THEATRE : Michel Jonasz - Abraham
Je m'en voulais un peu d'avoir laissé libre cours à quelques réserves, la dernière fois que j'ai vu Michel Jonasz en concert. J'ai trop d'admiration pour lui, je connais trop de ses chansons par cœur pour ne pas m'être, alors, senti un peu injuste. D'insister sur quelques infimes imperfections - ou qui m'apparurent telles - du spectacle m'avait peut-être fait passer sous silence, sans évidemment le vouloir, ce qui fait de Jonasz l'un de nos plus admirables artistes : avec le temps, ce n'est pas le génie qui s'amenuise, au contraire, mais peut-être la présence de cœur et d'esprit de celui qui en est témoin.
Abraham est donc venu faire taire ces quelques préventions. Le petit homme que l'on découvre sur la scène, trapu, moustachu, ramassé dans son complet gris, est le grand-père qui se déshabille une dernière fois et qui sait que « c'est pas pour la douche », et celui qui, autrefois, taquinait Yankel, le seul ami de toute une vie, « le meilleur tailleur du village ». Jonasz est ces deux hommes tout à la fois, qui n'en font qu'un et que l'histoire sépara sans jamais réussir à les disjoindre tout à fait. L'on aurait pu craindre, connaissant (et appréciant) de Jonasz ce qu'il a de facétieux, de joueur (de blues), quelque gimmick propre au chansonnier, quelque roublardise incongrue. Eh bien, non. Jonasz ici n'est (presque) plus chanteur (et quand il chante, parfois en yiddish, c'est évidemment magnifique), il n'est plus le frontman pailleté qui survolte ou attendrit le public : le voici homme de théâtre - auteur, metteur en scène, interprète.
Il y a mis du sien, donc. Au point que la pièce me donne parfois l'impression d'être un concentré de Jonasz, un moment un peu hors du temps où ses aspirations, ses valeurs, ses plaisirs aussi trouvent à s'exprimer, même si c'est mêlé, latent, tenu ; c'est comme l'éclairage d'une trajectoire familière, comme une manière de bilan. On imagine alors combien il a dû trembler, lors de la première représentation - et de toutes les autres d'ailleurs : quoi de plus difficile que d'aller là où non seulement nul ne vous attend, mais n'a pas même envie de vous attendre, quand on est auréolé d'une gloire acquise sur de tout autres scènes, devant de tout autres publics ? Défi dont on sait qu'il n'attire pas toujours la sympathie des critiques, parfois prompts à figer un talent dans sa pratique coutumière. Mais Jonasz est ici sans doute un peu plus que sur une scène de théâtre. S'il a écrit cette pièce, s'il a décidé de la mettre en scène et de l'interpréter, c'est sans doute parce qu'il savait qu'à partir de ce qu'il savait, de ce qu'il savait de son corps, de sa voix, du public, de lui-même et de la nécessité propre qui l'habitait, il trouverait la bonne manière d'être à la fois ce qu'il est et ce que le théâtre requiert. On dira qu'un registre lui est plus familier qu'un autre ; que les rires entendus mais non dénués de poésie des deux hommes sur le banc lui vont mieux que le monologue exténué de l'homme des camps à la mémoire brisée ; qu'il s'y éprouve avec davantage d'aisance ; que s'il excelle dans la drôlerie, dans la situation, dans l'humour de la tradition, il ne fait qu'être touchant et gracieux dans la dramaturgie. Bref, qu'un certain lyrisme lui va mieux qu'un autre. Et, de fait, nul ne pourra résister à la drôlerie, quand on pourra trouver telle déclamation ou tel geste du corps un peu emphatique, au moment où il s'agira de saisir le seul malheur de l'histoire. Ce serait, techniquement, sans doute assez juste. Mais Jonasz n'avance pas masqué. Il ne joue pas à l'acteur, tout au plus continue-t-il de jouer ce qu'il est, et qu'il a toujours réservé à certains instants de ses spectacles. Et la vérité est que l'ensemble se révèle d'une justesse et d'un équilibre qu'on nul n'aurait pu augurer, du moins pas à ce point.
