Maurice Pons - Les Saisons
Ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je puis bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines - comme par exemple la mort de ma soeur Enina - et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. Après quoi le monde sera meilleur, et vous-mêmes vous serez meilleurs dans un monde plus heureux. Voilà quelle est ma science. — Maurice Pons
Je suis verni : je viens donc, coup sur coup, de lire deux authentiques chef-d'oeuvres de la littérature : après être tombé, avec vingt-cinq ans de retard, sur le livre de Baudouin de Baudinat, voilà que je découvre celui de Maurice Pons, Les Saisons - avec un "léger" décalage de bientôt cinquante années...
Siméon, "jeune encore, mais si laid, et d'une laideur si pathétique, qu'on ne lui donnait plus d'âge", débarque, après ce qui semble être un long et douloureux périple, dans une sorte de bourg si miséreux, si oublié de tout, qu'il nous semble à peine possible que des humains l'habitent. Il y en a, pourtant, et d'à peu près aussi délabrés ou mutilés que Siméon lui-même : des gueux, inhospitaliers, brutaux, alcooliques, qui n'en forment pas moins une communauté, avec ses histoires, ses coutumes, son vocabulaire et son bistrot de rien, bouge infâme où, comme dans tout le village d'ailleurs, on ne trouve guère pour mets que de la lentille, et, pour alcool, que de la lentille... Siméon vient d'un lointain si aride qu'il s'y est brûlé comme à des flammes : ici, pour seul climat, on ne connaît que des saisons de quarante mois, deux terribles saisons que se partagent les pluies, avec leur cortège de boues, de miasmes et de maladies, et la neige, qui pétrifie les corps, condamne à la réclusion, parfois à la mort - et on vient les déposer, ces morts, que l'on tire par les pieds, que l'on porte à même le dos ou dans des brouettes, au pied de la Croix de Sépia, sur les hauteurs du village, là où d'ordinaire les habitants aiment à venir déféquer. Ce n'est pas même un purgatoire, puisqu'au purgatoire les âmes peuvent au moins espérer se purifier : plutôt une sorte d'arrière-cuisine de l'enfer - à moins que cela soit précisément cela, l'enfer.
Siméon est l'étranger. Celui qui doit montrer patte blanche ; celui qui, de toute façon, quels que soient les efforts, quelle que soit la durée du séjour, ne sera jamais qu'un souffre-douleur. Il y a bien quelques moments de rémission - mais appelons plutôt cela des espérances déçues. Tout le monde n'est pas mauvais, non, il y a bien quelque chose à soutirer, à sauver, de ces âmes frustes. La veuve Ham, après tout, le nourrit, de temps à autres - comme, négligemment, on remplirait la gamelle d'un chien. Et puis il y a le Croll, borgne, "géant hirsute et dépenaillé", bonhomme à "forte haleine", rebouteux du village ; parfois, il éprouvera un peu d'affection pour Siméon. Il y a aussi Louana, une gamine rieuse et lubrique. Puis Clara, que par accident Siméon aura entraperçue, nue, de dehors, un soir à travers les fenêtres : de cette seule vision naîtra l'amour, car lui n'a pour seul souvenir de la nudité féminine que celui du corps de sa petite soeur, morte avec tant d'autres "cadavres décharnés que les prêtres tiraient par les pieds hors du camp et faisaient jeter dans les fosses." Bref, Siméon a tout pour être un des leurs : du moins a-t-il en partage avec eux d'être misérable et de n'avoir, de la vie, jamais connu que la part d'horreurs. Une chose pourtant le distingue : "... les épreuves et les souffrances abominables qu'il avait subies, il ne les avait assumées que comme une expérience enrichissante, comme une matière première à partir de laquelle il élaborerait un jour une oeuvre. C'est en quoi il s'était, dès l'enfance, singularisé d'entre toutes les victimes : c'est ce regard sur lui-même, et cet espoir, qui lui avaient permis de survivre. En toute conscience, il se reconnaissait le droit de se considérer comme un écrivain, et d'autant qu'il n'avait jamais envisagé d'exercer un autre métier."
Je ne saurais dire, pour trop mal connaître Maurice Pons, quelle furent ses intentions. S'il se lit avec une certaine aisance, ce roman, qu'il ne faut pas craindre de qualifier de sublime, n'en demeure pas moins assez complexe à interpréter. Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas chercher midi à quatorze heures, s'imprégner seulement d'une langue évidemment très belle, d'un récit très singulier, et ne pas prêter à son auteur d'autre dessein que celui de raconter une certaine histoire, universelle et enracinée, troublante, avec des personnages qui sont à la fois hors du commun et terriblement humains, l'ensemble prenant les traits d'une sorte de conte noir, d'allégorie de la condition humaine.
