E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?
Voici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?
Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...
E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).
Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.
Les sorties du Sonneur
Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.
De Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.
En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.
Le destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.
De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.
La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.
Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.
THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française
Que les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.
Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...
Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.
Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...
L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
Visiter le site de la Comédie française.
Souvenir du banquet littéraire de Lieuran-Cabrières
Samedi 17 septembre dernier, se ltenait à Lieuran-Cabrières (Hérault) le premier banquet littéraire de la commune. Conséquemment, il y fut question de bon manger et de bien lire - nobles questions déjà abordées la veille avec l'association piscénoise (de Pézenas, merci de suivre) "Aux livres, citoyens !"
Voici donc, témoignage de ma gratitude, ce que je peux en dire aujourd'hui.
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L’on peut bien, exceptionnellement, faire un peu mentir le grand Montaigne et sa maxime d’intransigeant humanisme : « Ne fault pas tant regarder ce qu’on mange qu’avecques qui on mange. » C’est que, par la force des choses, notre homme n’eut pas le loisir d’être convié au premier banquet littéraire de Lieuran-Cabrières : j’eus, moi, quoique n’ayant ni l’aura ni le génie de ce gourmet de philosophe, le privilège d’en être l’hôte, et d’honneur avec ça ! Pour ce qui est de « ce qu’on mange », la chose prête davantage à sieste homérique qu’à oisive discussion : terrine de vairadèls, pathérèse et tourte aux épluchures de patates m’auront laissé un peu d’ardeur (et de panse) pour attaquer, et féroce avec ça, la chichoumeye de grand-mère, la sombre gardianne aux olives noires, la sauce de l’homme pauvre ou l’ineffable croustade de Clermont, fines gueules et autres picoreurs de bon goût ne ratant pas une miette des goloubtsys, chous farcis, oui, et à la russe, mais savamment concoctés par nos lettrés lieuranais.
Car on aime ici autant les mots que les mets, on se sustente d’autant d’esprit sain que de bonne chère, et c’est dans les livres de la littérature du monde que l’on s’en va puiser les recettes du jour. Car où Montaigne, après tout, ne pouvait avoir complètement tort, c’est qu’on ne saurait civilement apprécier la succulence dans la mauvaise compagnie de gnafrons sans esprit : comme il eût pu le dire : bombance sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dame ! c’est que d’âme on ne manque point, à Lieuran-Cabrières, et s’il est vrai qu’au dessert on dévore les livres, fussent-ils de très proustienne mousse au chocolat, ce n’est pas tant la chair que l’on vient honorer que son esprit. Foin de brutales ripailles, donc : il faut être un peu artiste, sans doute, pour aux belles lettres prêter un tel estomac. Les vertus du Petit vin blanc et les gouleyances de L’âme des poètes méritaient bien que l’on chaloupât entre deux lectures et que l’on cédât aux chants de sirènes (où l’on retrouve Homère) d’une scie qui ne fut pas moins spiritueuse que musicale. Je maudis mon prochain – je veux dire : j’envie mon successeur. Qui enfin, à son tour, saura ce que manger veut dire.
Le Magazine des Livres, n° 32
Le Magazine des Livres, qui n'en finit pas de peaufiner et d'améliorer sa formule, vient de paraître.
J'y recense deux romans que l'on attendait beaucoup lors de cette rentrée littéraire : celui de David Vann, Désolations, paru chez Gallmeister, et celui d'Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution, chez Gallimard.
Le numéro étant comme toujours très riche, il ne s'agit pas de s'intéresser à tout. Je recommanderai de prêter attention aux entretiens réalisés avec Stéphane Audeguy, Eric Bonnargent, Antoni Casas Ros et Georges Flipo. La carte blanche de Pierre Jourde attisera vraisemblablement quelques commentaires. Mention spéciale enfin aux articles de Jean-François Foulon sur Dostoïevski et de Frédéric Saenen sur Fritz Zorn.
Une critique de Murielle-Lucie Clément (Aventure littéraire)
Murielle Lucie Clément vient de publier, dans le magazine Aventure littéraire, une belle et élogieuse critique du Pourceau, le Diable et la Putain.
