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Marc Villemain

3 décembre 2009

Le coq, le crapaud et les cinq vierges

 

100 monuments 100 écrivains

C'est sous ce titre que j'ai apporté ma contribution à un ouvrage original qui paraît ce jour : 100 monuments 100 écrivains - Histoires de France, aux éditions du Patrimoine (Centre des Monuments Nationaux).

Le coq, le crapaud et les cinq vierges est une fable qui m'a été inspirée par l'abbaye de Charroux, monument dont j'avais donc la charge pour ce livre. Il est probable qu'elle surprenne, non seulement les spécialistes, mais les habitants même de Charroux : c'est là toute l'originalité de ce beau livre, par ailleurs superbement illustré, que d'avoir laissé toute liberté à cent écrivains qui, chacun à leur manière, ont donc pu s'approprier les grands monuments de l'histoire de France.

100 monuments 100 écrivains - Histoires de France (Sous la direction d'Adrien Goetz) Prix : 80 € - 488 pages - 850 illustrations

2 décembre 2009

Lire écrire mourir


Je suppose
que vient un moment où l'homme sait qu'il va mourir, qu'il le sait avec la même évidence qu'il sait que le soleil se lèvera tout à l'heure ou qu'il se couchera ce soir ; au sens où cette question n'en est plus une ; ce n'est pas qu'il accepte  particulièrement son sort, mais il s'impose à son mental, à son humeur, ça vit en lui déjà, en quelque sorte il fréquente déjà la mort et il n'y a plus qu'à laisser faire et cette inaction a sans doute quelque chose d'une libération. L'idée donc ne soulève en lui aucune joie particulière, au contraire le moment de l'évidence peut entraîner de la tristesse, du remords, de l'abattement, mais malgré tout il ne peut que se sentir libéré, de l'angoisse, de l'angoisse du corps, de l'angoisse de soi - puisque je vais mourir, alors plus rien de ce que je fais ou entreprends n'a d'importance, et je puis donc le faire bien, sans aucun autre souci que cette chose et que le bien de cette chose. Ainsi, par exemple, écrire ce livre.

27 novembre 2009

Eternel retour

HenryPoulaille"La littérature est à la veille d'une transformation au contact de la T.S.F, du film et du disque ; secouée par les possibilités offertes par eux, elle est bien près de mourir. Elle a fait son temps."

Henry Poulaille, Nouvel âge littéraire, 1930.
Cité par Gilles Philippe & Julien Piat dans La langue littéraire, Fayard 2009.

26 novembre 2009

Juliette - Salle Gaveau

Juliette_grandQue peut-on bien dire, hormis son enthousiasme, d'un récital de Juliette ? Voilà, en substance, ce que je ne trouve guère qu'à répondre à ma femme au sortir de cette unique représentation, salle Gaveau. Tenant compte au passage de la remarque de Juliette elle-même, qui, dans un sourire, assure lire ce qu'on écrit d'elle dans la presse - "Une grande dame de la chanson française - maintenant qu'elles sont toutes mortes !".

Comment, donc, ne pas répéter ce que l'on dit et écrit à juste titre un peu partout, à savoir qu'on ne peut qu'être subjugué devant le talent prolixe et sans frontière, la qualité de cette voix si juste (et si rare, pourra-t-on ajouter à sa suite lorsqu'elle adresse au collègue Delerm ce que je désignerai comme une amicale pichenette...), devant la drôlerie et la poésie, devant l'intelligence et la qualité des compositions, des textes, des orchestrations, devant cette énergie enfin, dont elle dispose à sa guise, décidant tour à tour de la brider ou de s'y soumettre.

Juliette est seule, ce soir. Ou presque : il y a aussi son piano, cet autre personnage qu'elle rabroue lorsqu'il ne se plie pas d'emblée à l'allant de la chanteuse ou qu'il ne trouve pas d'emblée le tempo adéquat. Le ton est donné d'entrée de jeu, cet Éternel féminin où Juliette se régale à nous placer devant le réel : "le diable est une femme", et c'est elle la "patronne". Moi qui ai bien des réticences devant une certaine chanson française, toutes mes préventions tombent à la seconde même où elle commence à jouer et à chanter. Ce ne sont pas seulement les chansons qu'elle enchaîne, mais les morceaux de bravoure et les tours de force, évidemment hilarants sur Sentimental bourreau (et les paroles de Boby Lapointe n'y sont pas pour rien), sur Casseroles & faussets ("Comme quoi le gène de la justesse / N'est pas celui de l'ambition / De chanter faux - je le confesse - / J'ai la secrète tentation"), sur Maudite clochette ("Pas une minute de répit / Il faut croire que la patronne / Ne peut rien faire sans sa bonne") ou sur Chanson, con !  ("Pourtant, je constate, un peu triste / Qu'à part quelques vieux Toulousains / Quelques occitans qui persistent / Plus de virgules à la fin ! / Et dans ma ville s'est perdu / Noyé sous les coups de klaxons / Le petit mot après boudu / Même s'il y reste encore des cons / Et un paquet, con !"). Il y a un air d'étrangeté, d'enfance et de nostalgie dans les chansons du dernier album, cette Petite messe solennelle qui permet à Juliette de s'abreuver goulument à sa bouteille de rouge et d'apporter son inconditionnel soutien "aux vignerons", ou A voix basse, qui nous raconte l'origine des choses et de son goût insatiable et malicieux pour les histoires ("Je pourrais bien cesser de lire / Pour qu'ils cessent de me hanter / Brûler mes livres pour finir / Dans un glorieux autodafé / Mais j'aime trop comme un opium / Ce rendez-vous de chaque nuit / Ces mots qui deviennent des hommes / Loin de ce monde qui m'ennuie."

Mais Juliette n'est pas un amuseur public. Rire, oui, et à tout prix, mais pas tout le temps. Les quelques échos que l'on entend des Frères Jacques ou du Higelin de la période Champagne, laissent toute leur place à l'attendrissement (La boîte en fer blanc : "L'odeur, la poussière / Et les loges tristes / L'envie singulière / De faire l'artiste") et à la chanson réaliste (Aller sans retour, qu'on imagine assez bien dans la bouche d'un Lavilliers ou d'un Jonasz), comme des réminiscences de ses débuts, lorsqu'elle interprétait Brel et Piaf dans les bistrots toulousains. Sans parler de Carlos Gardel, auquel elle rend hommage avec déférence et facétie.

Et puis il y a bien sûr ce que l'on appelle la musique classique (dont elle a donné par ailleurs une jolie illustration en chantant Erik Satie, accompagnée d'Alexandre Tharaud.) Je comprendrai qu'on puisse juger avec circonspection sa transcription pour piano de la Suite pour violoncelle de Bach, qu'elle joue lors d'un des rappels, arguant que son rêve à elle, ce n'était pas le piano, mais le violoncelle : j'ai trouvé que le choix de l'œuvre, devenue (étrangement, d'une certaine manière) assez populaire, sa façon de ne la jouer que de la main gauche comme pour signifier qu'il s'agit là d'un geste intime et qu'il ne saurait être question de démonstration ou de pédantisme, sonnait au contraire très juste. Il faut de toute façon partir du principe que Juliette peut tout se permettre, puisque tout est fait avec goût, intelligence et liberté, sans compter qu'elle est elle-même une excellente instrumentiste. Y compris placer cette soirée sous la patronage inopiné de Claude Evin, entonnant à la suite de sa grand-mère une ode bien sentie à la cibiche devant un public qui n'est pas forcément acquis à la cause mais l'applaudit à tout rompre. Dès lors, il n'y aura plus guère à attendre avant que celui-là se lève, comme un seul homme. Saluant comme il le convenait une artiste qui avait déjà rejoint les coulisses, où on l'entendait s'amuser encore, et rire, sous cape.

25 novembre 2009

THEATRE : Octave Mirbeau - Les affaires sont les affaires

Paquien_350x252Il faisait très chaud, dans la salle bondée et mal aérée du Vieux-Colombier, pour la première de Les affaires sont les affaires, adaptée d'Octave Mirbeau par Marc Paquien. Plus de cent ans après la création de la pièce et sa première représentation, le 20 avril 1903, à la Comédie Française (qui suscita une phénoménale bataille rangée ardemment souhaitée par Mirbeau lui-même), il était intéressant de savoir ce qu'un metteur en scène en retiendrait aujourd'hui, et surtout ce qu'il ferait d'un sujet aux résonances si actuelles.

Vous voyez JR Ewing ? Bernard Tapie ? tel ou tel auxiliaire agioteur du sarkozysme neuilléen ? Eh bien, considérez Isidore Lechat : il est leur précurseur, leur moule, leur étalon - leur prophète. Un de ces hommes qui, comme lui, crient "Vive le peuple !", qui, même, peuvent malignement prendre la pose du socialisme, mais n'ont d'autre but dans l'existence que d'accumuler et faire fructifier leurs fortunes. Un cynique, donc,  un avide qu'enthousiasment les promesses de la modernité scientifique, industrielle, financière, capitaliste et démocratique. Un capitaine d'industrie exubérant, matérialiste en diable, excité comme un gamin devant la naissance de l'agronomie, aussi frénétique qu'Harpagon devant sa chère cassette. Quelque chose d'un maître du monde - ce qui lui permet de régner sur le sien avec toute l'autorité et la goujaterie que lui confère le pouvoir de l'argent. Qu'un tel portrait vitriolé suscite une levée de bouclier en 1903, on peut l'imaginer ; désormais, sa très concrète actualité, son réalisme, suscite tout au plus un haussement d'épaule railleur : après tout, on les connaît bien, ces gens-là, ils sont au Fouquet's, dans le gouvernement ou les affaires.

Mirbeau___Vieux_ColombierC'est donc un texte qui regorge de bien trop d'échos à nos marottes contemporaines pour être aussi simple qu'il y paraît à mettre en scène : sa modernité, assez affolante, est un piège absolu. Dont je ne suis pas certain que Marc Paquien, s'il l'a évidemment bien vu et compris, ait su le contourner avec un bonheur complet. Je dois dire que, pour des raisons personnelles, ma femme et moi avons dû nous éclipser, hélas, un peu avant la fin de la représentation - et je tiens naturellement compte de cet aléa pour exprimer mon impression générale, assez décevante en vérité.

L'ambition était pourtant bonne : alléger le décorum, filtrer la mise en scène, en ôter ses trop palpables référents d'époque, en un mot la détemporaliser pour l'universaliser, la déshabiller de son temps pour la rendre accessible au nôtre. Et charger la barque d'Isidore Lechat, joué ici par un Gérard Giroudon déchaîné, exemplaire, magnifique de verve et de cynisme, intarissable d'énergie et de gouaille, véritable aimant autour duquel tâchent d'exister quelques acteurs qui ne sont pas en reste (son épouse corsetée, matérialiste et bourgeoise, excellemment interprétée par Claude Mathieu, ou encore Michel Favory, qui joue à la fois le marquis de Porcelet, le jardinier et l'intendant.) Dès le lever de rideau pourtant, quelque chose ne prend pas. Les postures, les mouvements, les jeux du corps et les rictus, les artifices sonores ont quelque chose d'attendu, de convenu, de littéral. C'est là d'ailleurs mon reproche principal, cette littéralité dont Marc Paquien a pris le parti, cette lecture à la lettre d'un texte qui dit déjà tout, qui le crie, même, le plus souvent, et qui n'a de ce fait nul besoin d'être souligné ou secondé. On aurait même préféré le contraire : que, en lieu et place d'un plaisir un peu infantile à grossir les traits, il soit entrepris de les sonder. Alors, certes, le propos de Mirbeau ne souffre pas d'ambiguïté, et il ne s'agit ni de le travestir, ni de l'affadir. Mais l'accentuation de ce qui est déjà criant fait courir le risque de la caricature, ce à quoi le texte de Mirbeau n'invitait sans doute qu'en partie. Moyennant quoi, on se cantonne à mettre les rieurs de son côté ; c'est assurément plaisant, mais pas suffisant : il nous manque l'effroi.

