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Marc Villemain

19 novembre 2008

De mon silence

D'aucuns, lecteurs fidèles ou simplement vigilants, s'étonneront peut-être de mon silence, à l'heure où pourraient se jouer, non seulement l'avenir du parti socialiste tel que nous le connaissons depuis trente-cinq ans (et tel que j'y ai, naguère, milité), mais la remise à plat du paysage idéologique français, voire européen.

L'explication par la lassitude, dont je ne saurais nier qu'elle possède bien des fondements, n'en serait pas moins insuffisante - et, selon l'angle d'où l'on se place, en partie injuste. S'il est vrai que ce qui semble mouvoir la vie politique française, et la manière même dont elle se meut, peuvent à l'occasion m'affliger ou me faire sourire, en tout cas me décourager, cette force à l'oeuvre n'en prend pas moins son sens dans l'évolution générale du monde. La lassitude est chose normale : aucun citoyen ne peut décemment se sentir obligé de porter intérêt à ce qui  ne lui apparaît plus que comme un spectacle assez vain, et souvent vulgaire, en plus d'être parfaitement prévisible. Le champ politique ne nous renvoie plus guère qu'une onde d'hystéries cumulatives, faites d'arrangements permanents avec l'histoire et d'augustes certitudes bien réparties : de cela seul, il serait légitime, en tout cas excusable, de se sentir las. Toujours est-il que je ne trouve au fond aucun motif de réjouissance à ce que le champ politique ne suscite plus chez moi autre chose qu'un vague mouvement d'ironie ou de dégoût.

Toute personne qui prêt attention, non seulement à la politique, mais à l'évolution de l'humanité, se retrouve au coeur de trois tentations, qu'il faut tout à la fois et paradoxalement savoir entretenir et éviter.
- La tentation de la nostalgie :
non en raison de ce type de croyance, peu conséquent, qui pourrait conduire à considérer que c'était mieux avant, mais parce que les mouvements politiques contemporains semblent de très piètres héritiers de l'histoire, ce qui les conduit à voir patiner leurs doctrines. L'histoire en effet ne sert plus qu'à cautionner le présent, et l'on n'en use plus que comme d'un impensé fonctionnel dont on manipule les symboles à la seule fin de se placer soi-même dans l'histoire. Cette tentation de la nostalgie, qui ne manque ni d'attraits, ni de ressorts, induit toutefois une forme assez mécanique d'impuissance au présent.
- La seconde tentation est celle de la radicalité, qui fait écho à la précédente et obéit au même sentiment déçu, à la même insatisfaction que procure un présent également étouffant et creux. Elle a pour avantage de secouer les inerties et d'obliger aux remises en question, mais, par indifférence relative au passé, et d'une certaine manière au réel, court le risque de l'échec permanent en s'abonnant à l'impossibilité d'entraîner suffisamment d'adhésion à ses causes ou à ses méthodes.
- Enfin il y a ce que je désignerai par la tentation de la raison, qui induit une rationalisation de l'idée de gouvernance, comme on le voit à l'oeuvre un peu partout, les véritables dirigeants (ou décideurs) étant les experts anonymes et les techniciens de haut vol qui foisonnent dans toute collectivité publique : leur but, mieux : leur mission, se résume à une veille constante afin d'organiser l'adaptation permanente à un système donné.

Tout  cela est bien sûr très schématique, mais il est certain, toutefois, que les forces politiques françaises ont à gérer en leur sein ces multiples tentations, également inopérantes quand elles sont investies séparément, sans doute plus judicieuses dès lors qu'elles sont acceptées et pensées conjointement. Pour revenir à ce qui me fournit l'occasion de ce propos, les différents courants du parti socialiste, auquel on peut adjoindre quelques-unes de ses petites forces d'appoint, se sont longtemps organisés autour de ces trois paradigmes, et continuent peu ou prou à le faire.

Nous ne rencontrerions donc que le changement dans la continuité - même si je ne peux m'empêcher de penser que tout cela se joue tout de même un cran en-dessous de ce que nous avons pu connaître dans le passé. Mon désinvestissement, presque total aujourd'hui, obéirait donc à des mobiles plus personnels. Je ne me satisfais pas, pourtant, de cette impression, récurrente, que toute ingérence du champ politique dans la pensée finit par la salir. Mais si je veux bien m'accuser de tous les torts et de toutes les démissions, je ne peux m'empêcher de déplorer l'état assez pitoyable du discours politique contemporain, que ne contribue pas à améliorer l'arrivée de nouveaux militants, dont on nous dit dans un souffle de béatitude extasiée qu'ils sont plus jeunes, plus énergiques, plus déterminés,  plus mobiles et plus ouverts que jamais, mais dont on peut tout aussi bien penser qu'ils sont moins instruits, moins lucides, moins soucieux des temps humains, de l'histoire et du monde, spécialement dans le cas de ceux qui, adeptes d'une manifestation à peine réactualisée du renouveau charismatique, disent vouloir rallumer tous les soleils, toutes les étoiles du ciel. Dans le meilleur des cas, l'enthousiasme de cette génération montante retombera comme un soufflet lorsqu'elle se heurtera au plafond et comprendra qu'on a beau monter et monter encore, le ciel nous demeurera toujours inaccessible. On fabrique ici, en dépit des apparences contraires, une génération de cyniques.

Le spectacle socialiste a donc des odeurs de vieille soupe à l'oignon. Soit. Ce n'est pas grave, on l'a déjà vu, et cela passera. Ce n'est en tout cas pas suffisant en soi pour se détacher de ce qui se joue ; il suffit de ne pas y prêter plus d'attention qu'il n'en faut. Ce qui inquiète, pourtant, et qui de facto m'éloigne plus encore de ce mouvement, c'est l'audience proprement régressive d'une rhétorique qui confond sciemment la morale et la politique et se joue d'aspirations spirituelles informulées au niveau individuel à la seule fin de combler un désarroi doctrinal et de s'enchaîner à un mouvement de foule. On ne dira d'ailleurs jamais assez combien la complaisance des médias, loin de conforter la légitimité de l'action politique, la discrédite au contraire, et pour longtemps.

Au fond, je reste persuadé qu'a de l'avenir politique celui ou celle qui en reviendra à quelques fondamentaux. Il ne s'agit pas tant de renouveler des têtes, ou d'exhiber une quelconque diversité, ou de bousculer les organigrammes internes, ou de prôner une nouvelle façon (laquelle ?) de faire de la politique, mais de recoudre le fil de la pensée. Or il ne saurait y avoir de pensée politique conséquente sans un substrat culturel qui ne se contente pas d'enthousiasme pour la nouveauté et de dévotion à la masse, toutes choses dont nous découvrons les socialistes obnubilés, et alors que nous attendons toujours de leur part une quelconque charpente doctrinale sur leur vision des relations internationales, de la culture, de la justice ou de l'économie.

Mon silence n'est donc qu'un retrait, à la fois volontaire et contraint. L'âge aidant et le temps passant, je ne vois pas bien ce qui pourrait m'en faire sortir, même s'il est vrai que l'histoire a des raisons que la raison ignore. Je sais en tout cas que la désignation d'un nouveau Premier secrétaire ne devrait pas y changer grand-chose.

7 novembre 2008

Ecrire, dit-il

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J'ai consacré un petit essai, que je n'ai pour le moment pas publié, à essayer de comprendre sur ce qui pouvait pousser un type dans mon espèce à passer quelques heures quotidiennes devant un bureau et essayer d'y écrire - ce blog, des articles, des critiques, des livres. Bien sûr, à l'origine, les choses sont complexes,
travaillées, taraudées, bigarrées, et elles le sont sans aucun doute pour tout écrivain : quelques bonnes raisons, quelques mauvaises, en proportions peu ou prou égales. Dorénavant, et exceptés ces moments, trop rares il faut bien le dire, où l'écriture fait écho, où à un style semblent coïncider une pensée ou un désir, où l'on se prend, finalement, au jeu de l'euphorie de soi-même, dorénavant, disais-je, je sais bien pourquoi j'écris : j'écris pour elle.

 

6 novembre 2008

Quand l'ignorance vaut mieux que la connaissance


Ne jamais chercher à être soi, et se défaire de l'idée d'y parvenir. Ne serait-ce que parce que nul ne sait ce que pourrait être un soi pur, et que le désir même de se trouver altère notre quête. Mais surtout parce que si chacun était soi, alors la surface de la terre ne serait plus que
cadavres. 

5 novembre 2008

Au fil de la vie


L'homme alors se retourne, stoppé net dans son élan vers l'avant. Il regarde, s'interroge, ne voit rien, se convainc de scruter mieux et davantage cette lande qui maintenant lui obscurcit le regard. Un banc de brume recouvre tout ce qui peut-être pourrait encore subsister. Est-ce amertume, est-ce dépit, alors il tombe à genoux,
tremblement désolé. Aucune parole ne lui vient, seule une voix de lui inconnue prie le ciel que la clarté descende enfin, qu'enfin il retrouve le fil perdu.

