mardi 16 juin 2015

THEATRE : La Maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca

garciaCOMEDIE FRANCAISE jusqu'au 25 juillet 2015

- Traduction de Fabrice Melquiot
- Mise en scène de Lilo Baur
- Musique originale de Mich Ochowiak
- Avec : Claude Mathieu (La Servante), Anne Kessler (Angustias), Cécile Brune (Bernarda), Sylvia Bergé (Prudencia), Florence Viala (Marie Josefa), Coraly Zahonero (Magdalena) Elsa Lepoivre (Poncia), Adeline D'Hermy (Adela), Jennifer Decker (Martirio), Claire de la Rüe du Can (Amelia), Elliot Jenicot (Pepe le Romano)

L'entrée de Federico García Lorca au répertoire de la Comédie française, quatre-vingts ans après son assassinat par des milices franquistes, ne doit certainement pas au hasard : outre ce quasi anniversaire, il s'agit de la toute dernière pièce de l'auteur (que jamais il ne verra jouée, ni publiée), et c'est aussi le moyen que Lilo Baur s'est choisie pour témoigner d'un certain obscurcissement des temps. J'ai lu, ici ou là, que la pièce péchait par désuétude autant que par outrance militante : faut-il être bien blasé pour juger ainsi d'un texte qui, certes, ne tait rien de ses intentions, mais que transcendent une grâce et un lyrisme profonds, et une mise en scène qui vaut bien mieux et bien plus qu'un geste partisan. Et quand bien même, s'il ne s'agissait que de témoigner d'une certaine condition féminine, il suffirait de jeter un oeil indolent sur le monde pour constater combien ce témoignage n'a peut-être pas perdu tant que cela de son actualité (fin de la parenthèse).

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Chose assez rare, La Maison de Bernarda Alba est un huis-clos entièrement féminin - la présence de l'homme, fût-elle obsessionnelle, n'étant jamais que fantomatique. Bernarda, la matriarche (Cécile Brune, dont j'ai eu l'occasion à plusieurs reprises déjà de vanter le talent), décide d'observer et de faire observer par ses cinq filles un deuil impitoyable et long de huit ans. Huit ans durant lesquels aucun contact avec aucun homme ne sera autorisé, pas plus qu'aucune sortie : c'est, au pied de la lettre, la réclusion. Un homme pourtant rôde, Pepe le Romano, qui veut prendre pour épouse Angustias (Anne Kessler), la moins jolie mais la mieux argentée de ces filles, tout en étant secrètement amoureux (et aimé) de la cadette, Adela (toujours aussi vive et épatante Adeline D'Hermy). Les passions, les frustrations, les rancoeurs, les jalousies, le désir : tout finira par avoir raison de la folle décision matriarcale.

Dès l'ouverture du rideau, il n'y a aucun doute : ce sera sombre, sépulcral, caustique et, malgré l'Espagne, glacial comme un couvent. Le visage de cette femme hurlant dans la nuit silencieuse, le haut moucharabieh qui mure la scène et derrière lequel on devine parfois le pas lourd des hommes qui s'en vont à la moisson, lapident une jeune femme de leurs muscles noirs ou entonnent des chants qui font entendre plus de martialité que de folklore (éternité du virilisme), tout nous plonge, d'emblée, dans cette vieille et ancestrale Andalousie, avec ses femmes encrêpées de noir, dures à la peine, économes de leurs sentiments, généreuses de leurs rires et de leur franchise.
Toutes sont formidablement caractérisées : le personnage austère et on ne peut plus monolithique de Bernarda ne semble pas encombrer Cécile Brune, qui sait y faire pour y adjoindre quelques nuances, un rien de rictus amusé où l'on pourrait presque, en passant, distinguer une seconde d'attendrissement ; Anne Kessler, la bonne à marier, enlaidie pour les besoins de la cause et sachant donner à son personnage ce petit air de vulgarité gouailleuse que lui confèrent l'argent et la promesse de l'amour (donc de la liberté) ; Coraly Zahonero et Claire de la Ruë du Can, dont la présence soumise sert excellement la composition d'ensemble, et toutes deux d'une discrétion savante ; Jennifer Decker, très juste dans l'interprétation de son personnage un peu ingrat (Martirio), vaguement bossue et, surtout, dépossédée (elle aussi !) de son amour pour le beau Pepe le Roman (Jennifer Decker que j'avais eu la chance de voir la veille même, dans un rôle bien différent puisqu'il s'agissait de celui d'Ophélie, à sa manière une sorte d'anti-Martirio, libérée, exubérante, dans la mise en scène inégale mais brillante de Hamlet par Dan Jemmett) ; Elsa Lepoivre (dont j'avais dit combien elle fut admirable dans Les Trois soeurs, de Tchekov), méconnaissable sous les traits de la vieille et fidèle servante qui n'ignore rien de rien, et surtout pas des secrets de Bernarda, Elsa Lepoivre étonnante de présence, d'humeur et de gouaille, incarnant presque à elle seule l'Espagne éternelle ; et puis, donc, bien sûr, Adeline D'Hermy, qui fait vraiment figure d'étoile montante, avec son timbre identifiable, son coffre, son énergie, son jeu assez physique, l'aisance avec laquelle elle se glisse dans les situations et se joue des tensions, sachant hurler aussi bien que minauder, juger d'un regard que s'effrondrer en pleurs. Une petite réserve, tout de même, qui ne tient d'ailleurs pas à la comédienne : Florence Viala (elle aussi épatante dans Les Trois soeurs) me semble ici jouer à contre-emploi le rôle de la très vieille mère de Bernarda, et j'ai eu l'impression qu'elle se contraignait à en accentuer le ridicule, grossissant les traits d'un personnage au fond sans réelle importance.