Donc, Michel Jonasz nous raconte l'histoire de son grand-père, Abraham l'épicier. Il lui redonne corps voix et âme en appui d'un texte malin, vif, viscéral, où les saillies débordent et où les temps morts sont des temps pleins, où les rires fusent et s'arrêtent là et exactement où il faut : juste avant que la bonne humeur, le comique et la joie ne fassent basculer la pièce vers ce qu'elle n'est pas. L'on pourra conserver en mémoire ce que le texte a de plaisant, d'enfantin ou de naïf parfois, mais l'on pourra aussi lorgner du côté de sa gravité essentielle. Et si nous rions de très bon cœur avec la salle lorsque Abraham et Yankel se chamaillent sur leur banc comme pour mieux se dire leur amitié, il y a, au cœur même de ce rire, l'intuition du drame, déjà la mélancolie, ce que l'on sait bien sûr, mais aussi ces vies lointaines, pauvres et simples où s'apprend un humour qui est un peu comme une politesse consentie à la désespérance, une révérence résignée aux duretés de l'existence. Ces moments, incroyablement drôles, où Yankel, par exemple, s'évertue à comprendre ce qu'est un « poulet cacher » (« J'ai dit que un poulet cacher c'est un poulet qu'il a fait sa Bar Mitzvah voilà ! ») ; ou qu'il gémit d'être sans femme et s'en prend à Dieu (« Me trouver une femme qui m'aime c'est plus difficile que créer le monde ? Que ouvrir la mer en deux comme il a fait pour Moshé ? ») ; ou encore lorsque le même Yankel tombe amoureux d'une jeune fille catholique à qui il croit pouvoir dissimuler, à elle comme à sa famille, qu'il est juif - et Abraham de lui expliquer : « Tu es le tailleur Yankel Weizman, ta langue maternelle est le yiddish ! Tu as tellement l'accent que même quand tu dis rien on l'entend ! Tu manges cacher, tu vas à la synagogue, tu te sens toujours coupable de tout et en même temps tout est de la faute du monde entier, tu te plains toujours, tu pleurniches toujours, tu dis oy vey oy abroch' cent fois par jour, tu discutes toujours de tout, tu veux toujours avoir raison, tu veux tout le temps te suicider, et tu me demandes si ils pourraient se douter de quilqui chouse !? » ; ces moments incroyablement drôles, donc, attisent ce que toute vie humaine peut avoir de beau et de fraternel dans ses instants intimes ou simplement quotidiens, et bien sûr soulignent le contraste avec ce qu'elle aura de plus terrible, pour finir en harangue contre Dieu lui-même : « Comment oses-tu paraître encore à la lumière du jour ! Qui voudrait regarder Qui pourrait voir encore Ce monde où les vivants sont morts Plus que les morts Ces fantômes exilés Ces pyjamas rayés du monde des vivants ». Et Abraham de pointer son index sur Dieu et de le menacer : « Il faudra que tu t'expliques ! Je te laisserai pas tranquille... Personne te laissera tranquille... » Et nous repartons, et le public repart, ivres de ces rires si vrais, si francs, mais abattus aussi par ce que nous savons du temps auquel Jonasz les a soustraits, et par celui auquel on les destinait.
Actuellement au théâtre du Petit Montparnasse.
Dieu ?
Pourquoi croyez-vous en Dieu ?
Pour trouver la force de partir d'ici-bas.
Pourquoi n'y croyez-vous pas ?
Pour trouver celle d'y rester.
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Le Fric-Frac Club, site émérite s'il en est, a lancé sa deuxième formule, ce matin à l'aube.
Surprise, le Fric-Frac 2 s'inaugure avec une critique de Et que morts s'ensuivent, critique originale et assez brillante signée Garp - à qui j'en voudrai seulement d'avoir fait état d'une coquille, en effet "trop belle pour être vraie" et qui, sans lui, aurait pu, aurait dû, rester inaperçue...
Lire l'article en cliquant sur FricFrac (fichier au format pdf).
Remise du Grand Prix de la Nouvelle par Christiane Baroche
Le 16 juin dernier, le jury de la Société des Gens de Lettres (SGDL) me remettait le Grand Prix 2009 de la Nouvelle.
Je me permets de retranscrire ici l'allocution de Christiane Baroche, qui obtint ce même prix en 1994, sans parler du Goncourt de la Nouvelle en 1978, et qui, au cours de cette soirée aussi émouvante qu'amicale, fut en quelque sorte ma marraine.
Je veux ici la saluer, et la remercier d'avoir fait montre d'autant d'enthousiasme pour mon recueil, et de chaleur à mon endroit.« Les nouvelles de Marc Villemain constituent certes un recueil, mais surtout un cimetière de stèles, lesquelles en terminent avec onze destinées plus ou moins funèbres mais comportant des filigranes savoureux !
Autant de mise en... boîtes, en quelque sorte, et à prendre au double sens de l'expression : ici, l'on tue - ici l'on dégringole, en parallèle, certains auteurs, à commencer par Villemain lui-même (sous un nom abrégé) ! Et d'une dalle à l'autre, il court, il court le furet, sous le couvert d'une Géraldine Bouvier qu'on voit renaître de page en page, jeune, vieille, mère d'un enfant digne de la Guerre des boutons, infirmière, cantatrice, en définitive très portée sur l'assistance de personnages en péril mais qui, parfois, hésitent encore !