31 octobre 2008

Echange et désaccord avec Pierre Jourde

Le Magazine des Livres n° 6, septembre/octobre 2007
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L'échange qui suit, entre Pierre Jourde et moi-même, a paru dans Le Magazine des Livres (n° 6) de septembre/octobre 2007. Pour en faciliter la compréhension, j'en rappelle ci-dessous le contexte :

* L’affaire de Lussaud *

En 2003, Pierre Jourde publie Pays Perdu, aux éditions L’esprit des Péninsules, qui reçut cette même année le prix Génération. Le roman est l’élégie d’un monde rural qui s’éteint peu à peu, monde rugueux, secret, mesquin parfois, authentique toujours. Ses dieux y ont pour noms « Alcool, Hiver, Merde, Solitude. » L’auteur, qui s’est inspiré du village de Lussaud, dans le nord du Cantal, où sa famille possède une maison et où il se rend régulièrement, donne à voir une peinture âpre, austère mais empathique. D’une certaine manière, c’est le livre d’un deuil, celui d’une paysannerie qui vit ses derniers instants.

Deux ans après la parution de ce livre, Pierre Jourde, lors d’un séjour à Lussaud, est agressé à coups de pierres et de poings par cinq habitants du hameau, qui disent s’être reconnus dans certains portraits. Pierre Jourde se défend et blesse certains de ses agresseurs, qui eux-mêmes s’en prennent à son épouse et à ses enfants, proférant au passage des insultes racistes. L’écrivain et sa famille parviennent finalement à démarrer leur voiture et à s’enfuir. Ils portent plainte pour « coups et blessures en réunion » et « injures ». Le 21 juin 2007, le procureur Virginie Dufayet requiert six mois de prison avec sursis et 300 euros d’amende contre les prévenus. Le 5 juillet, le tribunal d’Aurillac rend son jugement, condamnant Paul Anglade, 72 ans et le plus âgé des prévenus, à 500 euros d’amende, et les autres prévenus à deux mois de prison avec sursis. Tous, à l’exception de Paul Anglade, devront en outre verser 600 euros de dommages et intérêts à Pierre Jourde, et 1 000 autres euros à chacun des trois enfants.

A l’issue du procès, Me Gilles-Jean Portejoie, avocat des prévenus, se réjouit d’une « décision d’apaisement. » Cette déclaration surprend Pierre Jourde, qui déplore que « ce jugement [soit] très indulgent par rapport aux faits », avant de déclarer : « On peut lancer des pierres à des enfants et les traiter de bougnoules et s’en tirer avec deux mois avec sursis, c’est pas cher ! ». L’une des prévenus, âgée de 61 ans, affirme « qu’on se considère comme victimes », déplorant que Pierre Jourde ait « faire revivre toutes les horreurs sur ma famille, mon gendre, ma soeur et mes parents. »

***

Cet échange débute donc avec mon propre texte, Pierre Jourde à Lussaud : écrivain ou justiciable ?, auquel Pierre Jourde répond dans un article intitulé Littérature contre journalisme. Enfin, à la toute dernière minute, et en raison de la tonalité du texte de Pierre Jourde, Joseph Vebret, directeur du Magazine des Livres, me permit de répondre très brièvement à la réponse...

Pierre Jourde à Lussaud : écrivain ou justiciable ? - Par Marc Villemain

Paul Bourget écrivait, dans ses Essais de psychologie contemporaine : « Un témoin n'est pas un miroir impassible, il est un regard qui s'émeut, et l'expression même de ce regard fait partie de ce témoignage » ; aussi attendait-il de l’écrivain qu’il se conformât « à la marche même de la vie. » Le rapprochement, peut-être malicieux, qui conduit de Paul Bourget, étendard de la bourgeoisie s’il en est, à Pierre Jourde, qui naguère se désigna lui-même comme « tonton flingueur » de la littérature, ne surprendra que ceux qui font du positionnement sur l’échiquier idéologique une valeur ontologique cardinale. Car si la citation de Paul Bourget tombe à point nommé pour étayer ce qui fut sans doute l’authentique ambition de Pierre Jourde lorsqu’il écrivit Pays perdu, il se pourrait qu’un autre trait les unisse, fût-ce à leur insu. En effet, le désir de contribuer à la moralisation du système, et des comportements individuels dans le système, participe de l’ambition littéraire commune aux deux écrivains. En des temps et pour des motifs divers, aucun ne rechigne à l’usage d’une littérature, à tout le moins d’un rapport à l’écriture, dont la visée serait aussi d’édifier. Chez l’un, la mission prit les atours du traditionalisme, chez l’autre, il prend ceux de l’irrévérence. Laquelle irrévérence se heurtait jusqu’à présent aux fleurets mouchetés du microcosme littéraire, impitoyable sans doute mais parfaitement rôdé à intégrer la chamaillerie dans son fonctionnement ; or voici que Pierre Jourde, fine lame lui-même, rencontre ici une résistance d’un tout autre calibre : celle de ses personnages.

Avant d’aller plus loin, et afin de lever toute équivoque, il me faut préciser qu’existe un contentieux, fort insignifiant, entre Pierre Jourde, Eric Naulleau, et moi-même. En effet, les deux auteurs profitèrent jadis d'un portrait au vitriol (forcément) très convenu de « BHL » pour me lancer quelques piques caustiques et comiques, m'érigeant en « maître du genre hagiographique » et me comparant à une sorte de Pascal Obispo de la littérature – il est vrai que je m’étais rendu coupable d’impudence en écrivant sur Bernard-Henri Lévy un livre qui ne pratiquât pas l’éreintement (une rareté, à ce jour) et où, plus impardonnable encore, j’avais laissé remonter à la surface des pages quelque écho d’une admiration adolescente. Toujours est-il que l’appréciation de Jourde et Naulleau me réjouit plutôt, flatté que je pouvais être, après tout, de me voir ainsi intronisé comme « maître » d’un genre, distinction qui n’est pas donnée à tout le monde. Afin de parfaire leur appréciation, j’envoyai toutefois une petite tribune amusée aux rédactions parisiennes – laquelle ne fut jamais publiée, comme de bien entendu. De tout cela il faut s’empresser de sourire et, quoique je pense par ailleurs des donneurs de leçons et de l’air du temps un tantinet flicard, il va de soi que je ne cultive à leur endroit ni rancoeur, ni animosité : le propre de l’homme est de rire des autres, et je suis plutôt bon public – quitte à être visé. Les polémiques font partie de l’histoire de France (et les polémiques littéraires adoreraient y avoir leur part), et si peux me plaindre in petto de leur nuisible inertie, il peut m’arriver de penser qu’elles aussi font le suc et le charme de notre nation. D'autant que Jourde et Naulleau occupent dans le paysage une place qui n'est pas vaine, qu'ils ont comme tout un chacun quelques raisons suffisantes de guerroyer contre le système, et surtout qu’ils peuvent s’avérer fins stylistes – Jourde surtout.

*

Si j’ai choisi d’emprunter les chemins de traverse de la morale et des mœurs éditoriales avant de rejoindre le village de Lussaud, c’est que cet aspect extralittéraire, s’il est constitutif du positionnement de Pierre Jourde dans le paysage, pourrait aussi expliquer une petite part des mésaventures qu’il y connaît. Nul n’a jamais mis en cause la justesse et l'authentique beauté de Pays perdu, que son auteur évoque comme une « description émue, tragique, souriante » de ce hameau du Cantal où son père est enterré. Le livre vient de loin, il s'imposait dans la biblio-biographie de Pierre Jourde, et personne ne doute, nonobstant sa rugosité et son âpreté légendaires, de l’amour très sincère qu’il porte à ce village dont il croqua sans complaisance la poignée d’habitants. Lesquels goûtèrent donc assez peu l'hommage qui leur fut ici rendu, et tentèrent de faire à son auteur une tête au carré qui faillit mal tourner. Ne soyons pas bégueules : que cela lui arrive à lui, le castagneur émérite, peut ne pas surprendre davantage : on ne castagne pas sans chatouiller l'écho frappeur. Mais dire cela ne saurait être entendu
comme une manière sournoise d'excuser la réaction des habitants de Lussaud : si l’on peut comprendre l’histoire, la détermination, la trajectoire, les mobiles et les motifs de leur aigreur, rien ne peut excuser leur geste, que Jourde a de bonnes raisons de considérer comme une tentative de « lynchage ». Je tiens cela pour acquis, comme je tiens pour acquis qu’un auteur doit pouvoir écrire ce que bon lui chante à propos de tout et de tous. Toutefois, pour évoquer un maître que Pierre Jourde et moi-même avons en partage, et qui de surcroît poursuit dans le Limousin une ambition littéraire qui n’est, dans l’esprit, pas très éloignée de Pays perdu, on imagine assez mal un écrivain comme Richard Millet rencontrer telle infortune, lui dont le chant d'amour pour cette terre n’attisera sans doute jamais un aussi violent courroux. On me répondra peut-être que le Limousin n’est pas l’Auvergne – ce qui reste tout de même sujet à caution. De manière plus fondamentale, la différence tient peut-être davantage à un tempérament, à la tendresse qui, dans les livres de Millet, submerge toujours ce que son regard pourrait avoir de rêche ou de féroce, mais aussi à une vision de soi, et de soi dans la littérature.