Ma réserve tient donc essentiellement à la mise en scène - à l'instar de ce que peuvent en écrire Nathalie Simon, mais aussi Armelle Héliot, dans Le Figaro). Je répète que je comprends bien, et partage, l'intention de Marc Paquien ("inventer un monde imaginaire qui puisse se rapprocher de nous"). Mon problème est que je n'ai guère perçu l'imaginaire, mais seulement l'ultra-contemporanéité du propos. Et il me semble que cela tient à l'épure un peu maladroite de la mise en scène, dont le minimalisme renvoie aux codes de notre temps ; or le minimalisme n'induit en soi ni l'atemporalité, ni l'universalité. S'ajoute à cela le jeu un peu outrancier de Françoise Gillard (qui tient le rôle de Germaine, la fille-adolescente-rebelle d'Isidore Lechat) et excessivement zazou de Clément Hervieu-Léger (le fils), que l'on croirait tout droit sorti d'un café Costes (mais on me dira que c'était peut-être volontaire.) Dommage, donc. On peut toutefois faire le déplacement, pour Gérard Giroudon. Et pour ce plaisir  toujours jouissif de rire aux dépends des autres, quand ils croient gouverner le monde du seul fait de leur naissance et de leur heureuse fortune.

Les affaires sont les affaires, d'Octave Mirbeau - Mise en scène de Marc Paquien
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris 6ème - Jusqu'au 3 janvier 2010.

17 novembre 2009

Un texte de Paméla Ramos

Le texte qui suit est un peu particulier. Il est signé Paméla Ramos, libraire et auteur d'un blog remarquable et singulier. Plusieurs semaines durant, j'ai noué avec Eric Bonnargent, alias Bartleby, un dialogue plein de curiosité et de complicité, au prétexte de converser sur la littérature et sur Internet. Ce dialogue, vous le retrouverez dans son intégralité en suivant ce lien (fichier pdf) : Dialogue

Sa publication suscite quelques débats assez passionnants, notamment sur le blog de Stéphane Beau, qui coordonne la revue Le Grognard. Mais il a aussi agacé quelques bloggeurs en vue, notamment Clarabel, qui trouva élégant d'y contribuer en déposant sur son blog une chanson à la mode intitulée Fuck you (sic), avant d'effacer finalement toute allusion à cet échange, et après que Joseph Vebret, directeur du Magazine des Livres, l'invita à faire valoir son point de vue. Il va de soi pourtant que notre intention, à Bartleby et à moi-même, ne fut jamais de blesser quiconque ; simplement, la notion même de débat induit parfois de trancher, de distinguer, de séparer. Mais, tout comme il peut y avoir des écrits caricaturaux, il peut y avoir des lectures caricaturales. Et précisément, réduire ce long entretien à un différend qui n'occupe pas même deux lignes d'un texte de près de trente pages, c'est tout de même un peu attristant ; quelles que soient par ailleurs les qualités des uns et des autres.

Et puis, hier, Eric "Bartleby" Bonnargent a reçu de Paméla Ramos le texte qui suit. C'est un texte dru, pressant, nerveux, et sa qualité nous a conduits, Eric et moi-même, à lui demander l'autorisation de le publier sur nos blogs respectifs. C'est chose faite désormais, et nous l'en remercions.

Jerome_Bosch_ 

Je savais qu’ils étaient impuissants.
Roger Nimier, Les épées.

C’est cette maladie, ce fléau des âmes, cette entière subversion de probité et d’honneur que Scipion redoutait pour vous, quand il s’opposait aux théâtres ; quand il prévoyait quelle facilité l’heureuse fortune aurait à vous corrompre et à vous perdre […], car il ne croyait pas à la félicité d’une ville où les murailles sont debout et les mœurs en ruine.
Saint-Augustin, La cité de Dieu.

We think we’re important, but we’re not.
Un internaute, sur Myspace. 

Et je te le dis, moi, Bartleby, in fine, tous ces démontreurs de talent, ces bateleurs du dimanche, je n’aime pas trop leur ton.

Je lis, cher Bartleby aux yeux si ouverts, cet entretien pharamineux qui tu me glisses innocemment dans la boîte aux lettres avant de le publier sur le site du Magazine des Livres, et sur ton blog propre dont je n’ai pas à répéter le bien que j’en pense, même si tout dessus ne m’intéresse pas. Tu me demandes, donc, mon avis (j’aurais pu te vouvoyer encore longtemps, car le respect se marque aussi par cette distance langagière, et le snobisme des lettrés de se taper dans le dos à la moindre occasion pour prouver leur décontraction me déroute quelque peu). Je vais te répondre par ce biais, il me permettra par la même occasion de dérouler une bonne fois ce que j’ai à en dire, de ce merveilleux monde des blogs littéraires ou de la littérature électronique (quelle horreur ! de voir ces mots accolés, mon cœur, échaudé mais toujours romantique, s’arrête). Ce que je pense d’écrire, dans une fausse simplicité, sur la Toile, ce théâtre des insanités, cachot des médiocres où l’on tabasse sans vergogne. S’il est vrai que nous ne nous faisons plus bouffer par les lions sous les rires de la populace, il faut se demander dans quelle mesure les violences psychologiques qu’engendrent les effusions écrites, et soi-disant virtuelles des uns et des autres ne sont pas tout aussi mortifères. Et diablement révélatrices de l’état de nos mœurs.

Qu’est-ce que je te disais, Bartleby, si Platon constate qu’il ne faudrait jamais écrire, je te le dis, moi, nous ne devrions jamais publier ! Où sont les Bartleby de la Toile, perclus dans leur silence, qui donc peut encore résister aux sirènes ?

Ils sont tous affolés par le sang qu’un bon mot répand dans leur arène moderne, ils s’arrachent l’os, fous et dangereux, l’os qui leur donne raison, sans aucun recul jamais, si prompts à faire entendre leur clameur indigne. Ils n’ont jamais assez travaillé, ni lu assez, et les voilà, pourfendeurs de la Sphère, fiers et crânes, empêchés dans leur cotte de maille tissée de leurs volontés sous-jacentes de pouvoir et de reconnaissance. Nos néo-Ridicules.

Je ne fais aucun commentaire, nulle part, sur cet entretien, même si certains m’échauffent considérablement. J’écris cette réponse. Je ne répondrais à aucun commentaire qu’un imprudent tentera ici de faire. J’exigerais une réponse.

J’ai versé, il a quelques années, mon sang et celui des autres dans ces échanges stériles des sites de réseaux sociaux, leurs névroses centrifuges, leur caractère sexuel palpable, et cette finalité générale : l’accès si fascinant aux immenses cabines de peep-show mal dissimulées derrière des profils « innocents ». On n’apprend jamais mieux que de ses erreurs. L’insanité, l’incurie éclaboussent nos écrans, la nausée, le dégoût sont partout, les blessures jamais à même de se refermer tranquillement. On m’opposera que j’ai eu des expériences malheureuses, et indignes. On jettera alors la première pierre. Je sais qu’ici déjà, Bartleby, nos opinions diffèrent.

Mon exigence première, à présent, est de travailler ce que je régurgite sur un blog que je n’impose à personne, que je ne promeus nulle part. Pour mieux voir évoluer ma pensée et mes goûts, comme exercice littéraire libérateur et peut-être même salvateur. Ma deuxième exigence est de ne lire que ceux et de ne répondre qu’à ceux qui s’expriment bien.

Si cette exigence est prétentieuse, si cette exigence est élitiste, si cette exigence est fasciste, c’est parce que nos bons réactionnaires d’internautes ne prennent plus leur dictionnaire avant de libérer des mots en commentaires qui, malheureusement et quoi qu’on en dise, restent.

Erwin_Olaf___SARAHJe suis libraire depuis plus d’un an maintenant, bibliophile à mes heures, je côtoie l’édition de bien près, même si ma connaissance des pratiques réelles reste parcellaire puisque tout, encore une fois, ne m’intéresse pas dans ces champs de mines, mais surtout, surtout, unique et farouche fierté dans tous ces étalages : je lis. Je n’arrête jamais de lire, sauf quand il faut frapper quelques mots malhabiles sur ce clavier maudit.

Je prends la discussion en cours, j’en conviens. Entre deux portes, je t’arrache par la manche pour que tu m’expliques mieux. J’écoute. Je n’opine pas toujours, et me sens violemment concernée, alors voici ma modeste réponse. Modeste, en vrai, elle ne l’est pas, car c’est tout entière qu’elle me mobilise, et me définit. Infâme réponse, en tout cas, dans le sens réel, étymologique du terme.

Il est des personnes qui s’accomplissent en se donnant, d’autres en s’érigeant en leaders, pour ma part j’aime soutenir, forte, rageuse ou patiente, mais en dessous. Les livres, de leur poids symboliques et réels s’empilent sur mes épaules, je ne crains pas d’en rajouter, non plus que d’en dégager violemment les indésirables, les imposteurs, les injustes, car après tout, les forces ne sont pas inépuisables. Il en va de même pour certains individus, qui n’ont certes pas toujours besoin de soutien, mais qu’il me plaît, à mon niveau, d’encourager et d’applaudir. Des individus comme toi, par exemple, en ce moment-même. Je n’ai aucune difficulté à choisir mes camps, et à camper des positions parfois intenables, puisque avant même d’être raisonnées, ces positions sont viscérales. Leur degré de cohérence générale m’indiffère. Je ne crois de toute façon ni être terminée et construite parfaitement en systèmes indéboulonnables, ni le souhaiter parfaitement.

Je commence à voir fleurir ça et là des « réactions » à tes propos. Je crois que je les déteste plus encore qu’un mauvais livre, qui lui, a été écrit, quoiqu’on en dise. Je n’aime rien de moins que cette possibilité, donnée par la Toile et la Toile seule, aux médiocres, car ils existent et se reconnaissent, de venir empoisonner et perquisitionner sans relâche chez les meilleurs, car ils existent et se reconnaissent, avec une volonté mal assumée d’attirer l’attention sur leurs vociférations de ménagères. Et donc d’encourager, tout en pensant la fustiger, la prolifération de la médiocrité ambiante et des idées réactionnaires.

Donner à tous la possibilité de donner leur avis sur tout, tout le temps, est une farce macabre qui nous entretue plus ou moins lentement, nous assèche, nous vide, dans des polémiques creuses et des débats improbables entre un individu qui ne connait que sa sagesse populaire et s’en munit comme d’un cadeau spontané et véritable des dieux et celui qui dégaine ses auteurs morts pour légitimer ses propos. Cette agitation est une honte. La moindre des choses alors, pour aller au bout du procédé, serait que chacun prenne un blog, et je veux dire vraiment, qu’il connaisse la solitude de lire et d’écrire en se regardant faire, avec ses doutes et l’humilité première de comprendre, un peu plus longuement que dans trois lignes de commentaire, ce qu’il en coûte d’écrire et d’être lu, puis critiqué à son tour.

