Jean Ferrat, tu aurais pu vivre encore un peu.
À Marie.
Je n'aurai rien d'autre à dire de Jean Ferrat que ces quelques souvenirs intimes.
Je crois que j'ai six ans, sept tout au plus. Cet hiver, nous partons skier en famille, il me semble que c'est à la Bourboule, dans le Massif Central. C'est un matin encore, et il fait très beau. Le petit-déjeuner s'éternise, je suis pressé, j'ai revêtu ma combinaison, celle qui, sur les pistes, me fera désigner par l'affectueux sobriquet de petit jaune. Je sors sur le balcon du chalet qu'on nous a prêté, dans l'attente, prêt à me jeter dans la poudre, et comme j'ai toujours aimé le faire je contemple et admire la nature, ses monts blancs de griseries.
Du salon me parvient une chanson, une circonstance étonnante, La Montagne. Mon père écoute ça - et je sais pourtant, je sais d'un savoir étrange, instinctuel, qu'il n'est pas soupçonnable de sympathie pour Jean Ferrat, lui qui milite dans le parti d'en face. Et cette chanson, là, cette joliesse, cette douceur, dans cette voix que je n'avais jamais entendue, je l'entends encore, et c'est toujours ainsi que je l'entends. Le temps sec, bleu, froid, et cette chanson qui parle de ça justement, de cette beauté, comment peut-on s'imaginer.
Ensuite, je pense que j'ai un peu moins de dix ans. Il y a chez mes parents un vieux vinyle, une compilation improbable de chansons françaises. Patachou, Vigneault, Les Compagnons de la Chanson, Léo Ferré chantant Le piano du pauvre, Brassens et son Gorille, et Ferrat, donc, dont je perçois sans rien y comprendre l'historique gravité de Nuit et Brouillard, que j'apprends par cœur en me demandant ce qui peut bien me plaire dans ce lyrisme martial et sans appel.
Dix ans plus tard, parce qu'il faut bien se convaincre qu'on a peut-être quelque rôle à jouer dans ce monde, la petite bande où je grandissais se départageait aussi autour de cette chanson, Le Bilan. Ceux qui y voyaient une trahison, ceux qui savaient y percevoir le courage. Ceux qui croyaient à la révolution, ceux qui n'y croyaient pas. De lui, ce sera l'un des rares textes engagés auquel je m'attacherai...
Plus tard, j'ai chanté et tournoyé sur L'amour est cerise. Je traînais chaque jour pendant des heures dans les radios locales et je la passais, cette chanson, n'importe quand, à n'importe quelle heure, sous n'importe quel prétexte, dès l'ouverture de l'antenne au petit matin, juste avant le flash d'information, et jusque tard dans le soir, quand, à minuit, je coupais l'émetteur de la radio - les nuits radiophoniques étaient silencieuses, à l'époque.
C'était un autre signe, un autre indice. Car plus tard, plus tard encore, la chanson est revenue dans ma vie, par la plus inespérée des voies, retrouvée intacte et précieuse dans la mémoire de la femme que j'aime.
THEATRE : Fantasio - Alfred de Musset - Comédie Française
Représentation dédiée à Madeleine Marion,
disparue le matin même.
L'on ne pourra pas reprocher à Denis Podalydès de n'avoir pas cherché à pénétrer les arcanes de ce dandy artiste et mal dans son monde qu'est Fantasio. Le personnage de Musset pourrait incarner à lui seul l'esprit complexe et romantique, joyeusement désespéré, vaguement anarchiste et plus ou moins mystique du 19ème siècle. C'est en cela un personnage redoutable pour un comédien, tant il est possible d'en faire une multitude de lectures, selon que notre inclination nous porte vers le plaisir de la bouffonnerie ou qu'elle nous rende sensible à sa désespérance. A cette aune, la mise en scène de Denis Podalydès est une réussite complète, le très beau carrousel qui occupe le centre de la scène étant une parfaite métaphore, à la fois du cerveau enchevêtré et de l'existence enivrée de Fantasio et de ses amis, et du monde qui tourne malgré eux et derrière lequel ils hésitent à courir.
Donc, une mise en scène très classique, ou plutôt, car l'expression est impropre, très désireuse de recouvrer la flamme et l'esprit d'un certain classicisme. Avec une grande déférence pour un texte dont on s'aperçoit au passage qu'il n'est à nos modernes oreilles plus aussi accessible qu'il ne l'était peut-être de son temps, et avec le désir d'en saisir la vitalité autant que l'amertume. C'est ici que Podalydès prend quelques libertés, et il a raison, en ajoutant à la pièce un prologue constitué de vers mêlés de Rolla et de Dupond et Durant, sous la forme d'un duel passionné entre Adrien Gamba-Gontard, dont le timbre et la prestance me semblent toujours un peu fades, et un Eric Ruf exceptionnel - lequel aurait sans doute été lui-même un beau Fantasio, plein de facétie pessimiste et de gravité lyrique.