Bien sûr, il y a cette question de l'écrivain, de son statut, de sa place dans le monde, la perspective, candide, d'une littérature envisagée comme une possible voie de rédemption, ou, plutôt, comme une voie que l'on jugerait praticable pour, à défaut de transformer le monde, en renvoyer une idée moins attendue - mais pas moins vraie : non que la littérature aurait pour mission de modifier le réel, loin s'en faut, mais qu'elle inciterait au contraire à le regarder d'un autre oeil, d'un oeil apte à en extirper la part peu ou moins visible, enténébrée, refoulée, la part, aussi, secrètement fantastique ou apocalyptique.
Bien sûr, mais c'est assez flagrant pour ne pas y insister, il y a la question de l'autre : l'autre, c'est-à-dire celui qui n'est pas né ici, sur ces terres, qui n'en est pas le fruit naturel, et qui, de ce fait, sera toujours inadapté, inadaptable, livré tout entier à ce qui, même physiquement, prend parfois ici les traits d'un véritable cannibalisme de la société majoritaire.
Il y aurait encore, peut-être, quelque chose qui pourrait avoir partie liée à un souci de rendre de l'humain une image aussi dénudée que possible : qu'est-ce que je suis lorsque je suis nu ? Lorsque je n'ai rien, ou quasi ? Que tout est contre moi, mes congénères autant que les éléments, et que je n'ai pas même de quoi me nourrir, me loger ou me vêtir décemment ? Qu'est-ce qui, alors, reste de moi, de ce qui me constitue comme individu, c'est-à-dire, aussi, comme être taraudé par l'espérance ? C'est à l'aune de l'animal, qu'ils dominent, que les hommes et les femmes qu'on l'on rencontre dans Les Saisons éprouvent parfois leur humanité : les bestioles ne servent à rien, elles ne sont rien - au mieux en trouve-t-on à en faire usage de manière pour le moins inattendue.
Enfin, et je serais assez tenté d'y voir un caractère décisif, ce livre porte un projet esthétique singulier, à lui seul très évocateur. L'horreur en effet cotoie un monde poétique à sa manière : la matérialité fangeuse semble parfois pouvoir épouser une sorte de projet onirique ; nous oscillons entre le réalisme le plus cru et un grotesque de foire du trône, rendus spectateurs de quelque chose qui pourrait être comme le renversement de la féérie ; il y a, autrement dit, quelque chose d'un rire énorme, un rire dont on ne sait trop s'il sort de la gorge du diable ou de celle d'une humanité au bord de son désespoir, donc de sa chute. Nous sommes à la fois devant des humains en loques et devant une humanité qui, fût-elle balbutiante ou malmenée, n'en est pas moins tenace. C'est pourquoi j'ai songé, parfois, et même si l'intention est autre, à l'esprit de La Route de McCarthy - cet autre chef-d'oeuvre que l'on ne peut refermer sans emmener avec soi, et durablement, la sensation de l'impasse où l'homme se trouve, en raison même de ce qu'il est, de ce qu'il ne peut éteindre en lui, et qui n'est pas loin de relever d'un instinct de survie - manière mécaniciste, s'il en est, de désigner la persistance de l'espérance. La dernière partie des Saisons en témoigne d'ailleurs d'une manière définitivement exemplaire, en plus d'être magnifique : le village s'ébroue, part, il a l'idée d'un ailleurs dont il ne sait rien mais qu'il investit des espoirs les plus nécessaires. Songeant à ceux qui ont la chance de ne pas encore avoir lu ce très grand livre, je ne dirai rien, toutefois, de la chute, presque toute entière contenue dans ce mot : "Jamais on ne vit dans l'Histoire l'exemple d'un si confiant exode."
Les Saisons, Maurice Pons - Première édition : Julliard, 1965.
L'édition présentée est celle paru chez Christian Bourgois, 1975.
Roberto Bolaño - Un petit roman lumpen
Bolaño pasolinien
Je ne ferai pas semblant d'être un spécialiste de Roberto Bolaño (1953/2003) : je connais très mal son oeuvre. Aussi ne m'aventurerai-je qu'assez succinctement dans la recension de ce bref roman, le dernier qui fut publié de son vivant.
Son prétexte romanesque est assez simple : Bianca, la narratrice, et son jeune frère, tous deux adolescents, tentent d'organiser leur vie après la mort accidentelle de leurs parents. Contraints par la nécessité de subvenir à leurs besoins, nécessité à laquelle s'annexe sans doute une sorte de trauma, d'accablement plus ou moins latent, ils vont rapidement décrocher de leurs études et se heurter aux impasses d'une existence désormais largement sous hypothèque. Bolaño excelle dans la peinture de ce décrochage social et des errements propres à cet âge incertain, entre indifférence au monde et sentiment de puissance. L'instinct libertaire de l'adolescent ne s'en heurte pas moins aux déterminismes les plus classiques : "J'en suis arrivée à penser que nous allions mourir. Mais notre vie a suivi les paramètres établis avant la mort de nos parents."