Je fais donc, par soutien, ce que tu viens de faire : je me dévoile un peu, et tente de montrer mon jeu sur une table déjà bien encombrée par une multitude de cartes.

Tu jugeras sur pièces.

 

magritte

 

CHRONOPHAGIE FRENETIQUE

Il y a tout d’abord dans votre échange prolixe un facteur qui n’est jamais cité, celui à mon sens d’où dérive la sinistre condition de scribe moderne pour peu qu’il ait mis un doigt sur la Sphère : le facteur chronophage. Cette frénésie des interactions, qui nous bouffe tout le temps que nous devrions prendre à réfléchir, loin de la réaction inféconde, qui se veut immédiate comme si c’était un argument de sa valeur, comme si d’asséner le dernier mot devait nous protéger d’avoir tort. Il est difficile, après labeur et réflexion de donner à lire n’importe quel texte qui se tienne et quel qu’en soit le sujet. Mais alors renouveler l’exploit plusieurs fois par semaines, ou même par mois pour les plus rares, c’est une folie douce ! Nous sommes tous pris dans l’engrenage d’en donner toujours plus, quitte à sacrifier à la qualité ou la relecture, et la rareté dont tu fais preuve t’honore mais te décale dans un même temps de la partition. Ce n’est pas une mince affaire de se tenir, borné, à l’écart des standards, et de publier peu, mais bien et longuement. Gageons que sans même toujours que tu le saches, la cadence générale du net accélère ton pas en te talonnant ferme.

Je n’ai donc jamais cru que le texte destiné à être livré sur la Toile, par les vecteurs du site ou du blog, des commentaires ou même de simples mails ne constituait autre chose que du bavardage. Ensuite alors, il y a ceux qui s’expriment bien, clairement et à renfort d’expérience ou d’érudition, et ceux qui pépient ou jacassent, polluant nos rétines, volant tout notre temps de leur voix inutile. Si l’on avait du moins la modestie de lever le dernier tabou autour du texte, et d’assumer clairement que nous pouvons très bien parler de ce que nous ne connaissons pas, de ce que nous n’avons pas lu et ne lirons pas, ou pas intégralement, alors ce facteur chronophage serait moins dangereux. Je ne passerais pas mon temps à collecter ici et là des indices et même preuves de l’imposture démocratique de nous faire croire que nous pouvons tous écrire (mais de cela j’en suis convaincue) et publier (et alors là, je m’étrangle), que chaque voix est importante. Non, elle ne l’est pas. Vois par toi-même la rage qu’il en coûte d’avoir perdu ses heures dans les salons virtuels d’imbéciles prétentieux, dont tu penseras peut-être à juste titre que je fais partie. Ils étouffent et condamnent l’accès aux voix intelligentes, comme celle de ce Marc Villemain, cet interlocuteur digne et précis que tu choisis à merveille, et dont j’aurais préféré mille fois connaître les écrits avant ceux de bien d’autres (je ne diffamerai pas ici, excusez ma lâcheté, mes heures sont encore trop précieuses pour répondre aux affligés).

Si la littérature est bien un art lent et le dernier probablement, alors elle ne peut pas longtemps résister aux assauts de la Toile. Voyez comme il faut la nourrir, la Cybèle insolente ! Alors déjà, je me dissocie de toute mythologie consistant à nous assurer qu’il existe, sur cette Toile, une littérature. Quand bien même, accidentellement, le miracle de la création pouvait se dérouler sous nos yeux ébahis, le support même ne se prête guère à une possession jalouse et secrète de l’objet-livre, dont je me pose éternellement comme gardienne, bien qu’inquiète vraiment car ces cons-là vont bien finir arriver à nous le faire disparaître, avec leur apologie systématique et sans recul des nouvelles technologies, des nouveaux – mot à la mode, « supports ».

Erwin_Olaf___MARIE_ANTOINETTE__1793Je vais te dire, maintenant, après une brève réponse aux attaques d’élitisme dont tu commences à souffrir, ce que je sais, moi, de ces miroirs du monde du livre, si ma parole a une chance, et une seule d’avoir un peu d’intérêt pour toi, et d’autres.

Tu me disais récemment « Attention, les gens n’aiment pas la vérité. » Je réponds très crânement que je n’aime pas « les gens », anonymes inconnus, que je me soucie peu de leur avis, confère ci-dessus. Ils n’existent pas en tant que tels. « Les gens », « la masse », « les autres » sont des appellations que nous autres individus paranoïaques, aimons à entretenir, mais sincèrement, aucun de ces flous regroupements ne s’incarne jamais véritablement. Sur la Toile, toujours, j’entends. L’avis d’individus que je connais par ailleurs, oui, me touchera et m’affligera ou me rendra plus forte. Ceux-là n’attendent pas après une note postée ici pour savoir depuis longtemps ce que je pense et y répondre. Je sais que tu parlais de ceux-là, mais j’en profite pour éclairer quelque peu la scène sur laquelle je prétends m’avancer, ce jour.

ELITISME vs POPULAIRE

On te dit élitiste ? Et alors ? Le bas peuple – je m’amuse donc, tu l’auras compris, de cette appellation, ne lit pas les blogs littéraires. Il lit les classements d’Amazon, et les suggestions croisées de lecture des robots du site de la Fnac (« ceux qui ont acheté tel ouvrage ont aussi acheté celui-là » Super, merci.)

Quand il les lit, c’est pour cette « vérification de lui-même » dont vous parlez fort bien dans l’entretien, jamais pour entrer en véritable collision et grandir par ce biais. Il veut vérifier qu’il lit bien les bons livres. Ceux dont on parle simplement et avec bonhomie, avec la certitude édénique et béate de se faire du bien. Mais grands dieux, doit-on toujours écrire pour tout le monde ? Pour ce peuple dont je doute, confère à nouveau ci-dessus, qu’il existe ?

Je te rejoins dans la volonté un peu austère de transpirer sur un livre, et d’y trouver la satisfaction intellectuelle de l’avoir, illusoirement, vaincu.

Et enfin, sur le fait qu’il existe, oui, des livres de divertissements, et des livres de génie. Steiner a aimé Harry Potter ? Mais grand bien lui fasse, je doute pourtant qu’Harry Potter ait réellement besoin du soutien qu’il lui porte. Je rejoins toujours Rivarol lorsqu’il affirme non sans provocation « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe ». Faut-il produire des communiqués démagogiques de soutien à ce qui ne tombe de toute façon pas, afin de rassurer ceux qui par souci constant et exclusif de bien-être assument (mal, sinon les réactions seraient moins hostiles) de ne rien lire de difficile, voire de perturbant ?

Question ouverte, mais enfin, on pourrait peut-être passer aux choses et attaques sérieuses.

Je reviendrai plus bas sur cette impérieuse vocation que se trouvent trop de scribes de la Toile d’éduquer les lecteurs, et de souhaiter propulser certains auteurs hors des rangs de l’anonymat. Là réside probablement et la plus grande illusion idéaliste, et la plus déraisonnable voire inconcevable entreprise.

L'ANGÉLIQUE LIBRAIRE ET LE DÉMONIAQUE ÉDITEUR

L’attaque élitiste a donc bon dos, vraiment et dissimule souvent son vrai visage : l’aigreur de n’être pas aussi intelligent que celui qu’on lit, et supporter mal de constater ses défaillances intellectuelles. C’est bien normal, car c’est désagréable, et ce qui est désagréable est nauséabond, tout effrayés que nous sommes d’être suspectés de collaboration à d’obscurs cultes sinistres si nous osons défendre l’inconfort.

Une critique fondée que te fait Marc Villemain, et que relaient, tout heureux de te trouver des faiblesses, toi qui commences à vraiment trop dépasser, nos chers internautes qui n’ont pas une fois envisagé, eux, de se coltiner le sale boulot de parler de ce qui fâche : un idéalisme certain de la chaîne du livre. Et pour une fois, je sais un peu de quoi je parle ici.

Faisons vite, car Villemain te répond assez sur ce point, et tu conviens toi-même à quelques reprises de l’étroitesse de tes à-priori.

La mythologie du libraire est tenace, et c’est agréable de nous voir ainsi investis de la mission divine de trier les ouvrages et de les transmettre à des clients avides de nos lumières. Agréable, mais pas honnête. Il existe des libraires heureux, et j’en fais partie, sans pour autant que cela soit pour les raisons que l’on pense. Je sonde mes collègues, mes amis de la même profession, mais ne me fais en aucun cas la porte-parole de cette congrégation, puisque ne croyant pas à ces regroupements hasardeux. Je parlerai alors uniquement de ma stricte connaissance de ce métier, et de ce que j’en entends par le peu de libraires que je connais personnellement.

Que nous ayons 20, 30 ou 60 ans, nous n’avons jamais lu les livres que nous vendons.

Je gère pour ma part plus de 11 000 références, et ma boutique est fort petite, et spécialisée majoritairement en histoire. Mais ce serait, malgré un nombre de lectures à mon actif dont je n’ai pas à rougir, exactement le cas dans une librairie de littérature générale.

Nous passons notre temps à répondre «  Je ne sais pas », si nous sommes honnêtes, et si nous ne le sommes pas, la sentence ne tarde pas à tomber.

La triste vérité, c’est que nous ne savons pas, nous ne pouvons plus savoir ce que contiennent les livres que nous vendons. Une moyenne de 60 000 ouvrages paraît chaque année, en France. Si ce chiffre inclut les réimpressions, les nouvelles éditions et les parutions en poche, il n’empêche qu’il reste démesuré. Rien qu’en Sciences Humaines, la partie qui me concerne plus particulièrement, les publications oscillent en 3000 et 5000 nouveautés. Il existe actuellement plus de trois millions d’ouvrages disponibles, donc de « fonds » dans le jargon, les spécialistes me pardonneront cette précision. Je rappelle que d’en lire la simple liste prendrait 15 ans de notre existence. Ceci, pour dresser le contexte effrayant et ô combien humiliant dans lequel nous évoluons. Nous sommes les seuls commerçants, avec les pharmaciens, à devoir brasser un nombre aussi vertigineux de références. Et le seul domaine général (je parle ici du livre, pas de la simple librairie qui ne fabrique pas ces produits), tous confondus, à répondre à la folie furieuse de la surproduction par… la folie furieuse de la surproduction.

Nous ne savons plus rien, ce que nous savons de ces livres se noyant sans aucune chance de survie dans ce que nous ne savons pas.

Si, dans la journée, j’ai la chance ultime de répondre à un client sur le contenu d’un livre, qu’il m’écoute, l’achète, reparte satisfait, je peux considérer que ma mission est accomplie. Un client ! Deux, allez trois soyons fous. Par jour. Pas plus. Jamais !

La plupart du temps je lui dresse une bibliographie que je m’efforce de donner la plus complète possible, je lui indique où se trouve celui qu’il cherche, et lui donne des pistes de lectures sachant que je peux totalement me tromper, dans un équilibre terrifiant, car, et je ne leur en veux pas, c’est encore un scandale pour beaucoup que nous n’ayons pas lu les 11 000 titres qui se trouvent dans les lieux, quand ce n’est pas un miracle pour les autres, condescendants, que nous en ayons lus quelques uns et que nous osions alors porter dessus un avis toujours contestable.

