évoquent un trait de sa personnalité ou un moment de son existence. Ainsi les cercueils peuvent-ils prendre la forme d’un poisson, d’un crustacé, d’une pirogue, d’un fruit quelconque, ananas, épi de maïs, tomate ou autres, pourquoi pas d’une voiture, d’un meuble, d’une chaussure ou d’une bouteille, bref de tout objet ou de tout symbole qui évoque le défunt avec quelque justesse.

M. Villemain

29 avril 2010

Blues - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Blues - Marc Villemain


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Peu de musiques charrient une représentation aussi évidente et spontanée que le blues : héritier direct des negro spirituals, le blues est la musique des pauvres et des laborieux, né sur les terres du sud des États-Unis à la fin XIXème siècle, dans le dénuement des champs de coton où les travailleurs et les esclaves d'origine africaine ressassaient en chantant les fardeaux de la vie quotidienne et les affres de la fatalité humaine. Le stéréotype n'est pas absolument faux, pas plus d'ailleurs que ne l'est celui qui tente de saisir d'un trait la structure et l'harmonie de cette musique : douze mesures, une cadence de trois accords, et une gamme pentatonique agrémentée de cette légendaire altération qui prendra le nom de blue note et qui donnera au blues, comme au jazz plus tard, leurs couleurs si particulières.

C'est pourtant à partir de cette tonalité spirituelle et sur cette base musicale que va se déployer l'une des musiques les plus universelles qui soient, et à laquelle aucun art musical n'est resté insensible, influençant Maurice Ravel, George Gershwin, Arthur Honegger, Erik Satie ou Dmitri Chostakovitch. D'aucuns s'accordent à considérer l'étymologie du mot comme une abréviation de la locution blue devil (les "démons bleus"), laquelle renvoie aux "idées noires." La figure du diable n'est ici jamais très loin. Une légende dit qu'il faut se résoudre à lui vendre son âme si l'on veut finir  par trouver la note bleue et parvenir à la jouer avec le feeling qui convient.

Concernant le mot "blues", on en trouve la plus ancienne référence chez le dramaturge George Coleman le Jeune, auteur, en 1798, de Blues devils, a farce in one act. C'est en 1912 que le vocable fait son apparition dans la musique noire américaine, avec la chanson Memphis Blues de William Christopher Handy, où le mot est ici utilisé dans son acception mélancolique. Entre désolation de la vie quotidienne, absence d'avenir et tourments de l'existence, la mort constitue un passage obligé pour le blues : on meurt parce que la vie est trop dure, parce que le temps passe trop vite, parce que le labeur n'offre pas même de quoi survivre, parce que l'alcool ou la drogue sont nos seuls et derniers compagnons, parce que l'amour ne répond pas à ses promesses. Pour autant, la mort est rarement désignée comme telle, et ne fait pas l’objet d’un travail allégorique particulier ; elle est, simplement, au cœur même de la désespérance. Il serait toutefois réducteur de réduire le blues à sa seule dimension mélancolique : volontiers joyeux, souvent ironique, ancré dans son temps (d’où de nombreux textes contre la ségrégation, le racisme ou les injustices), le blues s'enracine aussi dans une poésie de l’espérance où la rédemption demeure un horizon possible. Musique de l’âme, comme l’exprimera expressément la soul music qu’il inspira, le blues n’en finit pas de faire résonner les gospels des premiers temps et, fût-ce inconsciemment, de prolonger ses sources spirituelles. Musique universelle en tant qu’il s’attache à vivre et à retranscrire l’infinie palette des sentiments humains, le blues vit en compagnonnage permanent avec la fatalité et la mort ; il n’en manifeste pas moins une forme de lyrisme où résonne l’espérance de la vie.

M. Villemain

Bibl. :La grande encyclopédie du blues, Gérard Herzhaft et Jean-Pierre Arniac, Fayard, 1997 * Le peuple du blues – La musique noire dans l’Amérique blanche, LeRoi Jones, Gallimard, 1997 * Memphis Blues, Sébastian Danchin, Jérôme de Perlinghi et Jean-Jacques Milteau, éditions du Chêne, 2005

26 avril 2010

Anthropophagie - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Anthropophagie - Marc Villemain

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Communément définie comme la pratique consistant à manger de la chair humaine, le phénomène demeure sujet à caution, tant il est malaisé d'en apporter des preuves, sans parler des fantasmes qu'il suscite. Si son existence est admise (chez les anciens Aborigènes, on a détecté des formes de nécrophagie) nombre d'interrogations subsistent quant à sa nature, rituelle ou alimentaire. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que l'existence d'un régime alimentaire anthropovore, entendu comme pratique ordinaire, est exclue - ne serait-ce que par incompatibilité avec l'impératif de survie des groupes humains. Notons aussi que l'anthropophagie est à distinguer du cannibalisme, lequel a davantage à voir avec des pratiques rituelles ou des questionnements psychanalytiques.

Préhistoire

Si le tableau de Francisco Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, témoigne avec génie des pouvoirs de l'anthropophagie sur nos imaginaires, les traces les plus tangibles remontent à la préhistoire. La découverte en 1970 de squelettes de six mille ans dans la baume Fontbregoua (Var, France), et les déclarations de Jean Courtin, du CNRS, nous éclairent : « Les stries de dépeçage correspondent aux attaches musculaires et démontrent que la découpe de la viande a été opérée de façon à constituer des portions de cuisine. » Courtin prend cependant soin de distinguer cet usage d'un cannibalisme alimentaire : « Ces gens du néolithique vivaient (...) dans un milieu riche en gibier, avec des troupeaux de moutons, de chèvres et de petits bœufs. (...) Il est probable que leur cannibalisme est venu de petits conflits, de vendettas épisodiques » (Pierre-Antoine Bernheim et Guy Stavidrès, Cannibales !, 1992). Nombre de recherches sur des ossements du paléolithique témoignent de dépeçage, certains rites funéraires induisant un décharnement post mortem à certains égards comparable aux pratiques anthropophages. Mentionnons aussi la découverte en 1889 des restes de treize hommes à Krapina (Croatie), souvent considérée comme une des premières preuves de l'anthropophagie du Néandertalien. Ou encore les fouilles entreprises à Moula-Guercy, en Ardèche, qui mirent à jour six squelettes dans une fosse dédiée aux déchets alimentaires. L'action humaine intentionnelle ne semble ici pas contestable, confirmée par les stries de raclage de pierre, l'absence de morsure animale ou les marques de découpe systématique. Tous les continents font l'objet de découvertes analogues, à tel point que Bernheim et Stavridès ont pu conclure à l'existence de contrées où « le cannibalisme était une pratique relativement courante et socialement acceptable, voire valorisante. »

Exploration

De manière plus ou moins avouée, nous préférons circonscrire ces pratiques aux seules sociétés traditionnelles, et nous en acceptons d'autant plus facilement l'idée que nous en déduisons la vertu de notre propre civilisation. Ainsi l'époque des explorations coloniales fut-elle friande de récits dont l'ambition, si elle témoignait d'un bel imaginaire exotique, n'en visait pas moins à conforter la supériorité raciale des occidentaux. Un tel prosélytisme n'induit pas que les témoignages fussent tous faux, même s'il est entendu que le trait était souvent grossi. C'est d'ailleurs avec une stupeur compréhensible que James Cook découvrit l'anthropophagie des Maoris, avec lesquels il avait noué des relations de confiance. Cook est accompagné du naturaliste Joseph Banks, futur président de la prestigieuse Royal Society. Rencontrant une famille affairée autour du repas, tous deux remarquent un panier rempli d'os. Intrigués, ils se voient répondre que ces os appartiennent au propriétaire d'une pirogue ennemie et, « pour mieux se faire comprendre, un indigène met son avant-bras à la bouche et fait mine de le mordre. » C'est la première découverte de Cook : bien d'autres suivront, et de plus belles, corroborées par les déclarations horrifiées de son équipage. On ne compte plus les rapports d'expéditions faisant état d'agapes anthropophages, de Charles Wilkes aux îles Fidji ou du naturaliste James Siglo Jameson au Congo, accusé d'avoir financé un festin cannibale aux seules fins de vérifier par lui-même les sombres histoires qui circulaient. On retrouvera une ferveur comparable dans les temps plus récents de la colonisation, l'imagerie populaire contribuant derechef au succès de la propagande. Ainsi écoutera-t-on avec profit la chanson C'était une cannibale, interprétée par Jean Tranchant, célèbre chansonnier des années 1940. La noble cause qui consiste à apporter lumières et civilisation aux peuples inférieurs s'embarrasse rarement de scrupules.

Ethnologies

Reste que, une fois faite la part des choses entre fantasmes et forfanteries, la notion d'anthropophagie peut être entendue de façon plus problématique. Ainsi la médecine a toujours su quel intérêt elle pouvait tirer des organes humains. Et Bernheim et Stavridès de rappeler que « les apothicaires du Roi Soleil prescrivaient volontiers à leurs patients des raclures de crâne, un peu de cervelle et un verre d'urine. La médecine contemporaine peut maintenant contourner l'ingestion buccale, il suffit de greffer et transfuser. » Le placenta, cuit ou réduit en poudres, est réputé fortifier les organes sexuels, faciliter l'accouchement, traiter l'épilepsie et certaines convulsions. William Ober, qui dirigea le département de pathologie d'un hôpital nord-vietnamien à la fin des années 1950, affirme avoir vu des infirmiers manger le placenta de jeunes mères - frits avec des oignons. L'on peut ajouter à cela les travaux de Michael Harner, repris par Marvin Harris à propos du cannibalisme aztèque, qui mirent en avant l'apport protéiniques de la chair humaine.