La réaction des habitants de Lussaud, qui ont su, sans doute à bon droit, se reconnaître dans les personnages de Jourde, illustre une nouvelle fois les limites d’une évolution qui, au fil du temps, a défiguré l’aspiration démocratique en un double mouvement paradoxal de sommation à la transparence et d’exacerbation des susceptibilités individuelles ; nul ne peut plus nier que cette évolution charrie une société de suspicion dont la liberté ne sort pas gagnante. Tout écrivain se confronte à la langue de bois, au politiquement correct, à l’intégrationnisme ambiant et au respect quasi constitutionnel des susceptibilités identitaires, toutes choses qui constituent notre décor contemporain. A cette aune, Pierre Jourde n’a fait que son travail d’écrivain, qui consiste à se saisir de sa liberté d’écrire – ce qui implique de tout écrire : on écrit pour tout écrire, ou on n’écrit pas. Néanmoins, tout romancier peut se demander si telle ou telle remarque, tel ou tel trait, tel ou tel mot, ne se révéleront pas trop blessants lorsque ceux qu’il pourrait aimer les liront. L'injonction à se débarrasser d'une telle prévention est tout à fait théorique, et je défie quiconque d'écrire avec l’innocence du catéchumène confessé un roman où les personnages, des parents par exemple, seraient dépeints comme des brutes ignares et avinées, sans craindre que ses propres géniteurs ne le prennent pour eux. Aussi ne dut-il pas être toujours agréable d'être membre de la famille de François Mauriac, lui qui dut puiser largement dans sa généalogie pour donner de la société familiale une représentation impitoyable de justesse et de vérité. Par éthique littéraire ou nécessité, Pierre Jourde s’est refusé à la complaisance envers des êtres et un village qu'il aime authentiquement : il est allé au bout de son écriture sans autre considération ni justification qu’elle-même. Or si cela seul importe, et vaut qu’il soit ici défendu, la chose peut évidemment avoir quelques résonances fâcheuses pour certains lecteurs : personne n'est contraint d'entrer dans les raisons d'un romancier, le roman permettant de faire ou de défaire des mondes où nul autre que son auteur n'a jamais demandé à pénétrer.

Il faut cependant mettre un terme au très fallacieux débat sur la disjonction entre réel et fiction : une fiction est toujours plus ou moins une extension du réel – quand elle n’en est pas la vérité cachée. Et même si le désenchantement de notre époque l’incline au fait divers et qu’un nombre croissant de romanciers cherchent à y renouveler leur inspiration, il faut redire qu’il n’est pas de roman qui ne s’inscrive, même d’infiniment loin, dans le monde qui se présente au regard de leur auteur. On peut déplorer ce que fit Marguerite Duras de l’affaire (sublimée) du petit Grégory, on peut interroger l’empressement de tel ou tel auteur à se saisir de drames en cours d’instruction judiciaire, mais nul ne reprochera à Balzac de s’être échiné sur les mœurs son temps, ou à Stendhal de s’être lancé dans l’écriture du Rouge et le Noir en découvrant l’affaire Antoine Berthet dans La Gazette des Tribunaux. A ce titre, Pierre-Olivier Sur, avocat médiatique et romancier à ses heures, fait preuve d’une certaine imprécision lorsque, évoquant le différend entre Pierre Jourde et les habitants de Lussaud, il considère que si l’auteur peut à bon droit emprunter le vécu d’anonymes, il « ne doit pas entrer dans le fin fond de l’intimité » – nous faisant grâce, et comme on le comprend, d’une définition juridique du fin fond de l’intimité.

Le jugement rendu le 5 juillet dernier n’est au fond satisfaisant pour personne, puisque nul n’a jamais réussi à entrer dans les raisons de l’autre. Le traumatisme vécu par Pierre Jourde, et plus spécialement par ses enfants, n’a suscité aucune espère d’émotion chez les habitants condamnés, qui continuent de se sentir insultés par le roman et victimes de l’iniquité du jugement – si tant est qu’ils reconnaissent les faits. Quant à Pierre Jourde, il n’est pas parvenu à leur faire entendre ce que ses mots d’écrivain et d’enfant du pays contenaient de tragique, de sensible et d’empathique. Jusqu’au bout, donc, avec ou sans procès, l’incompréhension aura triomphé. Mais nous touchons là aux limites de toute procédure judiciaire, dont il est courant que les acteurs en attendent toujours trop.

Le jugement a donc déplu aux deux parties. Mais quoique ait pu en penser Pierre Jourde sur le coup, il établit une culpabilité, ce qui était bien la seule chose qu’il pouvait en attendre. Aussi serait-il intéressant de connaître l'idée qu’il se fait d’une procédure pénale qui lui eût semblé juste, de savoir quelle décision de justice l’eût agréé, et avec quelles conséquences : un peu plus de prison ? un peu de moins de sursis ? d’avantage de dommages et intérêts ? J’entends qu’aucune victime devenue partie civile ne se satisfait jamais de la seule reconnaissance de culpabilité. Mais nous entrons là sur un tout autre terrain, celui de la perception que la victime a d’elle-même et de l’acuité de son sentiment victimaire, auquel elle associe de façon plus ou moins machinale un certain niveau de compensation. Or ce niveau est extrêmement mouvant au fil des époques, sa définition relevant aussi bien d’un climat judiciaire que d’un contexte global, politique, anthropologique ou civilisationnel. Il se trouve que ce tropisme victimaire n’est pas rare chez Pierre Jourde, qui trouve souvent à se plaindre des puissances en réseaux et des multiples tyrannies des pouvoirs connivents et institués. Il ne s’agit pas ici de discuter à Pierre Jourde le sentiment d’injustice qu’il peut éprouver à l’issue du jugement : lui seul sait ce qu’il a enduré, lui seul peut savoir ce qu’il attendait de réparations judiciaires. Le statut de victime, très valorisé sous Ségolène et Nicolas, est chez Pierre Jourde, peut-être pas une constante, mais au moins un trait saillant de sa personnalité. Il faut savoir ne pas le railler, ce qui serait improductif et surtout injurieux, et accepter d’y voir la part d’indicible que recèle toute souffrance intime. La procédure qu’il a engagée (et remportée), incontestable en soi, aurait toutefois gagné en clarté et en popularité s’il avait dit et justifié ce qu’il attendait du jugement, et si, par ailleurs, il n’avait pas sitôt entonné son couplet déjà classique contre les journalistes, accusés de « victimiser les coupables ». Car si quelques-uns se sont complus dans une opposition un peu méprisante entre le distingué lettré et les rustres paysans, aucun n’a cherché à lui nuire, et tous se sont émus d’un fait qui, parce que nous sommes en France et qu’un écrivain y était mêlé, n’avait plus grand-chose de « divers ». Il n’en demeure pas moins qu’une ambiguïté parasite l’appréciation que l’on peut faire de ce procès, et il n’est pas impossible qu’elle ait gêné le tribunal lui-même : Pierre Jourde luttait-il pour la liberté d’écrire, ou pour établir des dommages ? Quel Jourde s’est pourvu en justice : l’écrivain, ou le justiciable ?

***

Comme il en avait été convenu, cet article a été adressé à Pierre Jourde, qui y a répondu dans le même numéro du Magazine des Livres. Voici son texte.

Littérature contre journalisme - Par Pierre Jourde

Marc Villemain le rappelle, il a été la cible du Jourde et Naulleau. Il ne nous en tient pas rigueur, et il faut lui en savoir gré. Le texte, bienveillant, qu’il consacre à ce que l’on appellera l’affaire de Lussaud pose des problèmes intéressants. On regrette d’autant plus certaines approximations. Ainsi, brocarder un écrivain très puissant et très influent, ce serait être un « flicard ». La satire est assimilable à une opération de police. Mais lorsque l’écrivain puissant use discrètement de ses relations pour faire interdire tel article impertinent, là, ce n’est pas de la basse police, bien sûr. Passons. Passons également sur Bourget, dont les accablantes platitudes pourraient convenir à peu près à n’importe qui. Passons sur les petites inexactitudes : ce ne sont ni tous les personnages, ni tous les habitants de Lussaud qui ont mal réagi à Pays perdu, loin de là. La plupart des agresseurs ont d’ailleurs reconnu n’avoir pas lu le livre, lequel comporte beaucoup plus de tendresse que de duretés. Passons sur le fait qu’une quatrième de couverture n’est pas forcément rédigée par l’auteur, qui ne se désigne donc pas lui-même comme « tonton flingueur ».