Et l’œil le plus inquiet que nous portons est encore celui qui regarde le chiffre d’affaire. Une bonne librairie est d’abord une librairie ouverte, convenons-en une bonne fois pour toutes. Nous sommes tous tenus, plus ou moins certes, mais tous, à des impératifs économiques, et donc tous, et là à mon sens sans aucune distinction quantitative, corrompus par le fait même de vivre dans les cadres de la société telle qu’elle est tant que nous ne décidons pas de la renverser. Je ne vois personne renverser personne, présentement, mais je regarde peut-être mal.

Là encore, élevons le débat, par pitié. Je sais que tu as modéré tes propos sur l’économie du livre, mais je sais aussi par d’autres sources que beaucoup ne veulent toujours pas en convenir et cette mauvaise foi m’assomme.

dali_filmEt j’en viens maintenant à l’édition. Je crois tout à fait idéaliste d’opposer les majors aux indépendants. Et souhaiterais rappeler qu’il n’existe dans le paysage français, en littérature j’entends et à proprement parler, aucune indépendance de l’édition, puisqu’en remontant dans les concentrations et les rachats nous n’arrivons guère qu’à deux monopoles. Si l’éditeur est indépendant, encore faut-il qu’il soit distribué et là réside quelque problème. Je ne vais pas tenir ici un cours de politique éditorial qui serait grossier et trop rapide. Je t’engage si cela t’intéresse, à lire le numéro de la revue Esprit intitulé « Malaise dans l’édition », pour un exemple parmi d’autres.

Seulement, excuse-moi, Bartleby, mais si nous jouissons de si diverses et innombrables parutions, c’est peut-être, sans vouloir me faire l’avocat du Diable qui se débrouille très bien tout seul, parce que ces fameux « méchants » industriels sont avant tout des amoureux du livre, ou en tout cas du prestige qu’il continue à engendrer, que tu le croies ou non, aux yeux des anonymes. Alors amoureux des mêmes Lettres que toi ou moi, certes pas toujours, mais l’intention, si elle n’est pas suffisante, est déjà un miracle.

Et tu sais la meilleure preuve ? Le secteur de l’édition littéraire ne rapporte rien ou si peu, c’est pour les grands groupes un boulet absolument peu rentable malgré les Lévy et consorts. Chaque maison, pour celui qui en tient le portefeuille, est une danseuse. Et l’équipe qui doit la faire tourner n’est jamais mue par autre chose que le désir de faire rayonner les livres qu’elle aime, tant les salaires sont bas et les horaires contraignants tout en sachant que d’un claquement des doigts du mécène amoureux, ils disparaissent et leurs livres aussi. 2% des salariés de l’édition jouissent de salaires prestigieux, quand les 98 % se débattent avec leurs titres honorifiques soit, mais peu lucratifs.

Parmi ces 2%, certains déshonorent leur profession, oui, mais plus par leur mauvais goût et leur copinage galopant. Les prix littéraires en sont un parfait exemple, qui plus est, et bien plus détestable que le simple fait de publier de pâles plumes sans saveur et sans poids. Les distinguer, les congratuler publiquement, est une mascarade autrement plus désobligeante envers le lecteur lambda.

Il faudrait parler de plus des profils de ces acteurs de la chaîne du livre. Où sont les véritables érudits, les véritables filtres ? Ils enseignent, au pire ou au mieux, et tu ne le sais que trop bien. Ils ne pensent pas une seconde qu’au lieu d’écrire un millionième roman faible ou essai rabâché, ils pourraient venir se salir les mains à trier ceux de ces prétendus petits auteurs incompris et inconnus qui déferlent depuis qu’on leur a dit qu’ils avaient plus de substances que les gros vendeurs, ce qui reste à mon strict avis à démontrer plus fermement que par une note sur un blog. Qu’ils viennent les corriger, les fabriquer, les vendre. Comme leurs idéaux en prendraient un coup, alors qu’ils seraient pourtant bienvenus !

Un petit éditeur n’a pas plus de mérite qu’un grand. Au même titre qu’un pauvre n’est pas plus vertueux qu’un riche. Il développe même souvent un esprit revanchard qui n’aide pas l’intelligence générale. Etre un éditeur de gauche, de plus, ne donne en rien une caution sur la qualité des textes publiés. Un nombre incalculable de génies sont de droite, et si c’est un scandale, alors il faudrait peut-être arrêter de se prétendre lecteur, car vraiment, il est absolument ridicule de se définir culturellement et intelligiblement façonné d’un même bloc, et bien malin celui qui me dira quel bord est le bon.

Je rappelle le fonds hallucinant que possède Gallimard, et les parutions audacieuses et pointues qu’il propose dans des collections comme l’Imaginaire, et ce, malgré les prises d’otages auxquelles cette maison participe en tardant à publier ou republier les œuvres dont ils achètent les droits à tour de bras pour les entasser dans leurs caves. Cher Gallimard si vous m’entendez, T.S. Eliot, par exemple, c’est quand vous voulez. Je ne citerai pas le nom de quelques maisons dites petites qui ne travaillent qu’avec des stagiaires tenus de chercher partout tous les textes gratuits disponibles pour enrichir à moindre frais leur catalogue, et là encore, nous aurions beau jeu de les en blâmer.

En vérité, grâce à ces pratiques toutes aussi douteuses les unes que les autres, les conséquences sont heureuses pour le lecteur : il peut trouver, en cherchant un peu, tout ce qu’il veut lire. Plus catastrophiques pour l’acteur de la chaîne du livre : il a trop de références à correctement gérer. Nous publions trop, mais tous autant que nous sommes. Et les Français, immodestes et aveugles, devraient lire plus et écrire moins d’inutiles ouvrages qui encombrent l’accès aux précieux. Un peu d’autodiscipline, de part et d’autres, serait bienvenue.

PRESCRIPTION

Et alors nous voici devant le problème du tri.

Je ne m’attarderai pas sur la presse traditionnelle, que je n’ai personnellement jamais consultée pour savoir quoi lire, et tu sais comme je perçois le métier de libraire. Humainement, ce sont des voix, directes, et fiables, qui me font lire. Mais surtout, ce sont les livres eux-mêmes, qui en contiennent toujours mille autres, s’ils sont toutefois bons. Ces voix, il arrive que je les trouve sur internet oui, mais encore c’est assez rare. Puisqu’il est appréciable de s’interroger sur nos diverses pratiques, je me demande exactement pourquoi cette volonté de vouloir pousser en avant des auteurs qui ne le sont pas ? Au contraire, moi je ne veux pas que tout le monde lise ce que je lis. Quelle horreur ! Je veux jalousement me les garder, oui ! Je me fous bien, libraire, de vendre les auteurs que j’aime, oui tu m’as bien lue. Je conçois mon professionnalisme comme de donner au lecteur ce qu’il veut lire, après interrogatoire en règle, pas de l’éduquer, le contraindre à mes choix ô combien subjectifs. S’il me demande mon avis je lui donne, en lui précisant ma personnalité, car il est bien sûr que s’il en est à l’opposé, il n’aimera donc pas mes lectures.

Ces fameux blogs prescripteurs, de même, me font doucement rire, surtout lorsqu’ils affichent une pseudo neutralité. Mais après tout c’est peut-être la réalité, les lecteurs majoritaires sont peut-être tout bonnement neutres, bien que je ne le croie nullement. Un bon blog littéraire, alors, c’est quoi ? Toi tu dis que tu n’aimes pas les blogs de lectures, mais de critiques. Je te réponds que je serais bien en peine de faire la distinction. Et je t’avoue que ma seule distinction, à moi, se situe, blog ou presse traditionnelle, entre la critique et la réclame.

Ils ont ensuite le bon ou le mauvais ton.

Il existe des tons, des personnalités, des voix de lecteurs, et c’est à mon sens ce qui est primordial. Disséquer avec brio, d’accord, mais seulement si l’on comprend rapidement dans quel but cela est fait, et si nous allons rapidement adhérer. Si je me sens sombre, rageuse, avec l’envie d’en découdre, je vais prêter attention aux lectures de celui qui écrit dans ces humeurs. Si j’ai envie de rire, et de trouver un esprit libre et impertinent, je sais où cliquer. Si j’ai besoin d’une dose de pittoresque, d’atypique, tu sais où je vais aller. Mais la plupart du temps, ce n’est pas véritablement pour savoir quoi acheter ou lire. C’est pour le plaisir de lire la prose de celui ou celle qui compose autour de l’ouvrage d’un autre. Prendre des cours de style, ou encore, attention gros mot, me divertir justement, puisque la Toile n’offre pas grand-chose de meilleur que cela.

Mais elle l’offre, c’est un fait, et permet l’émergence de personnalités semblables et rassurantes, ou dissemblables et intéressantes. Seulement le miracle n’est pas au tournant de chaque clic, et il est aussi rare que de trouver un bon livre dans cent mille. Et si la profusion de blogs peut sembler détestable, elle l’est bien moins à mes yeux que la possibilité d’entrer en interaction systématique avec chacun. Cette foire des possibles, au risque de me répéter, est inféconde, et terreau de tous les désespoirs, névroses et schizophrénies que nos bons psychiatres essayent parallèlement d’enrayer. Un monde malade ne me dérange pas, et reflète après tout ce que je pense fondamentalement de chaque être humain. Mais un monde malade dont on doit sans cesse entendre toutes les voix précipite largement sa fin, et j’aimerais autant que cette hystérie évite de se répandre dans mon salon à moi.

 

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TENIR UN BLOG

Et alors je termine sur cette pratique délicate et malade qui consiste à avoir la prétention, la vanité de tenir un blog.

Moi-même lorsque je mets un livre en avant ici-bas, je me fous bien qu’on l’achète ou le lise, je veux qu’on me lise, moi, et que cela soit une lecture enrichissante pour quelqu’un qui se reconnaîtrait dans mes humeurs, ou aurait la curiosité de savoir quelles elles sont. J’entends retrouver la pureté de lire qui est celle de tisser son monde autour du livre qui nous parle, qu’il soit best-seller ou non. Je veux témoigner d’une expérience parfois mystique, cette expérience qui est la seule définition du plaisir de lire que je puisse trouver, de se mouvoir dans les limbes d’un autre, abolissant le temps et l’espace avec un peu plus de classe que ne le propose la Toile, d’avoir cette violente confrontation avec des mots qui parfois, miraculeusement, éclairent en quelques pages les obscurs pressentiments préhistoriques de nos consciences fragiles de nous-mêmes et des autres. Lire les bons, et tenter de les retenir en écrivant autour d’eux ses propres mots pour achever de les tisser très fort à notre monde et qu’ils n’en partent plus, aide cette compréhension de soi et des autres, pour la finalité que je me fais de me cultiver : vivre toujours mieux avec les autres, ceux qui sont proches, mais sans autre souci de communauté que de passer correctement les quelques heures que nous avons à passer ensemble. Pour les autres, je préfère les passer seule qu’avec de pénibles interlocuteurs.

D’ailleurs quand je dis « je veux qu’on me lise » je ne suis pas exacte. Je veux que ceux qui me connaissent me lisent, car je leur dis par ce biais toutes les choses que je ne sais pas leur dire autrement, étant bien mauvaise à l’oral, car m’emportant trop vite, et concluant trop rapidement. S’il existe sur mon blog des lecteurs inconnus, j’imagine que certains textes les aident à y voir clair dans leurs propres systèmes, je ne saurais pas comprendre autrement qu’ils le fassent. Mais si je vois, statistiquement, que des anonymes déferlent sur ce blog, je n’ai aucune illusion sur le fait qu’ils me lisent peu, et n’y restent pas, et c’est bien normal, ce n’est pas toujours à eux que je m’adresse, et jamais dans une volonté systématique de plaire à la majorité.

