vendredi 14 janvier 2011

Correspondances de Frédéric Berthet

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"
Écrivez des lettres, vous le regretterez ; n'en écrivez pas, vous le regretterez aussi ; écrivez des lettres ou n'en écrivez pas, vous le regretterez également, parce que, dans un cas comme dans l'autre, vous vous apercevrez toujours que quelqu'un (vous) manque. Envoyez missive sur missive à l'absent (à l'absente), ou bien refusant d'accepter cette absence que les lettres entérinent, faites comme si la Poste n'existait pas, de toute façon le piège est refermé. Mais si un soir, prenant la plume, vous en venez à écrire une page qui ne s'adresse plus à personne, alors, dans ce vide succédant à l'absence, vous aurez une idée de ce qu'est un roman, même si vous n'en écrivez jamais."

Cette citation de Frédéric Berthet, extraite d'un texte donné aux Nouvelles Littéraires (n° 2631 d'avril 1978), est placée en exergue de ses Correspondances (1973/2003) à paraître le 20 janvier à La Table Ronde.

C'est un document attendu. Qui dit beaucoup, bien sûr, sur la culture d'une époque ; mais plus encore peut-être sur Frédéric Berthet, ses apprentissages (la première lettre mentionnée date de 1969, il a alors quinze ans, et est adressée à Marcel Pagnol), et sa manière d'être. Berthet, dont on connaît déjà l'élégance, et ce talent niché au cœur de Simple journée d'été, de Daimler s'en va, ou de son Journal de Trêve (publié par Gallimard en 2006.)

 

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dimanche 9 janvier 2011

NAISSANCE DE L'ANAGNOSTE

Chers amis et lecteurs,

Le statut de ce blog change à compter de ce jour. Éric Bonnargent et moi-même lançons une nouvelle initiative baptisée L'ANAGNOSTE. C'est sur ce nouveau blog, exclusivement littéraire, que vous pourrez dorénavant suivre mes différents travaux critiques.

Je continuerai toutefois d'alimenter mon blog personnel, suivant les circonstances, mon bon plaisir ou mes lubies, éventuellement mon actualité éditoriale.

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Cliquer sur l'image pour découvrir L'Anagnoste.

 

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lundi 22 novembre 2010

Brad Mehldau - Théâtre du Châtelet

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La dernière (et d'ailleurs seule) fois que j'avais vu Brad Mehldau, c'était à la toute fin des années 1990, je crois, au Sunside. J'étais très en avance, et je l'avais vu arriver, avec femme et enfant, une petite valise à la main, un sweat-shirt jeté sur les épaules. Le public, une grosse centaine de personnes peut-être, l'avait suivi dans la salle. On s'est assis où on pouvait, moi par terre, tout devant, en contrebas de l'estrade, le nez pratiquement dans ses mains. Il était alors la star montante du jazz, le pianiste en qui on plaçait le plus d'espoir, et trimballait avec lui quelque chose d'idéalement américain : composite, curieux, ouvert, panoramique, orchestral ; et il était, déjà, un imparable mélodiste. On disait juste de lui qu'il devrait se défaire de l'empreinte de Keith Jarrett et faire entendre au plus vite sa propre voix ; ce qu'il fit, très vite, et à la perfection. Douze ou treize années plus tard, non seulement il s'est émancipé de toutes les tutelles qu'on pouvait avoir envie de lui trouver, mais il est devenu une des figures les plus singulières, les plus créatives et les plus ambitieuses du jazz contemporain.

BRAD_MEHLDAU_Highway_RiderA bien des égards, sa musique a à voir avec l'œuvre d'un siècle. C'est qu'on peut, chez lui, entendre bien des choses ; tout, sur le sujet, a déjà été dit - et Highway Rider, son dernier album, témoigne assez largement de l'étendue de ses affections. C'est cet album, donc, que Brad Mehldau aura déployé dans son intégralité ce soir, soutenu par l'impeccable Ensemble orchestral de Paris et son chef Scott Yoo. Cet album n'est pas le plus simple, ni le mieux accepté, de sa discographie. De fait, s'il y déploie un discours très personnel, inspiré, habité, à bien des égards novateurs pour le jazz, il n'est pas offensant de considérer qu'il pâtit aussi de séquences un tout petit peu inégales. Mais sur scène, ce soir, autant le dire : l'album est magnifié. Au bout de quelques instants, derrière les volutes debussiennes, et ce phrasé mélodique de John Boy qui, décidément, n'est pas sans évoquer les Beatles, et cet incessant jeu rythmique où l'on croit parfois distinguer quelques réminiscences du Köln Concert de qui vous savez, une idée, ou une phrase, venait souvent à mon esprit : Brad Mehldau nous donne à entendre une exploration américaine des territoires. Sans bien savoir moi-même ce que la chose voulait signifier. L'idée fut toutefois précisée par Brad Mehldau lui-même, expliquant (en français) qu'il avait voulu réaliser quelque chose d'un "voyage circulaire". C'est pourquoi peut-être on peut spontanément associer autant d'images à sa musique, dont on se dit qu'elle n'est pas sans raison de plus en plus utilisée au cinéma (par Clint Eastwood dans Minuit dans le jardin du bien et du mal et dans Space Cowboys, ou par Wim Wenders dans Million Dollar Hotel.) Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'on avait le sentiment ce soir de parcourir de très vastes espaces, des étendues à la fois sereines et lunaires, tranquilles et très vivaces.