Quant aux instruments mortifères, ils oscillent de la fourchette aux ciseaux, de l'acide à la fourche paysanne, et du cannibalisme au coup de feu mal orienté.
Reconnaissons-le, Villemain exploite à mort, n'est-ce pas, tout ce qui lui passe sous la main, pardon, sous la plume, laquelle in fine, vient à bout du MD qui nous a valu toutes ces histoires. MD ? Allons, ces initiales ne vous disent rien ? »
Christiane Baroche
Lecture de Michèle Pambrun
Michèle Pambrun a déposé un commentaire sur mon blog, suite à sa lecture de Et que morts s'ensuivent. Le propos me semble suffisamment neuf et original pour que, avec sa permission, je lui donne cet écho supplémentaire.
Il est rare, je peux bien le dire, que la lecture d'une critique m'apprenne quoi que ce soit sur mes livres, ou simplement m'invite à les (re)lire par un autre bout. Aussi, je remercie Michèle Pambrun d'esquisser ici une lecture quasi-structuraliste de mon recueil, dans le droit fil du "nouveau réalisme", étayé par Jean-Claude Lebrun. Lecture que, naturellement, j'aurais été moi-même bien incapable d'entreprendre. Et que je trouve, non seulement intelligente, mais fort séduisante.
Voici donc ce qu'elle en dit :
" Cela ne cesse de faire signe sans que d'abord l'on s'en avise : les nouvelles de Et que morts s'ensuivent se présentent précédées d'un chiffre romain.
La numération romaine est une survivance d'une pratique archaïque, antérieure à l'invention même de l'écriture (donc, à strictement parler, préhistorique).
Deux nouvelles constituent une remontée vers ce que l'on peut considérer un archaïsme :
VII. "Anna Bouvier" (le cannibalisme).
IX. "Jean-Charles Langlois" (le retour à l'état d'enfance).
Ces deux nouvelles, de quatorze pages chacune, encadrent la nouvelle VIII, "Jérôme Allard-Ogrovski" (deux pages), dans laquelle "Le parallèle entre l'ingestion (d'un) animal mythique et l'intrusion de la matérialité électronique du monde dans le sexe femelle apparaît comme la métaphore souveraine et absolue de l'infection que représente pour tout être humain le côtoiement contraint de ce qui n'est pas soi : le monde est l'autre mot pour désigner l'infection."
Un monde, de fait, où cohabitent la haute technologie et des situations parfaitement archaïques appartenant à des temps reculés de l'histoire. Pour dire - questions vives de nos sociétés post-industrielles - la régression dans des comportements primitifs, comme si le temps s'était inversé et renvoyait les individus dans la barbarie des origines.
C'est ce que le critique Jean-Claude Lebrun dans Visages du roman français contemporain qualifie de "nouveau réalisme". C'est-à-dire cette veine de romans (ou nouvelles) qui s'emparent du réel, en construisent des images surchargées, saturées, et qui en accentuent ainsi les traits profonds.
Ce n'est sans doute pas un hasard si l'auteur de Et que morts s'ensuivent qualifie de "personnalité complexe, mélancolique et houellebecquienne" le personnage de Pierre Trachard dans la nouvelle VI. Cette nouvelle étant d'ailleurs une sorte de pierre angulaire dans la construction du livre, si l'on considère qu'il y a cinq nouvelles avant et cinq nouvelles après. Le personnage de P. Trachard dont l'activité d'écriture dans son journal n'est pas sans évoquer le Perec "d'Espèces d'espaces", de "Penser/Classer" et de "L'infra-ordinaire".
L'on peut ajouter qu'à l'instar des tragédies antiques, les histoires de Et que morts s'ensuivent se terminent toujours par un sacrifice humain (figures portées par un désespoir mortel), cependant que l'auteur malicieux nous réserve de jolies surprises : c'est que le "déprimisme" broie du noir avec délectation."
Michèle Pambrun
Et que morts s'ensuivent : Fluctuat.net
Critique parue sur Fluctuat.net, signé par un ou une certaine "Elobru" (?)
Nouvelles de la mort
La mort s'appelle Géraldine Bouvier dans les nouvelles de Marc Villemain. Elle endosse successivement les rôles d'une cliente d'un institut de beauté, d'une femme de ménage, d'une infirmière, d'une cantatrice.... Elle est le signe que le drame va se produire. Car des drames, il n'en manque pas, dans le très justement nommé Et que morts s'ensuivent.
