Joseph Roth - Job, roman d'un homme simple
Contrairement à mes habitudes, je suis entré dans ce livre sans rien en souligner ni prendre la moindre note : sans doute parce que, d'instinct, j'avais senti que je ne saurais rien en dire de bien marquant. Je m'en mords les doigts, maintenant que je l'ai refermé, car alors j'aurais peut-être mieux su faire part de mon enthousiasme et en conseiller la lecture de quelques arguments bien nets. Bref.
Paru en 1930, soit deux ans plus tôt, ce texte, probablement l'un des plus importants dans l'oeuvre de Joseph Roth, n'aura toutefois jamais eu le succès universel que connut La marche de Radetzky. L'universalité, voilà bien pourtant ce dont peut se targuer cet authentique chef-d'oeuvre qu'est Job, le roman d'un homme simple. Explicitement inspiré par le personnage biblique, Joseph Roth adopte à son tour les contours du conte, pour ne pas dire de la parabole, et rapporte le destin d'un homme quelconque, religieux et miséreux ; le livre s'ouvre ainsi : « Il y a bien des années vivait à Zuchnow un homme nommé Mendel Singer. Il était pieux, craignant Dieu et ordinaire, un Juif comme on en voit tous les jours. » (Pour mémoire, voici comment, dans la Bible, s'ouvre Le livre de Job : « Il y avait dans le pays d'Uts un homme qui s'appelait Job. Et cet homme était intègre et droit ; il craignait Dieu et se détournait du mal. ») À travers Mendel Singer, ce n'est pourtant pas seulement la destinée errante du Juif que Joseph Roth prend pour sujet. Bien sûr, nombre des traits qui donnent au roman son incroyable palpitation trouvent écho dans sa vie, et plus encore dans le paysage culturel, mental, de cette époque, qui vit l'exil de nombreux Juifs de Russie ou d'Europe centrale vers les promesses du monde américain. Ce que Roth montre de la vie dans les shtetls, de l'organisation sociale, familiale, des conditions d'existence, de la foi et des rêves d'alors, tout cela est pain béni, si j'ose ainsi parler, pour qui voudrait en éprouver l'atmosphère. Roth est assez inclassable, son oeuvre a traversé bien des périodes, mais il est tout de même enfant, à sa manière, de ce que l'on appelait la Nouvelle Objectivité, et il doit bien en rester quelque chose dans cette manière assez formidable qu'il a de conférer aux faits une telle puissance d'évocation. Cela tient, probablement, à ce mystère persistant que l'on nomme le style ; lequel constitue ici, on l'a compris, une leçon tout bonnement splendide : il y a, dans la simplicité et la profondeur du trait, dans le bannissement de toute affectation, dans la sensation d'évidence à laquelle renvoie chaque mot, chaque idée ou pensée, dans cette façon assez physiologique de faire de chaque scène un pendant du réel, il y a, donc, dans cette économie de l'écriture, de quoi se figurer à quelle intimité, à quelle source atemporelle et singulière Joseph Roth est allé puiser pour écrire ce chant d'humanité.
Je n'ai jamais considéré qu'il était nécessaire aux grands livres d'être pourvoyeurs d'une morale ou dotés de caractères aimables ; pour tout dire, je suis même assez indifférent à cette question. Ici, il faut toutefois convenir que des principaux personnages (Mendel Singer, bien sûr, mais aussi sa femme et ses enfants, dont le fameux Menouchim) émanent une force de sentiment, une dignité profonde, je n'ose dire une humanité, à laquelle il est difficile de rester insensible. Et qui, donc, fait aussi la grâce de ce grand livre. Que l'on n'aille pas toutefois se figurer qu'il s'agirait là d'un texte à connotation mystique ou exégétique. C'est un authentique roman, et la fable ménage à sa manière un suspense digne, lui, du roman américain - et je mesure bien ce que cette assertion peut avoir d'étrange. Joseph Roth a réussi quelque chose qui pourrait bien passer pour une sorte d'idéal, parvenant à mêler le conte millénariste avec la grande tradition du roman russe et européen, à camper, non seulement des personnages, mais une trame qui soit à la fois, et à ce point, universelle et enracinée ; pourtant l'on continue d'y entendre sa voix propre, celle que l'on connaît, le Joseph Roth ressassant la nostalgie de la patrie et la mélancolie du père. Il y a quelque chose d'infiniment touchant dans ce perpétuel fil rouge, dans cette manière qu'il a de le suivre et d'y revenir sans cesse ; de sorte que l'on peut bien lire aussi Job, le roman d'un homme simple comme une espèce d'allégorie de la condition humaine dans la modernité naissante.