Fantasio, donc, est interprété par Cécile Brune, dont je conserve le souvenir drolatique de son jeu dans Les joyeuses commères de Windsor. Or si l'espièglerie toute féminine à laquelle la conduisait son personnage dans la pièce de Shakespeare faisait immédiatement mouche, la chose est ici plus compliquée, pour cette raison sans doute que Fantasio est un personnage plus fuyant, indécelable, traversé de lubies contradictoires, mû par quelque chose dont il n'est pas certain lui-même de pouvoir rendre compte. La lecture, déjà ancienne, que je fis de cette pièce, m'a laissé le souvenir d'un personnage plus troublé, plus profondément malheureux, plus romantique aussi, que ce que nous en donne à voir Cécile Brune. Qui ne ménage pas sa peine pourtant, et dont la qualité de la présence contamine bien volontiers la scène. Mais Fantasio a beau finir en bouffon du roi, il doit être aussi plus retors, plus déchiré, et il me semble que, sans lui avoir échappé, cette dimension n'est pas parfaitement assumée par Cécile Brune, dont on dirait parfois qu'elle cherche à contourner cette difficulté par une énergie et un jeu de mimiques qui ne suffisent pas à rendre de Fantasio l'ébullition spirituelle permanente où évolue sa conscience.
Ce qui n'enlève pas grand-chose à l'attrait et à l'intelligence de cette mise en scène somptueuse, et de cette représentation dont il faut bien dire qu'elle est dominée par le jeu de Guillaume Gallienne - dont je ne saurai dire si le fort accent luchinien se veut un clin d'œil ou s'il est inconscient. Interprétant ce personnage fat et proprement stupide qu'est le Prince de Mantoue, Guillaume Gallienne est irrésistible de justesse et de drôlerie, jouant de tous les registres et d'une palette expressive assez exceptionnelle. Ce qui vaut aussi pour Claude Mathieu (déjà remarquable en épouse d'Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires) et pour Christian Blanc (qui fut tout récemment le héros indiscutable et le magnifique complice de Cécile Brune dans la pièce de Shakespeare susmentionnée), mais il est vrai que nous y sommes habitués. Un très beau moment de théâtre donc, dont nous sortons peut-être plus guillerets qu'il ne l'aurait fallu, mais emplis d'admiration pour cette mise en scène sans (presque) aucune faute de goût.
Fantasio, d'Alfred de Musset - Mise en scène de Denis Podalydès.
Comédie-Française jusqu'au 31 mai 2010.
Anvil, The Story of Anvil
Je n'ai donc pas résisté (à aller voir le film, c'était entendu) mais aussi à me fendre de mon petit écho. Je dois bien ça à ma femme, brahmsienne en diable, et charitable au point de me faire croire qu'elle m'accompagnait avec plaisir et qu'elle portait quelque intérêt à un documentaire sur ces enfants perdus du rock infernal...
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Aussi tâcherai-je de ne pas trop répéter ici ce que l'on trouve un peu partout ailleurs, le film ayant fait l'objet d'une couverture telle qu'il en a donné un second souffle (et c'est peu dire) à ce vieux groupe canadien exténué. Voir aujourd'hui ces gaillards deviser avec la first lady Sarah Brown, épouse de Gordon, ou avec Dustin Hoffman (cf. photos) ne manque pas d'ironie, ironie que ce groupe de prolos apprécie sans doute comme il se doit. Aussi vais-je plutôt tâcher de faire remonter à la surface quelques évocations plus personnelles.
En commençant toutefois par dire qu'il serait bien dommage que Anvil, the Story of Anvil n'attire que les fans de hard rock ou de metal. Car autant si ce n'est mieux qu'un film de Ken Loach, Sacha Gervasi, mû par une passion adolescente pour le groupe, a réalisé un film que l'ancrage dans le réel conduit à des élans sensibles dont le genre est peu coutumier. Le cas d'Anvil, s'il est emblématique, n'en dessine pas moins une fresque de l'histoire du rock en ce qu'il est aussi le syndrome d'une sociologie, d'un milieu, d'un état de culture. À un moment où ça se déshabille et se trémousse en numérique pour faire couler l'or au moyen de produits surproduits, une telle piqûre de rappel vaut son pesant... d'or. Le grand mérite de ce documentaire, outre qu'il est remarquablement mené et filmé, est pourtant de ne jamais confondre tendresse et complaisance, et de donner une trajectoire, presque une biographie, à Steve Kudlow, alias Lips, chanteur et guitariste, et à Robb Reiner, batteur.