Chaque nouvelle du recueil de Marc Villemain est le compte rendu détaillé des circonstances particulières d'une mort, partielle ou totale.
Partant du principe que la vie d'une personne est tout entière contenue dans la façon dont elle meurt, il pourrait se dégager des portraits singuliers et forts de ces nouvelles. Pensons à Marat dans sa baignoire. Ce n'est pas le propos du livre, et c'est dommage. L'écriture de Marc Villemain est élégante et précise, certes, mais surtout distanciée au point qu'il nous semble observer les personnages depuis une table d'autopsie. Comme s'ils étaient morts avant d'êtres morts. Les personnages ont pour point commun d'être désincarnés, et sans illusion à ce propos : « Langlois eu très tôt l'impression d'une distance impraticable entre lui et la vie : l'avancement dans l'âge lui permettra simplement de la creuser et d'en décider souverainement. »
D'où l'idée que peut-être, ce qui importe et qui rassemble ces destins en un tout, par-delà des singularités finalement sans grande acuité, c'est d'être voués à rencontrer Géraldine Bouvier. On a parlé à propos de ce livre de « satire sociale ». On peut également considérer que ces détails propres à notre société, bien observés par Marc Villemain, sont une sorte d'équivalence aux fruits et bijoux qui ornent les tableaux « vanités » : dérisoires. Belle leçon de fatalisme.
Trois nouvelles sont plus prenantes que les autres, « Jean-Charles Langlois », « Jean-Claude Le Guennec », « Matthieu Vilmin », sans doute en raison de leur plus grande longueur. L'auteur ne réduit pas dans ces nouvelles ses personnages à des traits essentiels et caractéristiques, et nous avons le temps de se demander où il va bien pouvoir nous emmener. Une nouvelle, enfin, « Anna Bouvier », transforme la compréhension que l'on peut avoir enfin de l'ensemble du recueil. Car c'est quand même la question que l'on se pose au fur et à mesure de l'avancée de l'ouvrage : y a t-il un lien autre que Géraldine Bouvier entre tous ces personnages ? Y a-t-il d'autres recoupements ? Si l'on suit la pente que dessinent ces récits, on serait tenté de répondre que non, justement, il n'y a rien à comprendre, et c'est bien ce que l'on peut reprocher à ce livre. En tout cas il donne furieusement envie de se plonger dans un roman picaresque, un roman où les personnages sont faits de chair et de sang s'il vous plaît.
"Elobru" (?)
Questionnaire du Fric-Frac Club
Le Fric-Frac Club m'a gentiment suggéré son questionnaire, que voici donc.
Le questionnaire du Fric-Frac Club : Marc Villemain
par Bartleby (Éric Bonnargent)
Marc Villemain est un écrivain né en 1968 qui vient d'être récompensé par la Société des Gens de Lettres pour son recueil de nouvelles, Et que morts s'ensuivent, un recueil drôle et cruel dans lequel le corps est malmené, blessé, malade, torturé et même dévoré... La figure de la protéiforme Géraldine Bouvier hante ces nouvelles des plus savoureuses...
Que ferez-vous lorsque plus personne ne lira de livres ?
Je ne crois pas à cette éventualité. L’homme cherchera toujours à consigner ses connaissances ou ses émotions et cherchera toujours à s’enquérir de celles des autres. Si ce n’est pas le cas, alors cela signifierait que l’humanité entre dans une phase d’involution. Hypothèse intéressante, mais les indices que nous en avons, même si d’aucuns peuvent sembler tangibles, demeurent assez marginaux et ne constituent pas une totalité suffisamment complexe pour faire sens. Sur un plan personnel, c’est autre chose. Ai-je besoin de lire pour vivre ? De penser, de réfléchir, d’aimer, oui, sans doute. De lire et d’écrire, je n’en suis pas complètement certain, même si cela me donnerait sans doute l’impression d’être un peu seul sur terre. Quelque chose en moi est irréparablement contemplatif : un coucher de soleil, les sons ordinaires de la nature, une bonne bière et l’attente de la mort pourraient suffire à me combler.
Le premier souvenir (ou émotion) littéraire ?
J’en citerai deux, qui se disputent les faveurs du protocole. Deux livres lus et relus à l’abri de mon oreiller, en suivant les lignes avec le doigt. Le premier est La locomotive du Club des Cinq, épisode brillant et follement romanesque où le brouillard tombe aussi grassement que des tranches de lard sur les landes bretonnes et prend au piège mes amis François, Michel, Claude et Annie, sans oublier ce bon vieux Dagobert. C’est dans cette opacité dangereuse qu’on entend ronronner le moteur d’un avion, lequel va inopinément larguer des caisses de dollars, opération à laquelle sont mêlés de terrifiques gitans. Premier souvenir de l'incomparable plaisir d’avoir peur.