Traduit de l'allemand par Jean-Pierre Boyer et Silke Hass
Editions Panoptikum
Wishbone Ash au New Morning (3 extraits vidéo)
Vieux loups solitaires et marins cabossés avaient jeté leur ancre, l'autre soir au New Morning, pour acclamer les bourlingueurs de Wishbone Ash, qui donnaient, entre autres douceurs, une relecture d'Argus, leur fameux et mythique troisième album, paru en 1972.
Wishbone Ash : ce nom évoque t-il encore autre chose que cette année 1969, qui vit donc au même moment la naissance, en Angleterre, de Black Sabbath, Deep Purple, Led Zeppelin, Cactus ou Uriah Heep, tous monuments d'un hard rock en pleine gestation ? Si tant est bien sûr que l'on puisse parler de hard rock à propos de Wishbone Ash. Alors, oui, il y a les guitares. Cette manière de jouer à deux en intervalles de tierces, marque de fabrication passée dans la légende (notamment) depuis que Thin Lizzy, puis Iron Maiden, leur eurent piqué le (bon) plan. Ecoutez donc, chez les premiers, The boys are back in town, Emerald, ou Renegade, ou, chez Maiden, l'album Piece of Mind, qui en donne une illustration très achevée - mais n'importe quel morceau se prête au jeu, de Hallowed be thy name à Powerslave. Bref. En fait, Wishbone Ash, c'est sans doute un peu plus compliqué ; au confluent de trop de choses, ou, si l'on peut dire, d'un trop grand nombre d'époques. Nourris au biberon d'un boogie presque primitif, du rock'n'roll, de la musique traditionnelle et du folk, du jazz aussi (Pilgrimage, sorti en 1971, en donne quelques belles illustrations), qui plus est en pleine ascension des musiques dites progressives, aux effluves plus ou moins psychédéliques, ces gars-là font, peut-être, au fond, que ce que, faute de mieux, l'on qualifiera de rock. Comme d'autres, ils auront frôlé le succès planétaire - Argus, élu meilleur album de l'année 1973 par la très vénérable revue Melody Maker, se vendit tout de même à plus deux millions d'exemplaires. Le grand frisson des stadiums sera pourtant réservé à d'autres, qui ne leur étaient pas forcément supérieurs ; simplement, le groupe (à l'instar d'Uriah Heep) creusa son sillon, restant ce qu'il était et ne sacrifiant jamais aux airs toujours capricieux du temps.
Autant de (bonnes) raisons qui m'ont conduit à penser que ce serait là une bonne leçon, de rock certes, mais aussi d'endurance et d'authencité, à délivrer à mon fils de dix ans (lequel, fort enthousiaste, a tout de même dû se sentir un peu seul dans sa génération, isolé qu'il était dans ce parterre de vieux rockers et de quinquas - je suis gentil - lui demandant, rigolards, s'il n'avait pas école le lendemain). Toujours est-il, preuve s'il en fallait, que rock'n'roll will never die, et qu'il est possible, quand on a dix ans, de trouver Wishbone Ash au moins aussi excitant que... que quoi, d'ailleurs ? que n'importe quel autre faux groupe formaté dont on vante le look de tueur et les savantes mèches blondes dans les cours de récréation et un peu partout ailleurs. Bref (bis).
Où l'on vérifie qu'un classique mérite son statut, c'est que les titres vieux de quarante ans sont ceux-là mêmes qui continuent d'enthousiasmer. A cette aune, The King Will Come ou le très médiéval Thow Down the Sword pourraient largement être enseignés comme de parfaits modèles d'atemporalité, ces compositions renfermant juste ce qu'il faut de tension, d'altérations et de lyrisme. Et comme on n'a pas attendu Still Loving You pour convaincre les filles que le rock est une musique de brutes au grand coeur assoiffées de sentiments, jetez donc une oreille sur Leaf and Stream (ci-dessous) pour constater combien cette époque ne s'est jamais encombrée d'étiquettes. Très heureux, aussi, d'entendre quelques-uns de leurs morceaux plus récents, tel que l'efficace et très typique Can't Go It Alone (ci-dessous), extrait du dernier album en date, Elegant Stealth (2011). Voilà. Rien à dire d'autre, donc, que la joie de retrouver sur scène ces vieux routiers, emmenés par l'indétrônable Andy Powell, bientôt 63 ans et seul rescapé des origines.
Extrait 1. : Leaf and Stream
Extrait 2. Times Was (chorus)
Extrait 3. Can't Go It Alone
Jules Verne - Trop de fleurs !
