Supplique aux êtres littéraires
À tous mes amis écrivains,
- Ne tournez plus autour de votre nombril : contournez-le.
- Sublimez votre maman, votre papa, votre oncle, votre cousine, votre conjoint (votre ex-conjoint).
- Il n’est pas de bon sujet (hormis pour accéder aux médias) : cessez donc de le chercher.
- Si vous écrivez le cancer colorectal de votre oncle, le sida de votre cousin, la dépression de votre neveu ou votre propre changement de sexe, songez au lecteur.
- N’abusez pas des larmes, les crocodiles finiront par vous jalouser.
- Imaginez les bons sentiments matérialisés sous la forme d’un gros morceau de coton chloroformé.
- Ne soyez pas systématiquement celui qui sourit le plus (le moins) sur la photo.
- N’abusez pas du mascara, le secteur de la mode en prendrait ombrage.
- À moins bien sûr que vous ne le soyez naturellement, ne soyez pas séduisants.
- N’oubliez pas que les mots du jour n’ont d’intérêt qu’à être convertis.
- Aimez, adorez, vénérez, chérissez le cinéma ! Mais écrivez des romans.
- Soyez circonspects avec ce qui se dit : votre voix intérieure seule est votre diapason.
- La langue du temps a son lexique, racoleur et distrait : inventez la vôtre.
- Soyez un peu moins empruntés, un peu plus désinvoltes.
- N’oubliez pas que les « grands » prix ont un coût – mais vous le savez déjà, suis-je bête.
- Ne vous rendez sur les plateaux que pour y être interrogé sur votre personnage, non votre personnalité.
- Ne vous laissez pas abuser : tous les livres de vos meilleurs amis (tel critique influent, telle instagrameuse certifiée) ne sont pas mécaniquement des chefs-d’œuvre.
- Choyez vos amitiés particulières, gardez-vous de la désillusion des copinages.
- Soyez patients : empruntez l’escalier – et ne renvoyez pas forcément tous les ascenseurs.
- Biaisez. Mentez. Obscurcissez-vous.
- Défendez la littérature et n’oubliez jamais Flaubert.
Editeurs vs auteurs ?
C'est un texte un peu différent - un peu plus long, aussi - que je propose aujourd'hui au titre des "chroniques moratoires" du Salon littéraire.
Au début, il y est question du livre que Rodolphe Barry vient de faire paraître (Devenir Carver, chez Finitude), ainsi que des relations entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Et puis, forcément, après, ça dérive un peu...
Pour en savoir plus, c'est ici.
Du roman, du vrai
On lit depuis quelques temps, un peu partout, dans la presse ou sur Internet, des prises de position, dont beaucoup émanent d'écrivains, sur le roman et son statut, brouillé à force de dilution : le roman serait moribond, à tout le moins, nous dit Philippe Forest, en « coma dépassé » ; son appellation même serait devenue trompeuse, et cynique : la mention « roman » en couverture d'un livre permettrait surtout d'en espérer un certain gain - ce que je n'ai jamais pu vérifier par moi-même, mais sans doute cela ne concerne-t-il que les auteurs de grand talent. Et Philippe Forest de s'émerveiller de la volonté (auto)proclamée du roman contemporain de « se tourner vers le vrai », et de louer sa méfiance à l'égard de ceux qui refourguent « au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil. » Cri du coeur, donc : "on veut du vrai !". Et Forest de distinguer enfin, à la lueur des dernières remises de prix et dans une formule qui emprunte aussi bien à la malice journalistique qu'à la souveraineté professorale, mais au demeurant sans doute destinée à faire florès, le roman vrai du vrai roman. Philippe Forest est par ailleurs un excellent littérateur, là n'est pas la question, mais je distingue davantage dans ce type d'assertion une justification de sa propre littérature (échafaudée, le concernant, « sur l'expérience personnelle ») qu'un souci d'étayer une pensée du roman qui fût un peu neuve (qu'importe, d'ailleurs), et surtout fondée. Je sais bien que l'intention n'est pas celle-là, et que le bon mot cherche davantage à marquer les esprits qu'à faire oeuvre de lumière, mais il faut tout de même se méfier un peu d'un mouvement, d'un geste, d'une parole lancée à la cantonade qui, sans en être l'objectif, pourraient inciter à l'érection de nouveaux carcans, d'un nouvel idéal-type, là où s'engouffrent toujours tous les académismes. Bref, d'aucuns semblent s'étonner que le roman n'ait (plus) guère de définition universelle et unilatérale, à quoi je serais bien marri qu'ils se donnassent (eh oui) pour mission de lui en (re)donner une.