Le deuxième, c’est Les Vacances, de Sophie Rostopchine, alias la Comtesse de Ségur. Une merveille. J’ai un peu oublié la distribution des rôles, mais je crois me souvenir que je me prenais pour le petit Paul, et que j’étais on ne peut plus sensible aux charmes respectifs de Camille, Sophie, Madeleine et Marguerite. J’associe tout cela à deux impressions : ma sensibilité à une certaine élégance de mœurs, et bien sûr mes premiers troubles érotiques.
Je serais tenté d’ajouter Michel Strogoff, mais je crois l’avoir lu après l’avoir vu, sous forme de feuilleton, dans les années soixante-dix. C’était adapté par Claude Desailly, l’ineffable créateur des « Brigades du Tigre ». Je me souviens surtout de cette scène, qui me hante encore, où l’on condamne Michel Strogoff à la cécité en passant devant ses yeux un couteau chauffé à blanc. Terrible.
Que lisez-vous en ce moment ?
En ce moment précisément, J. G. Ballard, sa Trilogie de béton (Crash, L’île de béton, I.G.H.). Je n’en dirai qu’une chose : d’avant-garde au début des années soixante-dix, il le reste au début du troisième millénaire et le restera trente ans encore, a minima. On aime ou n’aime pas, je comprends très bien les deux options, mais ça force le respect.
Quels sont les auteurs que vous avez honte de n'avoir jamais lu ? Avez-vous réellement lu A la recherche du temps perdu en entier ?
Bien sûr que non, je n'ai pas lu la Recherche ! Je me souviens, plus jeune, avoir voulu m'y lancer, et avoir seulement lu ce qui, je crois, en constitue l'ouverture, Combray. C'est au même âge, où j'étais davantage intéressé par les périphéries théoriques de la littérature, que j'avais lu son Contre Sainte-Beuve. Mais n'ayant pas lu La Recherche, j'ai un peu l'impression de ne rien pouvoir dire de Proust. Ce livre a pour moi l'image d'un livre-monstre, si bien que je m'en défie un peu ; je veux pouvoir y venir à mon gré, quand bon me semblera. Car il est à peu près évident que je le lirai ; mais quelque chose me dit que je ne le lirai correctement que lorsque je serai, comme on dit, retiré des affaires ; cette lecture occupera donc sans doute mes vieux jours.
Il y a beaucoup d'auteurs, de réputés grands auteurs, que je n'ai pas lus, comme tout le monde. Mais je ne ressens aucune honte à cela (je ne vois d'ailleurs pas bien ce qu'un tel sentiment viendrait faire ici), la seule chose que je puisse éprouver étant le simple désir de les découvrir. Une vie d'ailleurs ne suffirait sans doute pas à lire, à bien lire, l'ensemble des chefs-d'œuvre littéraires que porte l'humanité. Je n'ai pas de nom particulier à vous donner, il y en a tant ; ou si, tiens, parce que j'ai les deux tomes sous les yeux : je n'ai pas lu Musil, L'homme sans qualités. C'est au programme, voyez, c'est là, sur ma table, depuis des années...
Suggérez-moi la lecture d'un livre dont je n'ai probablement jamais entendu parler.
L’Univers dégluti, de K. H. Cemmese – absolument introuvable.
Le livre que vous avez lu et que vous auriez aimé écrire ?
La Bible. Et tout le reste…
Quel est le plus mauvais livre que vous ayez lu ?
Aucune idée. D’autant que je trouve toujours une bonne raison de sauver un livre, même s’il me semble désastreux. Bref, votre question m’ayant laissé parfaitement coi, j’en ai parlé avec ma femme, qui lit beaucoup plus et beaucoup mieux que moi. Tous deux avons donc entamé une partie de « Jourde et Naulleau », ce jeu de société très en vogue. Malheureusement, les règles de ce divertissement continuent à nous échapper… Et puis, au fond, à quoi bon ?
Quel est le livre qui vous semble avoir été le mieux adapté au cinéma ?
Cela pourra vous paraître étrange, mais c’est pour moi l’entrée la plus compliquée de ce questionnaire… C’est que je ne suis pas un cinéphile très averti : j’aime le cinéma, énormément, mais comme un enfant peut l’aimer. Je ne dis pas qu’il me fait perdre mes capacités de jugement ou mon esprit critique, mais je l’associe toujours plus ou moins à un moment de détente, de ressourcement ou de répit. Je suis très décevant, intellectuellement, quand je dis ça !, mais je ne peux m’empêcher de l’éprouver… J’ai donc une conception du cinéma très américaine finalement, quasi-hollywoodienne. Il me faut du mouvement, de la situation, de la tension, de la repartie. Je suis très bon public. D’une certaine manière, on pourrait dire que j’aime du cinéma ce qui n’y appartient pas toujours stricto sensu.
