THEATRE : Ubu Roi - Alfred Jarry
Comédie française - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent
Avouons que ça fait du bien, de voir ça au Français. Non que je ne fusse déjà convaincu de l'auguste passion de la maison de Molière pour la fureur et la potacherie (confer, il n'y a pas bien longtemps encore, le Fantasio de Musset mis en scène par Andrès Lima), mais lorsqu'un franc-tireur aussi aguerri que Jean-Pierre Vincent s'acharne à dûment enfoncer le clou, c'est du petit lait. Mon problème, cette fois-ci, c'est que ma femme n'a pas d'avis. Pour sûr cela dit qu'elle a rigolé, et frémi même, et de son premier rang qu'elle a dû les essuyer, les regards de cerbère de Christian Gonon et les sournoises convulsions de l'impayable Calixte - pour ne rien dire des coups de feu, des pluies d'or ubuesque et d'une intempestive disparition osseuse. C'est elle, après tout, la spécialiste. Mais là, à sa décharge, faut bien dire qu'on se retrouve dans les rues de Paris sans doute moins éreintés que proprement sur le cul - d'ailleurs, Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Les choses démarrent pourtant sur une tout autre note, inquiétante, pour ainsi dire sépulcrale. Le rideau ouvert, tout de suite je songe aux tableaux de Roland Devolder, dont je me sens toujours très proche. Impression qui reviendra plusieurs fois, tant il est vrai qu'en dépit de ce qui ne cesse d'exploser sous nos yeux, il y a dans cette mise en scène quelque chose que je trouve extrêmement pictural. Mais, certes, ce n'est pas là ce que la salle Richelieu à son comble retiendra. Et que retiendra-t-elle... ? Ubu est une gigantesque farce, grinçante, à fleur de peau, lancée telle une vieille loco qu'un fou incessant gaverait de charbon au point de l'en faire dégorger, et dont on se souviendra que le public fut vent debout lors de sa première représentation, alors que le bon père Ubu, hagard et paillard, exclamait en ouverture un Merdre ! tonitruant. Faut-il d'ailleurs retenir de cet inclassable mythe autre chose que cette sensation de chaos méthodique et littéralement surréaliste, reflet de ce que Jarry éprouvait et percevait du monde ?
Quoique par quasi définition indescriptible, ledit chaos fait ici l'objet d'une maîtrise théâtrale en tous points époustouflante. On passera volontiers, d'un tableau l'autre, d'une joyeuseté enfantine digne des jeux sans frontières de feu Guy Lux à une aigreur sournoise et sciemment crypto-shakespearienne, du spectacle de marionnettes à l'heroic fantasy en passant par la parodie de film noir et l'inclinaison totale vers l'absurde : l'ami Poquelin s'y serait goulûment sustenté. À ce jeu, tous les comédiens tirent leur épingle, parfois au bord du gouffre eux-mêmes, tant on dirait qu'ils ont envie de se laisser entraîner sur la pente loufoque. À tout seigneur, tout honneur : Serge Bagdassarian, dans le rôle d'Ubu, est absolument phénoménal ; on pourra dire ce qu'on veut, qu'il est indûment tiré vers son indécrottable rusticité, il faudrait être rudement blasé pour ne pas rire de sa bêtise tragique, du primitivisme absolu de ses fantasmes et de ses fanfaronnades sans surmoi. J'ai comme toujours un faible pour Pierre-Louis Calixte, qui conserve par-devers lui ce quelque chose d'étrange qui est peut-être, au fond, la marque des grands, et qui ne peut décidément jamais s'empêcher de crever l'écran. Même Adrien Gamba-Gontard, que j'ai pu en d'autres circonstances trouver un peu fragile, comme en surpoids de tension, s'amuse comme un beau diable - cette scène où on le voit, fier soldat, compter en marchant de son pas militaire et chantant sur un air qui rappellera le kilomètre à pieds qui use et qui, ici, amuse la salle entière. Michel Robin lui-même, à 80 ans passés, lui qui joua les plus grands aux côtés des plus grands, se fait tout à tour impérial et cabotin, ravi sans doute de devoir changer de costume aussi rapidement et de s'amuser à son tour. Car c'est un autre trait de cette mise en scène, en tout cas de son esprit, qu'on a rarement vu les comédiens du Français avoir à ce point envie du public, de sa repartie, peut-être de sa participation. Ne soyons pas bégueules, donc.