Disons-le sans fausse pudeur : ce petit volume est un régal ; et même une relative surprise pour moi, qui, comme la plupart d'entre nous sans doute, n'avais plus guère de Jules Verne que de très enfantins (quoique tenaces, et enthousiastes) souvenirs de lecture.
Le propos, ici, on le devine, nous éloigne tout à fait des univers familiers de l'écrivain. Quoiqu'on en retrouve, et c'est bien là aussi ce que ce recueil a d'exaltant, l'esprit incroyablement curieux, novateur, décalé, rigolard parfois. La scène se déroule en 1891. M. Decaix-Matifas, adjoint au maire d'Amiens, et spécialement président de la Société d'horticulture de Picardie, vient trouver notre Verne, amiénois et lui-même conseiller municipal, afin qu'il prononçât sur les fleurs une allocution de trente minutes, devant un parterre constitué d'amateurs de haut vol, de spécialistes dûment reconnus, de dames du monde, ainsi que du maire et du préfet. Déroute (prévisible) de Jules Verne, dont les compétences et spécialités propres le prédisposent davantage aux confins de l'univers et à la topographie des abysses qu'aux insondables mystères de la flore, fût-elle amiénoise.
Moi qui, longtemps, ai eu pour fonction d'écrire les discours de personnalités peu ou prou politiques, inaugurant à tours de bras tronçons routiers, cantines scolaires et extensions de pistes cyclables, consacrant dignement la rénovation d'un local à vélos ou la mise en conformité d'un échangeur urbain, je puis bien dire ici mon admiration devant ce que Jules Verne est parvenu à faire en une telle circonstance. Il va sans dire qu'il est, dans cette allocution, assez peu question de fleurs, quoique que celles-ci ne s'envolent jamais bien loin et que le langage y soit toujours joliment... fleuri. Trente minutes, cela dit, c'est long. Le tour de force n'en est que plus saisissant, et l'on ne s'ennuie pas une seconde durant cette représentation à laquelle on se sent tout bonnement assister, décelant d'emblée le sourire amusé de Verne, ses simagrées, ses petites manières galantes et gentiment racoleuses, ses accents de gentilhomme, son plaisir, évident, qu'il a de pouvoir parler pour ne rien dire, comme il le confesse lui-même, et de parler avec autant de brio devant une assemblée qui, sans doute, n'en espérait pas tant. Où l'on constate qu'il n'est, pour un tel écrivain, pas de sujet qui vaille : tout est suffisamment digne et bon pour hisser la parole à l'étalon de ses seules lois. Saluons enfin, et au passage, la préface de François Angelier, remarquable de verve, d'érudition et d'enjouement, achevant de donner tout son suc à ce petit recueil débordant d'éloquence et de malice.
Jules Verne - Trop de fleurs ! - Sur le site des Editions du Sonneur
Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.
L'écrivain, la peintre et le comédien : un soir au Sonneur
Les Editions du Sonneur affichaient complet, jeudi dernier, lors de la soirée organisée autour du premier roman de François Blistène, Moi, ma vie son oeuvre.
Tandis que Michelle Auboiron donnait en peinture son écho personnel au livre (avant de mettre la toile en jeu lors d'une tombola), Claude Aufaure, avec la verve qu'on lui connaît, en lisait quelques extraits.
Vous pouvez ci-dessous visionner le bref mais ingénieux montage réalisé par Charles Guy en souvenir de cette soirée.
Liens :
- François Blistène aux Editions du Sonneur ;
- Le site de Michelle Auboiron et Charles Guy.
Ollivier Curel - Dernière station
Je l'attendais, ce livre. Ollivier Curel avait adressé son manuscrit aux Éditions du Sonneur : je n'avais pas terminé de le lire que je savais déjà que je le voulais. Mais, pour des raisons qui n'ont pas ici le moindre intérêt, le temps avait passé, et lorsque enfin je réussis à mettre la main sur son adresse postale pour lui exprimer mon enthousiasme et le prier d'entrer en contact avec moi, les Éditions de l'Amandier avaient déjà fait le nécessaire. Et puis, surtout, entre temps, Ollivier Curel était mort. Je l'ignorais. Ce texte, qu'il n'aura donc jamais vu autrement qu'imprimé sur des feuilles A4, vient donc enfin de paraître. J'en suis très heureux, et si l'éditeur que je suis se désole de n'avoir pu y prendre part, le lecteur en moi s'en moque bien.