Deux enfants des années 70 qui ne sont pas sans rappeler ce que furent les membres de Black Sabbath dans la banlieue de Birmingham, quelques années à peine auparavant. Du point de vue de l'amateur de rock, Anvil, the Story of Anvil, est d'une exemplarité totale : il montre comment se monte un groupe, quelle part de hasard préside à sa destinée, quel rôle est celui de l'entourage, de la famille, quelle obstination il faut avoir pour parvenir à sortir d'un hangar où l'on tâche d'inventer un monde et ensuite aller convaincre qu'on avait eu raison d'y croire, à quel(s) fantasme(s) il faut puiser pour poursuivre ainsi et sans relâche un rêve que tout, au quotidien, vient démentir. Et puis il y a l'amitié, sur quoi repose presque uniquement l'existence du groupe, et dont le témoignage est sans doute l'aspect le plus touchant du film. Il ne s'agit pas ici d'une énième et mièvre ritournelle sur le bon rocker au cœur tendre, mais d'une relation qui, nourrie à la passion de la musique, en déborde aussi très largement. Lips et Robb sont des écorchés, des gars dont le sang coule à toute allure dans les veines et qui croient en leur amitié au moins autant qu'en eux-mêmes, deux inséparables qui n'en peuvent plus l'un de l'autre et se tombent dans les bras à la première fâcherie - c'est leur côté Obélix et Astérix. Il y a des larmes, de la rancœur, de la colère, beaucoup de sincérité et de fidélité, autant de sentiments que résume la lèvre convulsée de Lips lorsqu'il pleure sur une amitié que la fatigue, la lassitude et l'insuccès pourraient finir par briser. Rien n'est jamais enjolivé, car de toute façon rien n'est jamais beau dans cette vie - excepté, donc, l'obstination et l'honnêteté que l'on y met. Car Anvil, c'est l'honnêteté même. N'oublions par que Lips fut convié par Motörhead à les rejoindre
et que Robb Reiner connut pareille sollicitation de la part de Ozzy Osbourne. Nul doute alors qu'ils brilleraient aujourd'hui au firmament, ce qu'ils ne pouvaient manquer d'ignorer. Tous deux ont pourtant décliné : leur vie se résolvait dans Anvil, non dans une gloire venue de l'extérieure. Alors nous plongeons ici dans la grisaille ordinaire et laborieuse des petites banlieues déshéritées, que quelques concerts peu ou prou désertés parviennent à peine à rehausser. Ces moments où Anvil joue, non sans fougue ni mérite, devant 174 personnes dans une salle qui peut en contenir 10 000, ou, après avoir traversé l'Europe pour aller en Roumanie, se retrouve devant cinq fans à peu près saouls pour repartir sans même avoir été payé et retrouver l'usine, tout cela, il faut bien le dire, serre un peu le cœur. L'optimisme viscéral de Lips est ici une leçon de vie, rocker ou pas rocker.
Et la musique, direz-vous ? Eh bien, disons qu'elle a besoin d'un contexte... J'ai connu Anvil en 1983, j'avais quinze ans, avec l'album Forged in Fire. Je ne sais plus bien comment, d'autant que le 33 tours (eh oui, à l'époque...) était absolument indisponible en France et que j'avais dû le faire importer ; il est probable que j'en aie eu connaissance grâce à Enfer Magazine, qui fut et restera le premier magazine en kiosque spécialisé dans le hard et le metal. Honnêtement, dans le registre, Anvil m'a toujours semblé un peu faible. Et si les grands stars du genre les saluent aujourd'hui amicalement, quand elles ne disent pas vouloir régler leur dette à leur égard, il faut toutefois avoir l'honnêteté de dire qu'elles les ont assez vite surpassés. Cela étant, il est certain que, lorsque j'ai écouté cette galette pour la première fois, j'ai tout de suite eu l'impression, non que quelque chose se passait, mais qu'on n'avait encore jamais joué ça, et comme ça. J'entendais bien ce que le groupe devait à Black Sabbath, mais je ne leur voyais pas, à l'époque, d'égaux immédiatement contemporains. Je ne tombais certes pas en pâmoison, la voix de Lips ne m'a jamais vraiment séduit, les compositions me semblaient un peu sommaires, mais une chose attirait mon oreille - outre, donc, ce que l'on peut considérer a posteriori comme la naissance du speed : la tonalité particulière des riffs, lourds et gras tout en étant ultra-rapides. Et dont on pourra, en effet, entendre quelques échos un peu plus tard chez Metallica. Enfin de cet album j'aimais surtout le titre qui lui ressemblait le moins, le seul mid-tempo, Never Deceive Me. Et aussi le titre éponyme, adipeux à souhait... Registre qu'ils ont adopté de nouveau et assez récemment avec l'excellent morceau, pour le coup, qu'est This is thirteen. Ce qui, il est vrai, ne suffit pas à en faire un grand groupe.