Eucharistie

Moins matérialiste que la thèse du complément alimentaire, le sacrement chrétien de l’eucharistie épouserait selon certains tous les contours de l’anthropophagie – les protestants ont longtemps traité les catholiques de cannibales. De fait, l’ingestion de l’hostie consacrée, chair et sang du christ, renvoie à une allégorie proprement anthropophage. On peut d’ailleurs y trouver un dessein comparable à celui des cannibales qui dévoraient ceux dont ils espéraient incorporer les vertus : « En vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (Jean, 6, 53-56). Quant aux mystiques, ils eurent de ce sacrement une approche troublante, au point que, pour certains exégètes, Saint Jean Chrysostome aurait été enclin à admettre une véritable manducation de la chair et du sang christiques.

Pour le commun, l’anthropophagie relèverait désormais de la seule exception que constituent une guerre ou une famine, tel que la Bible s’en fait écho à Samarie, ou Thucydide à propos du conflit entre Athènes et Potidée. Mais des cas plus récents sont avérés : citons le naufrage de La Méduse, les famines ukrainiennes de 1922 et 1933, le siège de Stalingrad, l’accident d’avion en 1972 dans la cordillère des Andes, ou les récits de boat people sur les côtes de Haïti ou de Saint-Domingue. Pour ne rien dire de la Seconde Guerre mondiale, laquelle donna lieu à un cannibalisme de survie qu’évoque David Rousset dans l’Univers concentrationnaire, et dont des échos se firent entendre lors du procès de Klaus Barbie. De nos jours, des témoignages font état d’anthropophagie dans des régions dévastées par la guerre ou la misère (Congo, Rwanda, Corée du Nord), et la Cour Pénale Internationale a été saisie de plusieurs plaintes.

Hors ces cas tragiques, l’anthropophagie paraît de plus en plus inimaginable à mesure que nous avançons dans la civilisation de l’hygiénisme. Sans doute est-ce ce qui fonde l’intérêt renouvelé du public pour des faits divers très macabres. Songeons à Issei Sagawa, étudiant japonais qui défraya la chronique après avoir dépecé son amie, et qui écrira : « J’ai découpé un sein, je l’ai mis dans une poêle et je l’ai fait frire. J’ai vu la graisse fondre, et j’ai goûté. Après, j’ai mordu la hanche droite. J’avais peur que la gauche n’ai une odeur de sang, car elle se situait trop près du cœur. Je l’ai mise dans ma bouche ; ça n’avait d’abord aucun goût. Puis ça a fondu. Ca ressemblait à du maguro (thon), et aussi à un sashimi. » Évoquons aussi, en 2001, le cas de Armin Meiwes, le « Cannibale de Rothenburg », connu pour avoir festoyé d’une victime consentante. Il sélectionna un certain Bernd Brandes, qui s’était porté volontaire pour être tué et mangé, après que Meiwes eut publié sur Internet une annonce dans laquelle il déclarait rechercher un tel homme. Tous deux eurent d’abord un rapport sexuel, puis décidèrent de sectionner le pénis de Brandes et de le cuisiner. La scène est intégralement filmée. Enfin, avec son accord, Meiwes poignarde Brandes avant de le découper en morceaux, qu’il congèlera pour une consommation ultérieure. L’affaire a notamment été popularisée par le groupe Rammstein, qui s’en fit l’écho dans Mein Teil, chanson dont le titre constitue un jeu de mot entre la traduction littérale (« mon morceau ») et la désignation argotique du pénis.

Mais c’est avec Le Silence des Agneaux, film de Jonathan Demme adapté de la tétralogie de Thomas Harris, que resurgit l’intérêt populaire pour le cannibalisme, dont l’intérêt ici est d’être couplé à un tueur en série, type de criminel qui a toujours fasciné. Auparavant, Cannibal Holocaust, réalisé en 1981 par Ruggero Deodato, fit l’objet d’un retentissant procès en Italie : les scènes de massacres d’animaux étant réelles, il n’en fallait pas davantage pour imaginer que l’ensemble du film l’était.

Si la mort est redevenue taboue en Occident, certaines manières de mourir semblent l’être plus encore : à cet égard, le cannibalisme est roi, et induit un questionnement d’une radicalité plus nourricière qu’il y paraît peut-être. L’on songera à cette mère, dont on peut se demander à quel obscur désir elle obéit quand, étreignant son enfant, elle lui glisse à l’oreille qu’elle a envie de le manger… Dans Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss écrivait de notre coutume judiciaire et pénitentiaire, qui vise à « expulser du corps social », qu’elle inspirerait « une horreur profonde » aux sociétés « que nous appelons primitives » et leur apparaîtrait « de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. » Peut-être l’humanisme de Montaigne semblera-t-il plus convenable que le relativisme lévi-straussien : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. » (Essais, I, 31, « Des cannibales »).

M. Villemain 

Bibl. : *Pierre-Antoine Bernheim et Guy Stavridès, « Cannibales ! », Plon, 1992 *Marvin Harris, « Cannibales et monarques : essai sur l’origine des cultures », Flammarion, 1977 *« Épistémologie du témoignage – Le cannibalisme ni vu ni connu », Georges Guille-Escuret, Revue « L’Homme », n° 153, 2000 : http://lhomme.revues.org/document12.html

26 avril 2010

Animal - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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L'homme ne descend pas du singe, comme on a longtemps, et de façon erronée, interprété Charles Darwin : il est singe lui-même, un grand singe. Il est en revanche possible d'affirmer que l'homme descend de l'animal - de tous les animaux. Ainsi Jean Rostand écrivait-il, sous la forme d'une boutade qui n'en avait que l'apparence, que "ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de la limace, a droit à quelque orgueil de parvenu..." (La vie et ses problèmes, 1939). Plus élaboré que la limace toutefois, le chimpanzé est sans doute l'animal dont nous sommes le plus proches : ainsi partageons-nous avec lui un même ancêtre, et savons depuis le 8 septembre 2005, date de réalisation du séquençage complet de son génome, que nous avons en commun 99 % de notre ADN (acide désoxyribonucléique).

Par ailleurs, comme nous, les chimpanzés rient, pleurent, font état d'intentionnalité, ont une approche codée de la sexualité. Un grand nombre d'animaux se révèlent d'ailleurs aptes à l'apprentissage (notamment par imitation), à la représentation d'eux-mêmes, à la communication d'un désir, voire à une représentation spécifique de la mort. L'éthologue Dominique Lestel a montré que les codes culturels et les comportements en société ne constituent pas une rupture dont l'humain serait l'auteur, mais qu'ils émergent progressivement dans l'histoire du vivant. Dans les Origines de l'humanité, écrit avec Yves Coppens, il rappelle que "le propre de l'homme" est aussi celui des primates : bipédie, utilisation d'outils, partage de l'alimentation, conscience de soi, etc. Il ira plus loin encore dans les Origines animales de la culture, avançant que "la culture est un phénomène intrinsèque au vivant" et concluant à l'émergence d'un "authentique sujet dans l'animalité". Même si la notion "d'âme" obéit davantage à une perspective religieuse ou spiritualiste que scientifique, certains, à l'aune de découvertes récentes, ne s'interdisent plus de questionner l'âme de l'animal, et par voie de conséquence son hypothétique conscience de la mort.  L'on pourra à cet effet s'adosser à l'étymologie, le mot "âme" étant emprunté au latin animus, esprit, et anima, souffle de vie, principe vital.

L'étymologie, toutefois, ne nous renseigne guère que sur l'histoire d'un mot formé dans des circonstances particulières, et non sur les relations effectives entre la nature et/ou l'essence humaines et animales. Cette question de "l'âme" fut tranchée à sa manière par le philosophe Edmond Husserl : "Les hommes savant mourir, l'animal périt." Ce serait ici la véritable différence entre l'homme, conscient de sa mortalité et de sa finitude, et l'animal, apte seulement à éprouver la mort en lui. Cette distinction fondatrice, que recouvre la partition classique entre être de nature et être de culture, ou entre l'inné et l'acquis, autorise les humains à considérer l'animal, incapable de représentations symboliques et conceptuelles de la vie et de la mort, comme un être vivant qu'il peut dominer et donc tuer, pour se nourrir aussi bien que pour son plaisir. Ceci constitue une exception remarquable au commandement : "Tu ne tueras point." Toutefois, la mise à mort d'animaux est de plus en plus sujette à réticences et à polémiques. Il faut y voir un effet de la sensibilité croissante à la condition animale, qui peut s'expliquer à la fois par la brutalité des techniques industrielles d'abattage de masse, par le plaisir trouble que peuvent susciter des sports et des loisirs tels que la corrida ou la chasse, ou encore une certaine confusion morale contemporaine, qui peut conduire certains à s'émouvoir davantage de l'extinction d'une espèce animale par indifférence de l'homme (les bébés phoques) que de la mort d'un groupe humain, fût-il victime de génocide. D'aucuns arguent qu'il n'est pas rare d'observer un chien alangui sur la tombe de son maître : mais cela ne signifie nullement qu'il a une conscience de la mort. Le Pr Jean-Didier Vincent le rappelle : "Un chien a une intelligence de chien, c'est un animal de meute qui est détourné de son fonctionnement normal. Il va spontanément se poser en dominé. Quand ce rapport est inversé ou faussé, un chien peut devenir névrotique. Il peut perdre toute autonomie, former avec son maître un couple symbiotique, et alors, oui, il peut vouloir mourir quand son maître est mort." Un chien se fait écraser par une voiture le jour même de la mort de son maître ? Là encore, impossible d'en conclure à une intentionnalité suicidaire ; tout au plus peut-on parler de suicide passif : le maître ayant peu à peu pris la place du chef de meute, l'animal qui a perdu son repère d'appartenance peut se laisser mourir.