Quatre-vingt-quinze pages de ronchonnements, de pitreries et de réflexions. Le Pourceau, le Diable et la Putain de Marc Villemain conduit son lecteur dans les méandres du cerveau d’un homme qui, à l’inverse de son auteur, n’a rien, mais alors rien d’un humaniste. Rien donc d’autobiographique dans cet opuscule, cette grande nouvelle à la Prospère Mérimée en plus acharné mais tout autant intemporelle. Cela dit, Marc Villemain, c’est tout de même la recherche de l’excellence que le lecteur averti peut distinguer à chaque phrase pour peu qu’il se mette à l’écoute du texte.
Il y a les pavés de neuf cent pages et plus et il y a les grands livres dont le poids ne se compte pas en pages, mais en contenu. Le livre de Villemain est de ceux-là. Oui, on imagine très bien quel opéra Bizet aurait pu faire de ce Pourceau, de ce Diable et de cette Putain. Oui, mieux peut-être, ce qu’en aurait fait un Alban Berg car en lisant le phrasé souple, musical, de Villemain on se laisse porter par une mélodie subtile tout en profondeur et, paradoxalement, tout en légèreté intense. Il est vrai que Villemain nous avait déjà habitué à cette écriture de haute voltige avec son superbe roman Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, paru chez Maren Sell et ses nouvelles réunies dans Et que morts s’ensuivent au Seuil.
Léandre d’Arleboist, un vieillard misanthrope, auteur d’un ouvrage, Le Misanthropisme est un humanisme, mène son dernier combat dans un hospice, un mouroir, face à Géraldine Bouvier, l’infirmière et la putain du titre et son fils, le Pourceau. Léandre est octogénaire, grabataire et, plus que tout, acariâtre et vitupérant, fielleux contre la terre entière. Mais Léandre est lucide peut-être avant tout :
Mais me voici parvenu à cet âge où l’amertume vaporise le souvenir de ces fleurettes, à la façon des cheveux blancs qui colonisent mon crâne. Ce n’est d’ailleurs pas un âge spécialement ingrat (on s’y prépare) mais, pour un homme de mon espèce, façonné dans l’auréole glapissante de la gente féminine, il s’agit de transmuer l’adoration quotidienne de la chair en une application chaque jour renouvelée à la jubilation des choses de l’esprit. Entreprise d’autant plus laborieuse que si un travail méthodique permet d’occulter ce que l’existence a pu receler d’un peu déplaisant, la mémoire sensorielle semble devoir rejaillir, plus vive et plus aimable, à mesure que la perspective des lombrics se fait plus écumeuse.
Dans Le Pourceau, le Diable et la Putain, Villemain transmet un monde par l’écrit, un monde à nul autre pareil, subjectif, certes, mais ô combien réel dans sa fictivité étincelante d’une vérité romanesque au mentir vrai.
Archives : Soir 3, 29/10/09 - "Les nègres des politiques"
A titre d'archive : Soir 3 - "Les nègres en politique" - Reportage de Sandrine Rigaud - Diffusion : 29 octobre 2009
Une critique de Shangols
Le Pourceau, le Diable et la Putain n’a peut-être pas la qualité de ses modèles (le spectre des misanthropes éloquents, qui va de Bogousslavski à Calaferte, et de Martinet à Léautaud, disons) ; mais il a suffisamment de talent pour en être l’outsider glorieux, c’est déjà pas si mal. Marc Villemain s’aventure donc sur les chemins de la colère pamphlétaire anti-genre humain, en signant l’amusant portrait d’un vieil homme en train de mourir. Pas mécontent de mourir d’ailleurs, puisqu’il trouve l’essentiel de la gente humaine absurde, méchant, dérisoire, crétin et méprisable. Il n’en exclut que sa salope d’infirmière, presque aussi haineuse que lui, et donc attachante, d’autant qu’elle est dotée d’attributs tout féminins qui réveillent un peu la libido assagie du narrateur. Tous les autres, son fils y compris, il les montre en pauvres idiots méprisables, retraçant sa vie faite de misanthropie aiguë à grands coups de sentences assassines.
