jeudi 18 janvier 2018

Christian Guay-Poliquin - Le poids de la neige

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Dans la neige électrique

Il y a de l'audace, et même une certaine crânerie, de la part de Christian Guay-Poliquin, à nous refaire le coup de la panne (d'électricité), et ce faisant reprendre quasi à l'identique le motif romanesque de son très brillant premier roman, Le fil des kilomètres - dont je parle ici. À première vue j'ai pensé que c'était un peu fort de sirop d'érable, puis je me suis dit que c'était assez culotté, enfin j'ai fini par comprendre que ce n'était pas tant le prétexte qui importait à son auteur que l'exploration obstinée de sa fascination pour le huis clos et le dénuement de l'homme dans la survie, du moins ce à quoi nous accule la perte de commodités que l'on croit toujours acquises, et pour cette ambiguïté qui taraude tout commerce humain dès lors qu'il est contraint par une force extérieure et souveraine. D'autant que si le personnage principal du premier roman de Guay-Poliquin traversait le pays dans un sentiment d'urgence, nous sommes ici figés dans la neige et obligés, comme chacun des protagonistes, à l'immobilité et à la patience.

Ce qui donne naissance à l'histoire se résume simplement : un homme, jeune encore, d'une trentaine d'année, est victime d'un accident de la route en regagnant son village après dix ans d'absence. Ledit village, qui s'organise après une panne d'électricité géante et alors que chaque jour le niveau de la neige fragilise un peu plus la vie, attend vaille que vaille l'arrivée du printemps pour fuir. On confie le jeune accidenté à un vieil homme retiré sur les hauteurs, un certain Mathias : charge à lui de veiller à son rétablissement, en échange de quoi on lui promet de faire partie du premier convoi qui, au printemps, le ramènera à la ville - là où, semble-t-il, sa femme l'attend. Commence alors la lente et inexorable enfilade des jours qui se ressemblent, dans la promiscuité obligée d'une véranda qu'un vieux poêle à bois peine à chauffer. Peu ou mal informés de ce qui se trame au village, les deux hommes apprennent à se connaître sans jamais rien livrer d'eux-mêmes, ou si peu. Au fil des jours, le doute se fait plus fort que l'optimisme : en plus d'avoir à se demander s'il n'est pas trop déraisonnable d'espérer s'en sortir, c'est aussi la confiance en l'autre qui s'effrite. Sustenter le corps donc, le protéger, mais s'apprivoiser aussi, se contenir, se jauger, s'accepter ; et ainsi naît la légende - j'allais dire la littérature : « Pour survivre, ils devaient affronter ensemble le froid, la faim et l'ennui. Ainsi, ils avaient très vite compris que la tâche la plus importante était sans contredit celle de raconter des histoires. »
De Mathias et de son compagnon d'infortune, comme des autres villageois, nous ne savons pas grand-chose mais nous en pressentons l'essentiel. Tous se tiennent debout, très incarnés, lourds d'intériorité, de non-dits et de convoitises qu'allègent à peine quelques premiers et rudimentaires réflexes de solidarité communautaire. Pour l'essentiel d'ailleurs ce sont des hommes, et les quelques fois où une femme, Maria, apparaît dans ce roman très masculin, elle attire d'autant plus l'attention (et le désir) qu'elle semble volatile, inapprivoisable, sans doute plus agile à la vie que les hommes eux-mêmes.