Je disais que Highway Rider se trouvait, sur scène, magnifié. C'est difficile à expliquer, mais je crois que cela tient surtout au fait que les contrastes y sont beaucoup plus amplement révélés, et que ce qui, sur disque, peut par moment passer pour un nuancier un peu froid, fournit ici de très heureuses occasions de ruptures. Ce qui pouvait apparaître à l'oreille exagérément climatique s'estompe complètement au profit d'un jeu ouvert et beaucoup plus sensible. C'est vrai notamment, il faut bien le dire, dans les moments sans orchestre, comme si le groupe retrouvait son espace propre, ses codes les plus ancrés, les principes cardinaux de sa communication. A cette aune, Into the city s'est chargé d'enthousiasmer et de définitivement conquérir une salle très sage. Car sur scène, Into the city devient un véritable morceau de bravoure, une performance, à laquelle la prouesse de Larry Grenadier, contrebassiste exceptionnel, n'est pas étrangère. C'est aussi cette cohésion de groupe que l'on a plaisir à observer : aux côtés de Larry Grenadier, donc, Jeff Ballard et Matt Chamberlain, qui ont du donner bien du fil à retordre à ceux qui, dans la salle, s'intéressaient un peu à la percussion, tant ces deux-là s'y connaissent pour tromper l'oreille et déplacer le temps : deux batteurs aussi rigoureux que prodigieux. Et puis, bien sûr, le saxophoniste star Joshua Redman, dont on sait qu'il n'est pas tout à fait pour rien dans l'ascension de Brad Mehldau depuis que celui-ci avait rejoint son groupe, en 1994, pour enregistrer ce bel album qu'est Mood Swing. Outre que chaque musicien est époustouflant de maîtrise, de finesse et d'inventivité, ce groupe-là, donc, tel qu'il est constitué, dégage une très forte impression de cohésion et de souveraineté. Et la musique, complexe, tortueuse par moments, toujours très progressive, y gagne sa rondeur et sa chaleur.

RIMG0006_2Comme je n'ai pas très envie de conclure sur une réserve, je m'en débarrasse et la formule illico : le rappel. Il fut, finalement, inutile, nous éloignant de manière assez dommageable de tout ce qui rendit cette soirée si singulière. Sous les applaudissements, Brad Mehldau est revenu, seul, les instruments de l'Ensemble orchestral posés à terre donnant l'impression visuelle d'une sorte de désertion générale. Puis s'est lancé dans un petit morceau très peu inspiré, avec en appui une ligne de basse maniaque et un peu terne, à peine étoffée par des bouts de phrases sans véritable destination ; l'impression de quelque chose d'un peu bâclé, échouant en tout cas à transmettre son esquisse de transe ; dans ce registre, n'est pas Keith Jarrett qui veut. Dommage, donc. Mais heureusement bien insuffisant pour ternir un concert de très haute volée, où ces musiciens hors-pair ont livré une musique qui s'est avérée très excitante ; ce qui me permet, tout ébaubi encore par cette densité et cette impression de parfaite complétude, de réécouter Highway Rider d'une tout autre oreille.

 

vendredi 22 octobre 2010

La vieille au buisson de roses

La_vieille_au_buisson_de_rosesJ'en parlerai une autre fois, et plus longuement, dans Le Magazine des Livres, mais d'ici là, faites-moi confiance : lisez, lisez La vieille au buisson de roses, de Lionel-Édouard Martin.

Preuve, s'il en fallait encore, qu'une large part de la grande littérature se fait dans les petites maisons. Aussi il faut saluer le travail du Vampire Actif, maison fort jeune encore, qui a eu, peut-être pas le courage, du moins le flair de publier ce texte magistral, refusé par d'autres maisons autrement plus renommées.

Cela fait quelques années maintenant que je fréquente l'œuvre de Lionel-Édouard Martin ; pas toute l'œuvre non, car je suis en poésie aussi ignare qu'idiot (excepté Baudelaire bien sûr, ou Musset, parce qu'en moi l'instinct de la romance persévère), mais il ne fait pas de doute que La vieille au buisson de rose est ce qu'il a écrit de plus saisissant et de poignant, adossé à une langue qui n'a jamais été aussi chair.

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lundi 18 octobre 2010

ZZ TOP à Bercy

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A
près la grosse suée de Rammstein (lire ici), nous avions décidé, ce coup-ci, ma belle-sœur et moi, de nous ranger des voitures et de laisser la fosse à plus fougueux que nous. Moyennant quoi, d'être assis tout confort dans les gradins d'une salle de Bercy qui n'était même pas ouverte entièrement, ça nous a rudement rajeunis - toujours ça de pris. Avec l'impression qu'autour de nous, d'aucuns avaient fait le déplacement pour les Doobie Brothers davantage que pour nos texans barbus et favoris.