Un village abandonné, dans le sud de la France. Sans doute n'apparaît-il déjà plus sur aucune carte. Le temps y a anéanti tout confort, toute raison pratique. Cinq vieillards pourtant sont restés, démunis de tout, presques nus, et ont choisi d'y finir leur vie. Il n'y a plus rien, plus de maisons, plus d'électricité, plus d'enfants, seulement des restes de civilisation que la nature colonise, elle finira bien par les recouvrir. Les cinq chient à même la terre et croient que Chaban est encore au pouvoir. On comprend que naguère il s'est ici produit quelque chose, quelque chose de grave, trois jeunes auraient péri. Les circonstances resteront floues, elles n'ont pas d'importance. Plus rien d'ailleurs n'a d'importance. Sauf, tout de même, qu'il faut bien vivre, et bien vivre ensemble. Il y a Marie, la seule femme ; un peu bigote, mère d'un gamin qui est parti depuis longtemps ; une seule et unique fois elle connut l'amour, quelques heures durant, au pied d'un arbre. Il y a Le Muet, qui du temps même où le village existait encore, passait de toute façon pour un demeuré. Il y a Edmond, Edmond Censini. Lui, avant, c'était le chef du village, l'héritier d'une grande lignée : il en a gardé le sentiment, un certain instinct de domination. Et puis il y a Jean, l'ancien instituteur : c'est l'intellectuel, qui tente de tout consigner, tout noter, même si l'arrêt du temps rend les choses difficiles ; et puis il ennuie tout le monde, avec ses discours. Enfin il y a Javier, l'étranger, celui que le village avait accueilli, qui ressasse son Espagne originelle, les franquistes et les anti-franquistes, et cette fille qu'il n'aura pas même eu le temps d'aimer puisque la guerre la fera mourir. Cinq, donc, il ne sont plus que cinq, à s'épier, à se défier, à se voler et se violenter, à se sourire en coin et se regarder en chien de faïence ; à prolonger l'esprit de la communauté, à s'imaginer que l'idée même de communauté a encore un sens. Car ces cinq-là n'ont plus guère qu'une chose en partage : leur acharnement à se cacher du monde. Le monde pourtant n'est pas loin, on finira bien par l'entendre tonner. Alors c'en sera fini, c'en sera fini de tout.
En découvrant Dernière station, je me souviens m'être fait la réflexion que peu de textes contemporains atteignaient à une expression aussi pure de la sensation de délitement des choses et d'extinction d'un monde. J'avais en tête le livre culte de Maurice Pons, Les Saisons, lu peu de temps auparavant, et dont l'esprit de Dernière station n'est finalement pas si éloigné. Quoique le lyrisme ici soit beaucoup plus sec, travaillé comme en creux, porté par une écriture qui cache ses éclats comme pour mieux figurer que la vie ne vaut peut-être guère mieux qu'un os qu'on s'acharnerait à ronger. Dans Les Saisons subsistait l'espérance, vague et un peu sotte, de l'exode ; ici, il n'en reste pas même l'idée ; on ne songe guère à se sauver de ses racines, pas plus que de soi-même : on veut juste faire ce qu'il y a à faire, vivre ce qu'il y a à vivre, et mourir chez soi.
Tout éditeur soucieux de littérature aurait été honoré de publier ce petit joyau. Et si l'épilogue, très bref, a pu me sembler un peu maladroit, ou superflu, ce n'est rien. Ce n'est rien en regard de ce qui se joue dans cet obsédant récit d'une humanité qui, fût-ce dans le dénuement le plus complet et le délabrement le plus douloureux, n'en a jamais fini avec la chair et les passions. L'air de rien, sans avoir l'air d'y toucher, Ollivier Curel, étranger aux mimiques du temps et à la blancheur feinte de ces littératures qui se voudraient de psychologie ou de sentiment, a su toucher à quelque chose de grave et d'universel. D'où il est, et si tant est que puisse lui parvenir ce qu'on en dit sur Terre, j'ai pensé qu'il serait content de savoir que son oeuvre désormais existait dans le monde, et qu'elle méritait de recevoir un tel écho.
Willa Cather - Le pont d'Alexander
D'un mot je voudrais attirer l'attention sur la sortie ces tout prochains jours en France du premier roman de Willa Cather, Le pont d'Alexander ; paru en 1912, il n'y avait encore jamais été traduit.