Venons-en aux points essentiels, et d’abord la question de la morale. Je ne vise nullement à édifier ni à moraliser quoi que ce soit. Je me suis contenté, dans certains textes, de me moquer, soit de styles patauds ou grandiloquents, soit de l’écart comique entre une affectation de déontologie et de sérieux et des flagorneries poussées au grotesque. Je crois à une éthique littéraire, en effet, mais certainement pas à une illusoire et dangereuse pureté des mœurs. On sait que la république des lettres est une république bananière. Mais ce sont ses notables y tiennent le discours de la vertu, et il y a là de quoi s’amuser. L’analyse de Marc Villemain repose en grande partie sur l’idée selon laquelle j’adopterais une posture « victimaire ». L’attitude de victime serait, dans mon cas, un « trait saillant de la personnalité. » Marc Villemain y ajoute un vague pathos sur l’ « indicible » de la « souffrance intime. » Sa pénétration psychologique est ici d’autant plus remarquable que je ne me souviens pas de l’avoir jamais rencontré. Il faut donc supposer que Marc Villemain est spécialiste de la psychologie sur textes. Cette discipline, assez proche de la psychologie de comptoir, est devenue très répandue chez les journalistes. La littérature n’est plus présentée que comme le produit d’états d’âmes et de traits de personnalité. Reste que la psychologie de comptoir exige tout de même un minimum de cohérence : un « tonton flingueur » peut-il aussi avoir une personnalité de victime ? Lino Ventura cachait-il, au fond de lui, une âme de pauvre chien battu ? Mystères de la psychologie de comptoir… D’ailleurs, à ce compte, une femme qui porte plainte pour viol, un journaliste qui dénonce un cas de censure peuvent, eux aussi, se voir répondre : « est-ce que vous n’auriez pas une mentalité de victime ? ». Bref, la protestation, le combat ou l’ironie, c’est tout de même un peu pathologique. Marc Villemain emploie l’expression « se plaindre de », devenue un cliché pour désigner tout ce qui est de l’ordre de la satire ou du pamphlet. Elle permet utilement de faire passer la critique pour une sorte de complainte à usage personnel, et donc d’en réduire la portée. On ne voit pas bien le rapport entre des moqueries adressées à Angot ou Sollers, des piques à l’adresse de l’avocat de Josyane Savigneau, des quolibets envers Edwy Plenel, et le gémissement pathétique qu’adresse la malheureuse victime à son bourreau. Lorsqu’on s’attaque au Monde, aux prix littéraires, à Lévy, à Sollers et qu’on est aussi écrivain, il est préférable de n’avoir pas un tempérament de victime. On aurait, sinon, quelque difficulté à survivre. S'agirait-il alors d’une posture victimaire face aux réactions engendrées par les textes ? Je rappellerai alors que je ne me suis jamais plaint de ces réactions. Je n’ai pas cessé au contraire de déclarer que, primo, je considérais comme normal qu’une satire suscite des réactions vives et fasse elle-même l’objet d’attaques, dès l’instant qu’elles étaient ouvertes, que, secondo, la grande majorité des articles consacrés à mes livres leur était favorable, et enfin que, tertio, ma carrière de romancier n’avait pas eu à souffrir, bien au contraire, de mon activité de satiriste. Je ne me plains donc de rien, et ma personnalité victimaire n’est, je le crains, qu’une construction de l’imaginaire de Marc Villemain, qui a tendance à confondre humour et déploration élégiaque.

En revanche, j’ai en effet eu à constater qu’un ouvrage de satire littéraire pouvait susciter quelques interventions discrètes destinées à faire empêcher la publication d’articles trop favorables, à faire pression sur des organisateurs de manifestations, etc. Il ne s’agit pas là de « fleurets mouchetés. » Naïvement, je ne croyais pas cela possible, avant de constater qu’il s’agissait d’une pratique banale. J’ai donc écrit, avec Éric Naulleau, Petit Déjeuner chez tyrannie, qui n’a rien d’une complainte, mais qui dénonce la bêtise et la veulerie de certains journalistes littéraires, ainsi que la banalisation des tentatives de censure. Si l’on en croit Marc Villemain, toute critique, même la plus âpre, a quelque chose du sanglot, et tout satiriste est affecté d’une personnalité de Caliméro. Je vais profiter de l’occasion pour lui livrer un scoop.

J’ai reçu, chez moi, il y a quelques mois, un journaliste du Monde qui devait me consacrer une page-portrait. Trois jours plus tard, le même journaliste m’a téléphoné, assez gêné. Des journalistes du Monde des Livres étaient intervenus pour faire supprimer cette page-portrait, qui n’a donc jamais été publiée. Je ne m’en suis pas plaint, et ne m’en plaint toujours pas. Il y a là de quoi sourire plutôt que fondre en larmes. Mais de tels petit faits sont instructifs, et il n’est pas forcément mauvais de les rendre publics. En ce qui concerne les événements de Lussaud, je n’ai pas porté plainte pour la liberté d’écrire. Je regrette d’avoir à le dire, car la chose eût été plus flamboyante et plus facile à soutenir. La réponse à la question que pose le titre de Marc Villemain est sans équivoque : Justiciable, pas écrivain. J’ai toujours été très clair sur ce point, refusé la caricature « un écrivain contre des paysans », et dit très explicitement, à plusieurs reprises, ce que j’attendais de ce procès. Il suffisait d’écouter. Il n’y a d’ambiguïté que pour ceux qui veulent en mettre.

Dans cette affaire, la liberté d’écrire n’est pas sérieusement en cause. L’écrivain a d’ailleurs un accès aux médias plus aisé que les paysans. Cette bagarre ne m’empêchera pas d’écrire quoi que ce soit. Elle aurait pu causer mort d’homme, d’un côté ou de l’autre, handicap d’enfant, mais elle n’a pas le pouvoir d’empêcher une publication. C’est l’habituel effet pervers inverse qui est vrai : si un livre est associé à un fait divers, il se vend mieux, et Pays perdu doit malheureusement une partie de son succès à la réaction absurde d’une poignée de gens. Je n’aurais d’ailleurs pas porté plainte du tout si il ne s’était agi que d’une simple bagarre de village opposant des adultes. Cela aurait été presque abusif, même si je n’ai fait que me défendre : je m’en suis tiré indemne, et les blessures graves ont affecté mes adversaires – lesquels, je le rappelle, ont tenté d’en tirer parti pour me faire condamner. De sorte que si je n’avais pas porté plainte, je risquais fort une condamnation pour coups et blessures. Eh oui, parfois les choses ne sont pas littéraires, elles sont bêtement, très bêtement concrètes. En outre, une absence de condamnation des agresseurs aurait rendu beaucoup plus difficile le retour de ma famille dans un village où elle est implantée depuis plusieurs siècles, et auquel elle est profondément attachée.

Mais il y a plus important. Lorsqu’à six personnes on lance des pierres, qu’on met en sang un enfant d’un an, qu’on traite de « sales bougnoules » des adolescents métis, il me semble que la justice est concernée. Des enfants agressés de cette façon ont besoin, pour absorber le traumatisme, que leurs agresseurs soient condamnés. Se porter partie civile, dans ce cas, ne consiste pas à adopter une quelconque posture de victime pour la galerie, mais tout simplement à exiger que justice soit rendue. Elle l’a été. On peut trouver que deux mois avec sursis, ce n’est pas très sévère. Si un groupe de hooligans avait lapidé des enfants antillais à la sortie d’un stade en les traitant de sales négros, il y a gros à parier que le tribunal aurait été plus ferme. Le paysan, on le méprise un peu, c’est un brave bougre qui ne trouve pas ses mots, mais ça reste un peu tabou, c’est du vrai, de l’authentique, ça ne peut pas être tout à fait mauvais.

En fait, peu importe la relative indulgence de la condamnation. C’est le discours journalistique qui, sur cette affaire (on aurait envie d’ajouter comme d’habitude) a fonctionné à l’approximation, au sensationnel et au cliché. Lorsque l’on est mêlé à des événements publics et que l’on voit ce qu’en font les journalistes français, on est accablé par le mépris quasi-général des faits, l’usage fantaisiste du langage, l’amour immodéré des stéréotypes. C’est moi qui ai pris l’initiative, au lendemain des événements, de donner un entretien au Nouvel Observateur. Je l’ai fait parce que je craignais que l’affaire soit considérée par la justice comme une simple altercation de village et n’aboutisse à rien, et aussi pour éviter que l’on raconte n’importe quoi. Sur ce point, j’ai échoué. Je ne me prétends pas victime des journalistes, je ne dis pas que leurs articles étaient hostiles, mais je maintiens que, dans leur majorité, ils ont, encore une fois, avec toutes les informations à leur disposition, caricaturé les faits, quand ils ne les ont pas complètement dénaturés. Parfois, cette caricature pouvait d’ailleurs être à mon avantage, comme certains articles sur La Littérature sans estomac ont été positif et caricaturaux (en présentant un provincial vengeur à l’assaut du Paris corrompu, par exemple, ce qui est à la fois favorable, faux et idiot).