Avec son air de rien, avec cette manière d'écriture désossée, sans éclat ni tonitruance, cette façon étrange que le récit a de progresser, façon empathique et distante, tendre et lointaine, Un petit roman lumpen s'avère être un texte assez magique. Pour une large part, cela repose sur cette impression que les choses sont dites de manière un peu accidentelle, en passant, en donnant peu ou prou le sentiment qu'à peu près tous les faits se valent, qu'aucun, finalement, quelles qu'en soient la teneur, l'importance ou la conséquence, ne mérite d'être davantage souligné qu'un autre. Et, en effet, s'il se produit une chose grave, ou un peu décisive, l'on peut se dire qu'il suffit de le mentionner : le lecteur, lui, saura faire la part des choses. C'est bien ce que fait Bolaño, qui s'appuie sur le personnage de Bianca pour porter les choses et leur donner leur profonde résonance. Bianca est un très beau personnage, direct, simple, franc, efficace, très pur finalement, qu'habite une force secrète, intime, puissante et d'une belle densité. Sa manière de vivre, de se projeter dans l'avenir comme de prendre ses décisions au jour le jour, est mûe par un instinct de survie que l'on dirait à toute épreuve. Cette façon qu'elle a de se faire faire l'amour par les deux copains de son frère, la nuit, par alternance, au fil des semaines, sans même que, dans la pénombre et la confusion, elle sache toujours de quel copain exactement il s'agit, cette manière absente qu'elle a de se livrer (est-ce par compassion, est-ce en vertu d'un certain goût ritualiste, de ce plaisir qu'elle peut prendre à faire plaisir, à soulager ces deux hommes que l'on devine à la fois durs et troublés, ou, justement, en raison de cette sorte d'instinct de survie ?), tout cela, disais-je, témoigne d'une intelligence viscérale, instinctive, du monde, d'une compréhension immédiate de ses arcanes - "Alors je me suis regardée dans une glace et j'ai vu mes cernes, ma peau blanche, comme si la lune, qui pour moi brillait autant que le soleil, était en train de me contaminer. Alors j'ai décidé que je n'avais pas à faire l'amour toutes les nuits et j'ai fermé ma porte à clé. La vie, contrairement à ce que j'attendais, a continué toute pareille."
Ce qui va advenir, un peu plus tard, lorsqu'il lui faudra user de ses atours auprès d'une gloire déchue du péplum et du culturisme, séquence digne de Pasolini, elle le vivra dans ce semblable état, avec cette semblable conviction que ce qui doit advenir advient toujours, et que pour cette raison même rien ne saurait être fondamentalement malsain ou condamnable ; c'est là aussi la beauté résignée de ce livre, et le charme final de ce personnage dont on ne saurait dire s'il flotte dans l'existence comme pour se protéger du monde, ou si ce flottement serait la seule manière praticable de s'y mouvoir - et, peut-être, mais sans guère d'illusions, continuer à en espérer quelque chose. Tout le talent de Bolaño est de réussir à donner à cette jeune fille très singulière, dure dans ses choix comme avec elle-même, quelque chose d'une aura de sentimentalité ; une grâce, dira-t-on.
Roberto Bolaño, Un petit roman lumpen - Christian Bourgois Editeur
Jack-Alain Légèrement survolté
L'est pas de bien bonne humeur, Jack-Alain Léger. L'agaçant génial foutraque trublion des lettres françaises nous revient avec ce que, faute de mieux, on appellera un essai autobiographique - premier volet d'une saga qui, nous dit-il, devrait en compter sept. Que l'on ne s'attende pas à un parcours de santé : J.-A.L retrouve ici la fougue hallucinogène de sa jeunesse plus ou moins rock, plus ou moins free, quand il enregistra en 1969, sous le pseudo de Melmoth et avec les musiciens du groupe Gong, l'album Devanture des ivresses, ce même album qui, cette même année, excusez du peu, obtint le Grand prix de l'Académie Charles Cros, rien que ça, et que CBS ("CBS SS !") retira de la vente au bout de trois jours, réalisant soudain que ce garçon déjà largement possédé par la dépression et la hantise du suicide ne ferait rien comme les autres. Je réécoute, en écrivant ceci, une drôle de chanson, une parmi d'autres, Vous direz que je suis tombé : on dirait du Thiéfaine. Et celle-ci, Le blues interminable de la préposée au chalet d'aisance du bureau d'émigration, qu'on n'aurait pas été plus surpris que ça d'entendre dans la bouche de Boris Vian, de Brigitte Fontaine ou d'Higelin le Jeune. Puis vint Chrysler, deux ans plus tard, le presque tube, enregistré cette fois sous le nom de Dashiell Hedayat - hommage à qui vous voyez. Enfin bref. C'est cette énergie contestatrice, provocatrice et désespérée que retrouve Jack-Alain Léger dans Zanzaro Circus, brillant, touchant, et (nécessairement) inégal.