Cette loufoquerie infernale n'est pas gratuite pour autant. Je ne crois guère à l'hypothèse spontanée des sérieux, selon laquelle le rire, fût-il épais, peut-être gras, ferait passer à côté de l'essentiel. Car l'essentiel, c'est aussi cela, cette épaisseur grasse. Elle n'est rien d'autre que le reflet du monde vulgaire, salement ambitieux, lubrique, instable et insatiable, pleutre dans ses désirs autant que dans ses actes. Mais c'est la force de Jarry, comme de tous ceux qui peuvent se réclamer de lui, que de ne pas se métamorphoser en enseignant ou en pontife. Il existe une tentation moraliste, c'est certain, chez tous ceux qui raillent, moquent, conspuent et constatent. Ils nous enfoncent la tête dans le monde comme on le ferait d'un petit animal avec sa fiente : c'est une pédagogie comme une autre, qui a fait ses preuves - Desproges ne nous aurait pas désapprouvé. Il me semble que c'est ce qu'a très bien compris Jean-Pierre Vincent, qui sait bien que cette pièce, dont on aimera ou pas, littérairement, le texte, sera entendue des générations à venir comme elle le fut par celles du passé. Tant il est certain que la grossièreté des hommes a de beaux jours devant elle, et qu'il est toujours bon d'en rire.
THEATRE : L'illusion comique - Corneille
Comme à mon habitude, j'ai donc lu la critique théâtrale après avoir assisté à la représentation. Pour découvrir avec grand étonnement sa tonalité réservée, parfois inclémente, pour ne pas dire franchement outrancière sous la plume cagote du critique de Libération. Car enfin, quoi ? Pouvait-on espérer relecture et mise en scène plus intelligentes d'une pièce écrite il y a quatre siècles ou peu s'en faut par un Corneille pas encore trentenaire ? Reprochera-t-on à Galin Stoev de n'avoir pas situé la scène dans la grotte originelle mais dans un espace où coursives et recoins vitrés acculent le spectateur au hasard de son emplacement et invitent les comédiens à s'épier les uns les autres, comme pour mieux dire la confusion où Corneille nous invite ? Trouvera-t-on ce décor trop peu rococo ? Ces costumes trop lâches, trop anodins ? Rien pourtant dans cette mise en scène de sottement esthétique, ou de bêtement up to date, mais la revendication d'un parti pris bien décidé à tirer la pelote cornélienne à son terme. Car puisqu'il s'agit pour Corneille de trousser quelque embardée dans les certitudes du spectacle, d'emmêler le vrai et le faux, de clamer au plus haut la puissance magique et pour ainsi dire souveraine de l'illusion, alors faisons savoir que Galin Stoev a réussi son pari : honorer dans un même geste la perfection classique d'un texte très virtuose et exhausser ce qu'il en a d'esprit moderne et transgressif. Et si l'on peut être décontenancé par l'incessante volte-face des identités et des masques, c'est là aussi le prix du réel : gare à la surface, gare aux chausse-trapes, à ce qui demeure en l'homme d'incessamment liquide.
A ce petit jeu, à ce pan comédien qui vient éroder la grande trame tragique, Denis Podalydès, non seulement excelle, mais domine. Et c'est un plaisir chaque instant renouvelé que de le voir tour à tour poltron et Matamore, donnant à son personnage ce qu'il lui faut de touchante drôlerie et de cruelle affectation. Au point qu'il donne parfois l'impression de comprendre mieux que quiconque ce texte aux mille arcanes, tant il sait se jouer de la moindre situation, du moindre accent, et tant il semble consubstantiel à tout ce qui se joue là. Mais cette perfection ne rend pas la vie facile aux autres... Et si l'on ne peut décemment reprocher quoi que ce soit aux plus jeunes de ses partenaires, à commencer par Loïc Corbery, l'on ne peut que s'impatienter de les voir vieillir un peu. Cela vaut donc pour ce dernier, qui toutefois n'a pas la partie facile, mais aussi pour Julie Sicard (Lyse), qui à chaque fois que je la vois me semble toujours un tout petit peu à côté, et encore pour Suliane Brahim (Isabelle) qui, quoique fort gracieuse, est trop systématiquement grimaçante pour émouvoir complètement. Mais ce ne sont là que très modestes erreurs de jeunesse, je pense, et qui n'affectent jamais durablement ni leur jeu, ni notre plaisir. Pour une fois, en revanche, mais ici ma femme n'est pas d'accord avec moi, j'ai trouvé Adrien Gamba-Gontard moins terne, et nettement plus à son aise que récemment (cf. par exemple dans le Fantasio de Musset mis en scène par Podalydès). Il est vrai qu'on lui attribue souvent des rôles un peu ingrats, personnage un peu falot, maladroit, trompé, mais il est ici, il me semble, moins contraint, plus enjoué, plus librement facétieux. Chez les plus anciens, si Alain Lenglet, qui joue Pridamant, nous semble terne, effacé, étrangement mou, Hervé Pierre, alternativement dans le rôle du mage Dorante et celui de Géronte, père d'Isabelle, fait ici des éclats, tonitruant, colérique, excellent manipulateur de sarcasmes. Et il n'est pas pour rien dans l'énergie de cette mise en scène.
Reste enfin ce texte un peu fou, virevoltant entre les registres les plus baroques, lyrique et foutraque, un texte très gourmand, plein de vitalité et de beauté classique, où perce un esprit plein d'humeur, de mordant et de saine provocation. Un texte à relire - ce que je viens donc à l'instant de faire, et que je vous invite instamment à aller voir jouer, jusqu'au 13 mai, salle Richelieu. On y prend ce qu'il convient d'appeler une leçon.