Longtemps, notamment à la suite des récits d’exploration de David Livingstone (1813/1873), une rumeur courut selon laquelle les éléphants quittaient leur troupeau de rattachement pour s’en aller mourir dans des « cimetières ». Ce seul fait, s’il avait été avéré, aurait induit une ritualisation, donc un phénomène classique d’acculturation. On sait désormais qu’il s’agit là d’un mythe. Et même si les explications divergent, la réalité est bien plus prosaïque – d’aucuns diraient décevante. Selon certaines thèses, il s’agirait de territoires recelant un taux excessif de dioxyde de carbone, piégeant les animaux et les tuant peu à peu ; pour d’autres, l’usure des dents et la douleur consécutive aux caries empêcheraient l’animal de se nourrir, le conduisant à la mort ; enfin l’éléphant, comme le rhinocéros, peut trouver dans la boue un remède ou un apaisement à ses blessures : il meurt donc à l’endroit même où d’autres que lui ont pu, pour des raisons comparables, mourir dans une même zone fangeuse. Quoiqu’il en soit, on retrouva en effet de nombreux ossements dans ces fameux « cimetières », mais qui tous appartenaient à des espèces animales très diversifiées. 

Cela étant dit, certaines d’observations ont fait état de comportements troublants de la part d’éléphants, dont la mise en œuvre de techniques d’ensevelissement rituel. Emmanuelle Grundmann s’est fait écho, dans la revue La Recherche, des observations de Cynthia Moss, en 1976 au Kenya : « A la mort de l’une des femelles du groupe, les autres éléphants sont restés longuement autour du cadavre, le touchant délicatement avec leur trompe et leurs pieds. Ils ont ensuite gratté la terre et en ont parsemé le cadavre à l’aide de leur trompe. Certains sont partis dans les buissons avoisinants afin de casser des branches qu’ils ont déposées sur la dépouille. A la nuit tombée, le corps de l’éléphante était recouvert de terre et de branchages. Tout le groupe est resté comme pour veiller la disparue. Ce n’est qu’à l’aube qu’il s’est éloigné. Etrangement, c’est la mère de la morte qui est partie en dernier. »

Dans un même ordre d’idée, il a été montré que les grands singes, et plus spécialement les chimpanzés, adoptaient parfois un comportement spécifique lors de la mort d’un des leurs. Ainsi, lorsqu’une épidémie décima une colonie en Guinée, au cours des années 2003 et 2004, les femelles continuèrent de porter leur progéniture décédée pendant plusieurs semaines. Il faut aussi rappeler le témoignage fameux de Jane Goodall, qui rapporta qu’un singe âgé de huit ans s’allongea près de la dépouille de sa mère, entonna un chant et passa son temps à la caresser, jusqu’à cesser de s’alimenter au point d’en mourir.

Il reste que, si la philosophie indienne traditionnelle n’établit aucune espèce de distinction entre mort animale et mort humaine, et si d’innombrables découvertes nous attendent, notamment en primatologie, l’on ne saurait à ce jour rapprocher le rapport à la mort chez l’animal et chez l’homme. Jusqu’à preuve du contraire en effet, l’homme semble demeurer le seul animal à éprouver, prévoir, et le plus souvent redouter, non seulement sa mort, mais l’idée même de sa finitude ; de la même manière, il est le seul à posséder et à une cultiver la mémoire de la mort des autres membres de son espèce. Ce savoir ne lui est accessible que parce qu’il est et se sent unique, qu’il a construit avec les autres humains une relation d’autonomie constructive et fondatrice, et qu’à cette aune toute mort humaine est singulière : en mourant, ce n’est pas seulement le membre d’une même espèce qui meurt, mais une individualité irréductible à toute autre.

M. Villemain

Bibl. : Julian Huxley, Le Comportement rituel chez l'homme et chez l'animal, Gallimard, 1971 * Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’Homme, Fayard, 2001 * Elizabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998 * Dominique Lestel, Les origines animales de la culture (Flammarion, 2001) * Franz de Waal, Le singe en nous, Fayard, 2006.

 

25 avril 2010

Absence - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Absence - Marc Villemain.

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L'absence est le problème des survivants, non du mort.
Que celui-ci ait pris ou pas ses dispositions afin de léguer aux siens tout bien, spirituel ou matériel, qu'il aura jugé nécessaire ou souhaitable de leur transmettre, c'est à ceux qui lui survivent, et à eux seuls, d'apaiser l'affliction consécutive à son absence. La disparition de l'autre est donc ingrate à double titre : non contente de nous attrister, elle nous accule à surmonter notre chagrin. Ce pourquoi nous disons qu'il faut faire avec, ce qui signifie en réalité qu'il faut faire sans : sans l'autre, sans les représentations affectives, sociales et psychologiques que nous avions de notre existence avec lui, et qu'il nous faut maintenant vivre dans sa non-présence. Cette définition de l'absence comme strict négatif de la présence conduit évidemment à considérer la présence de l'absence. Au-delà de la figure de rhétorique, quiconque a éprouvé ou éprouve la désolation d'une absence sait et mesure combien l'absent peut être présent : par la pensée bien sûr, par les  rêves, d'autant plus perturbants qu'ils sont porteurs d'une vision autonome de l'être absent, mais aussi, et c'est souvent le plus troublant, jusqu'aux événements les plus anodins de l'existence. "C'est un volet qui bat / C'est une déchirure légère / Sur le drap où naguère / Tu as posé ton bras", chante Serge Reggiani. L'absent est partout, donc, à tout le moins partout où il a laissé une trace qui nous implique. ...

16 avril 2010

Vincent Monadé sur Et que morts s'ensuivent

 

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J'avais omis de faire part de ce texte que Vincent Monadé
, ancien libraire, excellent connaisseur du monde du livre et à ce titre désormais directeur du MOTIF (Observatoire du Livre et de l'Écrit en Ile-de-France), m'adressa en mars 2009, lorsque parut Et que morts s'ensuivent. Qu'il ait été publié sur Facebook et non dans tel support spécialisé n'y change rien, et j'ai plaisir, aujourd'hui, à l'avoir retrouvé et relu.
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A chaque critique que je fais d'un livre de Marc Villemain, je précise d'abord qu'il est mon ami. Et au fond, j'en ai assez. J'en ai assez de justifier l'admiration et le bonheur que me procure la lecture d'une œuvre qui, titre après titre, s'affirme.

Deux mots sur le passé : la première œuvre de Villemain, Monsieur Lévy, référence gardée envers BHL, portait déjà des fulgurances, la séance des fromages notamment, ou la découverte fiévreuse, en chambre, de la littérature, et des thématiques obsédantes, le père, quoi qu'il en ait, la filiation, le salut. Second livre et premier roman, Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire bluffait les lecteurs par la maturité soudaine, le talent explosif des passages balkaniques, la profondeur douloureuse d'une fin de vie déchue, stupide, inutile. Et toujours, rôdeuses avec lesquelles nous sommes en désaccord Villemain et moi, les thématiques de la filiation, du rachat, du salut. Œuvre mineure donc œuvre, espèce rarissime en voie de disparition. Et je dirai au monde signait l'entrée de l'écrivain.Le voilà, triomphant.

Et que morts s'ensuivent (Villemain a un léger problème de titre, je pense, et c'est bien là son seul défaut) est plus qu'une évolution. C'est la révolution d'un style qui prend toute sa mesure, son ampleur, gomme ses préciosités (à part peut-être nos petits éphélides...), s'impose par sa virtuosité tranquille, l'usage d'un vocabulaire dont la richesse n'est jamais cuistrerie mais pertinence. Un style, bon dieu, dans un temps où des légions d'écrivains croient écrire blanc en n'écrivant pas, où d'autres légions, pour avoir lu Cohen, et mal encore, massacrent de pauvres adjectifs sans défense qui, loin de se déployer, s'écrasent.

Chaque nouvelle a sa cohérence. Nous aurons tous nos préférées. J'aime, pour ce qui me concerne, au-delà de toutes, l'immense Pierre Trachard que je compare, en y ayant réfléchi de longs jours et en pesant chaque mot de l'énormité qui suit, au Bartleby de Melville. Même non-événement, même refus, même mécanique du néant. Je reconnais l'immense brio, bluffant, saturé d'évidence, d'Anna Bouvier, dont je préfère, et de très loin, le titre anglais (This was my flesh). On tient là une de ces nouvelles à la Carver des Vitamines ou au Salinger du Jour Rêvé, tranquille petit chef-d'œuvre dormant lové, mortel comme un serpent, essentiel et évident pareil. Et enfin, j'avoue sans fard l'émotion qui m'étreint lorsque je lis M. D., à mes yeux, et je m'en rends compte à mes yeux seuls, texte majeur du recueil. C'est là que je pense le plus à Carver. Enfin ne ratez pas, surtout pas, Exposition des corps, table morbide des matières décomposées.

Puisqu'il faut toujours, dans une bonne critique, livrer une phrase, je vous livre ma favorite : "Elle sait pertinemment que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit." C'est tiré de M.D.

Au cœur de l'ironie mortifère d'un recueil où chaque nouvelle frôle avec l'idée de la mort, à tout le moins de la mutilation, ritualisée ou sauvage, demeure cette angoisse terrible de la décomposition des corps. Elle n'étonnera guère ceux qui connaissent Villemain, et ce qui reste en lui de poumon, petit sac auquel il n'aura jamais, au fond, fait vraiment confiance. Et puis, est-ce mon obsession, est-ce la sienne ?, la filiation, toujours, encore. L'amour et l'hommage à la mère, bluffant chez un être qui toujours se pose en Sans famille. L'absence du père. Ou les pères absents, ou coupables, toujours.