Enfin bref, je vais citer plusieurs adaptations de films que j’ai aimées, inégales sans doute, mais que, pour la plupart, j’ai vues au moins deux fois. Ne cherchez pas un ordre, il n’y en a pas, ça vient comme ça vient. Beaucoup de bruit pour rien, de et avec Kenneth Branagh, accompagné de celle qui était encore son épouse, la délicieuse Emma Thompson. J’ai conscience du relatif académisme de la chose, de sa préciosité un peu étudiée, mais c’est un délice, romantique à souhait, merveilleusement joué. Et puis rendez-vous compte : porter Shakespeare au cinéma ! Donc, ce film m’emporte vraiment : je le souligne d’autant plus que je suis assez peu attiré par le cinéma qui distille un certain bonheur de vivre. Aussi est-il rarissime que j’aime une comédie, sauf à ce qu’elle arrive au niveau d’un Woody Allen – ce qui n’arrive pas tous les jours.
En fait, je suis sensible aux fresques, aux épopées, aux grands récits – c’est peut-être là que repose mon romantisme. Dans cette veine, je pourrais citer Le Nom de la Rose. Dieu sait que je ne suis pas très sensible à ce qui inspire le cinéma de Jean-Jacques Annaud, mais son adaptation de ce prodigieux roman était quand même une très belle réussite. J’en ai conservé quelque chose de très sombre, terreux et très puissant. Ou encore De beaux lendemains, d’Atom Egoyan, d’après le roman de Russel Banks. Je comprends qu’on puisse trouver cela un peu attendu, mais j’ai une vraie tendresse, dans ce film, pour le visage, les traits et la voix de Ian Holm.
Maintenant, que ces films m’aient plu, touché, inspiré, n’enlève rien au fait que quelque chose en eux peut finir par m’écoeurer. Au fond, je crois que plus les choses sont apurées, dégraissées, nettes, assumées, plus je les conserve. Mort à Venise, par exemple, de Visconti : je crois que c’était parfait, cette beauté ultra-maîtrisée, troublante, impalpable. Et Dick Bogarde y est magnifique. Ou Le silence de la mer vu par Melville. Ca, c’est un exploit. Un truc auquel personne n’aurait jamais pensé. Pour s’attaquer à ce texte-là, si sublime, si peu cinématographique, si taiseux, dont on sait par ailleurs tout ce qu’il représente, il fallait un certain génie. Et quelque chose de Melville, ici, de toute évidence, a été transcendé. Et puis ça fera plaisir à ma femme que je dise un mot du cinéma français, lequel a souvent tendance à m’agacer… Enfin il a fourni quelques belles très belles adaptations, c’est sûr : le Pialat de Sous le soleil de Satan, par exemple, ou celle de Simenon par Granier-Deferre, avec Le chat ou La veuve Couderc ; et puisqu’on évoquait Bernanos version Pialat, je pourrais aussi citer Le journal d’un curé de campagne, par Robert Bresson, dont je garde le souvenir d’une assez grande justesse, de quelque chose de douloureux et d’inspiré. Difficile aussi de ne pas dire un mot du Mépris, même si je trouve que Godard en fait toujours trop, qu’il est toujours trop présent. Mais c’est une sorte de mythe, et je ne sais plus guère, au fond, pourquoi j’aime ce film : est-ce la jolie moue perpétuelle de Bardot, est-ce la musique de Delerue, la maison de Malaparte… ? ; enfin j’ai conscience de cette qualité qu’a Godard de se sentir libre en tout et de tout, de la grande modernité de sa liberté. Mais je persiste à lui préférer Truffaut – dont on sait d’ailleurs combien il puisait dans la Série Noire.
J’ai un souvenir également très net de l’adaptation par Almodovar, dont je ne suis pas toujours très amateur, du Matador de Vargas Llosa. J’étais assez jeune lorsque je l’ai vu, et j’avais été subjugué par cet investissement charnel dans les couleurs du sexe et de la mort. Mais lorsque je l’ai revu, il n’y a pas si longtemps, j’ai été très déçu, j’ai trouvé ça lourd, kitsch, assez grossier en vérité… Pourtant, ce qui est intéressant dans ces cas-là, c’est que la première impression ne s’estompe jamais tout à fait : en fait, on court après, on essaie de la rattraper.