Pour certains, un auteur a été lynché par ses personnages. Forcément : un intellectuel ne peut que se faire massacrer par de solides paysans. Favorable, mais faux, c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Mais le cliché a ses exigences, qui sont plus fortes que les faits. Pour d’autres, Paul Anglade s’est trouvé mêlé à la bagarre. Tous les témoignages, dont ceux de certains de ses complices, attestent qu’il l’a volontairement déclenchée. Mais le patriarche (joie des expressions toutes faites…) ne peut être qu’un brave homme, au fond. Aucun article ne relate les déclarations contradictoires et confuses des prévenus, leurs mensonges, leur refus de regretter les blessures faites aux enfants, leur tentative de m’accuser d’avoir attaqué avec une arme. Tout ce qui reste de ces mensonges, c’est que les pauvres gens n’ont pas les mots. C’est là une forme de mépris envers mes adversaires, que je ne partage pas. Ils sont intelligents, et savent très bien faire le pauvre paysan. Le journaliste n’attend que ça, tout heureux de prendre la comédie pour la réalité. C’est aussi reprendre la ligne de défense de Paul Anglade, qui laisse entendre, pour couvrir ses mensonges, qu’il ne sait pas s’exprimer, alors qu’un écrivain sait mettre la justice de son côté. Pourtant, ce sont les témoignages de paysans comme la doyenne du village qui ont permis d’établir la culpabilité des agresseurs. Je n’irai pas plus loin dans la liste des approximations, elle serait trop longue.

Il ne s’agit pas non plus d’écarter totalement la dimension littéraire, même si, encore une fois, elle n’est aucunement à l’origine du procès. La question de la possibilité d’écrire certaines choses, aujourd’hui, reste posée. Marc Villemain fait erreur, d’ailleurs, lorsqu’il pense que Pays perdu est le seul livre à avoir suscité une colère paysanne, même si dans ce cas précis elle a dépassé les limites admissibles. Richard Millet, Marie-Hélène Lafont, Joëlle Guillais, bien d’autres, ont subi des attaques verbales, voire des menaces. Notre époque, en dépit de sa prétention à être libérée, est tout aussi conventionnelle et frileuse que les autres, selon d’autres modalités et sur des points différents. La critique, spécialement dans le domaine culturel, est sans doute plus difficile qu’elle ne l’a jamais été. Le scandale devient un moyen de défense contre elle : il permet d’en dénaturer le sens dans une caricature à sensation.

Au-delà de cette question de la critique, notre société, Marc Villemain le relève à juste titre, a développé une hypersensibilité telle qu’il devient impossible, sur telle catégorie sociale, même pas de critiquer, mais de dire quoi que ce soit qui échappe aux stéréotypes attendus. La société s’est divisée en micro-secteurs qui interdisent tout propos ne reproduisant pas l’image qu’ils entendent donner d’eux-mêmes. Car tout est dans l’image, une image propre, contrôlée, conforme à ce qu’on voudrait que les choses soient. La paysannerie ne peut plus supporter, en termes d’image, que celle, insipide et désuète, que lui renvoie la littérature de terroir. Il est impossible s’aventurer à parler librement des Bretons, des communistes, des banlieues, des musulmans, des gendarmes, des jeunes, des vieux, des rappeurs, des homosexuels, des infirmières, des cyclistes, des cruciverbistes sans susciter les réactions scandalisées d’un comité de défense. En ce sens, la littérature reste une lutte, et peut-être le dernier recours qui nous reste contre l’effacement du réel auquel se livre le tout-puissant discours journalistique. Je ne lutte pas en priorité contre l’interdiction physique d’écrire, mais contre la déformation, d’abord des choses, ensuite du sens des textes qui tentent de les appréhender. Ce qui s’est passé à Lussaud a mis en jeu des éléments très complexes, que seul un texte littéraire pourrait démêler. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la littérature justifie tout. L’éthique y est inséparable de l’esthétique. Si un roman viole l’intimité de personnes réelles par simple appétit de scandale, et par ce goût contemporain de l’exhibition qui constitue le degré zéro du réalisme, c’est à la fois une mauvaise action et un mauvais texte, parce qu’il ne produit pas d’autre sens que l’exhibition. J’ai tenté de faire en sorte que le peu que j’ai montré de la vie privée de certaines personnes soit toujours relié à une réflexion sur la possibilité de l’intimité dans une communauté paysanne, sur la place des handicapés, sur la mort, etc. Cela ne me dédouane pourtant pas entièrement, je le sais, et la représentation littéraire de vies réelles demeure une violence.

La littérature est pour moi une quête difficile, sans fin, de la réalité, au sens que Proust donnait à ce terme. Voilà pourquoi je considère mon travail d’écrivain comme de l’antijournalisme. Il ne s’agit, en aucune manière, d’« édifier ». Il s’agit, en écrivant de rendre au réel ses droits, contre ce pseudo-réel envahissant, parasite des consciences, que crée le discours journalistique, avec son langage pauvre, ses mimétismes, ses formules convenues éternellement réitérées, sa sensiblerie, sa veulerie, ses euphémismes et ses stéréotypes. La littérature a pour fonction d’informer le réel de sa force et de complexité. C’est en ce sens
que l’écrivain est responsable.

***

Enfin, quelques heures avant que le Magazine des Livres ne parte sous presse, son directeur Joseph Vebret m'a accordé la possibilité d'une réponse très brève. Il ne s'agissait pas de répondre point par point aux réflexions de Pierre Jourde, ce qui pourtant eût été facile, mais simplement de marquer ma surprise devant la tonalité fuyante, et en vérité souvent hypocrite, de sa réponse.

Pierre Jourde à Lussaud : du justiciable au super héros - Par Marc Villemain

Ainsi donc, Pierre Jourde ne sait ou ne peut prendre une main qu’on lui tend : son tropisme polémique le conduit à transformer une main tendue et « bienveillant[e] » en coup bas. C’est son registre, pas le mien. Nous ne nous sommes certes jamais rencontrés mais, plutôt que ma toute petite personne, je préfèrerais lui présenter mon fils de cinq ans, qu’impressionnent beaucoup les super-héros. Car n’en doutons plus : Pierre Jourde en est un, qui ne souffre pas, n’éprouve jamais aucun sentiment victimaire, récuse toute légitimité à celui qui le suggère, et s’offense de la sympathie qu’un illégitime tel que moi pourrait, à ce titre, lui adresser. C’est un mec qui prend des coups, et les rend.

Quant au fond de mon propos, qu’il a tout de même dû trouver suffisamment judicieux pour y consacrer cinq feuillets, il n’y répond pas (sauf par le sarcasme et le mépris), et profite de cette énième tribune pour régler ses comptes avec les journalistes – dont il sait pertinemment que je ne suis pas. Aussi, quoiqu’il revendique ici son statut de justiciable tout en se félicitant de ne pas s’être fait « massacrer par de solides paysans » (et de préciser avec élégance que « c’est plutôt le contraire qui s’est produit »), il ne peut assumer, donc écrire, ce qu’il attendait d’une décision de justice dont il continue de contester la « relative indulgence ».

Il eût été tellement plus stimulant, pour la clarté de l’échange et pour nos intelligences respectives, de saisir la main d’un auteur insoupçonnable de complaisance à son endroit. Plutôt que de corriger certains traits caricaturaux de sa marionnette médiatique, il a préféré les accentuer. Dommage, et dont acte.

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20 octobre 2008

A propos de la "refondation" de la gauche...

Ségolène Royal se réjouit donc de la révocation du régime de semi-liberté accordé à Jean-Marc Rouillan. Elle s'étonnera ensuite qu'une majorité d'électeurs ait préféré voter pour Nicolas Sarkozy, selon l'adage fameux qui veut que l'on préfère toujours l'original à la copie. CQFD.

15 octobre 2008

Le chagrin


Le chagrin n'empêche pas de vivre. Il vous rend juste invivable - ce qui, en effet, peut empêcher de vivre.


26 septembre 2008

Rolf Dieter Brinkmann

Suis-je un écrivain ? Pas un écrivain ? – Et ce doute qui tempête en moi depuis un certain temps, continuer ou ne pas continuer – avec ma répugnance et mon dégoût pour l’opiniâtreté des autres écrivains qui continuent sans réfléchir sitôt qu’ils ont attrapé ne serait-ce que la pointe d’une idée, d’une inspiration ou même quand ils n’ont plus d’idées du tout, plus d’imagination, ils continuent, sans réfléchir, s’en s’embarrasser, sans douter, et moi, est-ce que je continue, de quelle façon ?

Rolf Dieter Brinkmann, Rome, regards

25 septembre 2008

L'intérêt de vivre

Je suis souvent frappé par l'importance que prennent dans nos existences immédiates le plus infime des événements, le plus anodin des gestes, la plus pauvre des paroles. Nous ne sommes jamais en mesure, au moment où la chose se produit, d'en relativiser la cause et l'effet, de la situer dans une perspective cosmogonique. Je me dis que cette forme douce et intégrée de l'hystérie résulte d'une inadéquation paradoxale à la vie qui est sans doute constitutive de ce qui nous rend humains. Naturellement, nous ne nous le disons jamais ainsi, pas plus que nous n'acceptons d'en accepter l'idée pour nous-mêmes : la chose serait insupportable, et la vie proprement invivable : en avoir conscience, ou simplement s'en faire la remarque, reviendrait à compromettre la vie même, qui n'est possible qu'à la condition d'y trouver intérêt. Or à quoi peut-on trouver intérêt ? A un être que l'on distingue d'amour, aux sentiments généraux que nous éprouvons, à l'effort de vivre selon quelques préceptes supérieurs, aux choses de l'esprit, autrement dit à ce que nous activons en nous pour dépasser l'être vivant des origines que nous continuons d'être aussi de manière indéfectible. Ainsi toute notre dignité consiste donc en la pensée, comme le résumait Pascal ; sans doute alors faut-il vivre en acceptant que l'acte de penser induit de vivre dans le pourtour magnificent de la mort qui nous couronne.