J'ai l'air, comme ça, de me moquer un peu. Pas tant que ça. Pour la simple raison que je n'ai sur ces questions pas le moindre début d'opinion, et que je n'aspire sûrement pas à en avoir. À cet instant précis, je ne suis donc pas un « intellectuel » - si tant est que la chose me soit déjà arrivée, mais c'est sans importance. Autrement dit, si j'admets et perçois l'intérêt théorique, historique, sociologique, voire métaphysique de cette disputatio moins neuve qu'il y paraît sur la notion de roman, la vérité est que cela ne m'intéresse pas beaucoup - rien, en tout cas, qui justifiât que mes pensées débordassent (eh oui) du cadre de cette notule. J'aurais même, pour tout dire, tendance à y voir, qu'on me pardonne, une sorte de propos de salon, de divertissement mondain. J'éprouve toujours un peu de circonspection devant ce genre de débat, je me demande toujours quel en est, au fond, le mobile - car il y a toujours un mobile : si vous lisez des romans avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil, vous en savez quelque chose.
Je ne déteste rien tant que tout ce qui vient à verser dans l'anti-intellectualisme : ce pourquoi je mesure aussi les limites de ce que je viens d'écrire. C'est qu'une part de moi, une part disons instinctive, demeure toujours un peu dubitative quand un écrivain se met en tête de fournir une explication à portée générale de ce qu'est ou doit être l'écriture - ou, donc, quand un romancier fomente une comparable ambition à l'égard du roman. La chose pourra surprendre, étant entendu qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Mais aucun débat sur ce qu'est le roman ne peut échapper aux scories de l'académisme, fût-il rampant. Je ne crois pas qu'il existe de bonnes définitions du roman, et je ne crois pas que les écrivains aient à se poser la question ; je crois même tout le contraire : que les bons écrivains sont précisément ceux qui ne prêtent pas l'oreille à la rumeur théoricienne, ceux qui par nature pressentent ce que l'ambition théorétique doit aux circonstances ou au goût du jour, ceux pour qui la création d'une forme requiert précisément l'oubli (sans doute relatif, certes) des formes. J'ai donc un propos spontanément, essentiellement, positivement individualiste. J'ai de l'intérêt et de la curiosité pour bien des choses, pour bien des formes, pour bien des genres (et j'ai ma part de mauvais goût), aussi m'attristé-je toujours de tout ce qui pourrait chercher à faire école. La vérité de la littérature, s'il en est une, se passe de toute vérité particulière, grégaire ou corporatiste. L'on ne peut pas défendre l'absolu du geste littéraire en en cadenassant les formes aimables ou estimables, en dressant un catalogue des bonnes et mauvaises manières du roman. Le roman est un mot qu'il est absurde et vain de vouloir définir, c'est un ensemble auquel il ne faut pas chercher à donner des contours. Dans le quant-à-soi de nos lectures, nous savons bien, nous autres, ce qui relève ou pas du roman, nous savons bien, surtout, ce qui appartient en propre à la littérature ou se contente d'en singer les atours. Du mot, donc, je préfère entendre ce qu'il contient et conserve d'incertain - tenant à cette incertitude : elle est le gage même de l'incessant renouvellement du roman, et des heureuses vicissitudes du goût. Écrivains, laissons à d'autres le soin d'élaborer les classifications et les typologies de la littérature : ceux-là, je les lirai, car j'aime qu'on m'aide à comprendre les faits humains. Mais prenons garde, nous-mêmes, pour nous-mêmes, de ne jamais édicter de prescriptions (qui d'ailleurs pourraient nous revenir à la figure), ni de proscrire quelques formes que ce soient : cela, la société, le temps, l'écume, s'en chargent déjà.
L'écrivain
Désolation paradoxale de l'écrivain : être aimé davantage pour ce qu'il écrit que pour ce qu'il est.
Je suis un maillon de la chaîne
Je ne vois pas mieux qu'attendre son rendez-vous dans la salle d'attente d'une maison d'édition parisienne pour réaliser l'extrême humilité du statut d'écrivain. On y est toujours mécaniquement accueilli, sans égards ni regards, et on a toujours l'impression de gêner ceux qui travaillent à quelque tâche obscure et primordiale, empiler, tamponner et classer par genre les derniers manuscrits reçus, photocopier les documents comptables, mettre à jour les fichiers, préparer les réponses-types, distribuer dans les cases l'agenda de la maison, réserver une salle pour un cocktail avec un groupe "partenaire", annuler ou reporter un rendez-vous avec un auteur. On y est toujours assis dans un petit coin où ne reposent généralement guère plus de deux fauteuils (ici, un seul), à côté du pré-programme de la rentrée et des vieux magazines qui s'empoussièrent sur une table basse Ikéa. On s'y sent comme chez notre dentiste, et finalement c'est presque apaisant, ça nous remet à notre place. Il est rare, de nos jours, que les murs d'une maison d'édition transpirent la littérature. L'écrivain n'y est rien, juste un élément du dispositif. Un maillon de la chaîne.