On admire, donc, le métier de toutes ces jeunes (et moins jeunes) comédiennes qui, j'en suis sûr, éprouvent bien du plaisir à se sentir évoluer entre elles, femmes parmi les femmes, offrant au public quelque chose qui n'est pas loin d'être un moment de grâce. Elles sont servies, il est vrai, par une mise en scène d'un goût indiscutable : foin de kitsch hispanisant ou de guitare flamenca, tout est richesse et sobriété, et la sombreur magnifiquement mise en lumière. De la scène sourd une tension qui n'exclut pas la dérision ou la drôlerie, comme une ultime politesse du désespoir à la légèreté, et qui achève de donner à cette mise en scène sa beauté fragile et brutale. Le rideau se referme et, en emportant la musique de Mich Ochowiak et ses réminiscences du Dialogue des Carmélites, on se retrouve sur la place Colette avec, certes, du chagrin au coeur, mais aussi beaucoup de joie pour cette compagnie des femmes.


jeudi 11 mars 2010

THEATRE : Fantasio - Alfred de Musset - Comédie Française

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Représentation dédiée à
Madeleine Marion,
disparue le matin même
.

L'on ne pourra pas reprocher à Denis Podalydès de n'avoir pas cherché à pénétrer les arcanes de ce dandy artiste et mal dans son monde qu'est Fantasio. Le personnage de Musset pourrait incarner à lui seul l'esprit complexe et romantique, joyeusement désespéré, vaguement anarchiste et plus ou moins mystique du 19ème siècle. C'est en cela un personnage redoutable pour un comédien, tant il est possible d'en faire une multitude de lectures, selon que notre inclination nous porte vers le plaisir de la bouffonnerie ou qu'elle nous rende sensible à sa désespérance. A cette aune, la mise en scène de Denis Podalydès est une réussite complète, le très beau carrousel qui occupe le centre de la scène étant une parfaite métaphore, à la fois du cerveau enchevêtré et de l'existence enivrée de Fantasio et de ses amis, et du monde qui tourne malgré eux et derrière lequel ils hésitent à courir.

Donc, une mise en scène très classique, ou plutôt, car l'expression est impropre, très désireuse de recouvrer la flamme et l'esprit d'un certain classicisme. Avec une grande déférence pour un texte dont on s'aperçoit au passage qu'il n'est à nos modernes oreilles plus aussi accessible qu'il ne l'était peut-être de son temps, et avec le désir d'en saisir la vitalité autant que l'amertume. C'est ici que Podalydès prend quelques libertés, et il a raison, en ajoutant à la pièce un prologue constitué de vers mêlés de Rolla et de Dupond et Durant, sous la forme d'un duel passionné entre Adrien Gamba-Gontard, dont le timbre et la prestance me semblent toujours un peu fades, et un Eric Ruf exceptionnel - lequel aurait sans doute été lui-même un beau Fantasio, plein de facétie pessimiste et de gravité lyrique. 