Je voudrais répondre à ce que tu dis de la légitimité que t’ont donné certains acteurs médiatiques tels Ariel Wizman. Cette célébrité relative me fait penser, comme je te l’ai écrit, au « Et maintenant ? » de la fin de La confrérie des mutilés d’Evenson. C’est une célébrité vaine, de communauté réduite, et je le dis sans volonté d’être désagréable parce que si je pensais que certains puissent mériter d’être « célèbres », tu ferais peut-être partie de la liste, mais je ne le pense pas. Etre reconnu tranquillement par tes pairs, me semble autrement plus honorable. Avoir du succès pourrait te donner une meilleure confiance en toi car tu en manques, comme tu l’avoues et c’est bien dommage pour toi. Et encore…

Tu dis avoir espéré, en commençant ton blog, être sollicité. Tu l’as été. Et maintenant, Bartleby, les choses changent-elles, en dehors de plus de bruit, de plus de clameurs toujours inutiles, qui te volent et ton temps et ton calme ?

Si je publie, moi, sur un blog, c’est que j’ai cherché de nombreux moyens d’expressions et n’en ai pas trouvé de meilleurs. J’aime écrire, suis contente d’être parfois lue, cela semble bien maigre mais est amplement suffisant. Des gens comme toi m’encouragent, et je ne dis pas qu’à cette occasion, je constate que certains anonymes, en se présentant, peuvent devenir de riches interlocuteurs. Le danger serait de considérer que chaque internaute qui vient flatter ton égo en t’assurant qu’il t’aime est un interlocuteur digne et enrichissant.

Et qu’il fait de toi un grand auteur, digne de rejoindre les piles de papier des libraires et lecteurs apoplectiques.

Cher Bartleby, je frôle la rupture d’anévrisme en concluant enfin ce texte tentaculaire et insensé, et je te remercie si, à ce stade, tu ne t’es pas endormi ou englué dans mes phrases pesantes.

Pour achever le tableau, tu me demandais quand j’aurais terminé d’écrire sur Le dégoût d’Horacio Castellanos Moya, que tu me fis lire. Je crois que je viens de le faire.

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2 novembre 2009

Claire le Cam ou l'omniprésence du corps

Claire Le Cam - Phasmagoria


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. Si je ne m'abuse, c'est le troisième recueil de Claire Le Cam, qui, il n'y a pas si longtemps encore, œuvrait au sein de la petite famille des 7 Mains.


Claire creuse peu à peu son sillon dans le champ de la poésie contemporaine ; aussi ai-je plaisir à signaler la parution de son nouveau livre, que l'on trouvera en librairie, cela va de soi, ou directement auprès des éditions isabelle sauvage, en leur adressant le bon de commande que vous trouverez  en cliquant IciEtPasAilleurs.

24 octobre 2009

THEATRE : Simplement compliqué - Thomas Bernhard

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De deux choses, l'une. Soit Georges Wilson, en se saisissant d'un texte et d'un répertoire qui lui sont proches (il dit se retrouver "et dans l'écrivain lui-même et dans le personnage qui parle"), a choisi, si l'on peut dire, la "facilité", soit, pour les mêmes et strictes raisons, il a fait, en s'affrontant lui-même, un choix courageux. A quoi bon poser une telle question ?, me fera-t-on peut-être remarquer, nul n'ayant jamais accès aux arcanes du cerveau, du désir et des bien nommées affres de la création. C'est que Georges Wilson représente à la fois une tradition et un pan entier (et quel pan !) de l'histoire du théâtre français : aussi l'on ne peut faire comme si ses choix n'étaient pas, non seulement mûrement réfléchis, mais sérieusement intériorisés.

Nous n'irons donc pas contre le concert de louanges qui lui sont adressées. Wilson est un maître, un immense professionnel. Non seulement il est chez lui sur les planches, mais il y recouvre d'emblée un corps, une énergie, un regard, parfois une facétie qui confine au cabotinage. Du reste, coup de grâce, il peut bien rester assis, il peut bien être fatigué, ou mal luné, ratatiné dans son fauteuil ou chaussé de charentaises, il n'en est pas moins majestueux. Nul besoin pour lui de se couvrir le chef de la couronne de Richard III, comme s'y autorise son personnage en souvenir du grand rôle de sa vie : avec ou sans diadème, Georges Wilson est un colosse hiératique, un souverain qui n'a plus même à se soucier de l'Histoire — il en est un acteur parmi les plus émérites. Autant le dire, donc : cette pièce a quelque chose du petit bijou, on ne s'y ennuie jamais, on y sourit souvent, on s'attendrit parfois ; quant au rendez-vous hebdomadaire du vieil homme avec la petite fille, qui n'était pas sans receler quelques pièges, il fonctionne très bien, et non sans grâce. La rencontre entre ces deux êtres, si elle ne constitue pas, théâtralement, le moment le plus abouti de la pièce, n'en demeure pas moins dotée d'un évident pouvoir d'évocation, d'émotion, et d'étrangeté. Cette enfant, dont Georges Wilson pourrait être l'arrière grand-père, sera d'ailleurs, peut-être, dans soixante ou soixante-dix ans, une des très rares, voire la seule, à pouvoir revendiquer le privilège d'avoir joué avec le monstre sacré.

Pourquoi donc ferions-nous la fine bouche ? Nous avons assisté à une petite leçon de théâtre, quelque chose d'aussi léger que profond, d'aussi distrayant qu'intelligent, servi par un texte  sans faille ni manières, vif, habile, tendre et percutant, et jamais ni l'intérêt ni le plaisir n'ont manqué, ni même l'émotion parfois. Mais c'est cette émotion, précisément, qu'il faut interroger. Et l'on ne peut alors manquer de se demander si elle émane du théâtre, ou de cet acteur qui n'en est plus tout à fait un tant il ressemble au personnage qu'il est censé incarner — et dont chaque spectateur, au passage, ne peut pas se dire que c'est sans doute la dernière fois, ou l'une des toutes dernières, qu'il le verra. Que George Wilson revendique et assume cette correspondance n'interdit évidemment pas de poser la question. Ce personnage d'acteur, donc, ce vieux misanthrope esseulé, ronchon et caustique, poétique et dépossédé, a tous les traits de son interprète, dont on sait le sourire rare et l'exigence totale. Aussi, jusqu'à quel point Georges Wilson joue-t-il, ce soir ? Qu'il ait choisi ce texte en dit évidemment long sur ses dispositions personnelles, sur la façon dont il se voit et dont il contemple sa trajectoire, sur le regard mêlé de tendresse, de rouerie et de lassitude qu'il porte sur la vie, les êtres et le monde. En choisissant ce texte, sans doute profite-t-il de la seule chose qu'il sache faire (son métier, et à la perfection) pour poursuivre son introspection et approfondir les pensées dont son existence est sans doute emplie. Rien de mal à cela, cela va de soi, et ce n'est pas pour rien dans le plaisir et l'émotion de le voir jouer et s'approprier cette pièce, mais une interrogation persistante, tout de même, sur ce qui est au cœur même du métier d'acteur : l'interprétation. Alors, Georges Wilson aurait-il pu interpréter ce texte différemment ? Sans doute pas : personnage et acteur y sont trop semblables, ou trop ressemblants. S'il s'était agi de littérature, nous aurions peut-être, de loin en loin, évoqué l'autofiction. Mais ici, bien sûr, dans la meilleure de ses acceptions. 

Simplement compliqué, de Thomas Bernhard (1986) — Théâtre des Bouffes du Nord.

19 octobre 2009

La tête en noir

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Critique parue dans La tête en noir * N° 140 - Septembre/octobre 2009

Un des plus vieux fanzines du genre - et gratuit, par-dessus le marché. On peut se le procurer à cette adresse : 3, rue Lenepveu 49 100 Angers.

Article de Jean-Paul Guéry.

Avec son air de ne pas y toucher, Marc Villemain déroule tranquillement ses petites histoires d’apparence bien anodines pour mieux surprendre le lecteur dilettante par de tragiques évolutions ou de singuliers retournement de situations. Si chacune des onze nouvelles de ce recueil recèle un tragédie en gestation, l’auteur choisit parfois d’en adoucir la progression dramatique en incluant de tendres souvenirs d’enfance ou d’émouvantes considérations humanistes. A lire en priorité le texte intitulé « Matthieu Vilmin » qui décortique la douleur d’un jeune malade hospitalisé et le désespoir de son infirmière attitrée ou encore « Jean-Claude Le Guennec », l’incroyable jugement d’un éducateur spécialisé accusé de pédophilie par sa propre fille. Un recueil de textes délicieusement cruels mais définitivement amusants !

6 octobre 2009

THEATRE : Michel Jonasz - Abraham

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J
e m'en voulais un peu d'avoir laissé libre cours à quelques réserves, la dernière fois que j'ai vu Michel Jonasz en concert. J'ai trop d'admiration pour lui, je connais trop de ses chansons par cœur pour ne pas m'être, alors, senti un peu injuste. D'insister sur quelques infimes imperfections - ou qui m'apparurent telles - du spectacle m'avait peut-être fait passer sous silence, sans évidemment le vouloir, ce qui fait de Jonasz l'un de nos plus admirables artistes  : avec le temps, ce n'est pas le génie qui s'amenuise, au contraire, mais peut-être la présence de cœur et d'esprit de celui qui en est témoin.

Abraham est donc venu faire taire ces quelques préventions. Le petit homme que l'on découvre sur la scène, trapu, moustachu, ramassé dans son complet gris, est le grand-père qui se déshabille une dernière fois et qui sait que « c'est pas pour la douche », et celui qui, autrefois, taquinait Yankel, le seul ami de toute une vie, « le meilleur tailleur du village ». Jonasz est ces deux hommes tout à la fois, qui n'en font qu'un et que l'histoire sépara sans jamais réussir à les disjoindre tout à fait. L'on aurait pu craindre, connaissant  (et appréciant) de Jonasz ce qu'il a de facétieux, de joueur (de blues), quelque gimmick propre au chansonnier, quelque roublardise incongrue. Eh bien, non. Jonasz ici n'est (presque) plus chanteur (et quand il chante, parfois en yiddish, c'est évidemment magnifique), il n'est plus le frontman pailleté qui survolte ou attendrit le public : le voici homme de théâtre - auteur, metteur en scène, interprète.