Villemain a une écriture brillante, le sens de la formule, le chic pour trouver le mot le plus grinçant possible pour fustiger les médiocres qui l’entourent. Nul doute que le bougre est virtuose, jonglant avec des phrases (parfois inutilement) complexes, adepte d’une écriture classique, classieuse, précise et musicale. Une fois accepté le système (écrire compliqué quand on pourrait faire simple, juste parce que c’est plus joli), on se marre bien devant ces phrases ciselées qui retombent sur leurs pieds avec maestria après être passées par mille circonvolutions risquées. On peut se fatiguer à la longue, par ce petit côté premier de la classe, qui regarde les autres de façon supérieure, qui écrit mieux que les autres et vous le prouve en sortant tout son cirque. On peut aussi regretter les auteurs cités plus haut en ce sens qu’eux au moins ont l’âge et l’attitude intellectuelle de leurs personnages haineux (Septentrion de Calaferte ou La Morue de Brixton de Bogousslavski sont le résultat d’une expérience longue de la vie, qui a abouti au rejet de la société ; Le Pourceau est le livre d’un jeune homme dont on doute un peu, du coup, de la sincérité). Mais ma foi, on aurait tort de bouder son plaisir devant la réelle méchanceté jubilatoire de ce roman, qu’on lit souvent avec des ricanements entendus. Bienvenue au club, Marc.
Lire la critique dans son contexte original : Shangols
Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique
En refermant Au plus loin du tropique, je me suis demandé comment j'avais pu passer aussi longtemps à côté de Jean-Marie Dallet, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en est pourtant pas à son coup d'essai, puisque son premier livre, Les Antipodes (préfacé par Marguerite Duras) parut en 1968. Un peu honteux, donc, de n'avoir été plus alerte, il est grand temps de me racheter une conduite et de faire preuve d'un peu d'éloquence dans mon enthousiasme.
Ce petit chef-d'oeuvre de style et d'esprit met en scène cinq personnages, tous bannis du monde ou condamnés par lui à tel ou tel titre criminel. Assignés à résidence au paradis, signification en maori du mot Parataito, du nom de cet atoll où ils expient, ceux-là tâchent d'y édifier un monde pas trop invivable, guettant sans trop y croire la goélette pénitentiaire qui leur fera grâce des quelques restes de l'opulence continentale. Il y a là Ma Pouta, qui du temps de sa splendeur tenait à Papeete un bordel digne de ce nom où, dans les bras d'une de ses filles, le gouverneur hélas trépassa ; il y a Trinité, pauvre matelot métis, unijambiste et enfant de choeur à ses heures ; Pétino, chantre lyrique de Pétain depuis que celui-ci le décora pour avoir reçu en 1915 "un éclat dans la fesse droite" ; Corentin le curé, "condamné à souffrir pour toujours sur cet enfer posé sur les flots" parce qu'il fit en son temps couler le sang de la servante qu'il avait engrossée ; enfin Ah You, le marchand chinois, celui sur qui les mioches jetaient des pierres, "voilà le Chinois qui pue, voilà Ah You le marchand de caca", parce qu'il conduisait la "carriole tirée par la mule pour gagner à l'aube la caserne où je recueillais merde fraîche, eaux usées à livrer aux cultivateurs, aux éleveurs de cochons." Ce sont des relégués, de pauvres bougres pleins de cicatrices et d'épais souvenirs, vaccinés de l'espérance et autres ressasseurs sans destin ; leur paradis est la poubelle du monde, faubourg tout indiqué pour y parquer la part faible et sans rémission de l'humanité. Maintenant, pourtant, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels, ils y vivent en famille : ils y ont recréé le sentiment d'une communauté. Jusqu'à ce que le cyclone vienne faire échouer un marin sur leur rive - "Alors là de mémoire de frégate on n'a jamais vu ça, et les six oiseaux plongent en piqué vers l'île bouleversée par le cyclone d'où montent des vapeurs brûlantes, elles poussent des cris rauques, glissent en rase-mottes au-dessus de ce curieux équipage : qu'est-ce que c'est ? Comment peut-on se démener ainsi par cette chaleur mortelle ? Ah les vilains bonshommes, il vaut mieux reprendre de l'altitude (...)".