J'écris cela avec toute la modestie requise, moi qui ai constamment échoué, avec quelques copains et dans mon propre garage, à faire tourner correctement quelques accords piqués aux plus grands... Je sais que la flamme peut être là, et le talent jamais. C'est aussi ce qui rend précieux ce documentaire, qui dit comme nul autre à quel tropisme de l'échec se nourrit aussi la culture rock.
100 monuments / 100 écrivains - Histoires de France
Éditions du Patrimoine - Décembre 2009
Préface de Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture & de la Communication
À l'initiative d'Adrien Goetz et du Centre des Monuments Nationaux, les éditions du Patrimoine ont entrepris de faire prendre la route à 100 écrivains pour un tour de France des monuments
Ainsi ai-je eu le plaisir d'aller revoir l'abbaye Saint-Sauveur de Charroux, dans la Vienne, classée parmi les plus grandes et les plus extraordinaires abbayes de la chrétienté médiévale.
Visite qui m'a donc inspiré la fantaisie qui suit...
Le coq, le crapaud et les cinq vierges
D'où l’on sait que le coq a fait l’œuf et que le crapaud l’a couvé, d’où l’on ignore ce que les cinq vierges en ont fait mais d’où l’on sait qu’il en manque une.
*
Ce jour-là qu’à Charroux l’on célébrait les ostensions sous un soleil de plomb, un coq et un crapaud déambulaient à l’ombre des vieilles halles. Un jeune basilic, dont il se raconte ici qu’il aurait été conçu hors les liens du bon sens par le batracien et le gallinacé unis, folâtrait et farandolait dans leur sillage, tel un jeune enfant ignorant de ses pouvoirs et désireux de communier à la liesse du vieux pays charlois. Car de partout l’on venait, tous les sept ans, afin d’honorer le Christ-Juge et de soigner, qui ses coliques, qui ses eczémas, qui ses vilaines humeurs, de Genouillé à Saint-Romain, de La Chapelle-Bâton à Confolens, et de plus loin encore, de la ville, de Poitiers, d’Angoulême, de Niort ou de Limoges. Le coq et le crapaud tournaient le dos aux villageois avec orgueilleuse ostentation, n’ayant de préoccupation que familiale et de soucis domestiques, enfin laissant notre jeune basilic se lover contre les pierres chaudes et mollir à son aise entre les herbes sensuelles.Non loin de là, cinq vierges devisaient sur un banc. L’on devinait à leurs figures agitées colloque de la plus haute importance, et il n’était pas jusques à leurs mains qui n’offraient à l’œil un peu attentif spectacle des plus étranges. L’une d’entre elles tenait en effet un petit œuf, pas plus gros qu’un calot de terre ou que le bel anneau du pasteur. Les audacieux qui s’en approchèrent rapportent qu’il était immaculé, pour ainsi dire transparent. De sorte que, la lumière le traversant, d’aucuns y virent distinctement le squelette imparfait d’un petit ver auréolé d’une lueur très simple et très blanche. Cette vierge-là contemplait l’œuf en souriant et le faisait rouler d’une paume à l’autre comme si ses mains s’en trouvaient enflammées. Quand d’un coup sec elle le brisa, extirpa le petit basilic de ses bons doigts de paysanne, et le plaça sous les lèvres de ses sœurs afin qu’elles y déposent à tour de rôle un baiser délicat. Il y avait de l’amour dans ce geste, de la joliesse et de la gaieté. Quand un cri transperça le ciel, si acéré qu’il en recouvrit le Confiteor dont l’air était empli, et une clameur s’éleva qui ne semblait point venir d’aucune source connue. Villageois et pèlerins, touristes et paroissiens, tous les agenouillés du beau milieu de la petite place Saint-Pierre se levèrent comme un seul homme. Le bon évêque venu de Limoges stoppa net son office et demeura coi, avec ses bras tendus comme pour une offrande et ses mains tournées comme vers le Très-Haut. à sa suite, les fidèles invoquèrent Charlemagne et se groupèrent au pied de la tour qui porte son illustre nom : tous montraient du doigt les cinq vierges folles, les plus éberlués se signant à l’aide des petites croix qui leur pendaient au cou. « Par Saint-Mathieu ! » soufflait-on de toute part en voyant ce qu’on voyait. Un coq, un crapaud, un basilic et quatre fortes demoiselles marchaient en file, tous regardant droit devant eux, et au pas de l’oie suivant une rampante jeune fille à la chair d’écaille, sa haute figure auréolée d’une lueur très simple et très blanche.
Photos personnelles.