Fantasio, donc, est interprété par Cécile Brune, dont je conserve le souvenir drolatique de son jeu dans Les joyeuses commères de Windsor. Or si l'espièglerie toute féminine à laquelle la conduisait son personnage dans la pièce de Shakespeare faisait immédiatement mouche, la chose est ici plus compliquée, pour cette raison sans doute que Fantasio est un personnage plus fuyant, indécelable, traversé de lubies contradictoires, mû par quelque chose dont il n'est pas certain lui-même de pouvoir rendre compte. La lecture, déjà ancienne, que je fis de cette pièce, m'a laissé le souvenir d'un personnage plus troublé, plus profondément malheureux, plus romantique aussi, que ce que nous en donne à voir Cécile Brune. Qui ne ménage pas sa peine pourtant, et dont la qualité de la présence contamine bien volontiers la scène. Mais Fantasio a beau finir en bouffon du roi, il doit être aussi plus retors, plus déchiré, et il me semble que, sans lui avoir échappé, cette dimension n'est pas parfaitement assumée par Cécile Brune, dont on dirait parfois qu'elle cherche à contourner cette difficulté par une énergie et un jeu de mimiques qui ne suffisent pas à rendre de Fantasio l'ébullition spirituelle permanente où évolue sa conscience.

Fantasio_3Ce qui n'enlève pas grand-chose à l'attrait et à l'intelligence de cette mise en scène somptueuse, et de cette représentation dont il faut bien dire qu'elle est dominée par le jeu de Guillaume Gallienne - dont je ne saurai dire si le fort accent  luchinien se veut un clin d'œil ou s'il est inconscient. Interprétant ce personnage fat et proprement stupide qu'est le Prince de Mantoue, Guillaume Gallienne est irrésistible de justesse et de drôlerie, jouant de tous les registres et d'une palette expressive assez exceptionnelle. Ce qui vaut aussi pour Claude Mathieu (déjà remarquable en épouse d'Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires) et pour Christian Blanc (qui fut tout récemment le héros indiscutable et le magnifique complice de Cécile Brune dans la pièce de Shakespeare susmentionnée), mais il est vrai que nous y sommes habitués. Un très beau moment de théâtre donc, dont nous sortons peut-être plus guillerets qu'il ne l'aurait fallu, mais emplis d'admiration pour cette mise en scène sans (presque) aucune faute de goût.

Fantasio, d'Alfred de Musset - Mise en scène de Denis Podalydès.
Comédie-Française jusqu'au 31 mai 2010. 

mercredi 25 novembre 2009

THEATRE : Octave Mirbeau - Les affaires sont les affaires

Paquien_350x252Il faisait très chaud, dans la salle bondée et mal aérée du Vieux-Colombier, pour la première de Les affaires sont les affaires, adaptée d'Octave Mirbeau par Marc Paquien. Plus de cent ans après la création de la pièce et sa première représentation, le 20 avril 1903, à la Comédie Française (qui suscita une phénoménale bataille rangée ardemment souhaitée par Mirbeau lui-même), il était intéressant de savoir ce qu'un metteur en scène en retiendrait aujourd'hui, et surtout ce qu'il ferait d'un sujet aux résonances si actuelles.

Vous voyez JR Ewing ? Bernard Tapie ? tel ou tel auxiliaire agioteur du sarkozysme neuilléen ? Eh bien, considérez Isidore Lechat : il est leur précurseur, leur moule, leur étalon - leur prophète. Un de ces hommes qui, comme lui, crient "Vive le peuple !", qui, même, peuvent malignement prendre la pose du socialisme, mais n'ont d'autre but dans l'existence que d'accumuler et faire fructifier leurs fortunes. Un cynique, donc,  un avide qu'enthousiasment les promesses de la modernité scientifique, industrielle, financière, capitaliste et démocratique. Un capitaine d'industrie exubérant, matérialiste en diable, excité comme un gamin devant la naissance de l'agronomie, aussi frénétique qu'Harpagon devant sa chère cassette. Quelque chose d'un maître du monde - ce qui lui permet de régner sur le sien avec toute l'autorité et la goujaterie que lui confère le pouvoir de l'argent. Qu'un tel portrait vitriolé suscite une levée de bouclier en 1903, on peut l'imaginer ; désormais, sa très concrète actualité, son réalisme, suscite tout au plus un haussement d'épaule railleur : après tout, on les connaît bien, ces gens-là, ils sont au Fouquet's, dans le gouvernement ou les affaires.