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Il y a mis du sien, donc. Au point que la pièce me donne parfois l'impression d'être un concentré de Jonasz, un moment un peu hors du temps où ses aspirations, ses valeurs, ses plaisirs aussi trouvent à s'exprimer, même si c'est mêlé, latent, tenu ; c'est comme l'éclairage d'une trajectoire familière, comme une manière de bilan. On imagine alors combien il a dû trembler, lors de la première représentation - et de toutes les autres d'ailleurs : quoi de plus difficile que d'aller là où non seulement nul ne vous attend, mais n'a pas même envie de vous attendre, quand on est auréolé d'une gloire acquise sur de tout autres scènes, devant de tout autres publics ? Défi dont on sait qu'il n'attire pas toujours la sympathie des critiques, parfois prompts à figer un talent dans sa pratique coutumière. Mais Jonasz est ici sans doute un peu plus que sur une scène de théâtre. S'il a écrit cette pièce, s'il a décidé de la mettre en scène et de l'interpréter, c'est sans doute parce qu'il savait qu'à partir de ce qu'il savait, de ce qu'il savait de son corps, de sa voix, du public, de lui-même et de la nécessité propre qui l'habitait, il trouverait la bonne manière d'être à la fois ce qu'il est et ce que le théâtre requiert. On dira qu'un registre lui est plus familier qu'un autre ; que les rires entendus mais non dénués de poésie des deux hommes sur le banc lui vont mieux que le monologue exténué de l'homme des camps à la mémoire brisée ; qu'il s'y éprouve avec davantage d'aisance ; que s'il excelle dans la drôlerie, dans la situation, dans l'humour de la tradition, il ne fait qu'être touchant et gracieux dans la dramaturgie. Bref, qu'un certain lyrisme lui va mieux qu'un autre. Et, de fait, nul ne pourra résister à la drôlerie, quand on pourra trouver telle déclamation ou tel geste du corps un peu emphatique, au moment où il s'agira de saisir le seul malheur de l'histoire. Ce serait, techniquement, sans doute assez juste. Mais Jonasz n'avance pas masqué. Il ne joue pas à l'acteur, tout au plus continue-t-il de jouer ce qu'il est, et qu'il a toujours réservé à certains instants de ses spectacles. Et la vérité est que l'ensemble se révèle d'une justesse et d'un équilibre qu'on nul n'aurait pu augurer, du moins pas à ce point.

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Donc, Michel Jonasz nous raconte l'histoire de son grand-père, Abraham l'épicier. Il lui redonne corps voix et âme en appui d'un texte malin, vif, viscéral, où les saillies débordent et où les temps morts sont des temps pleins, où les rires fusent et s'arrêtent là et exactement où il faut : juste avant que la bonne humeur, le comique et la joie ne fassent basculer la pièce vers ce qu'elle n'est pas. L'on pourra conserver en mémoire ce que le texte a de plaisant, d'enfantin ou de naïf parfois, mais l'on pourra aussi lorgner du côté de sa gravité essentielle. Et si nous rions de très bon cœur avec la salle lorsque Abraham et Yankel se chamaillent sur leur banc comme pour mieux se dire leur amitié, il y a, au cœur même de ce rire, l'intuition du drame, déjà la mélancolie, ce que l'on sait bien sûr, mais aussi ces vies lointaines, pauvres et simples où s'apprend un humour qui est un peu comme une politesse consentie à la désespérance, une  révérence résignée aux duretés de l'existence. Ces moments, incroyablement drôles, où Yankel, par exemple, s'évertue à comprendre ce qu'est un « poulet cacher » (« J'ai dit que un poulet cacher c'est un poulet qu'il a fait sa Bar Mitzvah voilà ! ») ; ou qu'il gémit d'être sans femme et s'en prend à Dieu (« Me trouver une femme qui m'aime c'est plus difficile que créer le monde ? Que ouvrir la mer en deux comme il a fait pour Moshé ? ») ; ou encore lorsque le même Yankel tombe amoureux d'une jeune fille catholique à qui il croit pouvoir dissimuler, à elle comme à sa famille, qu'il est juif - et Abraham de lui expliquer : « Tu es le tailleur Yankel Weizman, ta langue maternelle est le yiddish ! Tu as tellement l'accent que même quand tu dis rien on l'entend ! Tu manges cacher, tu vas à la synagogue, tu te sens toujours coupable de tout et en même temps tout est de la faute du monde entier, tu te plains toujours, tu pleurniches toujours, tu dis oy vey oy abroch' cent fois par jour, tu discutes toujours de tout, tu veux toujours avoir raison, tu veux tout le temps te suicider, et tu me demandes si ils pourraient se douter de quilqui chouse !? » ; ces moments incroyablement drôles, donc, attisent ce que toute vie humaine peut avoir de beau et de fraternel dans ses instants intimes ou simplement quotidiens, et bien sûr soulignent le contraste avec ce qu'elle aura de plus terrible, pour finir en harangue contre Dieu lui-même : « Comment oses-tu paraître encore à la lumière du jour ! Qui voudrait regarder Qui pourrait voir encore Ce monde où les vivants sont morts Plus que les morts Ces fantômes exilés Ces pyjamas rayés du monde des vivants ». Et Abraham de pointer son index sur Dieu et de le menacer : « Il faudra que tu t'expliques ! Je te laisserai pas tranquille... Personne te laissera tranquille... » Et nous repartons, et le public repart, ivres de ces rires si vrais, si francs, mais abattus aussi par ce que nous savons du temps auquel Jonasz les a soustraits, et par celui auquel on les destinait.

Actuellement au théâtre du Petit Montparnasse.

22 septembre 2009

Dieu ?

Dieu

 

Pourquoi croyez-vous en Dieu ?
Pour trouver la force de partir d'ici-bas.

Pourquoi n'y croyez-vous pas ?
Pour trouver celle d'y rester.

 

 

 

 

 

 

7 septembre 2009

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Le Fric-Frac Club, site émérite s'il en est, a lancé sa deuxième formule, ce matin à l'aube.

Surprise, le Fric-Frac 2 s'inaugure avec une critique de Et que morts s'ensuivent, critique originale et assez brillante signée Garp - à qui j'en voudrai seulement d'avoir fait état d'une coquille, en effet "trop belle pour être vraie" et qui, sans lui, aurait pu, aurait dû, rester inaperçue...

Lire l'article
en cliquant sur FricFrac (fichier au format pdf).

2 septembre 2009

Remise du Grand Prix de la Nouvelle par Christiane Baroche

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Le 16 juin dernier, le jury de la Société des Gens de Lettres (SGDL) me remettait le Grand Prix 2009 de la Nouvelle.


Je me permets de retranscrire ici l'allocution de Christiane Baroche, qui obtint ce même prix en 1994, sans parler du Goncourt de la Nouvelle en 1978, et qui, au cours de cette soirée aussi émouvante qu'amicale, fut en quelque sorte ma marraine.
Je veux ici la saluer, et la remercier d'avoir fait montre d'autant d'enthousiasme pour mon recueil, et de chaleur à mon endroit.

Christiane_Baroche« Les nouvelles de Marc Villemain constituent certes un recueil, mais surtout un cimetière de stèles, lesquelles en terminent avec onze destinées plus ou moins funèbres mais comportant des filigranes savoureux !

Autant de mise en... boîtes, en quelque sorte, et à prendre au double sens de l'expression : ici, l'on tue - ici l'on dégringole, en parallèle, certains auteurs, à commencer par Villemain lui-même (sous un nom abrégé) ! Et d'une dalle à l'autre, il court, il court le furet, sous le couvert d'une Géraldine Bouvier qu'on voit renaître de page en page, jeune, vieille, mère d'un enfant digne de la Guerre des boutons, infirmière, cantatrice, en définitive très portée sur l'assistance de personnages en péril mais qui, parfois, hésitent encore !
Quant aux instruments mortifères, ils oscillent de la fourchette aux ciseaux, de l'acide à la fourche paysanne, et du cannibalisme au coup de feu mal orienté.

Reconnaissons-le, Villemain exploite à mort, n'est-ce pas, tout ce qui lui passe sous la main, pardon, sous la plume, laquelle in fine, vient à bout du MD qui nous a valu toutes ces histoires. MD ? Allons, ces initiales ne vous disent rien ?  »

Christiane Baroche

29 août 2009

Lecture de Michèle Pambrun

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Michèle Pambrun a déposé un commentaire sur mon blog, suite à sa lecture de Et que morts s'ensuivent. Le propos me semble suffisamment neuf et original pour que, avec sa permission, je lui donne cet écho supplémentaire.

Il est rare, je peux bien le dire, que la lecture d'une critique m'apprenne quoi que ce soit sur mes livres, ou simplement m'invite à les (re)lire par un autre bout. Aussi, je remercie Michèle Pambrun d'esquisser ici une lecture quasi-structuraliste de mon recueil, dans le droit fil du "nouveau réalisme", étayé par Jean-Claude Lebrun. Lecture que, naturellement, j'aurais été moi-même bien incapable d'entreprendre. Et que je trouve, non seulement intelligente, mais fort séduisante.

Voici donc ce qu'elle en dit :

" Cela ne cesse de faire signe sans que d'abord l'on s'en avise : les nouvelles de Et que morts s'ensuivent se présentent précédées d'un chiffre romain.

La numération romaine est une survivance d'une pratique archaïque, antérieure à l'invention même de l'écriture (donc, à strictement parler, préhistorique).

Deux nouvelles constituent une remontée vers ce que l'on peut considérer un archaïsme :
VII. "Anna Bouvier" (le cannibalisme).
IX. "Jean-Charles Langlois" (le retour à l'état d'enfance).
Ces deux nouvelles, de quatorze pages chacune, encadrent la nouvelle VIII, "Jérôme Allard-Ogrovski" (deux pages), dans laquelle "Le parallèle entre l'ingestion (d'un) animal mythique et l'intrusion de la matérialité électronique du monde dans le sexe femelle apparaît comme la métaphore souveraine et absolue de l'infection que représente pour tout être humain le côtoiement contraint de ce qui n'est pas soi : le monde est l'autre mot pour désigner l'infection."

Un monde, de fait, où cohabitent la haute technologie et des situations parfaitement archaïques appartenant à des temps reculés de l'histoire. Pour dire - questions vives de nos sociétés post-industrielles - la régression dans des comportements primitifs, comme si le temps s'était inversé et renvoyait les individus dans la barbarie des origines.

C'est ce que le critique Jean-Claude Lebrun dans Visages du roman français contemporain qualifie de "nouveau réalisme". C'est-à-dire cette veine de romans (ou nouvelles) qui s'emparent du réel, en construisent des images surchargées, saturées, et qui en accentuent ainsi les traits profonds.

Ce n'est sans doute pas un hasard si l'auteur de
Et que morts s'ensuivent
qualifie de "personnalité complexe, mélancolique et houellebecquienne" le personnage de Pierre Trachard dans la nouvelle VI. Cette nouvelle étant d'ailleurs une sorte de pierre angulaire dans la construction du livre, si l'on considère qu'il y a cinq nouvelles avant et cinq nouvelles après. Le personnage de P. Trachard dont l'activité d'écriture dans son journal n'est pas sans évoquer le Perec "d'Espèces d'espaces", de "Penser/Classer" et de "L'infra-ordinaire".

L'on peut ajouter qu'à l'instar des tragédies antiques, les histoires de Et que morts s'ensuivent se terminent toujours par un sacrifice humain (figures portées par un désespoir mortel), cependant que l'auteur malicieux nous réserve de jolies surprises : c'est que le "déprimisme" broie du noir avec délectation.
"

Michèle Pambrun

28 août 2009

Et que morts s'ensuivent : Fluctuat.net

logo_cmjnCritique parue sur Fluctuat.net, signé par un ou une certaine "Elobru" (?)

 

Nouvelles de la mort

 

La mort s'appelle Géraldine Bouvier dans les nouvelles de Marc Villemain. Elle endosse successivement les rôles d'une cliente d'un institut de beauté, d'une femme de ménage, d'une infirmière, d'une cantatrice.... Elle est le signe que le drame va se produire. Car des drames, il n'en manque pas, dans le très justement nommé Et que morts s'ensuivent.

Chaque nouvelle du recueil de Marc Villemain est le compte rendu détaillé des circonstances particulières d'une mort, partielle ou totale.