THEATRE : Les joyeuses commères de Windsor - Shakespeare
Tout est toujours peu ou prou question de parti pris. D'où, sans doute, la tiédeur de la critique à l'égard de cette mise en scène délibérément caricaturale et résolument foutraque d'une pièce qui, dit-on, fut commandée à Shakespeare par une reine Elisabeth désireuse de voir enfin Falstaff amoureux. Ce qui d'ailleurs ne se produira guère, celui-ci, quoique ripailleur homérique et cavaleur émérite, étant au moins aussi sensible aux rondeurs d'une bourse qu'à celles d'une femme... Bref, les ingrédients les plus classiques, voire les plus éculés de la comédie sont ici réunis : maris cocus, femmes bourgeoises et légères, gredins au grand cœur et bandits aguerris, bel éphèbe et blonde jouvencelle, médecin fou, galant transi, ivrognes épiques et hurluberlus en tous genres. Mais on est plus proches ici des Monty Python que de Marivaux, et c'est à une gigantesque débauche de taverne graveleuse que nous convie Andrés Lima, soutenu par une troupe du Français qui se serait ressourcée auprès des gentils hippies du grand orchestre du Splendid. C'est qu'il est surtout question de franche rigolade, et tout le monde s'en paye une bonne tranche tartinée aux relents médiévaux - on se dit que les répétitions n'ont pas dû être tristes. Autant dire que les comédiens sont remarquables, et il n'est d'ailleurs pas complètement incongru de penser qu'ils sauvent une pièce par moment un peu confuse. Si les plus jeunes des comédiens du Français ont un peu de mal à tirer leur épingle du jeu, il faut dire à leur décharge que la présence de quelques monstres sacrés accentue encore le contraste. Impossible ici de ne pas admirer le jeu de Catherine Hiegel, sémillante, drôle, fine (et mise d'office à la retraite dans les scandaleuses conditions que l'on sait), du très impressionnant Christian Hecq, qui dans le rôle du cocu Monsieur Duflot n'a vraiment rien à envier à de Funès ou à Galabru, sans parler de Bruno Raffaelli, Falstaff rabelaisien que la paillardise ne rend pas moins touchant, de Pierre-Louis Calixte, pour lequel j'ai une vraie tendresse depuis qu'il a joué Lagarce (voir ici), même si on lui pardonnera une fois de plus une propension grimacière peut-être justifiée par l'esprit de la pièce, d'Alexandre Pavloff, irrésistible dans le personnage de ce pauvre et pathétique Maigreux, ou de Christian Blanc, qui dans le rôle de Filou emporte l'adhésion avant même que le rideau ne se lève. Quant à Catherine Sauval et Cécile Brune, elles sont parfaites dans leurs rôles d'épouses espiègles et délurées. De près ou de loin, on est tout proche du théâtre de boulevard. Mais joué par les plus grands comédiens français.
Au service, donc, d'une pièce dont il ne faut rien attendre d'autre qu'une hilarante distraction. L'assertion pourra paraître un peu rude, mais il n'est pas douteux que Shakespeare a travaillé vite, et qu'il n'a de toute évidence pas cherché à faire dans la finesse. Aussi comprend-on aisément le choix d'Andrés Lima, qui consiste à exagérer chaque trait et chaque tirade, et à assumer la caricature jusqu'à gonfler démesurément les protubérances génitales de ces messieurs et à adjoindre au texte des citations de Jacques Brel, des Rolling Stones ou de... Madonna. Ce n'est pas toujours très heureux, parfois un peu lourd, mais ça ne coûte pas cher et ça fait sourire.
Reste qu'on se dit qu'il en allait sûrement ainsi du temps même de Shakespeare. Et que la critique attiédie par la trivialité canaille de cette mise en scène pourrait bien pécher par excès de pudibonderie. Car le théâtre c'est aussi cela, cette mise en relief de nos instincts et de cette part ivrogne en nous - pour ne rien dire de l'esprit qui présidait aux représentations du temps de Shakespeare ou de Molière. S'il est un défaut à cette mise en scène, toutefois, c'est sans doute son uniformité. Qu'il s'agisse de nous faire rire est une chose, de nous faire rire continûment en est une autre. Aussi l'épilogue de la pièce aurait-il pu faire l'objet d'un traitement un peu moins hilare, la solitude de Falstaff, cette manière de confession dont on devine combien Bruno Raffaelli l'attend et pourrait y exceller, l'ambiguïté de cette morale où le vilain en prend pour son grade sous la seule pression d'une populace vengeresse, tout cela aurait pu donner naissance à un beau moment tragique, et subsidiairement aurait coupé court à un rire qui, s'il fut franc et massif, souffre tout de même d'avoir été un peu unilatéral. Enfin ne soyons pas bégueules : il suffit pour cela de savoir rire de tout... et de nous.
Dominique Maraval s'en est allé
J'ai peu connu Dominique Maraval. Mais je me souviens de deux soirées passées dans son atelier, en compagnie de Charles et Michelle, lui-même entouré de bien d'autres amis. J'ai souvenir d'un grand gaillard extraordinairement vivant, viscéral, farceur et généreux. Mais de son regard toujours pétillant, il ne cherchait jamais à dissimuler la part de gravité. C'était, pour cela aussi, une personnalité très attachante.