Je le dis tranquille, j'ai lu un grand livre. Et ce m'est une grande fierté d'avoir un tel auteur parmi mes amis.

Vincent Monadé

15 avril 2010

Hiromi inouïe, Jamal magistral

Ahmad Jamal - 1ère partie : Hiromi - Olympia, 13 avril 2010

RIMG0014On ne pouvait rêver affiche plus attirante : Hiromi, jeune pianiste japonaise de trente ans qui fait jaser la presse du monde entier par sa précocité et sa virtuosité ; et puis, surtout, Ahmad Jamal, qui célèbrera ses quatre-vingts printemps en juillet prochain - ce que l'on peine à croire.

Hiromi est un petit bout de femme rigolote. Avec son gros nœud dans les cheveux, ses baskets grande pointure qui ne sont pas sans rappeler celles de Keith Jarrett, sa manière de rire en dégringolant les gammes, elle a décidément quelque chose de taillé pour la scène. Voilà pour la façade. Car on imagine son émotion d'ouvrir une soirée pour celui dont elle dit qu'il est "my superhero, in the music, in the life", celui qui, peu ou prou, l'a prise sous son aile - mais il n'est pas seul : on sait l'admiration que lui porte Chick Corea. L'ovation qu'elle a reçue n'en était pas évidente pour autant, même si une telle prestation ne peut laisser de marbre et si on ne peut être qu'ébloui par une virtuosité qui confine à l'autisme. Car musicalement, c'est plus compliqué. Hiromi donne l'impression d'avoir intégré, synthétisé et transcendé toutes les musiques du vingtième siècle, sans pour autant parvenir encore à créer la sienne propre. Cabotine, joueuse, démonstrative, elle joue avec les registres comme d'autres multiplient au cirque les figures dangereuses. Son époustouflante technique l'entraîne vers un genre qui donne à  entendre mille et un collages, et une esthétique qui n'aurait pas déplu aux compositeurs du début du vingtième - comment, par moments, ne pas songer à Debussy, parfois à Satie ; ou encore, puisqu'ici la musique n'est pas que musique, aux travaux des surréalistes, des cubistes, des dadaïstes. Reste que nous sommes un peu en attente d'une musicalité qui soit plus authentique, plus blessée peut-être, RIMG0007et que ses phrases apparaissent parfois comme de simples clichés, truffés d'ornementations et de chromatismes ludiques et parfois racoleurs. En résumé, cela swingue assez peu et, en guise d'émotions, suscite surtout beaucoup d'étourdissement. Cela dit, on ne prend une belle leçon, et on ne s'ennuie pas une seconde, et c'est tout de même un grand plaisir que d'admirer cette espèce de magicienne imprévisible ; aussi bien, des morceaux comme Bqe, Bern Baby Bern, Time Difference, ou l'excellent et très chick-coreen Old castle, by the river, in the middle of the forest fonctionnent à plein régime. Mais il faut attendre le dernier rappel pour qu'enfin la jeune prodige nous persuade qu'une très belle carrière de musicienne s'ouvre à elle, avec un morceau plus lent, épuré, et que, comme par hasard, elle dédie au maesto du soir, Ahmad Jamal.

RIMG0025Lequel arrive sur scène aussi tranquille que Baptiste, les mains dans les poches, très élégant, souriant à un public qui est déjà presque debout. A peine a-t-il posé les mains sur le piano que déjà on se croirait sur telle scène new yorkaise de la grande époque. Il y a le talent, bien sûr ; et, pour Jamal, ce que l'on peut sans peine désigner comme du génie. Mais il n'y a pas que cela. Il y a dans cette manière que ces quatre-là ont de jouer et de s'entendre quelque chose qui en dit long sur la quintessence de l'art et sur cette insondable liberté qui n'appartient sans doute qu'au jazz. A commencer par cette joie, qui peut être mélancolique ou exploser en mille éclats rayonnants. La chose est d'autant plus remarquable que tous les thèmes de Jamal ont toujours fait l'objet d'un travail très minutieux sur la structure, sans que cette forte contrainte donne jamais le sentiment qu'elle condamne les musiciens à la répétition ou à l'enfermement. La virtuosité n'est plus ici un problème, elle est tellement complice des raisons mêmes de la musique, des raisons mêmes qui conduisent à la créer et à la jouer, que tout devient possible.

RIMG0024Si Ahmad Jamal étonne sans cesse par cette façon qu'il a de diriger son orchestre, de glisser l'air de rien quelques notes irrésistibles d'invention et de nuances, par son attitude même, se levant, se rasseyant, puis se relevant, faisant un signe derrière lui pour que la percussion prenne son tour ou pour que le bassiste veuille bien le suivre sur un autre terrain, si tout revient sans cesse à lui, on ne peut plus longtemps taire la qualité de l'exceptionnelle section rythmique qui est à son service. De mémoire de jazzman, il y avait bien longtemps que je n'avais vu une telle fusion entre des musiciens d'un tel niveau. Aux percussions, Manolo Badrena, ancien du Weather Report du milieu des années 70, est une sorte de barde délirant, schtroumpf rigolard et potache triturant ses petits instruments plus ou moins ésotériques avec une précision de grand maniaque. De James Cammack, fidèle de Jamal, je dirai que je n'ai pas souvenance d'avoir déjà entendu un contrebassiste aussi juste, présent, virtuose et puissant. Quant à Kenny Washington, il fut incontestablement l'autre héros de la soirée, son personnage rieur et détendu n'ayant d'égal que l'invraisemblable impression qu'il donne de jouer de la batterie comme s'il s'agissait d'une simple et naturelle extension de son corps ; pas un rythme qu'il ne torde jusqu'à le rendre incroyablement souple et malléable, pas deux mesures consécutives qui se ressemblent, et, là encore, une virtuosité à donner le tournis. Mais le sublime dans l'affaire, c'est surtout l'osmose géniale entre ces trois formidables musiciens, qui composent donc une section rythmique dont je crois qu'elle restera pour tous, ce soir-là, absolument inoubliable.

RIMG0033La musique de Jamal n'est jamais très loin de l'invitation à la transe. On se sent frustrés, maintes fois, que les morceaux ne durent pas plus longtemps : quand il s'y mettent, tous les quatre, on ne voit pas pourquoi un morceau durerait dix minutes plutôt que deux heures. Ca tourne, ça tourne avec joie, malice, complicité, et on réinvente Poinciana pour la millième ou la dix-millième fois. Le dernier album sert bien sûr de fil conducteur, et l'on comprend mieux, sur scène, la puissance à la fois discrète et tonitruante de morceaux comme Fly to Russia, My Inspiration, Quiet Time, ou le formidable Tranquillity. Bref, il y avait du génie, l'autre soir, à l'Olympia, nul ne s'y est trompé ; et comme Ahmad Jamal en glissa malicieusement le thème entre quelques phrases improbables dont il a le secret, ce fut un peu la soirée des copains d'abord.

11 avril 2010

THEATRE : L'illusion comique - Corneille

matamore
Comme à mon habitude, j'ai donc lu la critique théâtrale après avoir assisté à la représentation. Pour découvrir avec grand étonnement sa tonalité réservée, parfois inclémente, pour ne pas dire franchement outrancière sous la plume cagote du critique de Libération. Car enfin, quoi ? Pouvait-on espérer relecture et mise en scène plus intelligentes d'une pièce écrite il y a quatre siècles ou peu s'en faut par un Corneille pas encore trentenaire ? Reprochera-t-on à Galin Stoev de n'avoir pas situé la scène dans la grotte originelle mais dans un espace où coursives et recoins vitrés acculent le spectateur au hasard de son emplacement et invitent les comédiens à s'épier les uns les autres, comme pour mieux dire la confusion où Corneille nous invite ? Trouvera-t-on ce décor trop peu rococo ? Ces costumes trop lâches, trop anodins ? Rien pourtant dans cette mise en scène de sottement esthétique
, ou de bêtement up to date, mais la revendication d'un parti pris bien décidé à tirer la pelote cornélienne à son terme. Car puisqu'il s'agit pour Corneille de trousser quelque embardée dans les certitudes du spectacle, d'emmêler le vrai et le faux, de clamer au plus haut la puissance magique et pour ainsi dire souveraine de l'illusion, alors faisons savoir que Galin Stoev a réussi son pari : honorer dans un même geste la perfection classique d'un texte très virtuose et exhausser ce qu'il en a d'esprit moderne et transgressif. Et si l'on peut être décontenancé par l'incessante volte-face des identités et des masques, c'est là aussi le prix du réel : gare à la surface, gare aux chausse-trapes, à ce qui demeure en l'homme d'incessamment liquide.