Qui n'a jamais entendu (dansé sur ?) Long Train Runnin', cette scie définitive des Doobies Brothers ? Depuis 1973, l'implacable ritournelle continue de justifier l'existence de ces gars très sympathiques dans le paysage, qui livrent donc un show sans surprise aucune, joyeux bordel de vieux briscards qui se soucient de leur look comme Nicolas Sarkozy de sa première épouse - cela dit, j'aime beaucoup les moustaches de Tom Johnston, qui m'ont rappelé celles d'un autre Tom (Selleck.) Enfin il serait ingrat de résumer les DB à cet authentique hymne des années optimistes. La preuve, ils viennent de sortir un nouvel album, on ne doit plus être bien loin du vingtième, dont ils jouent un titre plutôt bien fait,  Nobody. Derrière moi une grosse dame à la trogne bourrue dodeline sur Black Water, autre morceau d'anthologie, et avec ses mains tapent sur ses cuisses comme l'autre sur des bambous. C'est très sympathique, ambiance kermesse de fin d'année avec les parents qui jouent la bonne humeur obligatoire, et même si ça ne prend pas vraiment dans la salle, les frères pétards, leurs deux batteries et leurs quatre guitares, enchaînent les succès sans fautes ni coup férir - Listen to the music, Jesus is just allright. Bon, je confesse ne pas bien connaître les Brothers, mais il faut dire que, là, en octobre 2010, c'est quand même sacrément décalé. J'ai l'impression d'être RIMG0007tombé nez à nez avec les ultimes dinosaures du temps où, en Occident, la seule crise imaginable était d'acné ; en voyant ça, j'ai repensé à une vieille pub pour les Chewing-gum Hollywood, savez celle où une nymphette en beauté sort à moitié nue d'un ruisseau avec un sourire écarlate et un air de nonchalante luxure. Enfin à défaut de réchauffer l'air du temps, ça nous aura mis en jambe. Mais quand même, à Bercy, ils pourraient faire un effort pour la sono des premières parties, parce que vraiment, là, faut dire les choses hein, c'était un peu pourri. Mais rigolo, ça va sans dire.

RIMG0094Une demi-heure et trois clopes plus tard, débarquent les fiertés texanes. Et il ne faut pas deux mesures de Got Me Under Pressure pour convaincre que tout ça fonctionnera comme sur des roulettes. D'autant que la régie a quand même fait son boulot entre temps, et on est bien content de retrouver ce bon gros son qui fait aussi le charme de ZZ Top, gras, clair, étiré, roboratif. Ces gars sont tellement peu impressionnés qu'ils en sont réellement impressionnants. Je suppose que c'est ce qu'on appelle des pros. D'ailleurs leur show est aussi réglé qu'un spectacle de music-hall dans les années cinquante. Bon, c'est sûr que Billy Gibbons et Dusty Hill ont du mal à faire penser à à Frank Sinatra et Judy Garland, mais leur petit numéro ne manque pas de sel pour autant. Surtout quand ils en restent à leurs racines : Cheap Sunglasses, ou Brown Sugar par exemple, pour ne rien dire du torride et hypnotique Jesus left Chicago. Parce que quand ils essaient de donner dans le moderne, là, ça me semble un peu plus problématique. Ces types-là sont faits pour jouer Just to paid ou Waiting for the bus, et basta. D'ailleurs on a de la chance : ils les ont joués.

RIMG0089Et puis comme il est difficile d'imaginer  un quelconque bonheur qui ne fût pas complet, Gimme All Your Lovin', Sharp Dressed Man  et Legs tombent à pic pour rallier tout le monde à la cause. Quoique à cette aune, Hey Joe ne soit pas mal non plus, et c'est sûr qu'Hendrix n'a pas dû être mécontent du travail des trois bonshommes sur son standard. Sur le fond tout est parfait. Y compris Frank Beard, imperturbable derrière ses fûts, et dont on ne répètera jamais assez que la réserve participe à sa manière du charisme des deux ours. Mais le rock est ainsi fait que, quand tout est parfait, c'est que tout ne l'est pas. Je veux dire par là qu'il est un peu facile de leur part de diffuser en même temps qu'ils jouent les clips qu'on a déjà vus sur M6 il y a bientôt vingt ans. Ceci dit, je m'explique aussi cette faute par l'environnement. Pour aller vite, et cela vaut pour ZZ Top comme pour les Doobie Brothers, une salle comme Bercy est surdimensionnée. Ces groupes sont à voir dans des conditions plus rugueuses et plus odorantes. Faute de quoi, ils se sentent obligés d'abonder dans l'artifice, et ni eux ni leur musique ne sont faits pour ça ; mais nous effleurons là une question de société, n'est-ce pas.

Voilà, rien ne déborde, c'est parfait, c'est huilé, ça dure à peine une heure trente montre en mains, et les types n'ont pas même le temps de dire bye bye que la production rallume les halogènes et remet la radio (franchement, quelle époque...). Heureusement que le rappel, même très prévisible, fait oublier à chacun les affres de la rentabilité : avec La Grange et Tush, nous voilà revenus aux belles années râpeuses où ils mettaient le feu aux guinguettes à mescal. Et ça, c'est bon.