Mirbeau___Vieux_ColombierC'est donc un texte qui regorge de bien trop d'échos à nos marottes contemporaines pour être aussi simple qu'il y paraît à mettre en scène : sa modernité, assez affolante, est un piège absolu. Dont je ne suis pas certain que Marc Paquien, s'il l'a évidemment bien vu et compris, ait su le contourner avec un bonheur complet. Je dois dire que, pour des raisons personnelles, ma femme et moi avons dû nous éclipser, hélas, un peu avant la fin de la représentation - et je tiens naturellement compte de cet aléa pour exprimer mon impression générale, assez décevante en vérité.

L'ambition était pourtant bonne : alléger le décorum, filtrer la mise en scène, en ôter ses trop palpables référents d'époque, en un mot la détemporaliser pour l'universaliser, la déshabiller de son temps pour la rendre accessible au nôtre. Et charger la barque d'Isidore Lechat, joué ici par un Gérard Giroudon déchaîné, exemplaire, magnifique de verve et de cynisme, intarissable d'énergie et de gouaille, véritable aimant autour duquel tâchent d'exister quelques acteurs qui ne sont pas en reste (son épouse corsetée, matérialiste et bourgeoise, excellemment interprétée par Claude Mathieu, ou encore Michel Favory, qui joue à la fois le marquis de Porcelet, le jardinier et l'intendant.) Dès le lever de rideau pourtant, quelque chose ne prend pas. Les postures, les mouvements, les jeux du corps et les rictus, les artifices sonores ont quelque chose d'attendu, de convenu, de littéral. C'est là d'ailleurs mon reproche principal, cette littéralité dont Marc Paquien a pris le parti, cette lecture à la lettre d'un texte qui dit déjà tout, qui le crie, même, le plus souvent, et qui n'a de ce fait nul besoin d'être souligné ou secondé. On aurait même préféré le contraire : que, en lieu et place d'un plaisir un peu infantile à grossir les traits, il soit entrepris de les sonder. Alors, certes, le propos de Mirbeau ne souffre pas d'ambiguïté, et il ne s'agit ni de le travestir, ni de l'affadir. Mais l'accentuation de ce qui est déjà criant fait courir le risque de la caricature, ce à quoi le texte de Mirbeau n'invitait sans doute qu'en partie. Moyennant quoi, on se cantonne à mettre les rieurs de son côté ; c'est assurément plaisant, mais pas suffisant : il nous manque l'effroi.

Ma réserve tient donc essentiellement à la mise en scène - à l'instar de ce que peuvent en écrire Nathalie Simon, mais aussi Armelle Héliot, dans Le Figaro). Je répète que je comprends bien, et partage, l'intention de Marc Paquien ("inventer un monde imaginaire qui puisse se rapprocher de nous"). Mon problème est que je n'ai guère perçu l'imaginaire, mais seulement l'ultra-contemporanéité du propos. Et il me semble que cela tient à l'épure un peu maladroite de la mise en scène, dont le minimalisme renvoie aux codes de notre temps ; or le minimalisme n'induit en soi ni l'atemporalité, ni l'universalité. S'ajoute à cela le jeu un peu outrancier de Françoise Gillard (qui tient le rôle de Germaine, la fille-adolescente-rebelle d'Isidore Lechat) et excessivement zazou de Clément Hervieu-Léger (le fils), que l'on croirait tout droit sorti d'un café Costes (mais on me dira que c'était peut-être volontaire.) Dommage, donc. On peut toutefois faire le déplacement, pour Gérard Giroudon. Et pour ce plaisir  toujours jouissif de rire aux dépends des autres, quand ils croient gouverner le monde du seul fait de leur naissance et de leur heureuse fortune.

Les affaires sont les affaires, d'Octave Mirbeau - Mise en scène de Marc Paquien
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris 6ème - Jusqu'au 3 janvier 2010.