De Willa Cather, prix Pulitzer 1923, et que William Faulkner admirait beaucoup, on a pu lire il y a peu, également aux Editions du Sonneur, le récit très vif, très spirituel, qu'elle avait consacré à sa rencontre avec la nièce de Flaubert. C'est ce même ton d'élégance et de pétulance que l'on retrouve dans ce premier roman, romantique en diable et non dénué de tonalités parfois très fitzgeraldiennes. Assez classiquement, il y est question d'un bel homme fortuné qui, quoique épris de sa femme, souffre les affres du déchirement après qu'il a retrouvé par hasard son grand amour de jeunesse, devenue comédienne à succès. Tout se passe donc sous les dorures, dans une atmosphère de sensualité discrète, entre Londres et New-York, représentations théâtrales et traversées des mers. N'allez pas pour autant vous figurer qu'il s'agit là d'un roman à l'eau de rose, nous en sommes bien loin. Il y a dans cette atmosphère post-victorienne quelque chose d'éminemment tenu, fragile, et pour tout dire assez dramatique. Par ailleurs, on est assez subjugué devant la maîtrise littéraire de Willa Cather (n'oublions pas qu'il s'agit d'un premier roman), qui excelle tout à la fois au jeu des descriptions, des portraits, et dans cette manière qu'elle a de tirer un fil rouge entre les pensées intimes des uns et des autres, et de dire la part d'irréductibilité de chacun dans un monde où la représentation sociale occupe une assez grande place. Tous ces personnages nous apparaissent finalement très seuls, mais, surtout, ils semblent à la fois chérir et redouter cette solitude. Ce sont, peut-être, des solitudes amoureuses, de celles qui n'ont besoin pour vivre et s'épanouir que de la présence de l'être aimé. Ce qui donne par contraste au jeu social brillant dont ils sont capables une charge lointainement mélancolique et, donc, souterrainement dramatique.
Le pont d'Alexander n'est assurément pas un roman révolutionnaire, et la littérature mondiale ne s'en est pas trouvée changée lors de sa parution. Mais il possède ce style, cette grâce et cette profondeur d'âme qui m'ont conduit à le lire d'une quasi traite, me ramenant, sans que j'y prenne gare, au souvenir de telle ou telle lecture d'adolescent, ou à mes émotions d'enfant lorsque je lisais, par exemple, la Comtesse de Ségur. Mais ce qui en fait la qualité, c'est que tout y est maîtrisé tout en étant passionné. Douée d'un regard très conscient, et même pénétrant, sur le monde alentour, Willa Cather fait montre en même temps d'un instinct qui, en effet, approche parfois quelque chose que l'on pourrait qualifier de sentimental : c'est aussi dans ce contraste-là que réside la beauté à la fois naïve et complète de ce très joli roman.
Le pont d'Alexander, de Willa Cather - Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne-Sylvie Homassel.
Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.
Willa Cather (1873-1947)
Virginia Woolf - La Mort de la Phalène
Comme nul, n'est-ce pas, ne contrôle jamais ce qui lui passe par la tête, il se trouve qu'après avoir lu la toute première phrase de La Mort de la phalène, qui ouvre le recueil éponyme de Virginia Woolf, je me suis arrêté quelques instants, me contentant d'attraper au vol ce qui passait, et qui disait : c'est exactement le genre de texte que j'aimerais recevoir. Voilà où j'en suis : auparavant, je ne pouvais plus lire un livre sans penser à ma propre écriture ; désormais, en plus de cela, je ne peux plus lire un livre sans penser aux manuscrits que je reçois. La voici donc, cette première phrase :
Les phalènes que l'on voit voler dans la lumière du jour sont improprement appelées phalènes ; jamais elles ne font naître cette sensation de bien-être venue des nuits d'automne profondes du lierre en fleur, sensation que le plus ordinaire des papillons de nuit, dormant dans l'ombre du rideau avec ses ailes doublées de fauve, éveille immanquablement en nous.
Louons l'initiative des éditions du Sillage, qui ont ici réuni six textes brefs, voire très brefs, de Virginia Woolf. Six textes que taraude quelque chose de très intime mais très tangible, et qu'habite une étrangeté latente mais finalement assumée, dont on sent qu'elle émane des souvenirs très profonds et des rêves plus ou moins éveillés de l'écrivain. Dans ce registre à la fois lumineux et plein d'ambiguïté, ce recueil passe pour absolument exemplaire. De ces six textes courts, La Mort de la phalène est le seul qui ait été publié après la disparition de Virginia Woolf ; mais, au-delà de cet aspect factuel, il est aussi selon moi le plus beau, le plus abouti, celui qui nous saisit avec le plus d'évidence et de douceur et qui, de tous, manifeste le mieux l'ambition de ce recueil, à tout le moins ce qui pourrait constituer son fil d'ariane : dire, ou simplement montrer, l'incroyable fragilité de la vie, de la vie perçue dans ses moindres reliefs et dans son mouvement le plus infime. Ce qui conduit, naturellement, à un point de vue très beau sur l'extinction des choses, donc sur la mort, qui est bien loin ici d'apparaître comme le simple envers de la vie, mais comme quelque chose qui la constituerait en son tréfonds même, quelque chose sans joie ni crainte donc, et qui ne serait guère plus qu'un débouché, une simple attente, pas moins intéressante à contempler que la vie.