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lundi 6 septembre 2010

Et que morts s'ensuivent : Anne-Françoise Kavauvea

Anne-Françoise Kavauvéa est une lectrice que la rentrée littéraire ne perturbe pas. Aussi vient-elle de publier sur son blog sa propre critique de Et que morts s'ensuivent  ; que l'on pourra lire aussi directement chez elle ; ou encore, TELECHARGER au format pdf.

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Ouvrir un recueil de nouvelles me procure souvent un frisson délicieux. Le plaisir de la découverte se démultiplie : les trames narratives  s’additionnent, se complètent, se répondent, construisant un délicat édifice dont l’équilibre est fragile. D’où un soupçon d’angoisse pour le lecteur… Il arrive, effectivement, que la juxtaposition d’histoires courtes produise une sorte de brouillard. La confusion alors estompe les contours, masque les lignes, enveloppe les caractères dans un effacement presque immédiat. Et ce qui aurait pu s’apprécier comme un beau bouquet alliant les senteurs aux couleurs se dissout dans un improbable et informe amalgame voué à l’oubli. Mais  ces recueils (mot dont l’étymologie surprenante est liée à la fois aux verbes « cueillir » et « recueillir », associant l’idée de collection à celle de protection) donnent parfois naissance à architecture complexe et belle, une œuvre, ou même à un chef-d’œuvre, un bijou montrant tout l’éclat du talent de son auteur. Genre ancien, depuis Boccace ou l’Heptameron, elle occupe dans la littérature une place essentielle, se déclinant selon tous les genres et tous les registres.

Et que morts s’ensuivent a été publié au Seuil en février 2009. La rentrée littéraire avec ses trépidations est donc loin…  mais ce recueil est pour moi une découverte. Onze nouvelles y sont réunies, onze textes ciselés au parfum d’anathème. En effet, le titre est comme une menace, une imprécation proférée contre les personnages qui se succèdent au gré de ces pages précises, drôles, dramatiques, sarcastiques, à l’élégance cinglante. Onze destins malheureux, onze catastrophes retentissantes ou furtives, discrètes et quotidiennes, ou alors stupéfiantes et épouvantables. Marc Villemain, d’une main sûre, y dessine plus que des silhouettes : les personnages sont saisis d’un trait, mais dans leur essence. Chacun d’entre eux donne un titre à une nouvelle : Nicole Lambert, Anémone Piétra-d’Eyssinet, Anna Bouvier, M.D. …, s’insérant dans des univers très variés mais cohérents. D’ailleurs, un personnage constitue une sorte de fil rouge dans le recueil ; Géraldine Bouvier, successivement voisine, bonne, infirmière, nourrice, cycliste… Ces multiples avatars créent une unité du recueil, mais l’ancrent également dans une forme d’humour discret, créant une attente chez le lecteur – attente secondaire, le personnage étant presque toujours relégué au second plan – mais importante tout de même, et instaurant une complicité amicale entre auteur et lecteur.

Or, ce lien entre les différents textes du recueil est suffisamment ténu et discret pour que chacune des nouvelles constitue un univers à part entière. L’une des grandes réussites de Marc Villemain réside dans sa capacité à créer une harmonie dans la diversité. Les histoires jaillissent de cadres différents : une plage, un salon d’épilation, une chambre, un grenier… Les protagonistes, eux aussi, offrent des visages très disparates : jeunes femmes presque banales, riche héritière, père de famille sans histoire, révolutionnaire non violent, enfants, adultes, vieillards, cannibales. Chacun de ces personnages est, d’une manière ou d’une autre, confronté à la mort.  Cependant, d’un texte à l’autre, les climats, les situations, les intrigues varient, portant sur ce thème grave des regards divers et nuancés : ironique, sombre, cruel, tendre… Au détour de chaque page, une surprise. Ainsi, au rire né de l’histoire de Nicole Lambert et Odette Blanchard, qui ouvre le recueil (et dont la morale serait : méfiez-vous des produits dépilatoires), succède l’humour noir et grinçant, puis l’émotion pure (celle que j’ai ressentie à la lecture de la nouvelle intitulée « Matthieu Vilmin », un sentiment durable et bouleversant né d’une rencontre entre la fiction et la réalité). Marc Villemain reconnaît que parfois, les effets produits sur le lecteur lui échappent : mais c’est aussi la magie de la littérature (de la belle et bonne littérature, allais-je écrire) que d’inciter le lecteur à s’approprier l’œuvre, l’associant d’une certaine façon au processus de la création.