A chacun d'eux Jean-Marie Dallet donne non seulement une voix, mais un timbre, une corpulence, un sang, une singularité ; il nous oblige à les entendre, à entrer dans leur parler tortueux, drolatique et blasé, formidablement vivant pourtant, plein d'estomac, de chair lubrique et de généreuse colère. La clé de tout cela, c'est bien sûr la langue de Dallet, imprévisible, charnue, cabriolant entre syntaxe audacieuse et lexique baroque, une langue légère finalement, libre, aussi aérienne que sa texture est terrienne et férocement arc-boutée à d'antiques oralités. Chant lyrique, élégie des bas-fonds du monde autant qu'ode au tréfonds humain, critique sociale autant que tableau de moeurs, Au plus loin du tropique est ce qu'il convient d'appeler un petit bijou. Il était temps d'en parler.
Comte Eric Stenbock - Etudes sur la mort
Les éditions du Visage Vert ont donc ce talent de ressusciter les morts. Ce qui est bel et bien la position dans laquelle se trouve le Comte Eric Stenbock, trepassé en 1865 à l'âge de trente-cinq après avoir fait une mauvaise chute sur la tête, et qui de son vivant n'aura laissé d'autre souvenir que celui d'un jeune homme très fortuné et aussi copieusement excentrique. Il meurt d'ailleurs très opportunément, si l'on peut dire, et comme nous l'apprend Olivier Naudin dans sa préface, le jour où s'ouvre à Londres le procès d'Oscar Wilde - on dit qu'ils se rencontrèrent. La traduction, pour la première fois en France, de ses contes romantiques, originellement publiés à Londres en 1894, est sans doute un petit événement pour tous les curieux de cette école décadente à laquelle on peut rattacher Eric Stenbock, autour duquel quelques légendes commencent donc à prendre corps.
Son écriture, sans tonitruance aucune, va pourtant à rebours de la profusion luxuriante à laquelle nous ont plutôt habitués les littératures dites gothiques. Stenbock est un esthète dont le style un peu las charrie une sorte de grâce imberbe, une douceur sourde, anxieuse, sophistiquée. Témoignant d'une sensualité naïve, mais toujours étrange et mélancolique, l'onirisme où, par petites touches, il conduit ses récits, laisse le lecteur sur l'agréable impression d'avoir traversé un autre éther, un monde presque pictural où le désir et la mort sont toujours, chez ce catholique fervent, dignes d'une certaine théâtralité. Mais tout se passe dans le calme, sans ornements, le plus naturellement possible. "L'unique passion de ma vie fut la beauté", fait-il dire à ce personnage de somptueux Narcisse que les circonstances enlaidiront au point de ne plus pouvoir être l'ami que d'un jeune aveugle. La jeunesse est d'ailleurs un autre thème de ce recueil, une jeunesse le plus souvent masculine, d'une beauté toujours inconsciente, presque hellénique, avec ses "beaux adolescents soufflant dans des conques", avec Lionel, "cette fleur exotique", ou Gabriel, "d'une nature moins cruelle et plus douce que le commun." La jeunesse est angélique et rédemptrice, comme la nature où s'uniront une petite fille et un albatros, comme cette "grande chenille verte" qui promet d'être "la larve du bonheur", comme la peau humaine dont le luthier trouvera usage pour tisser les plus belles cordes d'une viole d'amour. Il y a là un tragique sans pathos, d'une beauté moins formelle que spirituelle, d'une étrangeté qui n'a pas tant pour ambition de marquer les esprits que d'exprimer une certaine quête de soi. A lire en écoutant les Nocturnes de Chopin, et si possible avant de s'endormir.
Etudes sur la mort, Contes romantiques - Comte Eric Stenbock - Editions du Visage Vert. Traduction : Olivier Naudin ; illustrations : Florence Bongui et Marc Brunier-Mestas.
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