Ce que je vais dire là passera pour vaniteux ; pourtant cela ne l'est évidemment pas, il ne s'agit que d'une observation du même type que celle qui m'a traversé l'esprit quand j'ai commencé à lire ce recueil. Aussi ai-je pensé, donc, que lorsque j'ai moi-même commencé à écrire mon dernier livre, Le Pourceau, le Diable et la Putain, ce qui m'a lancé, au tout départ, c'était la simple contemplation, physique, non cérébrale, de l'agonie d'une bestiole que j'avais peu ou prou assimilée à un cloporte. Sans doute ai-je donné à cet épisode un tour à dominante drolatique, donc bien éloigné de n'importe quel texte de Virginia Woolf ; pourtant, en lisant sa façon d'évoquer le trépas de cette phalène, j'ai eu la nette sensation, à ce moment précis, de retrouver un peu de l'état où j'étais alors, ce même sentiment, non de surprise, mais d'étonnement devant ce qui est pur et fragile - telle, donc, l'agonie. Cet étonnement ne conduit pas tant à observer quelque chose qu'à le contempler : non en tâchant de trouver dans l'objet regardé un signe ou un sens, mais en se contentant d'enregistrer un mouvement naturel, et presque en s'extasiant devant lui. Bien sûr, ce que j'en ai fait est loin d'être aussi merveilleux, au sens fort du terme, que ce que Virginia Woolf fait de son propre regard, et la comparaison n'a ni importance, ni pertinence ; il s'agit juste, pour moi, de témoigner d'une sensation de lecture. D'une sensation, donc, c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas loin d'avoir un impact physiologique, et non d'une simple impression, de nature forcément plus légère ou superficielle. Enfin voilà, c'est une lecture que je recommande ; un assez modeste investissement en regard d'une bien belle leçon - leçon qui n'est sans doute pas que de littérature.
La Mort de la phalène, Virginia Woolf - Editions du Sillage -
Traduit de l'anglais par Marie Picard
Vie et mort des moines de La Trappe - Abbé de Rancé
Il y a bien longtemps de cela, alors que je n'étais encore qu'un tout jeune adolescent, j'ai été conduit, à deux reprises, à faire ce que communément l'on appelle une "retraite". Initiatique, certes, puisque cela ne durait guère que quinze jours, mais, pour un adolescent du début des années quatre-vingt, passer quinze jours au sein d'une communauté de moines, et dans une assez grande rigueur, ce n'est pas tout à fait rien ; d'autant qu'il ne s'agissait pas seulement de vivre avec les moines, mais bien de vivre comme eux. L'expérience a beau être un peu lointaine, son souvenir n'en est pas moins vif.
Le livre dont il est ici question constitue une sorte de bréviaire de la vie monastique portée à sa plus pure incandescence. Publié en 1678 sous le titre Relations de la mort de quelques religieux de l'abbaye de la Trappe, il rencontre un succès immédiat et connaît quatre éditions du vivant de son auteur, l'abbé de Rancé. Abbé régulier et réformateur du monastère de la Trappe, de l'Etroite Observance de Cîteaux, il est le filleul de Richelieu et le fils du secrétaire privé de Marie de Médicis, un homme du monde ,brillant, estimé, dont Bossuet fut le condisciple lors de ses études.
Avant d'aller plus loin, il est important de rappeler que le régime qui prévalait alors était celui de la commende, qui permet au roi de concéder un bénéfice ecclésiastique à un clerc ou un laïc ; c'est ainsi, comme le signale Jean-Maurice de Montméry dans la préface qu'il donne au présent volume, que Mazarin percevait les rentes de vingt-cinq abbayes ; et c'est suivant la même loi que le jeune Rancé se retrouve à l'âge de onze ans chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Paris et abbé commendataire de cinq abbayes - dont celle de La Trappe.
L'on peut faire remonter l'origine de sa vocation au 28 avril 1657, lorsque disparaît sa maîtresse, Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon. S'ensuivent pour le jeune Rancé, de quatorze ans son cadet, trois années lors desquelles il se retire de toute vie mondaine, et qu'il consacre pour l'essentiel à la lecture des Pères de l'Eglise. C'est aller un peu vite en besogne sans doute mais, dès lors, on peut dire que Rancé ne pensera plus jamais qu'à une seule chose : la mort. Toutefois, à ce moment encore, la condition de moine n'a rien pour plaire à une personnalité façonnée par les us et coutumes de la noblesse de robe ; elle constitue même un objet d'absolue répugnance. Ses nouvelles dispositions religieuses aidant, Rancé va toutefois se trouver de plus en plus taraudé par la mauvaise conscience : celle d'avoir, comme abbé commendataire, et fût-ce malgré lui, participé à la corruption de la vie religieuse et monastique. Désireux de se mettre en ordre avec lui-même, il échouera, dans le bras de fer qui l'oppose à sa famille et à Louis XIV en personne, à revendre ses biens et à résigner ses commendes. Il résoudra donc cette question de la manière la plus radicale : en se faisant moine - qui plus est au sein de la plus désastrée de « ses » abbayes, celle de La Trappe. Commence alors une réforme qui, quoique approuvée par le Saint-Siège, fera l'objet de très vives controverses, et dont on ne saurait douter qu'elle marque profondément, aujourd'hui encore, toute vocation monastique.