Au fond, comme je disais, j’aime sans doute un cinéma qui parvienne à conjuguer l’inventivité, l’intelligence, la tension et le jeu. A partir de là, je suis mûr pour beaucoup de choses. Par exemple pour Orange mécanique revu par Kubrick. Dans le registre, jamais égalé. C’est comme un livre de J. G. Ballard : de ces œuvres dont on dirait qu’elles n’ont pas d’âge, à ce point hors des normes qu’elles dynamitent et ringardisent les codes, qu’elles rendent la critique anachronique. Un cran en dessous, un film comme Misery, inspiré de Stephen King, mérite qu’on en dise un mot. On dira ce qu’on veut de King, et d’abord que ses livres sont presque faits in natura pour le cinéma. Ce qui est vrai. Qu’il est autrement plus aisé d’être le réalisateur de Misery que celui du Silence de la mer ou du Mépris. Et c’est encore vrai. Malgré tout, il faut reconnaître du génie à King et un sacré talent à Rob Reiner, qui a su saisir cette improbable relation entre un écrivain et sa lectrice pathologique. Et James Caan et Kathy Bates y sont assez époustouflants. Récemment, dans un registre qui pourrait s’en rapprocher, j’ai revu ce que Polanski avait fait de Rosemary’s baby, le roman d’Ira Levin. Je me suis plutôt amusé, mais c’est un film que j’ai du mal à penser.
J’ai un excellent souvenir de Short cuts, de Robert Altman. Quand on pense au culot qu’il lui a fallu pour mettre en film, non un livre, mais l’œuvre, ou disons la quintessence de l’œuvre de Raymond Carver ! J’ai parfois pensé à ce film, lorsque j’écrivais les nouvelles de Et que morts s’ensuivent, à la cohérence intérieure qu’Altman a comprise, disséquée et filmée chez Carver.
Mais j’aime par-dessus tout nos bons vieux polars noirs, pleins de codes, de clichés, de dérision, ces ancêtres des frères Cohen, de Lynch... Pensez seulement à ce que Hitchcock a fait des Oiseaux, la nouvelle de Daphne du Maurier, ou de Fenêtre sur cour ; à l’adaptation par Howard Hawks du Grand Sommeil de Chandler, ou à celle du Faucon Maltais, de Dashiell Hammett, par John Huston. Nous avons là un cinéma qui ne vieillit pas, et des romans que l’on s’amusera encore à adapter dans cinquante ans et davantage, c’est certain. Pour conclure, et tant pis si je ne suis pas très original, je dirai quand même qu’aucun de ces films n’a réussi à estomper le livre. Que l’obligation dans laquelle se trouve le réalisateur, fût-il un génie, de contracter ou d’extrapoler le propos, c’est selon, le conduit forcément à un parti pris qui l’éloigne du roman ; pas de son noyau, pas de sa source ou de son « dikt », mais de sa palette, de ses méandres, de ses digressions, de ses éclairages ou de ses obscurcissements volontaires, que le cinéma n’a donc pas la possibilité d’assimiler ou d’exploiter. C’est pourquoi il me semble qu’on doit toujours regarder ces films comme des objets à part entière. Leur réussite ou leur échec ne tient jamais au livre lui-même.
Écrivez-vous à la machine, avec un ordinateur ou à la main ?
J’ai le fantasme classique de la Remington – son cliquetis martial, sa carrosserie de tank, son martèlement incessant, qui donne à celui qui l’utilise l’impression d’un sacré rendement ; sans parler de ces bons vieux polars dont je parlais à l’instant, où le détective y tape ses notes dans un mouvement mêlé de flegme et de frénésie, armé pour l’essentiel de sa tête amochée et d’un whisky de caractère. J’ai souvenir, enfant, qu’il y a avait une machine à écrire à la maison – mais pas une Remington… Je m’en servais souvent, mais elle était de très piètre qualité.
Bref, aujourd'hui, pour l’essentiel, c’est l’ordinateur. Directement. On tape, on met en forme, et c’est plié. Prêt à être mailé. Le bureau est impeccable, pas de trace de pelures de gomme, d’épluchures de crayon, de taches d’encre sur les feuilles ou les doigts. Malgré tout, si je me suis sans doute définitivement approprié mon ordinateur, au point que celui-ci soit devenu un objet intime, presque inviolable, je me sens frustré de quelque chose. Car c’est tout de même très froid, très lisse, très propre, très silencieux. Le traitement de texte par ordinateur nous confronte à un objet textuel dont la forme est instantanément aboutie, ce qui peut donner une impression trompeuse du contenu. Car un texte tapé à l’ordinateur nous apparaît comme publiable en l’état, il représente une projection du livre à venir ; à tel point que j’écris mes livres en suivant une pagination standard des livres – je règle les tabulations en conséquence. C’est agréable parce qu’alors on a une petite idée du nombre de pages que cela représentera au final, que la typographie est peu ou prou la même que celle d’un vrai livre, mais cela nous fait aussi passer un peu à côté de l’artisanat de l’écriture, de cette sensation très physique, très crue, de tenir un crayon, de le faire riper sur une page, de la possibilité de chiffonner celle-ci et de la balancer de rage dans la corbeille, ce genre de choses.