18 septembre 2008

Exquise esquive


Plus jeune, il nous semblerait intolérable, même scandaleux, d'être pascalien : nous voulons croire que nous agissons selon la morale et que nos actes dessinent une destinée. Une fois qu'on a compris que l'affairement et le remuement obéissent davantage à un désir d'esquive qu'à une intention singulière, l'on peut enfin s'accepter, et regarder l'infini venir.

17 septembre 2008

Au bout du trait


Plus nous avançons dans la vie, plus le paysage, derrière nous, s'épure. Ce n'est pas moins riche, mais c'est plus net. Les contours de nos actes, les lignes du temps s'affinent, jusqu'à se résoudre en quelques territoires distincts, même s'ils se chevauchent. Nous en distinguons de mieux en mieux, ou de moins en m
oins mal, le continuum latent, là où nous n'entrevoyions que désordre et basculements. Restera ce trait, sinueux, chaotique, perclus d'aléas, non exempt d'idiotie ou d'hystérie, mais au moins ce trait-là, nous saurons qu'il nous appartient en propre, que c'est à nous, à nous seuls, qu'il sera revenu de le tracer. Nous nous demanderons alors ce que nous avons tracé. Tout en sachant bien que le destin d'un trait est d'être effacé. 

27 août 2008

Abkahzie, Ossétie : à qui le (re)tour ?

La Russie de Medvedev, poutinienne en diable, vient donc de donner une leçon de realpolitik à l'Occident. Leçon qui pourrait avoir tous les attributs du cas d'école :

- présence militaire au long cours et pression aux abords d'un territoire national perclus de mouvements séparatistes - la Géorgie ;
- riposte immédiate à une initiative militaire géorgienne dans ses territoires séparatistes ;
- cessez-le-feu (le plan Sarkozy-Medvedev) inespéré pour la Russie, puisque ne comprenant aucune mention à l'intégrité territoriale géorgienne ;
- mépris du cessez-le-feu et de l'accord, et installation plus ou moins provisoire de l'armée sur les territoires incriminés ;
- reconnaissance de l'indépendance abkhaze et ossétienne.

Tout cela en deux semaines. Les experts apprécieront le savoir-faire des Russes. Et subsidiairement de leur nouveau président, Dmitri Medvedev, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne suit pas vraiment la voie qu'il avait tracée pour être élu, en mars dernier, avec plus de 70 % des  suffrages. Il est vrai que Vladimir Poutine avait prévenu, quelques heures après l'élection : Medvedev « n'est pas moins russe nationaliste que moi, dans le bon sens du terme. C'est un patriote qui défendra les intérêts de la Russie sur le plan international. »

Nous avions souligné, dans un message précédent, la vacuité du plan concocté par Nicolas Sarkozy et co-rédigé par Dmitri Medvedev. L'échec du président français est donc total, comme le redoutaient de nombreux spécialistes. Pire : il n'est pas illégitime de penser que ce plan, muet sur l'intégrité du territoire géorgien, conjugué aux propos du président français sur le droit de la Russie à « défendre les intérêts des russophones », aura encouragé les Russes dans leur action, au bas mot les aura libérés de toute réserve.

Des commentateurs, mais aussi Medvedev lui-même (qui dit ne pas en « avoir peur »), évoquent un retour à la guerre froide. Ce ne sont là que des rodomontades, manière assez classique de montrer les muscles et de poursuivre sur le registre d'une provocation qui tétanise l'Occident. L'idée en effet me semble saugrenue, mais plus encore parfaitement irréaliste : la Russie de 2008 n'est pas l'Union Soviétique, elle n'en a aucun des moyens géopolitiques, économiques ou humains. Cela n'enlève rien à son ambition : retrouver une suprématie impériale dans sa géographie historique - cet introuvable « étranger proche. » Ambition très improbable, mais suffisamment ardente pour créer un climat d'insécurité militaire comme on n'en avait pas connu depuis longtemps. Ainsi les réactions des pays baltes, de la Pologne, et davantage encore de l'Ukraine, compréhensibles à maints égards, ne peuvent laisser d'inquiéter. Ne serait-ce que parce qu'un différent militaire entre la Russie et l'Ukraine aurait évidemment une tout autre portée qu'entre la Russie et la petite Géorgie.

Ce qui déroute enfin, et qui, en effet, nous ramène à des temps plus anciens, c'est le changement de ton de la Russie, cette impression qu'elle dit en substance ne plus vouloir se soucier désormais des déclarations et des menaces de l'Occident, cette nouvelle affirmation d'elle-même, non en tant que membre de la communauté internationale, mais en tant qu'acteur indépendant et auto-suffisant. Medvedev a sans doute en tête, à plus ou moins longue échéance, d'approfondir les politiques de coopération avec l'Europe et les États-Unis - du moins est-il trop tôt pour penser le contraire. Son pari consiste sans doute à geler la situation et à parier sur le temps, autrement dit à faire en sorte que la Russie ait, de facto, repris pied dans le Caucase, avant de reprendre la politique de conciliation et de coopération qu'il afficha avant son élection. C'est ce jeu dialectique-là, pour classique qu'il soit, qui me semble lourd de menaces.

26 août 2008

Le Grognard

Le_Grognard__7Le N°7 (septembre 2008) de la revue LE GROGNARD est disponible (7 €, frais de port inclus).
 
La commande est à passer auprès des éditions du Petit Pavé :
- par mail : editions@petitpave.fr
- ou par courrier : Éditions du Petit Pavé - Boîte Postale 17 - 49 320 Brissac-Quincé

Au sommaire :
- Denis Grozdanovitch : L'Ambiguïté et la puissance du rêve chez Anton Pavlovitch
- Mitchell Abidor : American rebels - Jerry Farber : "Les étudiants sont des nègres"
- Guyseika : La vérité est là (poème)
- Champfleury (1821-1889) : De la fausse science et de la prétendue ignorance
- Sébastien Clivillé : Le Philosophe n'a pas dit (poème)
- Aglaé Vadet : Transgression
- Stéphane Beau : Contingences 9
- Denis Vernier : De la philosophie
- Ygor Yanka : La Pornographie ou l'oeil crevé
- C6fran : Le Zazou de Zanzibar
- Thomas Vinau : La Honte
- Stéphane Prat : Le Cabaret de la dernière chance : Tabou à Falésa
- Jean-François Besançon, Stéphane Beau : Du côté des livres

Quelques pages de ce numéro sont lisibles sur le site du Grognard.

Pour connaître les conditions d'abonnement ou d'adhésion à l'association LE GROGNARD, ou pour proposer un texte, il suffit d'adresser un courriel à l'adresse suivante : revue.le.grognard@gmail.com .

Site de la revue : http://perso.orange.fr/legrognard/
Blog de la revue : http://legrognard.hautetfort.com/

21 août 2008

Mon quotidien

Exercice auquel je me livre assez peu, par prudence et scepticisme : le commentaire de l'actualité - du moins telle qu'elle est rapportée et perçue par les journaux, en l'espèce, le journal LIBÉRATION de ce jour.

AFGHANISTAN. Je n'ai pas d'avis particulier, ou particulièrement pertinent, sur la présence de la France dans ce pays. De manière assez instinctive, qui tient pour partie à mes années de formation intellectuelle et à une chimérique mais persistante "idée de la France", j'y suis plutôt favorable. Nous n'y sommes sans doute pas très opérationnels, mais notre présence est au moins symbolique de l'attention que nous portons aux plaques tournantes du monde. Une certaine folie terroriste étant ce qu'elle est, il n'est peut-être pas anodin, ni inutile, que nous nous affichions auprès de ceux qui visent à la contenir - étant entendu qu'être un allié n'induit pas d'être un allié inconditionnel. Restent bien sûr à examiner les modalités de cette présence en terres afghanes. Aussi Pierre Moscovici en appelle-t-il à une redéfinition de nos missions autour des impératifs de "reconstruction", de "développement économique et social de l'Afghanistan", "d'affirmation d'un État de droit" et de "lutte contre la corruption" : voilà qui ne mange pas de pain. Toutefois, il faudrait pour cela y consacrer un budget dont on voit mal quel socialiste, dans les circonstances que connaît actuellement ce parti, pourrait l'approuver et le voter.