Nécessairement, car l'objet de Jack-Alain Léger n'est pas seulement littéraire. Il gueule, fulmine, enrage, règle des comptes (nombreux), s'épanche, s'attendrit, (se) déplore, se nostalgise, se reprend, repart de plus belle : la phrase est chaotique comme ses affects sont sinueux. Reste que c'est brillant, toujours. Et méchant, donc. Derrida et Lacan ne sont heureusement plus là pour entendre. Ni Françoise Verny, la virago de chez Grasset, jamais citée, mais enfin comment ne pas la reconnaître, "la Grosse, vous voyez qui je veux dire, la méchante grosse vache qui prétend régenter à elle toute seule les éditions Grasset" ; et J.-A.L de nous rapporter par le menu cette scène où "saoule comme une vache, de la bave aux lèvres" elle entreprend de pisser, "debout, quoique titubante" sur les chaussures de Christian Bourgois. On peut ne pas toujours sourire à autant de rustique aigreur ; mais ladite aigreur est surtout la marque d'une constitution, d'une sensibilité blessée à vif, débordée, dominante, et douloureuse donc. Pétrie d'un sentiment de culpabilité, d'amertume devant le cours du monde, de révolte devant l'inculture de(s) masse(s). De haine de soi, aussi. De haine de sa maladie, cette maniaco-dépression dont les premières lances le font saigner dès les premiers bourgeons de l'adolescence, et qui emportera tout sur son passage, faisant de l'existence de Jack-Alain Léger une chose dont désormais seule disposera la maladie, qui va décider, jusqu'à aujourd'hui, de son sort, de ses humeurs, de sa capacité à écrire ou pas, de sa capacité à se supporter - ou pas. La vérité pour Jack-Alain Léger est crue, ou n'est pas. Dire tout, ou se taire. Raconter par le détail les fantasmes masochistes de l'adolescence, sa fascination pour les machos en uniformes, "les portraits des beaux Bérets verts, tout pectoraux et maxillaires, parus dans Paris Match" ; raconter l'excitation que lui procure alors "des hommes, des vrais (...), des qui matraquent les crouilles à coups de pèlerine en caoutchouc noir roulée serrée, des qui se font des colliers d'oreilles tranchées au coutelas sur les cadavres ennemis" ; et nous l'écrire, nous le dire, à nous, sur le ton de de la confession faite à sa mère suicidée ; parce qu'il y a bien de cela aussi, dans ce livre, quelque chose d'une confession d'un enfant débordé par son temps - le temps commun, bien sûr, mais plus sûrement encore son temps à lui, ce qui lui demeure inextricable dans ce qu'il vécut et eut à vivre, ce qui, dans son existence, continue de l'entailler. C'est lorsqu'il s'en saisit que les accents de vérité de Jack-Alain Léger ne souffrent plus aucune discussion, tant la mise à nu est intégrale : "Jouissance et mépris de soi. Indissolublement liés."
Zanzaro Circus n'est certainement pas le plus grand livre de Jack-Alain Léger : pour cela, je renverrai plutôt à cet article, où j'évoquais quelques-uns de ses romans (Jacob Jacobi, Le Roman, Le Siècles des Ténèbres). Le roman familial dont il est ici question, sous une forme qui, donc, n'a plus grand-chose de romanesque, constitue pourtant une lecture vigoureuse, impétueuse, viscérale, et, il faut bien le dire, aux antipodes de ce que l'époque adule, J.-A.L., verbe haut et parole franche, réfutant "ce ton compassionnel qui poisse la littérature contemporaine quand elle ne se veut pas trash, hard, crade nihilisme pipicaca, mais mol humanisme à la mie de pain, gnangnan préchiprécha culcul mouliné dans une prose minimale à l'eau de rose." Il faut, pour le comprendre, entrer dans l'urgence de Jack-Alain Léger, urgence qui, sans doute, n'appartient qu'à lui, mais qui le conduit à exercer son art dans un genre auquel il donne là, à sa manière, ses lettres de noblesse.
Jack-Alain Léger, Zanzaro Circus, L'Éditeur