Partant du principe que la vie d'une personne est tout entière contenue dans la façon dont elle meurt, il pourrait se dégager des portraits singuliers et forts de ces nouvelles. Pensons à Marat dans sa baignoire. Ce n'est pas le propos du livre, et c'est dommage. L'écriture de Marc Villemain est élégante et précise, certes, mais surtout distanciée au point qu'il nous semble observer les personnages depuis une table d'autopsie. Comme s'ils étaient morts avant d'êtres morts. Les personnages ont pour point commun d'être désincarnés, et sans illusion à ce propos : « Langlois eu très tôt l'impression d'une distance impraticable entre lui et la vie : l'avancement dans l'âge lui permettra simplement de la creuser et d'en décider souverainement. »

D'où l'idée que peut-être, ce qui importe et qui rassemble ces destins en un tout, par-delà des singularités finalement sans grande acuité, c'est d'être voués à rencontrer Géraldine Bouvier. On a parlé à propos de ce livre de « satire sociale ». On peut également considérer que ces détails propres à notre société, bien observés par Marc Villemain, sont une sorte d'équivalence aux fruits et bijoux qui ornent les tableaux « vanités » : dérisoires. Belle leçon de fatalisme.

Trois nouvelles sont plus prenantes que les autres, « Jean-Charles Langlois », « Jean-Claude Le Guennec », « Matthieu Vilmin », sans doute en raison de leur plus grande longueur. L'auteur ne réduit pas dans ces nouvelles ses personnages à des traits essentiels et caractéristiques, et nous avons le temps de se demander où il va bien pouvoir nous emmener. Une nouvelle, enfin, « Anna Bouvier », transforme la compréhension que l'on peut avoir enfin de l'ensemble du recueil. Car c'est quand même la question que l'on se pose au fur et à mesure de l'avancée de l'ouvrage : y a t-il un lien autre que Géraldine Bouvier entre tous ces personnages ? Y a-t-il d'autres recoupements ? Si l'on suit la pente que dessinent ces récits, on serait tenté de répondre que non, justement, il n'y a rien à comprendre, et c'est bien ce que l'on peut reprocher à ce livre. En tout cas il donne furieusement envie de se plonger dans un roman picaresque, un roman où les personnages sont faits de chair et de sang s'il vous plaît.

"Elobru" (?)

2 juillet 2009

Questionnaire du Fric-Frac Club

 

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 Le  Fric-Frac Club m'a gentiment suggéré son questionnaire, que voici donc.

Le questionnaire du Fric-Frac Club : Marc Villemain
par Bartleby (Éric Bonnargent)

Marc Villemain est un écrivain né en 1968 qui vient d'être récompensé par la Société des Gens de Lettres pour son recueil de nouvelles, Et que morts s'ensuivent, un recueil drôle et cruel dans lequel le corps est malmené, blessé, malade, torturé et même dévoré... La figure de la protéiforme Géraldine Bouvier hante ces nouvelles des plus savoureuses...

Que ferez-vous lorsque plus personne ne lira de livres ?

Je ne crois pas à cette éventualité. L’homme cherchera toujours à consigner ses connaissances ou ses émotions et cherchera toujours à s’enquérir de celles des autres. Si ce n’est pas le cas, alors cela signifierait que l’humanité entre dans une phase d’involution. Hypothèse intéressante, mais les indices que nous en avons, même si d’aucuns peuvent sembler tangibles, demeurent assez marginaux et ne constituent pas une totalité suffisamment complexe pour faire sens. Sur un plan personnel, c’est autre chose. Ai-je besoin de lire pour vivre ? De penser, de réfléchir, d’aimer, oui, sans doute. De lire et d’écrire, je n’en suis pas complètement certain, même si cela me donnerait sans doute l’impression d’être un peu seul sur terre. Quelque chose en moi est irréparablement contemplatif : un coucher de soleil, les sons ordinaires de la nature, une bonne bière et l’attente de la mort pourraient suffire à me combler.

Le premier souvenir (ou émotion) littéraire ?


J’en citerai deux, qui se disputent les faveurs du protocole. Deux livres lus et relus à l’abri de mon oreiller, en suivant les lignes avec le doigt. Le premier est La locomotive du Club des Cinq, épisode brillant et follement romanesque où le brouillard tombe aussi grassement que des tranches de lard sur les landes bretonnes et prend au piège mes amis François, Michel, Claude et Annie, sans oublier ce bon vieux Dagobert. C’est dans cette opacité dangereuse qu’on entend ronronner le moteur d’un avion, lequel va inopinément larguer des caisses de dollars, opération à laquelle sont mêlés de terrifiques gitans. Premier souvenir de l'incomparable plaisir d’avoir peur.
Le deuxième, c’est Les Vacances, de Sophie Rostopchine, alias la Comtesse de Ségur. Une merveille. J’ai un peu oublié la distribution des rôles, mais je crois me souvenir que je me prenais pour le petit Paul, et que j’étais on ne peut plus sensible aux charmes respectifs de Camille, Sophie, Madeleine et Marguerite. J’associe tout cela à deux impressions : ma sensibilité à une certaine élégance de mœurs, et bien sûr mes premiers troubles érotiques.
Je serais tenté d’ajouter Michel Strogoff, mais je crois l’avoir lu après l’avoir vu, sous forme de feuilleton, dans les années soixante-dix. C’était adapté par Claude Desailly, l’ineffable créateur des « Brigades du Tigre ». Je me souviens surtout de cette scène, qui me hante encore, où l’on condamne Michel Strogoff à la cécité en passant devant ses yeux un couteau chauffé à blanc. Terrible.

Que lisez-vous en ce moment ?

En ce moment précisément, J. G. Ballard, sa Trilogie de béton (Crash, L’île de béton, I.G.H.). Je n’en dirai qu’une chose : d’avant-garde au début des années soixante-dix, il le reste au début du troisième millénaire et le restera trente ans encore, a minima. On aime ou n’aime pas, je comprends très bien les deux options, mais ça force le respect.

Quels sont les auteurs que vous avez honte de n'avoir jamais lu ? Avez-vous réellement lu A la recherche du temps perdu en entier ?

Bien sûr que non, je n'ai pas lu la Recherche ! Je me souviens, plus jeune, avoir voulu m'y lancer, et avoir seulement lu ce qui, je crois, en constitue l'ouverture, Combray. C'est au même âge, où j'étais davantage intéressé par les périphéries théoriques de la littérature, que j'avais lu son Contre Sainte-Beuve. Mais n'ayant pas lu La Recherche, j'ai un peu l'impression de ne rien pouvoir dire de Proust. Ce livre a pour moi l'image d'un livre-monstre, si bien que je m'en défie un peu ; je veux pouvoir y venir à mon gré, quand bon me semblera. Car il est à peu près évident que je le lirai ; mais quelque chose me dit que je ne le lirai correctement que lorsque je serai, comme on dit, retiré des affaires ; cette lecture occupera donc sans doute mes vieux jours.
Il y a beaucoup d'auteurs, de réputés grands auteurs, que je n'ai pas lus, comme tout le monde. Mais je ne ressens aucune honte à cela (je ne vois d'ailleurs pas bien ce qu'un tel sentiment viendrait faire ici), la seule chose que je puisse éprouver étant le simple désir de les découvrir. Une vie d'ailleurs ne suffirait sans doute pas à lire, à bien lire, l'ensemble des chefs-d'œuvre littéraires que porte l'humanité. Je n'ai pas de nom particulier à vous donner, il y en a tant ; ou si, tiens, parce que j'ai les deux tomes sous les yeux : je n'ai pas lu Musil, L'homme sans qualités. C'est au programme, voyez, c'est là, sur ma table, depuis des années...

Suggérez-moi la lecture d'un livre dont je n'ai probablement jamais entendu parler.

L’Univers dégluti, de K. H. Cemmese – absolument introuvable.

Le livre que vous avez lu et que vous auriez aimé écrire ?

La Bible. Et tout le reste…

Quel est le plus mauvais livre que vous ayez lu ?

Aucune idée. D’autant que je trouve toujours une bonne raison de sauver un livre, même s’il me semble désastreux. Bref, votre question m’ayant laissé parfaitement coi, j’en ai parlé avec ma femme, qui lit beaucoup plus et beaucoup mieux que moi. Tous deux avons donc entamé une partie de « Jourde et Naulleau », ce jeu de société très en vogue. Malheureusement, les règles de ce divertissement continuent à nous échapper… Et puis, au fond, à quoi bon ?

Quel est le livre qui vous semble avoir été le mieux adapté au cinéma ?

Cela pourra vous paraître étrange, mais c’est pour moi l’entrée la plus compliquée de ce questionnaire… C’est que je ne suis pas un cinéphile très averti : j’aime le cinéma, énormément, mais comme un enfant peut l’aimer. Je ne dis pas qu’il me fait perdre mes capacités de jugement ou mon esprit critique, mais je l’associe toujours plus ou moins à un moment de détente, de ressourcement ou de répit. Je suis très décevant, intellectuellement, quand je dis ça !, mais je ne peux m’empêcher de l’éprouver… J’ai donc une conception du cinéma très américaine finalement, quasi-hollywoodienne. Il me faut du mouvement, de la situation, de la tension, de la repartie. Je suis très bon public. D’une certaine manière, on pourrait dire que j’aime du cinéma ce qui n’y appartient pas toujours stricto sensu.

Enfin bref, je vais citer plusieurs adaptations de films que j’ai aimées, inégales sans doute, mais que, pour la plupart, j’ai vues au moins deux fois. Ne cherchez pas un ordre, il n’y en a pas, ça vient comme ça vient. Beaucoup de bruit pour rien, de et avec Kenneth Branagh, accompagné de celle qui était encore son épouse, la délicieuse Emma Thompson. J’ai conscience du relatif académisme de la chose, de sa préciosité un peu étudiée, mais c’est un délice, romantique à souhait, merveilleusement joué. Et puis rendez-vous compte : porter Shakespeare au cinéma ! Donc, ce film m’emporte vraiment : je le souligne d’autant plus que je suis assez peu attiré par le cinéma qui distille un certain bonheur de vivre. Aussi est-il rarissime que j’aime une comédie, sauf à ce qu’elle arrive au niveau d’un Woody Allen – ce qui n’arrive pas tous les jours.

En fait, je suis sensible aux fresques, aux épopées, aux grands récits – c’est peut-être là que repose mon romantisme. Dans cette veine, je pourrais citer Le Nom de la Rose. Dieu sait que je ne suis pas très sensible à ce qui inspire le cinéma de Jean-Jacques Annaud, mais son adaptation de ce prodigieux roman était quand même une très belle réussite. J’en ai conservé quelque chose de très sombre, terreux et très puissant. Ou encore De beaux lendemains, d’Atom Egoyan, d’après le roman de Russel Banks. Je comprends qu’on puisse trouver cela un peu attendu, mais j’ai une vraie tendresse, dans ce film, pour le visage, les traits et la voix de Ian Holm.