Maraval m'impressionnait beaucoup. Le bonhomme avait beau être plein de verve et de gentillesse, émanaient de lui une telle vitalité, une telle puissance, son rire était tellement franc que, sans le savoir ni le vouloir, lui qui semblait si doux, il dominait son monde et son espace. Je me souviens qu'il s'était assis en face de moi, avait rempli mon verre, et que nous avions parlé de politique, de la gauche bien sûr, et de littérature un peu. La spontanéité de ses colères désarçonnait, mais il mettait beaucoup d'application à raisonner, à s'appuyer sur ses expériences, sur l'histoire, à convaincre. Il fonctionnait par sourires et clins d'œil, curieux de l'autre, soucieux de le mettre à l'aise, finissant toujours par chercher à recouvrer quelque chose du fil de l'amitié.
L'artiste m'impressionnait davantage encore. Ce qui me frappa, lorsque pour la première fois je vis ses peintures, ces immenses panneaux dont son atelier se bariolait, c'était le décalage apparent entre l'œuvre et le peintre. Dans ses peintures on ne distingue plus rien du farceur mais seulement l'homme intérieur, celui qu'habite le désordre contemporain. J'ai immédiatement admiré ces immenses fresques dont on aurait dit qu'elles étaient comme le champ de bataille du monde. Très lyriques, dotées d'un sens très singulier de l'équilibre et de la géométrie, elles inspirent immédiatement quelque chose d'à la fois très charnel et très historial. Dans ses toiles, on retrouve toujours quelque chose de la matière du monde.
Pour retrouver le farceur, il fallait se tourner vers ses sculptures, dont je n'ai pas trouvé ailleurs d'équivalent. Il y avait du jeu, beaucoup de jeu, dans cette manière qu'il avait de mettre en scène tous ces personnages. Je pense que, lorsqu'il sculptait, Maraval devait rire de ses bons tours. Et, en même temps, si la facétie attire tout de suite l'œil, demeurait toujours quelque chose d'attendrissant, et d'allégorique, dans ses petites sculptures étonnamment modernes et atemporelles.
Je répète que je l'ai peu connu. Que tout ce que je dis là se fonde sur quelque chose de très impressionniste, qui paraîtra peut-être saugrenu à ses proches. Je l'ignore. Mais je tenais à saluer la mémoire de ce très grand artiste, et à évoquer ces maigres et modestes souvenirs personnels, maintenant qu'il est parti, une heure seulement après que l'année 2010 aura sonné. Et a transmettre à sa famille, à ses proches, à ses amis, nombreux, mes pensées les plus vives.
Rammstein à Bercy
D'un naturel aussi audacieux qu'insatiable mais dotée d'une égale conscience de ce qui lui est (ou pas) supportable, ma femme déclara donc forfait pour ce qui constituait à n'en pas douter le moment le plus attendu de l'année dans l'hétéroclite communauté du metal. Moyennant quoi, c'est à sa jumelle (autrement dit ma belle-sœur) que revint le soin de seconder mon errance metalleuse ; ce dont elle n'aura sans doute pas eu à se plaindre - à l'instar des 17 000 personnes qui firent donc déborder le palais omnisports de Bercy pour acclamer Rammstein. Car ce fut un concert un peu plus que parfait (quoiqu'un tantinet physique, dans la fosse...), et à l'issue duquel le plus sournois et le plus déloyal des journalistes aura été bien en peine d'étayer les vilaines rumeurs qui, depuis quinze ans maintenant, accompagnent ce groupe de Méchants.
A 18h30, grouille déjà sur le parvis une foule plutôt bigarrée, rockers intemporels, couples intellos et/ou babas, solitaires endurcis, adolescents dégingandés, sans compter les familles et les groupes de copains ; dans un tel attroupement joueur et chamarré, si l'on distingue bien quelques néo-romantiques goethiens, les gothiques livides, eux, peinent un peu à se faire remarquer. J'ai croisé en revanche des rockers qui n'avaient pas dix ans, et d'autres qui avaient déjà dit adieu à la soixantaine. Pour le reste, ma foi, c'est l'ordinaire du rock'n'roll, un mélange caractéristique de désinvolture, de gentillesse, de dégaine, de bière et de calumets illicites.