Les nouvelles de Marc Villemain embrassent ainsi des situations diverses, mais elles dessinent aussi une sorte de paysage de la société d’aujourd’hui, en proposant des angles de réflexion inattendus mais efficaces. « Matthieu Vilmin » incite le lecteur à envisager la relation qui s’instaure entre patient et soignant d’une manière subtile et originale – quel est celui qui apprend à vivre à l’autre ? La relation est-elle à sens unique ? Les réponses proposées à ces questions cruciales ne sont pas simplistes, au contraire : elles se déclinent à l’infini, selon l’angle choisi, l’état d’esprit du lecteur – et celui du personnage, certes. Et de ce texte grave, le rire, paradoxalement, naît dans ce qu’il a de plus dramatique ; un rire mêlé de larmes, lorsque la volonté de vivre s’amenuise et s’efface lorsque l’autre a retrouvé le monde des vivants. Dans tous ces textes, des êtres s’éloignent, les uns des autres souvent, du droit chemin encore plus fréquemment ; mais étrangement, cette mort qui pourrait à chaque fois sembler extraordinaire se banalise, puisqu’elle est le lot commun à chacun. Qu’importe le chemin, puisqu’au bout, l’issue sera la même ? Évoquer la mort d’un personnage (ou sa dégradation physique : tous les personnages ne meurent pas dans ce livre, mais tous y perdent quelque chose) est une façon de dramatiser la vie, ou, au contraire, de porter sur elle un regard doux-amer, chargé d’une affectueuse ironie. Tous ces personnages suscitent la pitié, à un moment ou à un autre, même les plus épouvantables d’entre eux (je pense à ce père incestueux accusé devant un tribunal d’enfants qui m’a irrésistiblement rappelé le tribunal des voleurs dans M le Maudit…).

De ce trait particulier, de cette écriture précise et élégante naît une tension. L’attente créée devient un élément dynamique, obligeant le lecteur à poursuivre son chemin dans l’œuvre, alors que, par définition, un recueil de nouvelles peut se lire au coup par coup, dans une indépendance facilitée par la brièveté de la forme. Ma lecture – je parle de la mienne, puisqu’après tout, lire est un acte individuel et intime – n’a pas été celle que j’adopte en général face à un recueil. Souvent j’ouvre deux livres, juxtaposant les expériences au risque d’une certaine confusion. Et que morts s’ensuivent est un recueil particulier qui se lit à la manière d’un roman. La lecture d’un texte en appelle une autre ;  les morts s’ensuivent et se suivent dans un cortège ininterrompu, funèbre et drolatique. Demeure finalement une impression forte, un souvenir vivace, des personnages inscrits durablement dans la mémoire du lecteur. C’est un tour de force qui prouve les qualités d’écriture de Marc Villemain, un auteur modeste et discret, mais dont la plume précieuse est dotée d’un véritable pouvoir. Du grand art…

La dernière nouvelle, M. D., occupe dans mon cœur de lectrice une place particulière, parce qu’elle constitue une sorte de rupture avec les textes qui précèdent : une jeune femme, figure d’écrivain (double peut-être de celui-ci) est évoquée au futur, dans une inéluctable progression vers le destin commun à tous les personnages du livre. Mais ici, rien ne semble préparer cette mort, si ce n’est, peut-être, l’angoisse de l’écrivain qui ignore les effets de sa création sur le lecteur. Les mots lui échappent, les personnages semblent prendre une indépendance, la maîtrise de cet univers devient impossible. « Donc, M. D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leur caprice, quand ce n’est pas des personnages eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience  de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M. D. n’aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n’est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu’ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. »
Dans le beau regard sombre de M . D., la conscience que ce cortège de fantômes sur la lande de papier est peut-être plus réel que sa propre vie de solitude, à cette table, dans ce lit vide où elle ne s’allonge pas, assise en tailleur à fumer, mêlant quelque chose de son corps à ce vent, cette lande et cette nuit…

Anne-Françoise Kavauvéa

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dimanche 8 août 2010

Dans les Causeries littéraires de Joseph Vebret

 

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Paraissent ces jours-ci les Causeries littéraires de Joseph Vebret, qui relatent ses rencontres, depuis 2004, avec 40 écrivains en liberté.

J'ai la chance de figuer au nombre de ces quarante élus - parmi lesquels des écrivains aussi divers qu'Alain Fleischer, Michel Houellebecq, Serge Joncour, Bernard-Henri Lévy, Richard Millet, Richard Morgiève, Philippe Sollers ou Kenneth White.

Le livre paraît aux éditions Jean Picollec.

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jeudi 24 juin 2010

THEATRE : Les trois soeurs - Anton Tchekhov

Mise en scène d'Alain Françon

gpr_troissoeurs0910C'est sans ma femme hélas que j'aurai donc eu rendez-vous ce soir-là avec Tchekhov et la troupe, décidément exceptionnelle, de la Comédie française. Et c'est le ventre acidulé d'un rognon rosé sur une langue de Pessac-Léognan que je découvre le décor, il faut bien dire somptueux, de cette nouvelle mise en scène.

Laquelle se révèle on ne peut plus millimétrée. D'entrée de jeu, je ne peux me défaire de l'impression d'assister à la plus brillante des leçons de théâtre, qui plus est très soucieuse de forme et de classicisme. L'extrême qualité de cette perfection est d'ailleurs peut-être ce qui en fera, les deux premiers actes durant, le seul mais principal défaut. C'est un peu lent, un tout petit peu attendu, et cette relative paralysie, ce petit défaut de liberté, charrie un mouvement bizarrement trop précis, comme une mécanique dont le roulement à billes aurait été à ce point huilé qu'elle pourrait être tentée de se contrôler elle-même. Et il faut la verve d'un Bruno Raffaelli, la posture drolatique et rebelle d'un Eric Ruf, le corps et la voix d'un  Michel Vuillermoz, le charme facétieux d'un Guillaume Galienne (dont je m'aperçois que le tropisme luchinien n'était donc pas tout à fait accidentel), et tout le talent d'un Michel Robin, dont on ne dira jamais assez combien les passages, même furtifs, que lui prête son second rôle, sont d'une infinie justesse, pour que l'ensemble ne sombre pas dans une perfection qui eût pu être ennuyeuse. Constat dont je n'ignore pas le caractère inique, tant ce soir la troupe tout entière fut splendide, et tant la pièce repose sur les épaules de Florence Viala (Olga), Georgia Scalliet (Irina) et Elsa Lepoivre (Macha) qui, on le verra, furent admirables. Je me dis pourtant, vu ce qui va suivre, que la relative attente où me mirent les deux premiers actes n'est pas sans rapport avec la pièce elle-même, avec ce que Tchekhov lui-même lâcha dans son propre texte.