Christian Guay-Poliquin écrit au plus serré de ses personnages, pour ainsi dire dans leur compagnie et dans leur souffle. D'où cette grande économie de moyens, cette écriture brève et sèche comme l'expiration de ces hommes qui étouffent sous le poids cumulé de la neige et de l'instinct de survie. D'où aussi ce que d'aucuns, peut-être, regarderont comme des longueurs et qui ne sont que des lenteurs : lenteur morose d'un environnement auquel il faut bien se résigner, lenteur humide de cette neige qui conforte chaque jour son empire, implacable lenteur enfin de ce qui s'installe entre ces deux hommes, ces prudences auxquelles obligent la coexistence en un lieu si clos et la fragilité d'un espoir dont chaque jour recule un peu plus l'horizon - de là peut-être vient que j'ai pu éprouver parfois quelques réminiscences du légendaire - et remarquable - Misery de Stephen King. Guay-Poliquin excelle à décortiquer le petit fait, le petit geste, le léger doute, ces infimes intuitions qui nous servent de guide dans la vie et ce banal que l'on voudrait pouvoir cacher tant il nous révèle ; sa prose en devient aussi confinée que le sont l'espace et ces corps amincis, les mots sont rares mais forts en sensations - « Je m'appuie sur les coudes et je rampe vers le divan. Mes jambes suivent derrière moi comme un long manteau alourdi par de la vase. »

D'un accès peut-être plus immédiat que Le fil du kilomètre, Le poids de la neige n'en laisse pas moins traîner dans son sillage glacial une atmosphère qui nous poursuivra longtemps. Peut-être pas aussi puissant ni mystérieux que celui-là, dont je me souviens comme de quelque chose de sauvage et d'incandescent, ce deuxième roman me permet toutefois de saluer à nouveau un jeune auteur dont je me réjouis qu'il rafle déjà bien des prix.

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Pour le plaisir et la beauté du geste,
j'ai préféré livre ce roman dans son édition québecquoise...
En France, le texte est publié aux Éditions de l'Observatoire.


lundi 31 mars 2014

Christian Guay-Poliquin - Le fil des kilomètres

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N'
allez pas vous figurer quelque copinage ou autre renvoi d'ascenseur : le nom de Christian Guay-Poliquin ne me disait rien jusqu'au jour où j'appris que celui-ci avait évoqué largement un de mes livres (Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire) dans un travail intitulé "Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine" (université du Québec à Montréal), dont j'ai déjà fait état ici. Naturellement, suite à cette publication, je suis entré en contact avec lui, et c'est ainsi que j'ai pu lire Le fil des kilomètres, qui, autant le dire sans plus tarder, m'a littéralement bluffé : paru au mois de novembre dernier aux Editions La Peuplade (Québec), ce premier roman, d'une étonnante maturité, est tout à fait remarquable.

Je mesure mieux, désormais, ce qui avait conduit Christian Guay-Poliquin à entreprendre ce travail universitaire, tant il déploye dans ce roman les thèmes qui le sous-tendaient (le retour, la survie, la solitude) et dont je vois bien qu'ils sont chez lui taraudés par une forme latente, et poétique, de pessimisme. Le prétexte du roman est tout simple - et c'est pourquoi il est bon : une inexplicable panne d'électricité plonge une ville dans le noir, acculant les hommes à réinventer leur vie et à se passer de ce qui jusqu'alors semblait aller de soi (difficile, bien sûr, ne pas songer au Cormac Mc Carthy magistral de La Route, mais Guay-Poliquin suit ici sa propre voie.) L'usine est à l'arrêt ; un homme, ouvrier mécanicien, rentre chez lui ; il vit seul, chichement, ne possède rien, si ce n'est une vieille bagnole, un chat dont il n'a que faire et un frigidaire avec quelques bières. Il n'est pas vieux, mais usé déjà par le travail et la vie dure. Dehors, tout s'est arrêté : nous ne pouvons plus imaginer notre monde sans électricité. Son père habite à des milliers de kilomètres de là, ils n'ont plus guère de relations, presque plus de contact ; mais son père, cette nuit-là, lui téléphone, un appel un peu délirant, peut-être pathologique, on ne sait pas bien. L'homme est envahi par quelque chose qu'il ne mesure pas tout à fait, quelque chose qui, en lui, pèse et soupèse l'existence : il prend sa voiture, il s'en va retrouver son père. L'histoire se déroule presque intégralement sur la route, au fil des kilomètres on comprend que c'est le pays tout entier qui est plongé dans le noir. Une femme, puis un autre homme, feront irruption, mais sans que cela suffise à apaiser l'obsession de cet homme à retrouver son père, ni à modifier en quoi que ce soit sa sensation dévorante, toute-puissante, de solitude.