Enfin, ce qui m’inquiète, c’est que je deviens très maladroit avec un stylo. Mes lettres vont finir par être aussi hésitantes que celles de mon fils, qui n’est pourtant pas bien vieux. C’est un peu effrayant, quand on y pense.
Écrivez-vous dans le silence ou en musique ?
Les deux. C’est mon problème : je manque de rituels d’écriture. D’une routine féconde. Je dois chaque jour improviser une nouvelle structure mentale, réinventer les conditions de mon exploit…
Le silence me va assez bien, toutefois. Mais il me faut un silence un peu terne, un peu mécanique. Celui de la nature est incompatible : trop de petits brins d’herbe où fixer son attention, trop d’écume à contempler dans les vagues, trop de petits animaux à observer. Je n’ai pas la concentration aisée et je suis très facile à distraire. Aussi je suis abasourdi quand un écrivain dit trouver les bonnes conditions d’écriture dans un bistrot bondé de gens criards. C’est selon, donc. Si je ne parviens pas à cette qualité de silence-là, la musique y supplée. Mais dans les grandes largeurs, et obligatoirement sous un casque. Un Requiem, c’est très bien : Bach, Fauré, Brahms, Mozart, pourquoi pas Verdi ; ou du heavy metal, quelque chose d’assez massif, obsédant, répétitif sans être sec, disons de Black Sabbath à Rammstein ; puis du piano solo, Keith Jarrett surtout (pas en trio donc, sinon je marque le tempo du pied et ça me perturbe). En fait, j’adapte la musique à ce que j’écris, à ce que j’ai besoin d’écrire. Je la choisis sciemment en fonction de ce que je veux ou cherche, et il peut arriver qu’elle participe directement du sens que je donne à mes phrases.
Qui est votre premier lecteur ?
Ma femme, parce qu’elle le vaut bien.
Quelle est votre passion cachée ?
Ma vraie passion, c’est la contemplation : le vide, le néant, le silence, l’inerte, mais aussi le bruit, la fureur, le spectacle, les gens, la nature.
Mais je conçois que ma réponse ne soit pas tout à fait satisfaisante. Alors je dirai : le heavy metal. Et pas seulement comme exutoire, ce serait trop simple (AC/DC y suffirait). Non, ça va bien plus loin que ça : cela charrie une esthétique du monde, une solennité mêlée de marginalité, une violence qui parvient à conjuguer archaïsme et sophistication, quelque chose de très profond finalement, ancien, enraciné, universel et sibyllin, doté d’une sorte d’intuition spontanée sur l’humain… Bon, voilà, je n’ai plus de passion cachée !
Qu'est-ce que vous n'avez jamais osé faire et que vous aimeriez faire ?
D’abord et avant tout, tuer l’amant de ma femme.
Et que morts s'ensuivent : Jean-Pierre Longre dans sitartmag.com
L'inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier
Critique parue sur sitartmag.com magazine culturel en ligne
Grand Prix de la SGDL 2009
Article de Jean-Pierre LongreC’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…
La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.
Et que morts s’ensuivent se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué récemment par la Société des Gens De Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.
Les 7 Mains : c'est la fin
C'était hier la fin du blog Les 7 mains, lancé le 16 février dernier avec quelques compères : Claire Le Cam, Emmanuelle Urien, Jean-Claude Lalumière, Fabrice Lardreau, Stéphane Beau et Bertrand Redonnet.
Le blog reste toutefois en ligne - accès direct ici, pour celles et ceux qui le découvriraient avec quelque retard...
Surtout, Emmanuelle Urien, Stéphane Beau et Bertrand Redonnet lui donneront prochainement une suite, ailleurs, et à leur manière. A suivre, donc. En leur souhaitant le meilleur.
Heaven & Hell au Casino de Paris : la leçon de Ronnie James Dio
Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.
À propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells, le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.
Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais enfin nul ne peut contester que c'est aussi lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.
L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.
Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.
Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.
Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans Heaven & Hell... Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?
Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.
Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.