Sans_titre6Cette pièce est d'ailleurs remarquable aussi pour cela. Tchekhov n'étant pas du genre à trancher dans le lard du bien et du mal, son théâtre s'immisce dangereusement dans l'existence des humains et, ce faisant, en révèle les facettes nombreuses et paradoxales. C'est, en cela, un auteur aussi métaphysique que réaliste. La joie est optimiste et un peu vaine, et les deux premiers actes peuvent ennuyer pour cette raison même. On n'y voit, après tout, qu'une bonne société édifiante et oisive, conséquemment livrée au fantasme puéril de la guerre et du travail, de la morale et du labeur. Naturellement, on entrevoit bien quelques grains de sable : les sentiments  réels, souvent tus, sont toujours prêts à s'écorcher, et les rivalités sourdent. Comme souvent chez Tchekhov, il ne se passe, au fond, pas grand-chose qui fût d'humaine volonté. Il faut attendre, comme on attend le destin - comme, même, on s'en remet volontiers à lui. D'ici là, on cause, on cause, on s'agite, on se rend fébrile d'un rien, on festoie sans véritable cœur ni autre raison que solennelle ou formelle, on se trouve, malgré la richesse, bien marri de ne pouvoir vivre à Moscou, et on suppute un avenir forcément meilleur, gavé de science et de patriotisme (voire de science patriotique). La pièce fait croire que c'est au creux de cette névrose que pourrait se nicher la résolution, mais non. Les humains sont ainsi faits qu'ils ne peuvent d'eux-mêmes se réformer :  c'est de l'extérieur qu'il faut toujours attendre le changement.

Sans_titre4Qui viendra du drame. En l'espèce, un grand incendie dans la ville, à peine évoqué, tout juste perceptible parce qu'on nous dit qu'il a eu lieu, et parce que quelques traces de suie se laissent deviner sur les mains ou les visages. Mais de ce drame qui n'est pas à soi va naître ce qui va  forcer la petite communauté à se l'approprier, fractionnant le monde familial jusqu'à le conduire à sa possible mais incertaine régénérescence. Le basculement dans l'autre monde, dès les premières secondes du troisième acte, va donner à la pièce, et à cette mise en scène, sa dimension totalement magistrale. Et c'est dans le drame  que vont exploser les trois sœurs, ces trois comédiennes qui, de toute évidence, ont trouvé un texte et une inspiration à leur niveau. Florence Viala (Olga) a la rigidité pudique qui convient à cette grande sœur responsable qu'anime le seul sens du devoir. La jeune Georgia Scalliet (Irina) trouve ici un répertoire émotif qui lui convient à merveille, même si je pense qu'elle pourrait se montrer parfois un peu moins grimaçante, ou plus intérieure. Il n'empêche, son rôle est éprouvant, il l'oblige à traverser et à habiter des mouvements complexes, et l'entièreté de son jeu se révèle très convaincante, parfois touchante. Enfin, surtout, il faut saluer Elsa Lepoivre, qui, dans le rôle de Macha, est en tous points prodigieuse de présence, d'intelligence scénique et de pugnacité, belle dans la colère et dans l'amour, dans la bouderie comme dans la passion, excellente dans ce rôle de sœur insaisissable, lyrique, colérique, que blesse et irrite l'insuffisance de la vie. Nul n'aura pu ignorer ses larmes et son bouleversement, lorsqu'à la fin elle vint, avec les autres, saluer la salle.

Sans_titre3Très grand moment de théâtre, donc, servi par une troupe à son plus haut, porteuse d'un texte dont on appréciera l'élasticité et l'infinité des ressources dramatiques et scéniques. Et qui, en notre contemporaine époque de sarkozysme puéril, bourgeois et luxuriant, conserve un mordant que Tchekhov n'avait certainement pas prémédité. Certes, je continue de m'agacer de ces quelques cons qui rient à contre-courant, confondant drame et comédie parce qu'ils ne veulent voir que la comédie et s'échine à dénier le drame, et parce qu'il est toujours plus facile de penser qu'il y a du huitième degré lorsqu'une femme pleure, mais c'est là aussi une démonstration de la complexité très fine du texte de Tchekhov : le sens, celui de la vie, nous demeure inaccessible. Force est de constater que le vingt-et-unième siècle n'a pas fait le progrès décisif, en cette matière comme en tant d'autres. Il ne me reste plus qu'à retrouver l'air libre, et trinquer au clair de lune avec ma femme enfin libérée.