Les réactions de certains responsables politiques me laissent toutefois un tantinet pantois, tant elles semblent assez indignes de leur statut et des responsabilités qui y sont attachées. Ainsi Jean-Pierre Brard, apparenté communiste, semble souffrir de ce que ce "bourbier" lui "rappelle celui que la France a connu dans l'Algérie coloniale", Olivier Besancenot, en conclusion d'une analyse géopolitique prophétique, ne voyant quant à lui dans cette implication militaire "qu'une guerre pour le pétrole", tandis que Jean-Marie Le Pen, comme de bien entendu, ne semble pas être prêt à "se faire tuer pour l'oncle Sam." On aimerait aussi savoir ce que recouvre exactement l'exhortation de Paul Quilès à "infléchir la stratégie vis-à-vis du terrorisme" ; même chose pour Pierre Lellouche, qui dit attendre "une remise à plat de la stratégie de l'Otan." Quant à Thierry Mariani, dont l'Assemblée est coutumière des coups de menton, sa naïveté et sa foi en la grandeur de la France sont finalement assez touchantes, et nous serions assez peu charitables de moquer sa conviction selon laquelle "le renforcement de la présence française" permettrait "que la menace terroriste soit éradiquée et que l'Afghanistan puisse un jour sortir de l'obscurantisme." Sur un autre registre, il nous avait d'ailleurs déjà convaincus, il y a quelques temps, que les test ADN pratiqués sur les candidats étrangers au regroupement familial amélioreraient nos politiques migratoires et du même coup l'image de la France.

CAUCASE. Tribune édifiante de Mikhaïl Gorbatchev, qui pleure "une crise dont la Russie ne voulait pas." N'étant ni dans le secret des dieux, ni dans ceux d'Alexandre Adler, je me demande s'il fait ici montre de naïveté, d'hypocrisie patriotique ou de sénescence. Contre toute évidence, il explique donc que la Russie est la première surprise de ce qui arrive, qu'elle ne s'y était préparée en rien, que toute la faute en revient au président géorgien Saakachvili, et que c'est le président russe Medvedev qui décida de "cesser les hostilités", faisant ici "ce que devait faire un dirigeant responsable." Militairement pourtant, et  quelle que soient les torts, avérés, de Saakachvili, il ne nous explique guère comment il fut possible aux troupes russes de réagir en quelques heures, alors qu'il leur aurait normalement fallu trois à quatre jours pour être en position ; gageons qu'elles ne devaient quand même pas être bien loin.

Si l'on s'attendait en effet à ce que l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud réclament leur indépendance, s'appuyant de plus ou moins bonne foi sur le précédent du Kosovo, il est intéressant aussi de noter que c'est précisément hier qu'a été signé entre la Pologne et les Etats-Unis l'accord sur le bouclier anti-missiles. Il faudrait être retors pour y voir une conséquence, même indirecte, de tout ce qui précède.

VERTS. Je m'amuse toujours de la place que consacre LIBÉRATION aux imbroglios d'appareil de nos amis écologistes. Il fallait bien une pleine page, en effet, pour évoquer ce parti qui a tout de même récolté 1,5 % des suffrages aux élections présidentielles et 3 % aux législatives, et pour se réjouir au passage que José Bové et Dany Cohn-Bendit se soient serrés la main.

ANGOT, ENFIN. De vous à moi, je ne crois guère au succès de son petit livre sur ses petites embrouilles avec Doc Gynéco, ce Marché des amants où le mot le plus important est sans doute le premier. Pas surpris, mais agacé, tout de même, de voir LIBÉRATION monter dans le wagon et se sécher les mirettes devant cette "tendresse" nouvelle qu'affecte la rude Christine, qui, "infailliblement douée pour faire évoluer des personnages", aura en effet réussi le tour de force de rendre le Gynéco "attachant." Et LIBÉ de moquer au passage "la rive gauche, la gauche caviar, le pré carré des intellectuels médiatiques, éditeurs, journalistes, écrivains" et autres "individualistes vigilants, convaincus de se tenir à distance des fratries illusoires", ce qui était tout de même assez osé ; surtout pour ne jamais citer le nom de celui que le rappeur et la moderne soutinrent avec quelque enthousiasme : Nicolas Sarkozy. Mais c'est une vieille histoire : la presse de gauche a toujours adoré se tromper d'adversaires.

12 août 2008

D'Europe en Ossétie


Ce qui se joue entre la Géorgie et la Russie a ceci de passionnant, en sus d'être inquiétant, que ce conflit a toutes les caractéristiques d'un revival, quelque chose d'une piqûre de rappel d'un siècle, le vingtième, que nous aurions grand tort de considérer comme fini. Si l'historiographie a besoin de repères, et qu'à cette aune le 11 septembre peut en effet passer pour le signal (mais ni plus ni moins que le signal) de l'entrée dans le vingtième-et-unième siècle, nombre de conflits, en cours, sommeillants ou 
« gelés », constituent autant d'indices d'une structure géopolitique, idéologique et économique dont nous pourrions faire remonter bien des traits au dix-neuvième siècle, ce temps des nations, donc, dont l'état persistant du monde tend à laisser penser qu'il a certainement encore de très beaux jours devant lui. 

Nous autres occidentaux, spécialement européens, ne pouvons être que fascinés, que cela soit pour nous en réjouir ou pour nous en alarmer, par la persistance de l'Histoire en dehors de notre très sage Union. L'Europe est le produit d'une double idéologie (qui n'est ni sans intelligence, si sans légitimité, cela va sans dire) : le pragmatisme comme mode de résolution des conflits, la paix comme destin unanime. Moyennant quoi, toute dimension tragique dans la pratique de l'Histoire nous apparaît comme un signe d'arriération, et toute entreprise armée ou militaire comme un indice de barbarie. Il ne s'agit pas ici de faire l'éloge de l'utopie et de la guerre, mais de constater que nous aspirons, consciemment ou pas, et cela depuis la fin de la seconde guerre mondiale, voire, pour les plus pacifistes d'entre nous, de la première, à devenir des peuples a-historiques - présupposant par là que, là où il n'y a pas d'histoire, il y a la paix.

Aussi pouvons-nous le constater avec une troublante régularité depuis la dilution de la Yougoslavie : durant les premières heures d'un conflit, l'Europe demeure sans réaction. Faute de mieux, soit parce qu'on la sollicite, soit parce qu'elle-même cherche à imprimer sa marque, son premier réflexe est de temporiser. Vladimir Poutine (dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas en Medvedev un contradicteur très obstiné...) s'était déjà envolé de Pékin quand Nicolas Sarkozy, président de l'Europe, applaudissait encore aux efforts des sportifs français - l'image est là, d'une rude évidence. Aussi le premier plan Sarkozy pour la résolution du conflit entre la Géorgie et la Russie était-il, en dépit de son succès très immédiat, particulièrement creux, foncièrement et idéologiquement vide de toute analyse comme de toute histoire. On peut le résumer d'un mot : Paix ! Voilà ce que la présidence française de l'Europe se proposait de faire, ici et maintenant, sans autre considération. À cette aune, Nicolas Sarkozy, s'il ne passera guère pour un visionnaire, pourra au moins, une fois n'est pas coutume, se faire passer pour un pacifiste. L'Europe, en la personne du président français, n'a pas agi autrement  que comme un conseil de classe qui décide de mettre un avertissement à deux élèves un peu turbulents. Bien sûr, tout le monde se réjouira que les belligérants acceptent de tenir leurs ardeurs et retenir leurs gâchettes - même si le mal est déjà fait puisque, en dépit du spectacle indécis de la concurrence des souffrances, l'on peut d'ores et déjà, de manière certaine, estimer à plusieurs milliers le nombre de victimes, morts ou blessés, sans rien dire des destructions matérielles et du nombre de personnes qui ont dû fuir dans les pires conditions, sans savoir ce qu'elles trouveront là où elles iront ni ce qu'elles retrouveront lorsqu'elles pourront rentrer.

Obtenir un cessez-le-feu n'est pas une sinécure pour autant, et constitue assurément un bon moyen d'envisager l'avenir des discussions. Mais c'est là que le bât blesse. Car le devenir de la Géorgie, de l'Ossétie (du sud comme du nord) et de l'Abkhazie, ne constitue qu'une petite partie de l'avenir des relations entre l'ex-Ouest et l'ex-Est. Nous en sommes peut-être là : la seconde guerre mondiale, puis l'écroulement de l'Union soviétique, puis le 11 septembre, ne semblent pas avoir affaibli le tropisme des peuples à se sentir d'Orient ou d'Occident. Le fantasme de Poutine n'est pas l'URSS, mais l'Empire des tsars. De la même manière, l'angoisse, même informulée,  de l'Europe et des États-Unis, est d'échouer à contenir ce qu'il reste de soviétique et d'impérial dans ces pays de l'Est qui persistent à se nourrir d'Histoire. En fonction des circonstances, la Chine et la Russie joueront alternativement le rôle de celui qui fait peur à l'avenir ; mais fondamentalement, c'est leur  rapport comparable au temps et à leurs origines, c'est leur insistance à faire passer l'honneur avant la paix, l'identité avant la société, qui nous tétanisent. D'une certaine manière, c'est leur romantisme qui laisse l'Europe interdite. Au nom de la paix, ou pour l'obtenir, nous nous résignons souvent à ce qui est - fût-ce en entérinant telle ou telle injustice géopolitique ; cette résignation (non nécessairement « munichoise ») qui fonde la raison européenne, est sans doute étrangère à la vision du monde qui prévaut dans les empires russes et chinois, et qui les rend, sur tous les terrains, tellement offensifs - quitte, d'ailleurs, à s'affaiblir eux-mêmes à l'occasion.