C'est un roman envoûtant, composé avec beaucoup de maîtrise, et il n'est pas facile de le lâcher - même si sa chute, celle-ci ou une autre, ne saurait vraiment surprendre. Pourtant Christian Guay-Poliquin n'use qu'avec la plus grande parcimonie des petites ficelles du suspens. Il prend son temps (la route est longue), montre la grisaille, le début de chaos dans lequel autour de lui tout finit par sombrer, s'attache à tout ce qui se trouble en l'homme qui bascule, l'homme acculé à arpenter ses propres labyrinthes. Il y a dans ce texte quelque chose qui rappelle le nature writing américain, avec ce lyrisme aux aguêts sous la sécheresse, cet arrière-plan mythique. Les images sont belles, marquantes, acérées, souvent originales. La tonalité est presque aussi obsédante que la quête du personnage, quelque chose d'ailleurs n'est pas loin de faire songer à une transe. On frôle le road movie. Mais on ne fait que le frôler, car c'est bien mieux que cela : c'est de la littérature.

Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres
Sur le site des éditions La Peuplade 
Le livre est paru en France, chez Phebus (mars 2015).

lundi 13 janvier 2014

Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation

 

Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire

Suivre ce lien pour lire le travail dont il est ici question : http://www.archipel.uqam.ca/5662/

Au-delà de l'honneur qui m'est fait, c'est évidemment une (bonne) surprise pour moi que d'être tombé sur le mémoire de Maîtrise de Christian Guay-Poliquin, intitulé : Au-delà de la "fin" : mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine. Ce travail, mené au sein de l'université du Québec à Montréal, s'intéresse en effet à trois ouvrages : Dondog, d'Antoine Volodine, Warax, de Pavel Hak, enfin Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, mon deuxième roman, publié en 2006 chez Maren Sell Editeurs - que l'on ne trouve plus guère aujourd'hui que d'occasion. C'est un texte que je n'ai pas relu depuis, et qui me renvoie à une période finalement assez lointaine, un temps pour moi révolu, celui où, peu ou prou, je me vivais encore comme une sorte de spectateur engagé. Disons, pour le dire d'un mot, que j'ai, depuis, assez fermement claqué derrière moi la porte de l'histoire et de la politique. Aussi m'a-t-il été un peu étrange, sans même réouvrir ce roman, de lire le travail qui lui consacre Christian Guay-Poliquin.

Et je dirai au monde la haine qu'il m'inspire raconte l'histoire d'un chef d'Etat (surnommé le Guépard) qui prend l'exil après que le peuple l'a virilement chassé du pouvoir afin de le remplacer par une femme, laquelle installe aussitôt une dictature. J'avais bien sûr en tête à l'époque la figure de Marine le Pen, qui ne jouissait pas encore de la popularité que les sondages (et certains scrutins) lui confèrent aujourd'hui, mais dont le populisme à peine relooké, c'est-à-dire affublé d'un certain vernis médiatique, approfondissait déjà le travail de destruction entamé par son père.