mercredi 23 juin 2010

Tombeau - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Tombeau - Marc Villemain

dico mort

En Occident, jusqu'au XVIIIème siècle, l'on ne fait pratiquement pas de distinction entre une tombe et un tombeau, même si la tombe tendait plutôt à désigner l'espace funéraire, le tombeau passant pour synonyme de mausolée. Dans la langue française contemporaine, la distinction est plus nette : la tombe est le lieu même où est ensevelie la dépouille, la fosse où elle est déposée, tandis que prend la dénomination de tombeau l'ornementation architecturale qui signale la présence de la tombe et invite au recueillement. Si les tombeaux servent à la fois de signalétique et de mémorial, il n'en a pas toujours été ainsi. Sous l'Ancien Régime, une dalle, recouvrant le caveau souterrain et ne portant parfois qu'un simple numéro, pouvait marquer l'emplacement de la sépulture ; les signes distinctifs permettant d'identifier le défunt (initiales, épitaphe, armes, blasons) pouvaient quant à eux être fixés sur un mur.

Commémorer

Un tombeau est donc avant tout un monument commémoratif, le plus souvent érigé sur un lieu de sépulture. A l'usage, ce qui distingue la tombe est son prestige, ses dimensions, son architecture ; autrement dit, les tombeaux sont en général destinés aux personnalités, aux grandes familles, ou encore aux édifices isolés, comme les chapelles funéraires. Ainsi peut-on admirer le tombeau de Napoléon, déposé le 2 avril 1861 dans l'église du Dôme des Invalides, à Paris, que l'architecte Louis Tullius Joachim Visconti réalisa dans des blocs de quartzite rouge placés sur un socle de granit vert et cerné d'une couronne de lauriers. Les tombeaux ne contiennent pourtant pas nécessairement la dépouille charnelle complète. Ainsi exista-t-il des tombeaux des entrailles et des tombeaux du cœur : comme leur nom l'indiques, ils ne contenaient que ces organes distincts. A l'époque médiévale, il n'était pas rare de distinguer un tombeau des entrailles en plaçant une poche sur la poitrine de l'effigie. Parfois, ces deux tombeaux spécifiques ne contenaient qu'un vase, dit urne de viscères ou urne de cœur, selon son contenu. Parmi les exemples les plus fameux, l'on peut citer le tombeau des entrailles de Charles V, qui provient de l'ancienne église abbatiale cistercienne de Maubuisson (Val d'Oise), et que l'on peut aujourd'hui visiter au musée du Louvre.

Symbolique

Le caractère sombre et éploré des sépultures d'Occident ne date pour l'essentiel que du XVIè siècle. Le mouvement prend son essor à la fin de la Renaissance, soutenu, non sans quelque paradoxe, par la chrétienté, laquelle pourtant ne craint pas de cultiver une certaine image rédemptrice et émancipatrice de la mort. Aussi nombre de  tombeaux sont-ils l'objet d'un véritable décorum mortuaire, où l'on n'hésite pas à orner le lieu d'allégories de squelettes ou de cadavres rongés, esthétique largement relayée par le romantisme. Aucune dramaturgie de la sorte n'existait en revanche au Moyen Age : à l'instar de l'Antiquité grecque et romaine, qui parsemait les voies de circulation de tombeaux au pied desquels il était commun de venir deviser de choses et d'autres, l'inexorable finitude ne l'impressionnait guère. Toutes les civilisations ont toujours mis un soin particulier à ériger de remarquables tombeaux. Ainsi du tombeau des Askia, au Mali, pyramide édifiée en 1495 par Askia Mohammed, empereur de Songhaï, au sein d'un ensemble comprenant donc, outre la pyramide tombale, deux mosquées, un cimetière et un espace de délibération. Mais lorsqu'on évoque les pyramides, c'est aux pyramides égyptiennes que l'on songe, et il est remarquable de penser que celles-ci, dont celle de Gizeh compte au nombre des sept merveilles du monde, sont d'abord des tombeaux verticaux. La forme pyramidale est née lorsque Djéser, roi de la IIIè dynastie, exprima le souhait que l'on agrandît son tombeau, à l'origine un simple mastaba. Le mastaba est une construction rectangulaire destinée aux pharaons et à la noblesse qui faisait à la fois office de sépulture du défunt et de lieu de résidence pour son ka, c'est-à-dire, sommairement, son double spirituel, une partie de son âme. C'est au fil de l'Ancien Empire égyptien que leur architecture évoluera, jusqu'à devenir les pyramides à degrés que l'on connaît.