Sans_titre2A ce petit jeu, à ce pan comédien qui vient éroder la grande trame tragique, Denis Podalydès, non seulement excelle, mais domine. Et c'est un plaisir chaque instant renouvelé que de le voir tour à tour poltron et Matamore, donnant à son personnage ce qu'il lui faut de touchante drôlerie et de cruelle affectation. Au point qu'il donne parfois l'impression de comprendre mieux que quiconque ce texte aux mille arcanes, tant il sait se jouer de la moindre situation, du moindre accent, et tant il semble consubstantiel à tout ce qui se joue là. Mais cette perfection ne rend pas la vie facile aux autres... Et si l'on ne peut décemment reprocher quoi que ce soit aux plus jeunes de ses partenaires, à commencer par Loïc Corbery, l'on ne peut que s'impatienter de les voir vieillir un peu. Cela vaut donc pour ce dernier, qui toutefois n'a pas la partie facile, mais aussi pour Julie Sicard (Lyse), qui à chaque fois que je la vois me semble toujours un tout petit peu à côté, et encore pour Suliane Brahim (Isabelle) qui, quoique fort gracieuse, est trop systématiquement grimaçante pour émouvoir complètement. Mais ce ne sont là que très modestes erreurs de jeunesse, je pense, et qui n'affectent jamais durablement ni leur jeu, ni notre plaisir. Pour une fois, en revanche, mais ici ma femme n'est pas d'accord avec moi, j'ai trouvé Adrien Gamba-Gontard moins terne, et nettement plus à son aise que récemment (cf. par exemple dans le Fantasio de Musset mis en scène par Podalydès). Il est vrai qu'on lui attribue souvent des rôles un peu ingrats, personnage un peu falot, maladroit, trompé, mais il est ici, il me semble, moins contraint, plus enjoué, plus librement facétieux. Chez les plus anciens, si Alain Lenglet, qui joue Pridamant, nous semble terne, effacé, étrangement mou, Hervé Pierre, alternativement dans le rôle du mage Dorante et celui de Géronte, père d'Isabelle, fait ici des éclats, tonitruant, colérique, excellent manipulateur de sarcasmes. Et il n'est pas pour rien dans l'énergie de cette mise en scène.

Reste enfin ce texte un peu fou, virevoltant entre les registres les plus baroques, lyrique et foutraque, un texte très gourmand, plein de vitalité et de beauté classique, où perce  un esprit plein d'humeur, de mordant et de saine provocation. Un texte à relire - ce que je viens donc à l'instant de faire, et que je vous invite instamment à aller voir jouer, jusqu'au 13 mai, salle Richelieu. On y prend ce qu'il convient d'appeler une leçon.

17 mars 2010

Dictionnaire de la Mort

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Est en librairie depuis hier un ouvrage très attendu, le Dictionnaire de la Mort, réalisé sous la direction de Philippe Di Folco. Des aborigènes aux zombis, du sacrifice d'Abraham aux chaises électriques d'Andy Warhol, il s'agit de décrypter nos différentes manières de concevoir et de représenter la mort.

Ouvrage usuel, presque pratique, il n'en est pas pour autant dénué de poésie, ni d'humour.

1 000 entrées, 205 contributeurs, 1 136 pages : il n'en fallait pas moins.

J'ai eu la chance de pouvoir participer activement à cette aventure, à la fois comme membre du Comité éditorial et comme rédacteur. 
Mes propres contributions portent sur les thèmes suivants : Absence / Animaux / Anthropophagie / Blues / Cercueil / Cimetière / Dernières volontés / Éloge de la mort / Embaumement / Heavy metal / Métiers du funéraire / Lividités cadavériques / Poussière / Rite et rituel / Silence / Tombeau.

Larousse, collection In Extenso, 26 euros.

13 mars 2010

Jean Ferrat, tu aurais pu vivre encore un peu.


jean_ferrat_melody_mpp_600À Marie.

Je n'aurai rien d'autre à dire de Jean Ferrat que ces quelques souvenirs intimes.

Je crois que j'ai six ans, sept tout au plus. Cet hiver, nous partons skier en famille, il me semble que c'est à la Bourboule, dans le Massif Central. C'est un matin encore, et il fait très beau. Le petit-déjeuner s'éternise, je suis pressé, j'ai revêtu ma combinaison, celle qui, sur les pistes, me fera désigner par l'affectueux sobriquet de petit jaune. Je sors sur le balcon du chalet qu'on nous a prêté, dans l'attente, prêt à me jeter dans la poudre, et comme j'ai toujours aimé le faire je contemple et admire la nature, ses monts blancs de griseries. 

Du salon me parvient une chanson, une circonstance étonnante, La Montagne. Mon père écoute ça - et je sais pourtant, je sais d'un savoir étrange, instinctuel, qu'il n'est pas soupçonnable de sympathie pour Jean Ferrat, lui qui milite dans le parti d'en face. Et cette chanson, là, cette joliesse, cette douceur, dans cette voix que je n'avais jamais entendue, je l'entends encore, et c'est toujours ainsi que je l'entends. Le temps sec, bleu, froid, et cette chanson qui parle de ça justement, de cette beauté, comment peut-on s'imaginer.

Ensuite, je pense que j'ai un peu moins de dix ans. Il y a chez mes parents un vieux vinyle, une compilation improbable de chansons françaises. Patachou, Vigneault, Les Compagnons de la Chanson, Léo Ferré chantant Le piano du pauvre, Brassens et son Gorille, et Ferrat, donc, dont je perçois sans rien y comprendre l'historique gravité de Nuit et Brouillard, que j'apprends par cœur en me demandant ce qui peut bien me plaire dans ce lyrisme martial et sans appel.

Dix ans plus tard, parce qu'il faut bien se convaincre qu'on a peut-être quelque rôle à jouer dans ce monde, la petite bande où je grandissais se départageait aussi autour de cette chanson, Le Bilan. Ceux qui y voyaient une trahison, ceux qui savaient y percevoir le courage. Ceux qui croyaient à la révolution, ceux qui n'y croyaient pas. De lui, ce sera l'un des rares textes engagés auquel je m'attacherai...

Plus tard, j'ai chanté et tournoyé sur L'amour est cerise. Je traînais chaque jour pendant des heures dans les radios locales et je la passais, cette chanson, n'importe quand, à n'importe quelle heure, sous n'importe quel prétexte, dès l'ouverture de l'antenne au petit matin, juste avant le flash d'information, et jusque tard dans le soir, quand, à minuit, je coupais l'émetteur de la radio - les nuits radiophoniques étaient silencieuses, à l'époque.

C'était un autre signe, un autre indice. Car plus tard, plus tard encore, la chanson est revenue dans ma vie, par la plus inespérée des voies, retrouvée intacte et précieuse dans la mémoire de la femme que j'aime.

11 mars 2010

THEATRE : Fantasio - Alfred de Musset - Comédie Française

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Représentation dédiée à
Madeleine Marion,
disparue le matin même
.

L'on ne pourra pas reprocher à Denis Podalydès de n'avoir pas cherché à pénétrer les arcanes de ce dandy artiste et mal dans son monde qu'est Fantasio. Le personnage de Musset pourrait incarner à lui seul l'esprit complexe et romantique, joyeusement désespéré, vaguement anarchiste et plus ou moins mystique du 19ème siècle. C'est en cela un personnage redoutable pour un comédien, tant il est possible d'en faire une multitude de lectures, selon que notre inclination nous porte vers le plaisir de la bouffonnerie ou qu'elle nous rende sensible à sa désespérance. A cette aune, la mise en scène de Denis Podalydès est une réussite complète, le très beau carrousel qui occupe le centre de la scène étant une parfaite métaphore, à la fois du cerveau enchevêtré et de l'existence enivrée de Fantasio et de ses amis, et du monde qui tourne malgré eux et derrière lequel ils hésitent à courir.

Donc, une mise en scène très classique, ou plutôt, car l'expression est impropre, très désireuse de recouvrer la flamme et l'esprit d'un certain classicisme. Avec une grande déférence pour un texte dont on s'aperçoit au passage qu'il n'est à nos modernes oreilles plus aussi accessible qu'il ne l'était peut-être de son temps, et avec le désir d'en saisir la vitalité autant que l'amertume. C'est ici que Podalydès prend quelques libertés, et il a raison, en ajoutant à la pièce un prologue constitué de vers mêlés de Rolla et de Dupond et Durant, sous la forme d'un duel passionné entre Adrien Gamba-Gontard, dont le timbre et la prestance me semblent toujours un peu fades, et un Eric Ruf exceptionnel - lequel aurait sans doute été lui-même un beau Fantasio, plein de facétie pessimiste et de gravité lyrique. 

Fantasio, donc, est interprété par Cécile Brune, dont je conserve le souvenir drolatique de son jeu dans Les joyeuses commères de Windsor. Or si l'espièglerie toute féminine à laquelle la conduisait son personnage dans la pièce de Shakespeare faisait immédiatement mouche, la chose est ici plus compliquée, pour cette raison sans doute que Fantasio est un personnage plus fuyant, indécelable, traversé de lubies contradictoires, mû par quelque chose dont il n'est pas certain lui-même de pouvoir rendre compte. La lecture, déjà ancienne, que je fis de cette pièce, m'a laissé le souvenir d'un personnage plus troublé, plus profondément malheureux, plus romantique aussi, que ce que nous en donne à voir Cécile Brune. Qui ne ménage pas sa peine pourtant, et dont la qualité de la présence contamine bien volontiers la scène. Mais Fantasio a beau finir en bouffon du roi, il doit être aussi plus retors, plus déchiré, et il me semble que, sans lui avoir échappé, cette dimension n'est pas parfaitement assumée par Cécile Brune, dont on dirait parfois qu'elle cherche à contourner cette difficulté par une énergie et un jeu de mimiques qui ne suffisent pas à rendre de Fantasio l'ébullition spirituelle permanente où évolue sa conscience.

Fantasio_3Ce qui n'enlève pas grand-chose à l'attrait et à l'intelligence de cette mise en scène somptueuse, et de cette représentation dont il faut bien dire qu'elle est dominée par le jeu de Guillaume Gallienne - dont je ne saurai dire si le fort accent  luchinien se veut un clin d'œil ou s'il est inconscient. Interprétant ce personnage fat et proprement stupide qu'est le Prince de Mantoue, Guillaume Gallienne est irrésistible de justesse et de drôlerie, jouant de tous les registres et d'une palette expressive assez exceptionnelle. Ce qui vaut aussi pour Claude Mathieu (déjà remarquable en épouse d'Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires) et pour Christian Blanc (qui fut tout récemment le héros indiscutable et le magnifique complice de Cécile Brune dans la pièce de Shakespeare susmentionnée), mais il est vrai que nous y sommes habitués. Un très beau moment de théâtre donc, dont nous sortons peut-être plus guillerets qu'il ne l'aurait fallu, mais emplis d'admiration pour cette mise en scène sans (presque) aucune faute de goût.