Le livre se présente sous la forme d'un journal intime, celui d'un président déchu, donc, que l'on va suivre sur les routes de l'exil, du Mali à la Bosnie-Herzégovine. Il entre assurément dans ce que Christian Guay-Poliquin qualifie joliment d'esthétique du crépuscule, expression qui dit bien, en effet, quelque chose qui a trait à la fois à une sorte d'angoisse liée à la dégradation du politique et à un désir plus ou moins assumé de se détourner du monde. C'est là un apparent paradoxe que Christian Guay-Poliquin souligne avec raison, mais en lui donnant un sens et une historicité littéraire. Ce qui pour moi est évidemment très intéressant, tant cela me ramène à ce qui, dans les arts et spécialement la littérature, m'a toujours beaucoup intéressé, à savoir cette part du texte qui, quelle que soit la volonté et la maîtrise de son auteur, n'en finit pas de lui échapper. Naturellement, rien de ce qu'écrit Christian Guay-Poliquin ne me surprend vraiment, mais c'est une chose de le sentir, et une autre que de le lire aussi nettement dans un texte à dimension aussi rigoureusement universitaire. Pour Guay-Poliquin en effet, il s'agit de "comprendre comment les textes de Volodine, Villemain et Hak, mettent en fiction la mutation contemporaine de la pensée politique et de son imaginaire historique", textes dont il dit qu'ils "se donnent à lire comme des fictions de « l'après » qui affirment la survivance des idéaux modernes d'émancipation" : c'est peu de dire que je n'avais pas cela à en tête en écrivant cette histoire. Ce qui ne signifie pas que je n'en avais pas conscience, simplement que je n'étais peut-être pas aussi conscient que lui de ce qui s'engageait ainsi par-devers moi. Si ce texte constituait une façon littéraire, romanesque, de refermer derrière moi la porte du politique, le travail de Christian Guay-Poliquin dit au contraire que cette manière même de faire lui confère une actualité politique : je n'ai, à cela, rien à rétorquer, car il a raison : tout discours de sortie du politique constitue évidemment un discours politique. Cela, je le sais et le savais ; il est simplement, pour moi, assez surprenant, et stimulant, de le lire d'une manière aussi nette à propos d'un de mes livres.

Lire ici l'intégralité du Mémoire - format pdf.

EXTRAITS :

L'aspect politique des textes de Hak, Villemain et Volodine émerge principalement d'un questionnement historique qui, en débouchant sur une impasse, tend à déconstruire les catégories militantes des décennies précédentes. (...) Si les textes de Hak, Villemain et Volodine peuvent être lus comme oeuvres racontant le monde au-delà de sa propre fin, c'est qu'elles impliquent inévitablement une certaine « fin du monde ». Ces mises en scène de la fin, que le récit historicise en leur assignant un avenir, entretiennent toutefois des rapports serrés avec les atrocités du XXe siècle dont l'humanité fut à la fois l'incrédule responsable et le témoin stupéfait. Comprises dans leur sens le plus large, les fins fabulées par les romans du corpus reprennent le sombre héritage du siècle dernier en mettant à nouveau en relief l'aspect aporétique des grandes espérances sociales. (...) Contrairement à la science-fiction qui échafaude des mondes possibles particulièrement éloignés dans le temps, les anticipations de Hak, Villemain et Volodine sont élaborées à partir de la reformulation d'éléments, d'événements et de thématiques propres à l'histoire contemporaine. En réduisant la distance entre l' univers fictionnel et la réalité, les romans du corpus peuvent être appréhendés comme une sorte de prolongement de notre présent, ou encore comme une possibilité de notre monde. (...) Les textes de Hak, Villemain et Volodine mettent en place une poétique de l'histoire qui convertit la « fin » en commencement. Ils sont d'un grand intérêt pour penser la mémoire et la survie du politique au-delà des représentations de la fin. (...) En définitive, ce travail de réflexion vise à reconnaître aux anticipations de Hak, Villemain et Volodine, une portée critique à l'égard de notre présent. En effet, en imaginant un avenir qui fait écho à l'époque actuelle, les oeuvres de notre corpus historicisent le présent tout en portant sur lui un regard inédit, projeté à partir d'un futur imaginé. Si, comme nous l'avons démontré, l'engagement littéraire contemporain se fonde sur un rapport médiatisé avec l'histoire, nos romans, en explorant « l'avenir de notre présent », se donnent à lire comme des oeuvres qui anticipent la rétroactivité d'un futur désarticulé de son passé. De cette façon, si les communautés de la survie que l'on retrouve dans notre corpus nous dévisagent depuis l'avenir, c'est qu'elles peinent, dans ces mondes futuristes, à donner une actualité aux espérances du passé et, par conséquent, un sens à leur présent. En interrogeant leur époque, les protagonistes des textes de Hak, Villemain et Volodine, dénoncent la faille dans l'histoire où s'est rompue la chaîne de la transmission de l'expérience commune. Ainsi dépourvues de l'expérience du passé, les anticipations de notre corpus livrent les conditions de possibilité des retours aveugles de. la violence historique, notamment celle du totalitarisme.