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Chateaubriand, dont la Vie de Rancé ne fut pas pour rien dans la postérité de l'abbé, aimait à considérer les moines de la Trappe comme de « pieux suicidés ». Si l'on en juge par les chiffres, la chose est assez probante : sous le règne de Louis XIV, on estime que l'espérance de vie d'un homme tournait autour de la quarantaine d'années ; or, à la Trappe, sur 427 mointes, l'on dénombre pas moins de 367 morts de moins de quarante ans. Alban John Krailseimer, biographe de Rancé, considère lui-même que « c'est un grave sujet de réflexion de penser qu'un entrant sur quatre n'avait que deux ans pour se préparer à la mort et que plus de la moitié ne survivrait pas cinq ans. » Reste que la motivation par le suicide, toute séduisante qu'elle soit, est une explication sans doute un peu courte - outre qu'on peut tout de même user de moyens plus sûrs et plus expéditifs, lorsqu'on souhaite en finir, que de s'engager dans la condition monastique, fût-elle spécialement austère. Car les moines dont l'abbé de Rancé nous relate ici l'agonie, s'ils ne sont en effet pas exempts du dégoût d'eux-mêmes et du monde, n'en sont pas moins, avant tout, de fervents religieux. Autrement dit, la honte que leur inspire leur existence, passée ou pas, et l'adoration qu'ils ont pour Jésus-Christ et son calvaire rédempteur, ne les incite pas tant à vouloir mourir qu'à espérer endurer des souffrances dont ils savent ou se convainquent qu'elles n'égaleront de toute façon jamais les siennes : leur calvaire ne fera jamais qu'approcher la. Passion de Jésus, il ne sera jamais, au mieux, que la voie la moins indigne pour témoigner de leur incroyable, et à certains égards effroyable, désir de pénitence. Rancé lui-même, que l'on regarderait aujourd'hui peut-être comme un gourou ou quelque chose d'approchant, est le premier à réfréner le désir d'auto-punition de ses frères, arguant que Dieu seul peut décider du moment de la mort : chercher à en hâter la survenue reviendrait à commettre un lourd péché. Auto-punition qu'en revanche l'on pourrait, à la lecture de ces relations de la mort, considérer comme une forme de masochisme, la souffrance imitative du calvaire christique semblant, chez nombre de moines, n'être pas sans lien avec une forme éprouvée du plaisir. Lequel plaisir n'a évidemment rien de sensuel : ce n'est pas tant la douleur qui est vécue comme plaisir que son endurance ; elle devient plaisir en tant qu'elle rapproche de Dieu et, en effet, de l'instant du passage à l'autre monde. L'indifférence avec laquelle tous accueillent le froid, la faim, les privations ou la maladie - beaucoup sont atteints de fluxions poitrinaires, de tumeurs, d'abcès « gros comme le poing » ou parfois « comme la forme d'un chapeau » - est une chose, la jouissance mystique qu'ils en tirent en est encore une autre. L'ouvrage est à cet égard truffé d'observations assez inimaginables. Prenons l'exemple de ce moine, Dom Abraham, « nommé dans le monde Nicolas Beugnier ». Il a déjà été incisé à plusieurs reprises, mais on doit lui faire une nouvelle incision (« de plus d'un demi-pied ») qu'il « souffrit cependant avec tant de constance qu'il n'en interrompit pas même sa conversation avec dom Prieur, et on ne lui remarqua pas sur le visage ni dans les yeux aucune signe qui fit croire qu'il souffrait quelque chose. (...) Il se jeta ensuite aux pieds du Père Abbé pour le prier qu'il ne lui accordât aucun soulagement. » Quinze jours plus tard, il faut lui ouvrir un nouvel abcès, ce qui nécessitera « plusieurs incisions avec différents instruments » ; après l'opération, il demande seulement au Père Abbé « si tout ce qu'on venait de lui faire souffrir avancerait son bonheur », s'écriant ensuite : « Je n'ai encore que deux plaies, et mon Seigneur en avait cinq ; je ne mourrai point que je n'en aie autant, non je ne serai point content que sa main ne m'en ait couvert depuis la tête jusqu'aux pieds » - ce qui est précisément l'état dans lequel il se trouvera au moment de mourir, « le dos écorché depuis le cou jusqu'aux reins ». Au fil du récit de ces agonies exemplaires, chaque témoignage devient plus édifiant que le précédent ; la souffrance est espérée pour elle-même, elle seule semble pouvoir ramasser, résumer la foi intense et véridique.