Fantasio, d'Alfred de Musset - Mise en scène de Denis Podalydès.
Comédie-Française jusqu'au 31 mai 2010. 

17 février 2010

Anvil, The Story of Anvil

The_Story_of_AnvilJe n'ai donc pas résisté (à aller voir le film, c'était entendu) mais  aussi à me fendre de mon petit écho. Je dois bien ça à ma femme, brahmsienne en diable, et charitable au point de me faire croire  qu'elle m'accompagnait avec plaisir et qu'elle portait quelque intérêt à un documentaire sur ces enfants perdus du rock infernal...

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Aussi tâcherai-je de ne pas trop répéter ici ce que l'on trouve un peu partout ailleurs, le film ayant fait l'objet d'une couverture telle qu'il en a donné un second souffle (et c'est peu dire) à ce vieux groupe canadien exténué. Voir aujourd'hui ces gaillards deviser avec la first lady Sarah Brown, épouse de Gordon, ou avec  Dustin Hoffman (cf. photos) ne manque pas d'ironie, ironie que ce groupe de prolos apprécie sans doute comme il se doit. Aussi vais-je plutôt tâcher de faire remonter à la surface quelques évocations plus personnelles.

En commençant toutefois par dire qu'il serait  bien dommage que  Anvil, the Story of Anvil n'attire que les fans de hard rock ou de metal. Car autant si ce n'est mieux qu'un film de Ken Loach,  Sacha Gervasi, mû par une passion adolescente pour le groupe, a réalisé un film que l'ancrage dans le réel conduit à des élans sensibles dont le genre est peu coutumier. Le cas d'Anvil, s'il est emblématique, n'en dessine pas moins une fresque de l'histoire du rock en ce qu'il est aussi le syndrome d'une sociologie, d'un milieu, d'un état de culture. À un moment où ça se déshabille et se trémousse en numérique pour faire couler l'or au moyen de produits surproduits, une telle piqûre de rappel vaut son pesant... d'or. Le grand mérite de ce documentaire, outre qu'il est remarquablement mené et filmé,  est pourtant de ne jamais confondre tendresse et complaisance, et de donner une trajectoire, presque une biographie, à Steve Kudlow, alias Lips, chanteur et guitariste, et à Robb Reiner, batteur.

Deux enfants dAnvil_Hoffmanes années 70 qui ne sont pas sans rappeler ce que furent les membres de Black Sabbath dans la banlieue de Birmingham, quelques années à peine auparavant. Du point de vue de l'amateur de rock, Anvil, the Story of Anvil, est d'une exemplarité totale : il montre comment se monte un groupe, quelle part de hasard préside à sa destinée, quel rôle est celui de l'entourage, de la famille, quelle obstination il faut avoir pour parvenir à sortir d'un hangar où l'on tâche d'inventer un monde et ensuite aller convaincre qu'on avait eu raison d'y croire, à quel(s) fantasme(s) il faut puiser pour poursuivre ainsi et sans relâche un rêve que tout, au quotidien, vient démentir. Et puis il y a l'amitié, sur quoi repose presque uniquement l'existence du groupe, et dont le témoignage est sans doute l'aspect le plus touchant du film. Il ne s'agit pas ici d'une énième et mièvre ritournelle sur le bon rocker au cœur tendre, mais d'une relation qui, nourrie à la passion de la musique, en déborde aussi très largement. Lips et Robb sont des écorchés, des gars dont le sang coule à toute allure dans les veines et qui croient en leur amitié au moins autant qu'en eux-mêmes, deux inséparables qui n'en peuvent plus l'un de l'autre et se tombent dans les bras à la première fâcherie - c'est leur côté Obélix et Astérix. Il y a des larmes, de la rancœur, de la colère, beaucoup de sincérité et de fidélité, autant de sentiments que résume la lèvre convulsée de Lips lorsqu'il pleure sur une amitié que la fatigue, la lassitude et l'insuccès pourraient finir par briser. Rien n'est jamais enjolivé, car de toute façon rien n'est jamais beau dans cette vie - excepté, donc, l'obstination et l'honnêteté que l'on y met. Car Anvil, c'est l'honnêteté même. N'oublions par que Lips fut convié par Motörhead à les rejoindre ANVIL___Forged_In_Fire_1983_et que Robb Reiner connut pareille sollicitation de la part de Ozzy Osbourne. Nul doute alors qu'ils brilleraient aujourd'hui au firmament, ce qu'ils ne pouvaient manquer d'ignorer. Tous deux ont pourtant décliné : leur vie se résolvait dans Anvil, non dans une gloire venue de l'extérieure. Alors nous plongeons ici dans la grisaille ordinaire et laborieuse des petites banlieues déshéritées, que quelques concerts peu ou prou désertés parviennent à peine à rehausser. Ces moments où Anvil joue, non sans fougue ni mérite, devant 174 personnes dans une salle qui peut en contenir 10 000, ou, après avoir traversé l'Europe pour aller en Roumanie, se retrouve devant cinq fans à peu près saouls pour repartir sans même avoir été payé et retrouver l'usine, tout cela, il faut bien le dire, serre un peu le cœur. L'optimisme viscéral de Lips est ici une leçon de vie, rocker ou pas rocker.

Et la musique, direz-vous ? Eh bien, disons qu'elle a besoin d'un contexte... J'ai connu Anvil en 1983, j'avais quinze ans, avec l'album Forged in Fire. Je ne sais plus bien comment, d'autant que le 33 tours (eh oui, à l'époque...) était absolument indisponible en France et que j'avais dû le faire importer ; il est probable que j'en aie eu connaissance grâce à Enfer Magazine, qui fut et restera le premier magazine en kiosque spécialisé dans le hard et le metal. Honnêtement, dans le registre, Anvil m'a toujours semblé un peu faible. Et si les grands stars du genre les saluent aujourd'hui amicalement, quand elles ne disent pas vouloir régler leur dette à leur égard, il faut toutefois avoir l'honnêteté de dire qu'elles les ont assez vite surpassés. Cela étant, il est certain que, lorsque j'ai écouté Dany_Terbeche_coverENFER 01_littlecette galette pour la première fois, j'ai tout de suite eu l'impression, non que quelque chose se passait, mais qu'on n'avait encore jamais joué ça, et comme ça. J'entendais bien ce que le groupe devait à Black Sabbath, mais je ne leur voyais pas, à l'époque, d'égaux immédiatement contemporains. Je ne tombais certes pas en pâmoison, la voix de Lips ne m'a jamais vraiment séduit, les compositions me semblaient un peu sommaires, mais une chose attirait mon oreille - outre, donc, ce que l'on peut considérer a posteriori comme la naissance du speed : la tonalité particulière des riffs, lourds et gras tout en étant ultra-rapides. Et dont on pourra, en effet, entendre quelques échos un peu plus tard chez Metallica. Enfin de cet album j'aimais surtout le titre qui lui ressemblait le moins, le seul mid-tempo, Never Deceive Me. Et aussi le titre éponyme, adipeux à souhait... Registre qu'ils ont adopté de nouveau et assez récemment avec l'excellent morceau, pour le coup, qu'est This is thirteen. Ce qui, il est vrai, ne suffit  pas à en faire un grand groupe.

J'écris cela avec toute la modestie requise, moi qui ai constamment échoué, avec quelques copains et dans mon propre garage, à faire tourner correctement quelques accords piqués aux plus grands... Je sais que la flamme peut être là, et le talent jamais. C'est aussi ce qui rend précieux ce documentaire, qui dit comme nul autre à quel tropisme de l'échec se nourrit aussi la culture rock.

13 février 2010

100 monuments / 100 écrivains - Histoires de France

100_monuments_100__crivains

Éditions du Patrimoine - Décembre 2009

Préface de Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture & de la Communication


À l'initiative d'Adrien Goetz et du Centre des Monuments Nationaux, les éditions du Patrimoine ont entrepris de faire prendre la route à 100 écrivains pour un tour de France des monuments

Ainsi ai-je eu le plaisir d'aller revoir l'abbaye Saint-Sauveur de Charroux, dans la Vienne, classée parmi les plus grandes et les plus extraordinaires abbayes de la chrétienté médiévale.

Visite qui m'a donc inspiré la fantaisie qui suit...

  

Le coq, le crapaud et les cinq vierges

DSC_0971D'où l’on sait que le coq a fait l’œuf et que le crapaud l’a couvé, d’où l’on ignore ce que les cinq vierges en ont fait mais d’où l’on sait qu’il en manque une.

*

Ce jour-là qu’à Charroux l’on célébrait les ostensions sous un soleil de plomb, un coq et un crapaud déambulaient à l’ombre des vieilles halles. Un jeune basilic, dont il se raconte ici qu’il aurait été conçu hors les liens du bon sens par le batracien et le gallinacé unis, folâtrait et farandolait dans leur sillage, tel un jeune enfant ignorant de ses pouvoirs et désireux de communier à la liesse du vieux pays charlois. Car de partout l’on venait, tous les sept ans, afin d’honorer le Christ-Juge et de soigner, qui ses coliques, qui ses eczémas, qui ses vilaines humeurs, de Genouillé à Saint-Romain, de La Chapelle-Bâton à Confolens, et de plus loin encore, de la ville, de Poitiers, d’Angoulême, de Niort ou de Limoges. Le coq et le crapaud tournaient le dos aux villageois avec orgueilleuse ostentation, n’ayant de préoccupation que familiale et de soucis domestiques, enfin laissant notre jeune basilic se lover contre les pierres chaudes et mollir à son aise entre les herbes sensuelles.