En guise de fumet, puisqu'on en parle, il faut préciser que les grands absents de la soirée furent l'odeur de souffre et le parfum de scandale. La grande presse généraliste, qui ne sait jamais évoquer le rock autrement qu'en glosant sociétal, relaie toujours goulûment les (nombreux) travers des rockers afin d'en tirer les enseignements d'ordre très général dont elle sustentera sa moralité. Moyennant quoi, elle pourra de conserve recommander chaudement (et avec raison) la lecture de la correspondance de Céline (qui vient de paraître en Pléiade), et jouer les Cassandre humanistes devant les biscotaux bilieux et désenchantés des ex-est-allemands de Rammstein. Il ne s'agit pas de dire que tout est toujours du meilleur goût chez ce groupe unique en son genre, en toute honnêteté cela serait excessif, mais que leurs provocations relèvent à la fois de la gratuité du jeu grand-guignolesque et du plaisir bien compris d'irriter l'esprit petit-bourgeois - l'histoire du rock, en somme. A laquelle en effet Rammstein ajoute une esthétique de la noirceur à peu près inégalée, en se faisant les chantres d'un monde invivable, taraudé par la violence et le sentiment de décadence. Du coup, on n'en comprend que mieux l'estime des Allemands pour Michel Houellebecq. C'est que nous autres, civilisations, savons maintenant, n'est-ce pas, que nous sommes mortelles...
Bon, mais retournons un peu dans la salle. Et n'hésitons pas une seconde entre la fosse et les gradins : ce sera la fosse. Ce en quoi nous avons peut-être un peu préjugé de nos forces - c'est qu'on n'a plus vingt ans, voyez-vous. Et une fois dans la fosse, bien malin celui qui trouvera le moyen de s'en extraire. Tâchons donc d'en sortir par le haut, et adaptons notre mouvement à celui des gaillards alentour, plus ou moins pogotant, seule manière de nous épargner quelques hématomes très inesthétiques.
Dans le rôle de l'étalon, le technoïde Combichrist : un viril hurleur en guise de chanteur, les rejetons des deux vieux du Muppet Show pour marteler (très) lourdement quelques rythmes (très) binaires, un clavier pour mettre un peu de liant dans tout ça, et un résultat qui réveille ardemment ce qui le plus souvent sommeille chez l'humain occidental : une danse tribale dans une bonne vieille caverne sans lumière. Si de musique il sera assez peu question, je concèderai que c'est là une manière assez efficace, voire astucieuse, de préparer les corps et les esprits à ce qui va suivre.
A savoir l'entrée, majestueuse, de Rammstein. Les musiciens arrivent de derrière un mur en polystyrène qu'ils cassent et d'où jaillit la lumière, Till Lindemann apparaissant en dernier après avoir démoli sa partie au chalumeau - difficile, ici, de ne pas songer au mur de Berlin. La scène ne tarde plus à être recouverte par les fumées, avec ses zébrures rouges du plus bel effet. Après quelques secondes dans le silence et le noir, Till entonne doucement Rammlied, qui n'est donc pas seulement taillé pour la scène mais bien pour une ouverture de concert. Le son est remarquablement clair (meilleur, semble-t-il, que la veille.) Bref, c'est d'une efficacité folle, et la fosse transpire déjà plus que de raison avant même la fin du morceau. Liebe ist für alle da, le dernier album, se taille évidemment une part de choix dans la setlist. C'est un album qui me laisse un peu sur ma faim, d'abord parce qu'il n'apporte pas grand-chose de nouveau à ce que l'on connaissait de Rammstein, ensuite parce qu'il me semble plutôt moins habité, et plus mécanique que les précédents. Il n'empêche : la scène lui donne une tout autre dimension, et l'énergie un peu raide du disque est ici métamorphosée en une charge très pulsionnelle, quasi cathartique. Un morceau finalement aussi banal que Pussy, dont le clip a comme chacun sait essuyé la colère de la censure pour cause de pornographie, a au moins le mérite de mettre tout le monde d'accord sur scène : c'est frais, ludique, et étrangement joyeux. Ce que l'on nous vendait dans la presse comme une mise en scène obscène se révèle ici simplement carnavalesque : en lieu et place de jets libidineux et crypto-spermatiques, c'est à une décharge de gros confettis que le public a droit, chacun sautant pour tenter d'en attraper, comme d'autres la queue du Mickey pendant un tour de manège.
Il faudra attendre Wiener Blut (Sang de Vienne) pour faire face au seul moment morbide de la soirée - morbide mais délicieux, n'est-il pas... La chanson est inspirée de l'histoire d'Elisabeth Fritzl, qui révéla avoir été séquestrée dans une cave et violée vingt-quatre années durant par son propre père. Très beau moment de l'album, ce morceau le sera aussi dans le concert. L'introduction est mélancolique, grave, interrompue par une montée de chœurs et des breaks très secs à la batterie, pour monter ensuite constamment en intensité. Till est d'abord inondé d'une lumière bleue, avant que le noir ne tombe et qu'un jeu de lasers verts zèbre l'espace pendant une trentaine de secondes, pendant qu'un vrombissement sourd et grave fait monter la tension. Moment qui m'a beaucoup rappelé le concert des Pink Floyd, en 1988 à Versailles. Enfin c'est l'explosion, et dans la cohue instrumentale la scène enfin inondée de lumière découvre une vingtaine de baigneurs qui pendent au plafond, leurs corps vains se balançant stupidement au bout de cordes.