L'avenir (très proche) identifiera des responsables, sans doute des coupables. Il est probable à cet égard que le peuple géorgien fasse payer très cher à au président Saakachvili l'inconséquence de son geste - mais il faudra alors expliquer ce geste, saisir combien il fut conditionné, encouragé par les bonnes paroles américaines autant que par les provocations très malignes des Russes. Imaginons un seul instant qu'un puissant mouvement indépendantiste, soutenu par telle grande puissance, et quelle que soit sa légitimité, sévisse aux frontières de la France, multipliant chaque jour les provocations, y compris armées : le pouvoir central resterait-il longtemps l'arme au pied ? Le geste de Saakachvili ressemble davantage à une faute qu'à une erreur ; cela ne le dispense pas de s'en expliquer, et justifie peut-être qu'il en paye politiquement le prix. Mais il serait en tout cas bien trop commode de faire peser sur lui les motifs et les mobiles du présent conflit. Car cette faute était inespérée pour la Russie : pas à proprement parler une divine surprise (on ne saurait être surpris par ce que l'on attend et/ou prépare), mais à tout le moins une parfaite opportunité de reprendre pied dans un Caucase auquel nul patriote russe ne peut sans doute se résigner.

Cette guerre-éclair porte en tout cas un éclairage saisissant sur l'Europe, dont les divisions sont ici plus que jamais marquées au sceau de l'histoire, comme en attestent les réactions, à mille égards bien compréhensibles, de la Pologne et des pays baltes. Voilà qui plaide, à nouveau, pour un approfondissement bien compris : sauf à imaginer que l'égalisation progressive des conditions sociales sur le continent suffise à son unité, la vérité est que l'on ne réagit pas également devant l'histoire selon qu'on est néerlandais ou espagnol, polonais ou français, et que nulle géopolitique européenne, que nul dessein européen, ne peuvent voir le jour sans qu'ait été préalablement fait le choix d'une histoire - donc d'une pratique.

20 juillet 2008

Je suis marmando-jarrettien

 

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Billet de Francis Marmande dans Le Monde, comme toujours excellent, loin des poncifs sur les humeurs du musicien : Voir tous les ans Keith Jarrett pour savoir où en est la planète. Histoire de revenir à la musique - et d'oublier les ambiances.

17 juillet 2008

Nos amis les nuages


Par la fenêtre les nuages se poussent au cul comme de gros veaux marins, lourds lents et fastidieux. Ils avancent s'empilent et s'incorporent dans la plus grande indifférence pour la beauté de leurs formes, et finissent en un agrégat obèse et compact. Ce peuple étrange, moutonnier, qui se soucie d'être dans le vent et caresse les arbres dans le sens de leurs feuilles, a quelque chose qui nous ressemble
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10 juillet 2008

Chimère


D'
où vient ce désir, soucieux, constant, de coller à son temps ? D'où vient que les humains éprouvent toujours le besoin de se distinguer de leur propre passé, non pour ressembler à ce que l'humanité pourrait être demain, mais pour se confondre avec ses manifestations du jour ? D'un côté, l'on se vante d'être moderne en oubliant machinalement ce qui fut et en lui lançant à l'occasion quelque œillade de commisération, de l'autre on se heurte à cette étroitesse d'esprit congénitale qui nous empêche de voir plus loin que le bout de nos jours. Aussi les vraies "avant-garde" ne le sont qu'à leur insu. Elles ne sont pas représentées par ceux qui scrutent l'avenir et tente de s'en approprier ce qui pourrait être les tics ou les oripeaux, mais par ceux qui embrassent les trois dimensions du temps au point même que le temps n'a plus prise sur eux. La modernité d'apparat semble avoir trouvé sa résolution dans la manifestation de ses formes - un langage, une vie sociale, un code, un accoutrement : c'est pourquoi toute mode est ringarde par essence, et pourquoi toute nouveauté tue ce qui pourrait être nouveau en elle dans l'instant même où elle s'annonce comme telle. C'est pourquoi aussi l'amour de la part sacrée de l'art ne fait plus guère recette que chez quelques fossiles et qu'il a cédé sa place à la revendication du plaisir de la reconnaissance et de l'identification : l'art, pour trouver son public, doit finalement lui ressembler, se confondre, ici et maintenant, avec ce que nous semblons ou croyons être. C'est pourquoi enfin nous pouvons faire preuve d'un optimisme suspicieux : ce que nous pensons être n'étant jamais ce que nous sommes, les œuvres et manifestations de l'art, autant que ses publics, demeurent imprévisibles.

9 juillet 2008

Libération ou divine surprise ?

La libération d'Ingrid Bétancourt n'est pas un sujet, c'est entendu. Tout au plus peut-on s'agacer du spectacle auquel elle donne lieu, qui voit communier dans un même élan caritatif tous ceux que, d'ordinaire, rien ne parvient jamais à mettre d'accord. Mais il est connu que les gaulois querelleurs raffolent des trêves patriotiques. Quant à celle ou celui qui tenterait d'exister à travers cet événement dans notre paysage politique un peu dérisoire, il ou elle ne fera que se ridiculiser davantage - mais il est vrai qu'on peut en prendre l'habitude.

Mon propos, très bref, sera digressif. Je m'étonne simplement que la foi religieuse d'Ingrid Bétancourt, foi à laquelle nul ne peut rien trouver à redire, qui ne me gêne d'aucune manière et que je respecte d'instinct, ait trouvé matière à s'exprimer dans les enceintes du Parlement. En effet, la croix qu'elle arbore sur sa poitrine constitue ce que, naguère, le législateur désigna comme "signe religieux ostentatoire", et qu'à ce titre il bannit des édifices publics. Ce n'est pas la croix en elle-même qui me gêne, mais son exposition, ce qu'elle signifie et charrie. S'il arrive que quelques urticaires laïcistes peuvent, à moi aussi, me donner l'envie de me gratter, tant ils sont épidermiques et machinaux, m'irritent tout autant les petites libertés que la République prend avec les lois qu'elle a votées - et, en l'espèce, avec quelle solennité. Autrement dit, le bonheur de la nation n'aurait pas été moins total et moins sincère si nous n'avions pas à le mettre sur le compte de l'intervention divine, et si ladite intervention n'avait pas fait l'objet d'une publicité un peu grossière dans les lieux mêmes qui sont censés l'interdire. Dieu soit loué, Ingrid Bétancourt n'est ni scientologue, ni musulmane, ni juive, ni témoin de Jéhovah.

7 juillet 2008

THEATRE : Délivrez Proust - Philippe Honoré

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Voilà donc qu'on nous invite à une DÉCLINAISON LOUFOQUE ET SENTIMENTALE AUTOUR DE PROUST. Après tout, pourquoi pas : soyons modernes. C'est un des grands dadas de notre époque que de vouloir trouver du rire et du loufoque en tout, quitte à en fabriquer ex nihilo si vraiment on rentre bredouille. En fait de loufoque, nous ne trouverons rien ici qu'un empilement de caricatures, un peu comme pouvaient l'être les pièces que les bouffons jouaient pour complaire au roi, naguère : juste ce qu'il faut d'humour gras (ah, les "matières de Marcel" !), de pochade sociale (la bouche en cul-de-poule de Madame Verdurin), et d'anachronisme car ça fait toujours rire - cf. Les Visiteurs. Bon, on rit sous cape, c'est sûr, mais pas toujours à bon escient, et rarement pour la bonne cause.

L'intention, cela dit, n'était pas déplaisante - mais il est vrai que l'enfer en est pavé : donner envie de Proust, dédramatiser l'épaisseur de La Recherche, rire, car cela est risible en effet, bien sûr, des us et coutume de la belle société d'époque, faire entendre ses résonances dans notre temps contemporain. Mais le didactisme ici devient vite très lourd, tant il est éculé, attendu, vaguement poujadiste. Les deux acteurs, Anne Priol et Pascal Thoreau ne sont pas mauvais, ils se donnent, essaient d'y croire, d'habiter autant que faire se peut un texte hilare, parfois même semblent y chercher autre chose, jusqu'à éprouver une émotion sincère ; aussi la chute est-elle un peu plus tenue, le texte prend enfin le dessus sur la grimace. Mais voilà : d'un texte un peu sot et mal mis en scène, il est difficile de tirer autre chose que des soupirs. Jusqu'à l'exaspération pour ceux qui ne supportent pas que Proust fasse l'objet d'un tel simulacre ludique ; avec un peu plus d'indulgence si l'on accepte que Proust a aussi le droit d'être mal interprété.

DÉLIVREZ PROUST, d'après Marcel Proust, de Philppe Honoré - Mise en scène de Philippe Person, avec Anne Priol et Pascal Thoreau.
Théâtre du Lucernaire, Paris.

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