Maintenant, que ces films m’aient plu, touché, inspiré, n’enlève rien au fait que quelque chose en eux peut finir par m’écoeurer. Au fond, je crois que plus les choses sont apurées, dégraissées, nettes, assumées, plus je les conserve. Mort à Venise, par exemple, de Visconti : je crois que c’était parfait, cette beauté ultra-maîtrisée, troublante, impalpable. Et Dick Bogarde y est magnifique. Ou Le silence de la mer vu par Melville. Ca, c’est un exploit. Un truc auquel personne n’aurait jamais pensé. Pour s’attaquer à ce texte-là, si sublime, si peu cinématographique, si taiseux, dont on sait par ailleurs tout ce qu’il représente, il fallait un certain génie. Et quelque chose de Melville, ici, de toute évidence, a été transcendé. Et puis ça fera plaisir à ma femme que je dise un mot du cinéma français, lequel a souvent tendance à m’agacer… Enfin il a fourni quelques belles très belles adaptations, c’est sûr : le Pialat de Sous le soleil de Satan, par exemple, ou celle de Simenon par Granier-Deferre, avec Le chat ou La veuve Couderc ; et puisqu’on évoquait Bernanos version Pialat, je pourrais aussi citer Le journal d’un curé de campagne, par Robert Bresson, dont je garde le souvenir d’une assez grande justesse, de quelque chose de douloureux et d’inspiré. Difficile aussi de ne pas dire un mot du Mépris, même si je trouve que Godard en fait toujours trop, qu’il est toujours trop présent. Mais c’est une sorte de mythe, et je ne sais plus guère, au fond, pourquoi j’aime ce film : est-ce la jolie moue perpétuelle de Bardot, est-ce la musique de Delerue, la maison de Malaparte… ? ; enfin j’ai conscience de cette qualité qu’a Godard de se sentir libre en tout et de tout, de la grande modernité de sa liberté. Mais je persiste à lui préférer Truffaut – dont on sait d’ailleurs combien il puisait dans la Série Noire.
J’ai un souvenir également très net de l’adaptation par Almodovar, dont je ne suis pas toujours très amateur, du Matador de Vargas Llosa. J’étais assez jeune lorsque je l’ai vu, et j’avais été subjugué par cet investissement charnel dans les couleurs du sexe et de la mort. Mais lorsque je l’ai revu, il n’y a pas si longtemps, j’ai été très déçu, j’ai trouvé ça lourd, kitsch, assez grossier en vérité… Pourtant, ce qui est intéressant dans ces cas-là, c’est que la première impression ne s’estompe jamais tout à fait : en fait, on court après, on essaie de la rattraper.

Au fond, comme je disais, j’aime sans doute un cinéma qui parvienne à conjuguer l’inventivité, l’intelligence, la tension et le jeu. A partir de là, je suis mûr pour beaucoup de choses. Par exemple pour Orange mécanique revu par Kubrick. Dans le registre, jamais égalé. C’est comme un livre de J. G. Ballard : de ces œuvres dont on dirait qu’elles n’ont pas d’âge, à ce point hors des normes qu’elles dynamitent et ringardisent les codes, qu’elles rendent la critique anachronique. Un cran en dessous, un film comme Misery, inspiré de Stephen King, mérite qu’on en dise un mot. On dira ce qu’on veut de King, et d’abord que ses livres sont presque faits in natura pour le cinéma. Ce qui est vrai. Qu’il est autrement plus aisé d’être le réalisateur de Misery que celui du Silence de la mer ou du Mépris. Et c’est encore vrai. Malgré tout, il faut reconnaître du génie à King et un sacré talent à Rob Reiner, qui a su saisir cette improbable relation entre un écrivain et sa lectrice pathologique. Et James Caan et Kathy Bates y sont assez époustouflants. Récemment, dans un registre qui pourrait s’en rapprocher, j’ai revu ce que Polanski avait fait de Rosemary’s baby, le roman d’Ira Levin. Je me suis plutôt amusé, mais c’est un film que j’ai du mal à penser.

J’ai un excellent souvenir de Short cuts, de Robert Altman. Quand on pense au culot qu’il lui a fallu pour mettre en film, non un livre, mais l’œuvre, ou disons la quintessence de l’œuvre de Raymond Carver ! J’ai parfois pensé à ce film, lorsque j’écrivais les nouvelles de Et que morts s’ensuivent, à la cohérence intérieure qu’Altman a comprise, disséquée et filmée chez Carver.

Mais j’aime par-dessus tout nos bons vieux polars noirs, pleins de codes, de clichés, de dérision, ces ancêtres des frères Cohen, de Lynch... Pensez seulement à ce que Hitchcock a fait des Oiseaux, la nouvelle de Daphne du Maurier, ou de Fenêtre sur cour ; à l’adaptation par Howard Hawks du Grand Sommeil de Chandler, ou à celle du Faucon Maltais, de Dashiell Hammett, par John Huston. Nous avons là un cinéma qui ne vieillit pas, et des romans que l’on s’amusera encore à adapter dans cinquante ans et davantage, c’est certain. Pour conclure, et tant pis si je ne suis pas très original, je dirai quand même qu’aucun de ces films n’a réussi à estomper le livre. Que l’obligation dans laquelle se trouve le réalisateur, fût-il un génie, de contracter ou d’extrapoler le propos, c’est selon, le conduit forcément à un parti pris qui l’éloigne du roman ; pas de son noyau, pas de sa source ou de son « dikt », mais de sa palette, de ses méandres, de ses digressions, de ses éclairages ou de ses obscurcissements volontaires, que le cinéma n’a donc pas la possibilité d’assimiler ou d’exploiter. C’est pourquoi il me semble qu’on doit toujours regarder ces films comme des objets à part entière. Leur réussite ou leur échec ne tient jamais au livre lui-même.

Écrivez-vous à la machine, avec un ordinateur ou à la main ?


J’ai le fantasme classique de la Remington – son cliquetis martial, sa carrosserie de tank, son martèlement incessant, qui donne à celui qui l’utilise l’impression d’un sacré rendement ; sans parler de ces bons vieux polars dont je parlais à l’instant, où le détective y tape ses notes dans un mouvement mêlé de flegme et de frénésie, armé pour l’essentiel de sa tête amochée et d’un whisky de caractère. J’ai souvenir, enfant, qu’il y a avait une machine à écrire à la maison – mais pas une Remington… Je m’en servais souvent, mais elle était de très piètre qualité.
Bref, aujourd'hui, pour l’essentiel, c’est l’ordinateur. Directement. On tape, on met en forme, et c’est plié. Prêt à être mailé. Le bureau est impeccable, pas de trace de pelures de gomme, d’épluchures de crayon, de taches d’encre sur les feuilles ou les doigts. Malgré tout, si je me suis sans doute définitivement approprié mon ordinateur, au point que celui-ci soit devenu un objet intime, presque inviolable, je me sens frustré de quelque chose. Car c’est tout de même très froid, très lisse, très propre, très silencieux. Le traitement de texte par ordinateur nous confronte à un objet textuel dont la forme est instantanément aboutie, ce qui peut donner une impression trompeuse du contenu. Car un texte tapé à l’ordinateur nous apparaît comme publiable en l’état, il représente une projection du livre à venir ; à tel point que j’écris mes livres en suivant une pagination standard des livres – je règle les tabulations en conséquence. C’est agréable parce qu’alors on a une petite idée du nombre de pages que cela représentera au final, que la typographie est peu ou prou la même que celle d’un vrai livre, mais cela nous fait aussi passer un peu à côté de l’artisanat de l’écriture, de cette sensation très physique, très crue, de tenir un crayon, de le faire riper sur une page, de la possibilité de chiffonner celle-ci et de la balancer de rage dans la corbeille, ce genre de choses.
Enfin, ce qui m’inquiète, c’est que je deviens très maladroit avec un stylo. Mes lettres vont finir par être aussi hésitantes que celles de mon fils, qui n’est pourtant pas bien vieux. C’est un peu effrayant, quand on y pense.

Écrivez-vous dans le silence ou en musique ?

Les deux. C’est mon problème : je manque de rituels d’écriture. D’une routine féconde. Je dois chaque jour improviser une nouvelle structure mentale, réinventer les conditions de mon exploit…
Le silence me va assez bien, toutefois. Mais il me faut un silence un peu terne, un peu mécanique. Celui de la nature est incompatible : trop de petits brins d’herbe où fixer son attention, trop d’écume à contempler dans les vagues, trop de petits animaux à observer. Je n’ai pas la concentration aisée et je suis très facile à distraire. Aussi je suis abasourdi quand un écrivain dit trouver les bonnes conditions d’écriture dans un bistrot bondé de gens criards. C’est selon, donc. Si je ne parviens pas à cette qualité de silence-là, la musique y supplée. Mais dans les grandes largeurs, et obligatoirement sous un casque. Un Requiem, c’est très bien : Bach, Fauré, Brahms, Mozart, pourquoi pas Verdi ; ou du heavy metal, quelque chose d’assez massif, obsédant, répétitif sans être sec, disons de Black Sabbath à Rammstein ; puis du piano solo, Keith Jarrett surtout (pas en trio donc, sinon je marque le tempo du pied et ça me perturbe). En fait, j’adapte la musique à ce que j’écris, à ce que j’ai besoin d’écrire. Je la choisis sciemment en fonction de ce que je veux ou cherche, et il peut arriver qu’elle participe directement du sens que je donne à mes phrases.

Qui est votre premier lecteur ?


Ma femme, parce qu’elle le vaut bien.

Quelle est votre passion cachée ?

Ma vraie passion, c’est la contemplation : le vide, le néant, le silence, l’inerte, mais aussi le bruit, la fureur, le spectacle, les gens, la nature.
Mais je conçois que ma réponse ne soit pas tout à fait satisfaisante. Alors je dirai : le heavy metal. Et pas seulement comme exutoire, ce serait trop simple (AC/DC y suffirait). Non, ça va bien plus loin que ça : cela charrie une esthétique du monde, une solennité mêlée de marginalité, une violence qui parvient à conjuguer archaïsme et sophistication, quelque chose de très profond finalement, ancien, enraciné, universel et sibyllin, doté d’une sorte d’intuition spontanée sur l’humain… Bon, voilà, je n’ai plus de passion cachée !

Qu'est-ce que vous n'avez jamais osé faire et que vous aimeriez faire ?

D’abord et avant tout, tuer l’amant de ma femme.

30 juin 2009

Et que morts s'ensuivent : Jean-Pierre Longre dans sitartmag.com

sitartmagL'inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier
Critique parue sur sitartmag.com magazine culturel en ligne

Grand Prix de la SGDL 2009
Article de Jean-Pierre Longre


Et_que_morts_s_ensuivent
C’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…

La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.

Et que morts s’ensuivent
se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué récemment par la Société des Gens De Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.

29 juin 2009

Les 7 Mains : c'est la fin

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C'
était hier la fin du blog Les 7 mains, lancé le 16 février dernier avec quelques compères : Claire Le Cam, Emmanuelle Urien, Jean-Claude Lalumière, Fabrice Lardreau, Stéphane Beau et Bertrand Redonnet.


Le blog reste toutefois en ligne - accès direct ici, pour celles et ceux qui le découvriraient avec quelque retard...

Surtout, Emmanuelle Urien, Stéphane Beau et Bertrand Redonnet lui donneront prochainement une suite, ailleurs, et à leur manière. A suivre, donc. En leur souhaitant le meilleur.

26 juin 2009

Heaven & Hell au Casino de Paris : la leçon de Ronnie James Dio

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Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la  grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'
AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.

À propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells,  le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.

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Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais enfin nul ne peut contester que c'est aussi lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.

L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.

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Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.

Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame  l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.

Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans Heaven & Hell... Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?

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Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.

Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à  cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.

 

25 juin 2009

Et que morts s'ensuivent : Le Courrier de l'Ouest

Article de Jean-Paul Guéry paru dans l'édition du 23 juin 2009 du Courrier de l'Ouest (cliquer sur l'image pour agrandir).

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