DSC_0959Non loin de là, cinq vierges devisaient sur un banc. L’on devinait à leurs figures agitées colloque de la plus haute importance, et il n’était pas jusques à leurs mains qui n’offraient à l’œil un peu attentif spectacle des plus étranges. L’une d’entre elles tenait en effet un petit œuf, pas plus gros qu’un calot de terre ou que le bel anneau du pasteur. Les audacieux qui s’en approchèrent rapportent qu’il était immaculé, pour ainsi dire transparent. De sorte que, la lumière le traversant, d’aucuns y virent distinctement le squelette imparfait d’un petit ver auréolé d’une lueur très simple et très blanche. Cette vierge-là contemplait l’œuf en souriant et le faisait rouler d’une paume à l’autre comme si ses mains s’en trouvaient enflammées. Quand d’un coup sec elle le brisa, extirpa le petit basilic de ses bons doigts de paysanne, et le plaça sous les lèvres de ses sœurs afin qu’elles y déposent à tour de rôle un baiser délicat. Il y avait de l’amour dans ce geste, de la joliesse et de la gaieté. Quand un cri transperça le ciel, si acéré qu’il en recouvrit le Confiteor dont l’air était empli, et une clameur s’éleva qui ne semblait point venir d’aucune source connue. Villageois et pèlerins, touristes et paroissiens, tous les agenouillés du beau milieu de la petite place Saint-Pierre se levèrent comme un seul homme. Le bon évêque venu de Limoges stoppa net son office et demeura coi, avec ses bras tendus comme pour une offrande et ses mains tournées comme vers le Très-Haut. à sa suite, les fidèles invoquèrent Charlemagne et se groupèrent au pied de la tour qui porte son illustre nom : tous montraient du doigt les cinq vierges folles, les plus éberlués se signant à l’aide des petites croix qui leur pendaient au cou. « Par Saint-Mathieu ! » soufflait-on de toute part en voyant ce qu’on voyait. Un coq, un crapaud, un basilic et quatre fortes demoiselles marchaient en file, tous regardant droit devant eux, et au pas de l’oie suivant une rampante jeune fille à la chair d’écaille, sa haute figure auréolée d’une lueur très simple et très blanche.

Photos personnelles.

25 janvier 2010

THEATRE : Les joyeuses commères de Windsor - Shakespeare

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Tout est toujours peu ou prou question de parti pris. D'où, sans doute, la tiédeur de la critique à l'égard de cette mise en scène délibérément caricaturale et résolument foutraque d'une pièce qui, dit-on, fut commandée à Shakespeare par une reine Elisabeth désireuse de voir enfin Falstaff amoureux. Ce qui d'ailleurs ne se produira guère, celui-ci, quoique ripailleur homérique et cavaleur émérite, étant au moins aussi sensible aux rondeurs d'une bourse qu'à celles d'une femme... Bref, les ingrédients les plus classiques, voire les plus éculés de la comédie sont ici réunis : maris cocus, femmes bourgeoises et légères, gredins au grand cœur et bandits aguerris, bel éphèbe et blonde jouvencelle, médecin fou, galant transi, ivrognes épiques et hurluberlus en tous genres. Mais on est plus proches ici des Monty Python que de Marivaux, et c'est à une gigantesque débauche de taverne graveleuse que nous convie Andrés Lima, soutenu par une troupe du Français qui se serait ressourcée auprès des gentils hippies du grand orchestre du Splendid. C'est qu'il est surtout question de franche rigolade, et tout le monde s'en paye une bonne tranche tartinée aux relents médiévaux - on se dit que les répétitions n'ont pas dû être tristes. Autant dire que les comédiens sont remarquables, et il n'est d'ailleurs pas complètement incongru de penser qu'ils sauvent une pièce par moment un peu confuse. Si les plus jeunes des comédiens du Français ont un peu de mal à tirer leur épingle du jeu, il faut dire à leur décharge que la présence de quelques monstres sacrés accentue encore le contraste. Impossible ici de ne pas admirer le jeu de Catherine Hiegel, sémillante, drôle, fine (et mise d'office à la retraite dans les scandaleuses conditions que l'on sait), du très impressionnant Christian Hecq, qui dans le rôle du cocu Monsieur Duflot n'a vraiment rien à envier à de Funès ou à Galabru, sans parler de Bruno Raffaelli, Falstaff rabelaisien que la paillardise ne rend pas moins touchant, de Pierre-Louis Calixte, pour lequel j'ai une vraie tendresse depuis qu'il a joué Lagarce (voir ici), même si on lui pardonnera une fois de plus une propension grimacière peut-être justifiée par l'esprit de la pièce, d'Alexandre Pavloff, irrésistible dans le personnage de ce pauvre et pathétique Maigreux, ou de Christian Blanc, qui dans le rôle de Filou emporte l'adhésion avant même que le rideau ne se lève. Quant à Catherine Sauval et Cécile Brune, elles sont parfaites dans leurs rôles d'épouses espiègles et délurées. De près ou de loin, on est tout proche du théâtre de boulevard. Mais joué par les plus grands comédiens français.

Sans_titre3Au service, donc, d'une pièce dont il ne faut rien attendre d'autre qu'une hilarante distraction. L'assertion pourra paraître un peu rude, mais il n'est pas douteux que Shakespeare a travaillé vite, et qu'il n'a de toute évidence pas cherché à faire dans la finesse. Aussi comprend-on aisément le choix d'Andrés Lima, qui consiste à exagérer chaque trait et chaque tirade, et à assumer la caricature jusqu'à gonfler démesurément les protubérances génitales de ces messieurs et à adjoindre au texte des citations de Jacques Brel, des Rolling Stones ou de... Madonna. Ce n'est pas toujours très heureux, parfois un peu lourd, mais ça ne coûte pas cher et ça fait sourire.

Reste qu'on se dit qu'il en allait sûrement ainsi du temps même de Shakespeare. Et que la critique attiédie par la trivialité canaille de cette mise en scène pourrait bien pécher par excès de pudibonderie. Car le théâtre c'est aussi cela, cette mise en relief de nos instincts et de cette part ivrogne en nous - pour ne rien dire de l'esprit qui présidait aux représentations du temps de Shakespeare ou de Molière. S'il est un défaut à cette mise en scène, toutefois, c'est sans doute son uniformité. Qu'il s'agisse de nous faire rire est une chose, de nous faire rire continûment en est une autre. Aussi l'épilogue de la pièce aurait-il pu faire l'objet d'un traitement un peu moins hilare, la solitude de Falstaff, cette manière de confession dont on devine combien Bruno Raffaelli l'attend et pourrait y exceller, l'ambiguïté de cette morale où le vilain en prend pour son grade sous la seule pression d'une populace vengeresse, tout cela aurait pu donner naissance à un beau moment tragique, et subsidiairement aurait coupé court à un rire qui, s'il fut franc et massif, souffre tout de même d'avoir été un peu unilatéral. Enfin ne soyons pas bégueules : il suffit pour cela de savoir rire de tout... et de nous.

Site de la Comédie française.

3 janvier 2010

Dominique Maraval s'en est allé

Dominique_Maraval



J'
ai peu connu Dominique Maraval. Mais je me souviens de deux soirées passées dans son atelier, en compagnie de Charles et Michelle, lui-même entouré de bien d'autres amis. J'ai souvenir d'un grand gaillard extraordinairement vivant, viscéral, farceur et généreux. Mais de son regard toujours pétillant, il ne cherchait jamais à dissimuler la part de gravité. C'était, pour cela aussi, une personnalité très attachante.

Maraval m'impressionnait beaucoup. Le bonhomme avait beau être plein de verve et de gentillesse, émanaient de lui une telle vitalité, une telle puissance, son rire était tellement franc que, sans le savoir ni le vouloir, lui qui semblait si doux, il dominait son monde et son espace. Je me souviens qu'il s'était assis en face de moi, avait rempli mon verre, et que nous avions parlé de politique, de la gauche bien sûr, et de littérature un peu. La spontanéité de ses colères désarçonnait, mais il mettait beaucoup d'application à raisonner, à s'appuyer sur ses expériences, sur l'histoire, à convaincre. Il fonctionnait par sourires et clins d'œil, curieux de l'autre, soucieux de le mettre à l'aise, finissant toujours par chercher à recouvrer quelque chose du fil de l'amitié.

L'artiste m'impressionnait davantage encore. Ce qui me frappa, lorsque pour la première fois je vis ses peintures, ces immenses panneaux dont son atelier se bariolait, c'était le décalage apparent entre l'œuvre et le peintre. Dans ses peintures on ne distingue plus rien du farceur mais seulement l'homme intérieur, celui qu'habite le désordre contemporain. J'ai immédiatement admiré ces immenses fresques dont on aurait dit qu'elles étaient comme le champ de bataille du monde. Très lyriques, dotées d'un sens très singulier de l'équilibre et de la géométrie, elles inspirent immédiatement quelque chose d'à la fois très charnel et très historial. Dans ses toiles, on retrouve toujours quelque chose de la matière du monde.  

Dominique_Maraval___Palais_royalPour retrouver le farceur, il fallait se tourner vers ses sculptures, dont je n'ai pas trouvé ailleurs d'équivalent. Il y avait du jeu, beaucoup de jeu, dans cette manière qu'il avait de mettre en scène tous ces personnages. Je pense que, lorsqu'il sculptait, Maraval devait rire de ses bons tours. Et, en même temps, si la facétie attire tout de suite l'œil, demeurait toujours quelque chose d'attendrissant, et d'allégorique, dans ses petites sculptures étonnamment modernes et atemporelles. 