Les tombeaux sont-ils condamnés à ne plus susciter que l’intérêt ou l’admiration de quelques esthètes et autres archéologues ? sommes-nous condamnés à ne plus reposer que dans des demeures javellisées, conformes aux impératifs de l’aménagement urbain et à la tentation paysagère, aux normes sanitaires et à l’anonymat égalitaire, égarés que nous serons dans d’immenses parcs aux allures de réserves futuristes, elles-mêmes soumises aux caméras de sécurité de l’intérêt général ? Lequel d’entre nous pourra ou sera même autorisé à ériger un nouveau Taj Mahal en hommage à sa bien-aimée ? Quel Christ pourra quitter son tombeau sans que nulle police ne s’en aperçoive ? Questions loufoques, à n’en pas douter, mais qui prouvent, fût-ce par l’absurde, combien l’imaginaire humain trouve à se nourrir dans le destin des morts. Les tombeaux sont les témoins du temps, et l’on pourrait reconstituer l’histoire de l’humanité en s’attachant à ce qu’ils ont représenté au fil des siècles. Et si le juste souci démocratique se défie des singularités trop fortes et des entreprises à la fois trop romantiques et trop onéreuses, il n’est pas douteux que la mort et le destin de la dépouille mortelle des humains continueront de charrier une esthétique en perpétuel renouvellement. Le goût de la démocratie étant aussi celui de l’individu, alors il n’y aurait rien de surprenant à ce que, vaille que vaille, de nouveaux tombeaux sortent peu à peu du sol, premières pierres, peut-être, des merveilles de demain. A moins, comme certains en cultivent le rêve et en entretiennent parfois le projet, que l’on puisse un jour se faire inhumer ailleurs, bien ailleurs : dans l’espace, sur la lune ou sur Mars. 

M. Villemain

Bibl. : Danièle Porte, Tombeaux romains – Anthologie d’épitaphes latines, Gallimard, 1993 * Richard Lebeau,Pyramides, temples, tombeaux de l’Egypte ancienne, éditions Autrement, 2004 (beau livre) *

lundi 14 juin 2010

Silence - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Silence - Marc Villemain (version très légèrement différente de celle publiée)

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Le silence n’appartient qu’aux morts : telle est bien notre seule certitude. Le 0 dB (zéro décibel) est un mythe, qui ne se rencontre en aucun point sur terre : le son utilisant l’air pour circuler et se propager, il faudrait pour cela des espaces totalement privés d’air ; or, par définition, un espace privé d’air serait irrespirable. Le silence est donc toujours un bruit, il n’est jamais vide de sons. Ce que nous n’entendons pas, des sonomètres le captent, à l’instar de certaines chauves-souris, des dauphins, des orques ou des éléphants. Il ne saurait être absence de son, mais plus prosaïquement absence de sa perception. Les morts seuls, donc, connaissent le parfait silence – si tant est qu’ils puissent « connaître » quoi que ce soit.

Au-delà de ces considérations physiques, les humains associent le silence à des paradigmes paradoxaux. Éminemment désirable pour les uns, hautement effrayant pour les autres, le silence est toujours objet de fascination. Ce qui peut effrayer chez lui, c’est son association, inconsciente ou pas, à la mort. C’est d’ailleurs par une minute de silence que l’on célèbre tel événement dramatique, tel deuil de telle personnalité ; c’est encore dans un silence de mort que nous nous recueillons, dans notre intimité ou dans des lieux appropriés. « Faire silence » constituerait donc le moyen le plus adéquat d’approcher ce vide qui pour nous symbolise la mort, une manière aussi de nous y préparer, de l’attendre, de l’entendre. Les monastères, lieux de silence s’il en est, attestent de cette spiritualité par le vide, qui permet tout à la fois d’entrer en soi pour être au plus près de la Création et d’avancer au plus près vers la Parole de Dieu. 

Qu’entend-on dans le silence ? Quiconque peut en faire l’expérience, fût-ce en en connaissant la part d’illusion. « Entrez dans le silence, habitez-le », dira le professeur de musique à son élève. Qu’est-ce à dire, si ce n’est apprendre à entendre le silence comme un son à part entière, comme une note qui compterait autant que n’importe quelle autre note, apprendre à entendre le silence comme la musique même. Ce fut le pari, audacieux, controversé, de John Cage, lorsqu’il écrivit pour le piano les trois mouvements d’un morceau intitulé « 4’33 ». L’exécution de ce morceau par David Tudor, le 29 août 1952 à New York, fit sensation et demeure dans les annales. Quatre minutes et trente-trois secondes durant, tout ne fut qu’approche du silence, dans la grande salle du Maverick Concert Hall. David Tudor, assis devant le piano, partition sous les yeux et montre en main, concentré, tournait les pages de la partition au mesure de sa progression in petto, ouvrant et fermant le couvercle de l’instrument au début et à la fin des trois mouvements. Interloqué, le public riait sous cape, quittait la salle, ou au contraire restait, tétanisé. Provocation, sans doute, de la part de ce compositeur d’avant-garde que fut John Cage, mais pas seulement ; il s’agissait bien de chercher ce que l’on apprend à tout musicien et que tout musicien vénère : le silence, ce point d’avant la naissance du son, ce point zéro d’où seul la musique peut naître. C’est là aussi une manière de spiritualité, le 0 dB constituant finalement la mort du son, le triomphe du silence, et conséquemment la possible émergence de la vie à travers le rien, à travers la mort – ce très éloquent silence.

M. Villemain

Bibl. : Enregistrement vidéo de l’interprétation de 4’33 par David Tudor en 1952 : http://fr.youtube.com/watch?v=HypmW4Yd7SY * Philip Gröning, Le Grand Silence (Die große Stille) (film documentaire)

Posté par Villemain à 15:06 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
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