Dans la fosse, il va sans dire que l'ambiance est à son comble. Comble que va conforter le choix de certains morceaux, comme nous nous y attendions - et l'espérions, il faut bien dire. Ainsi, le public laisse-t-il exploser sa joie dès que sont joués ces standards que sont devenus Du Hast, Ich Will, Keine Lust, Sonne ou Benzin (avec son déluge de feu), preuve s'il en était besoin que le dernier album ne rivalise pas tout à fait avec les précédents. Même si Rammstein se complait dans son esthétique froide, robotique, le groupe sait qu'il est apprécié en France. Après tout, la chanson Frühling in Paris, dont le public entonne évidemment l'écho donné à Édith Piaf (Non, je ne regrette rien) en porte témoignage. Le petit plus reviendra à "Flake", le claviériste, qui arborera le drapeau français dans un canot pneumatique que la foule porte à bout de bras de bout en bout de Bercy, avant de le faire revenir sur la scène, où Till l'attend sans doute pour le rabrouer, puisque la relation de domination entre eux deux, véritable sketch s'il en est, fait désormais partie intégrante de tout concert de Rammstein.
On le voit, c'est un spectacle millimétré, hautement professionnel. Il n'y a pas place ici pour la moindre improvisation. Jusqu'aux rappels,qui n'en sont évidemment pas. Ce qui n'empêche pas, loin s'en faut, d'apprécier le magnifique Engel, que Till chante affublé de deux ailes immenses et enflammées. Avant de clore un moment que tout Bercy aura assurément trouvé trop court.
C'est donc un public à juste titre enthousiaste qui se retrouve dehors quelques minutes plus tard, pour envahir les brasseries et écluser quelques bières bien méritées - car bon dieu qu'il a fait chaud... Reste que tout le monde en est convaincu : sauf à les suivre à travers le monde, on ne reverra peut-être plus Rammstein. Personne n'y croit, tout le monde sait le groupe traversé de conflits dont on pressent qu'ils vont demeurer longtemps insolubles. Mais après tout, c'est l'histoire du rock. Et puis, le plus certain est toujours l'imprévisible. Enfin, espérons-le.
Le coq, le crapaud et les cinq vierges
C'est sous ce titre que j'ai apporté ma contribution à un ouvrage original qui paraît ce jour : 100 monuments 100 écrivains - Histoires de France, aux éditions du Patrimoine (Centre des Monuments Nationaux).
Le coq, le crapaud et les cinq vierges est une fable qui m'a été inspirée par l'abbaye de Charroux, monument dont j'avais donc la charge pour ce livre. Il est probable qu'elle surprenne, non seulement les spécialistes, mais les habitants même de Charroux : c'est là toute l'originalité de ce beau livre, par ailleurs superbement illustré, que d'avoir laissé toute liberté à cent écrivains qui, chacun à leur manière, ont donc pu s'approprier les grands monuments de l'histoire de France.
100 monuments 100 écrivains - Histoires de France (Sous la direction d'Adrien Goetz) Prix : 80 € - 488 pages - 850 illustrations
Lire écrire mourir
Je suppose que vient un moment où l'homme sait qu'il va mourir, qu'il le sait avec la même évidence qu'il sait que le soleil se lèvera tout à l'heure ou qu'il se couchera ce soir ; au sens où cette question n'en est plus une ; ce n'est pas qu'il accepte particulièrement son sort, mais il s'impose à son mental, à son humeur, ça vit en lui déjà, en quelque sorte il fréquente déjà la mort et il n'y a plus qu'à laisser faire et cette inaction a sans doute quelque chose d'une libération. L'idée donc ne soulève en lui aucune joie particulière, au contraire le moment de l'évidence peut entraîner de la tristesse, du remords, de l'abattement, mais malgré tout il ne peut que se sentir libéré, de l'angoisse, de l'angoisse du corps, de l'angoisse de soi - puisque je vais mourir, alors plus rien de ce que je fais ou entreprends n'a d'importance, et je puis donc le faire bien, sans aucun autre souci que cette chose et que le bien de cette chose. Ainsi, par exemple, écrire ce livre.
Eternel retour
"La littérature est à la veille d'une transformation au contact de la T.S.F, du film et du disque ; secouée par les possibilités offertes par eux, elle est bien près de mourir. Elle a fait son temps."
Henry Poulaille, Nouvel âge littéraire, 1930.
Cité par Gilles Philippe & Julien Piat dans La langue littéraire, Fayard 2009.