Je répète que je l'ai peu connu. Que tout ce que je dis là se fonde sur quelque chose de très impressionniste, qui paraîtra peut-être saugrenu à ses proches. Je l'ignore. Mais je tenais à saluer la mémoire de ce très grand artiste, et à évoquer ces maigres et modestes souvenirs personnels, maintenant qu'il est parti, une heure seulement après que l'année 2010 aura sonné. Et a transmettre à sa famille, à ses proches, à ses amis, nombreux, mes pensées les plus vives. 

Visiter le site de Dominique Maraval

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12 décembre 2009

Rammstein à Bercy

RIMG0052D'un naturel aussi audacieux qu'insatiable mais dotée d'une égale conscience de ce qui lui est (ou pas) supportable, ma femme déclara donc forfait pour ce qui constituait à n'en pas douter le moment le plus attendu de l'année dans l'hétéroclite communauté du metal. Moyennant quoi, c'est à sa jumelle (autrement dit ma belle-sœur) que revint le soin de seconder mon errance metalleuse ; ce dont elle n'aura sans doute pas eu à se plaindre - à l'instar des 17 000 personnes qui firent donc déborder le palais omnisports de Bercy pour acclamer Rammstein. Car ce fut un concert un peu plus que parfait (quoiqu'un tantinet physique, dans la fosse...), et à l'issue duquel le plus sournois et le plus déloyal des journalistes aura été bien en peine d'étayer les vilaines rumeurs qui, depuis quinze ans maintenant, accompagnent ce groupe de Méchants.

A 18h30, grouille déjà sur le parvis une foule plutôt bigarrée, rockers intemporels, couples intellos et/ou babas, solitaires endurcis, adolescents dégingandés, sans compter les familles et les groupes de copains ; dans un tel attroupement joueur et chamarré, si l'on distingue bien quelques néo-romantiques goethiens, les gothiques livides, eux, peinent un peu à se faire remarquer. J'ai croisé en revanche des rockers qui n'avaient pas dix ans, et d'autres qui avaient déjà dit adieu à la soixantaine. Pour le reste, ma foi, c'est l'ordinaire du rock'n'roll, un mélange caractéristique de désinvolture, de gentillesse, de dégaine, de bière et de calumets illicites.

IMG_5841En guise de fumet, puisqu'on en parle, il faut préciser que les grands absents de la soirée furent l'odeur de souffre et le parfum de scandale. La grande presse généraliste, qui ne sait jamais évoquer le rock autrement qu'en glosant sociétal, relaie toujours goulûment les (nombreux) travers des rockers afin d'en tirer les enseignements d'ordre très général dont elle sustentera sa moralité. Moyennant quoi, elle pourra de conserve recommander chaudement (et avec raison) la lecture de la correspondance de Céline (qui vient de paraître en Pléiade), et jouer les Cassandre humanistes devant les biscotaux bilieux et désenchantés des ex-est-allemands de Rammstein. Il ne s'agit pas de dire que tout est toujours du meilleur goût chez ce groupe unique en son genre, en toute honnêteté cela serait excessif, mais que leurs provocations relèvent à la fois de la gratuité du jeu grand-guignolesque et du plaisir bien compris d'irriter l'esprit petit-bourgeois - l'histoire du rock, en somme. A laquelle en effet Rammstein ajoute une esthétique de la noirceur à peu près inégalée, en se faisant les chantres d'un monde invivable, taraudé par la violence et le sentiment de décadence. Du coup, on n'en comprend que mieux l'estime des Allemands pour Michel Houellebecq. C'est que nous autres, civilisations, savons maintenant, n'est-ce pas, que nous sommes mortelles...

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Bon, mais retournons un peu dans la salle. Et n'hésitons pas une seconde entre la fosse et les gradins : ce sera la fosse. Ce en quoi nous avons peut-être un peu préjugé de nos forces - c'est qu'on n'a plus vingt ans, voyez-vous. Et une fois dans la fosse, bien malin celui qui trouvera le moyen de s'en extraire. Tâchons donc d'en sortir par le haut, et adaptons notre mouvement à celui des gaillards alentour, plus ou moins pogotant, seule manière de nous épargner quelques hématomes très inesthétiques.

Dans le rôle de l'étalon, le technoïde  Combichrist : un viril hurleur en guise de chanteur, les rejetons des deux vieux du Muppet Show pour marteler (très) lourdement quelques rythmes (très) binaires, un clavier pour mettre un peu de liant dans tout ça, et un résultat qui réveille ardemment ce qui le plus souvent sommeille chez l'humain occidental : une danse tribale dans une bonne vieille caverne sans lumière. Si de musique il sera assez peu question, je concèderai que c'est là une manière assez efficace, voire astucieuse, de préparer les corps et les esprits à ce qui va suivre.

A savoir l'entrée, majestueuse, de Rammstein. Les musiciens arrivent de derrière un mur  en polystyrène qu'ils cassent et d'où jaillit la lumière, Till Lindemann apparaissant en dernier après avoir démoli sa partie au chalumeau - difficile, ici, de ne pas songer au mur de Berlin. La scène ne tarde plus à être recouverte par les fumées, avec ses zébrures rouges du plus bel effet. Après quelques secondes dans le silence et le noir, Till entonne doucement Rammlied, qui n'est donc pas seulement taillé pour la scène mais bien pour une ouverture de concert. Le son est remarquablement clair (meilleur, semble-t-il, que la veille.) Bref, c'est d'une efficacité folle, et la fosse transpire déjà plus que de raison avant même la fin du morceau. Liebe ist für alle da, le dernier album, se taille évidemment une part de choix dans la setlist. C'est un album qui me laisse un peu sur ma faim, d'abord parce qu'il n'apporte pas grand-chose de nouveau à ce que l'on connaissait de Rammstein, ensuite parce qu'il me semble plutôt moins habité, et plus mécanique que les précédents. Il n'empêche : la scène lui donne une tout autre dimension, et l'énergie un peu raide du disque est ici métamorphosée en une charge très pulsionnelle, quasi cathartique. Un morceau finalement aussi banal que Pussy, dont le clip a comme chacun sait essuyé la colère de la censure pour cause de pornographie, a au moins le mérite de mettre tout le monde d'accord sur scène : c'est frais, ludique, et étrangement joyeux. Ce que l'on nous vendait dans la presse comme une mise en scène obscène se révèle ici simplement carnavalesque : en lieu et place de jets libidineux et crypto-spermatiques, c'est à une décharge de gros confettis que le  public a droit, chacun sautant pour tenter d'en attraper, comme d'autres la queue du Mickey pendant un tour de manège.

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Il faudra attendre Wiener Blut (Sang de Vienne) pour faire face au seul moment morbide de la soirée - morbide mais délicieux, n'est-il pas... La chanson est inspirée de l'histoire d'Elisabeth Fritzl, qui révéla avoir été séquestrée dans une cave et violée vingt-quatre années durant par son propre père. Très beau moment de l'album, ce morceau le sera aussi dans le concert. L'introduction est mélancolique, grave, interrompue par une montée de chœurs et des breaks très secs à la batterie, pour monter ensuite constamment en intensité. Till est d'abord inondé d'une lumière bleue, avant que le noir ne tombe et qu'un jeu de lasers verts zèbre l'espace pendant une trentaine de secondes, pendant qu'un vrombissement sourd et grave fait monter la tension. Moment qui m'a beaucoup rappelé le concert des Pink Floyd, en 1988 à Versailles. Enfin c'est l'explosion, et dans la cohue instrumentale la scène enfin inondée de lumière découvre une vingtaine de baigneurs qui pendent au plafond, leurs corps vains se balançant stupidement au bout de cordes.

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Dans la fosse, il va sans dire que l'ambiance est à son comble. Comble que va conforter le choix de certains morceaux, comme nous nous y attendions - et l'espérions, il faut bien dire. Ainsi, le public laisse-t-il exploser sa joie dès que sont joués ces standards que sont devenus Du Hast, Ich Will, Keine Lust, Sonne ou Benzin (avec son déluge de feu), preuve s'il en était besoin que le dernier album ne rivalise pas tout à fait avec les précédents. Même si Rammstein se complait dans son esthétique froide, robotique, le groupe sait qu'il est apprécié en France. Après tout, la chanson Frühling in Paris, dont le public entonne évidemment l'écho donné à Édith Piaf (Non, je ne regrette rien) en porte témoignage. Le petit plus reviendra à "Flake", le claviériste, qui arborera le drapeau français dans un canot pneumatique que la foule porte à bout de bras de bout en bout de Bercy, avant de le faire revenir sur la scène, où Till l'attend sans doute pour le rabrouer, puisque la relation de domination entre eux deux, véritable sketch s'il en est, fait désormais partie intégrante de tout concert de Rammstein.

On le voit, c'est un spectacle millimétré, hautement professionnel. Il n'y a pas place ici pour la moindre improvisation. Jusqu'aux rappels,qui n'en sont évidemment pas. Ce qui n'empêche pas, loin s'en faut, d'apprécier le magnifique Engel, que Till chante affublé de deux ailes immenses et enflammées. Avant de clore un moment que tout Bercy aura assurément trouvé trop court.

C'est donc un public à juste titre enthousiaste qui se retrouve dehors quelques minutes plus tard, pour envahir les brasseries et écluser quelques bières bien méritées - car bon dieu qu'il a fait chaud... Reste que tout le monde en est convaincu :  sauf à les suivre à travers le monde, on ne reverra peut-être plus Rammstein. Personne n'y croit, tout le monde sait le groupe traversé de conflits dont on pressent qu'ils vont demeurer longtemps insolubles. Mais après tout, c'est l'histoire du rock. Et puis, le plus certain est toujours l'imprévisible. Enfin, espérons-le.

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