Vie et mort des moines de la Trappe est sans doute pour nous un livre assez effarant. Il fait peu de doute que la survivance, aujourd'hui, d'une telle pratique monastique, conduirait ipso facto à l'intervention des plus musclés représentants de l'État. Quoique l'on ne puisse jamais et d'aucune manière rapprocher La Trappe de l'époque de Rancé d'une quelconque pratique sectaire. Rancé n'avait aucune espèce d'ambition prosélyte, et jamais l'Ordre cistercien n'a souhaité se mêler à quoi que ce soit des affaires du monde - il n'aura même souhaité que l'exact contraire : ne plus rien à voir avec lui. Par ailleurs, nous sommes ici en présence de volontés individuelles - si tant est que l'on puisse encore parler d'individualité lorsque, précisément, celle-ci n'a de cesse de vouloir s'abolir au profit exclusif de la volonté divine. Ceux qui rejoignent la Trappe sont alors, dans leur immense majorité, déjà des religieux, le plus souvent des moines appartenant à un autre Ordre, auquel ils reprochent un trop grand laxisme ; ils sont donc les premiers à réclamer un durcissement de leurs conditions de vie (et de survie), durcissement auquel Rancé ne souscrit qu'à la condition qu'il ne soit pas motivé par un désir de mourir, qu'il ne mette pas impunément le corps en péril, et qu'il obéisse à une justification exclusivement religieuse et pénitentielle. Les rumeurs qui circulent sur la Trappe et le caractère de Rancé, qui n'aspire qu'à un retour à la règle originelle de Saint-Benoît, attirent donc de plus en plus de religieux pleins de ce désir de pénitence qu'aucun autre Ordre ne peut satisfaire - pour ne rien dire de la fascination que ces manifestations de foi exercent sur les élites de son temps.
J'ignore ce que notre époque peut entendre de cette facette étymologiquement fondamentaliste du croire : sans doute plus grand-chose, tant la destruction désirée du moi nous est devenue étrangère, et tant notre philosophie de la liberté s'adosse au principe actif de la raison et de l'autonomie individuelles. La vérité est que, sur ce point comme sur d'autres peut-être, le mieux que nous ayons à faire reste peut-être de nous abstenir de tout jugement, en tout cas de nous défier de cette tentation, par trop contemporaine, d'une opinion à dominante psychique ou psychologique ; et d'accepter de recevoir la parole de ces hommes qui ne rêvent que de s'abolir en Dieu et d'agoniser sur une paillasse de cendre comme le témoignage d'un type d'humanité, quand bien même il passerait pour exorbitant de l'humanité commune.
Vie et mort des moines de la Trappe - Abbé de Rancé - Édtions du Mercure de France
Le Salon Littéraire / L'Anagnoste
Tandis que l'Anagnoste fait peau neuve en ouvrant ses portes à l'écrivain Romain Verger, qui dès lors officiera aux côtés d'Eric Bonnargent et moi-même, Joseph Vebret, qui a donc mis fin à l'aventure du Magazine des Livres après six années d'existence, lance un nouveau magazine, en ligne cette fois-ci, mais tout aussi voire plus ambitieux encore : Le Salon Littéraire.
Encore largement en construction, son panier n'en est pas moins déjà joliment garni : allez donc y jeter un oeil...
- Là, celle du blog personnel de Romain Verger.
- Là enfin, mais vous la connaissez, celle de l'Anagnoste.
Claude Aufaure lit Anaïs ou les Gravières
Anaïs ou les Gravières, ce dixième roman de Lionel-Edouard Martin que j'ai l'honneur de pouvoir publier pour le compte des éditions du Sonneur, poursuit son bonhomme de chemin et conquiert chaque jour de nouveaux lecteurs.
Parmi eux, l'un des plus grands : Claude AUFAURE, qui a donc tenu à témoigner de son bonheur de lecture. C'était hier soir, à la librairie Gallimard, à Paris. L'assemblée fut conquise ; on comprend pourquoi en visionnant ce court extrait.
Claude Aufaure lit "Anaïs ou les Gravières", de Lionel-Edouard Martin