Mousseline et ses doubles : la saga de Lionel-Edouard Martin
C'est donc aujourd'hui que paraît, aux Editions du Sonneur, Mousseline et ses doubles, le nouveau roman de Lionel-Edouard Martin. Comme pour Anaïs ou les Gravières, j'ai eu l'honneur d'en diriger le travail d'édition : aussi serait-il assez mal venu que j'en fasse l'article. Je ne peux toutefois qu'instamment inviter les lecteurs (et les critiques) à s'emparer de cette nouvelle oeuvre, qui cette fois-ci revêt la forme d'une sorte de saga familiale et française.
L'histoire prend ses racines à la toute fin du XIXe siècle, sur des terres nécessairement poitevines et déjà profondément moissonnées par Lionel-Edouard Martin, pour s'achever dans le Paris d'aujourd'hui. Comme dans Anais, le fil rouge de cette histoire savamment composée est une jeune fille - surnommée, donc, Mousseline. S'échappant de la tutelle du père pour aller rendre visite à son frère qui s'en va combattre en Algérie, Mousseline, coeur simple, va "monter à Paris" ; elle s'y émerveillera de ce que jusqu'alors elle ne pouvait guère qu'imaginer : la foule, les magasins, le métro, les jardins publics, les lumières et les bruits de la ville. Surtout, elle y rencontrera les arts, la littérature et l'amour - la vie. Son coeur de petite provinciale bat la chamade - mais pour bien peu de temps, la vie étant ainsi faite que rien n'y est jamais garanti.
Dans le sillage de Mousseline, c'est un peu de l'histoire et de la mentalité françaises que nous revisitons, et il est fort à parier que bien des lecteurs y retrouveront quelques traces de leur propre roman familial. Mais, comme toujours chez Lionel-Edouard Martin, et même si la trame romanesque est ici un peu plus nette et limpide que d'ordinaire, l'histoire n'est jamais qu'un passage obligé pour l'écriture : une écriture à nulle autre pareille, où les à-coups de la respiration viennent se nicher dans une phrase de grande amplitude, où la justesse du mot et la suggestivité de la syntaxe donnent aux images tous leurs échos, toutes leurs résonnances, et où s'entend le rythme ténu mais obsédant d'une gorge qui palpite, d'une voix qui, pour énoncer précisément, n'est jamais loin de trembler. L'écriture romanesque de Lionel-Edouard Martin, dont on sait que la poésie occupe la moitié de l'oeuvre, n'aura peut-être jamais été aussi évocatrice ; populaire et savant, d'une composition dont la minutie n'altère jamais l'intensité de personnages très touchants, ce drame de l'amour en témoigne de manière aussi sensible que magistrale.
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A visiter : le site de Lionel-Edouard Martin
Editeurs vs auteurs ?
C'est un texte un peu différent - un peu plus long, aussi - que je propose aujourd'hui au titre des "chroniques moratoires" du Salon littéraire.
Au début, il y est question du livre que Rodolphe Barry vient de faire paraître (Devenir Carver, chez Finitude), ainsi que des relations entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Et puis, forcément, après, ça dérive un peu...
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Sur Maurice Nadeau, quelques mots
Centenaire et noblesse obligent, je lisais ces derniers temps Grâces leur soient rendues, mémoires littéraires de Maurice Nadeau rééditées à l'occasion de son anniversaire. Il ne s'agira ici que de simples impressions personnelles.
Que vais-je donc chercher dans ces souvenirs ? Sans doute quelque réflexions ou indices aptes à servir ma propre expérience dans la critique et l'édition, où, comme chacun sait, Maurice Nadeau brille par son acuité, son opiniâtreté et son dévouement à la littérature. Tout cela n'étant rendu possible qu'en vertu d'une admiration chez lui absolue, principielle, viscérale pour les écrivains, admiration dont le pendant bien connu est une forme d'humilité qui ne doit rien à la posture, mais qui est le matériau même dans lequel il a été et s'est fabriqué. S'il y a là une leçon, que je prends naturellement pour moi en priorité mais à laquelle chaque éditeur, chaque critique doit se sentir redevable, c'est bien celle-là : être, comme éditeur, comme critique, incessamment au service de l'écrivain et de son texte. Il y en a, il y en aura de meilleurs que d'autres, bien sûr. Mais ce qui est touchant, chez Maurice Nadeau, et qui devrait l'être chez tous ceux qui font profession de foi littéraire, de quelque endroit qu'ils parlent, d'où qu'ils oeuvrent, c'est que l'auteur le plus modeste, aux textes encore imparfaits, attendus, voire ratés, demeure digne d'une certaine et particulière estime. Non pour l'art dont il aurait accouché, donc, mais en raison de cette loi intime et peut-être souveraine qui le conduit à écrire, c'est-à-dire à ne pouvoir envisager l'existence sans, pour reprendre les termes de Nadeau dans un portrait qui fut fait de lui, sans, disais-je, éprouver la nécessité de l'évasion ou du combat.
On dira peut-être que c'est l'auteur en moi qui parle - ce serait de bonne guerre, mais faux. Avant d'être auteur, j'ai été et suis lecteur. Que j'en aie eu conscience ou pas, j'ai et aurai vécu dans l'aura ou l'auréole, non des écrivains, mais de la chose écrite. Qui, donc, depuis longtemps et en large partie à mon insu, aura probablement teinté mon horizon intime et spirituel. Autrement dit, le fait d'écrire, de publier, ne me rend pas moins admiratif, non seulement de nombreux écrivains, mais du fait même que d'autres puissent éprouver la même loi qui conduit au geste d'écriture, c'est-à-dire, avec toutes les précautions d'usage, de transcendance.
C'est peut-être, au fond, ce qui me plaît le plus chez Maurice Nadeau, cet amour indéfectible, inconditionnel, cette rage à laquelle il se chauffe lorsqu'un grand texte lui échappe, lorsque tel de ces écrivains qu'il admire ne trouve pas son public - et, parfois, pas même un article de presse. Histoire et parcours assez exemplaires, donc, ce qui n'induit pas que j'adhère à la totalité de son propos. Je tiens compte, naturellement, du fait que je n'ai rien vécu de ce qu'il a vécu, que je n'ai pas eu la chance d'être l'ami d'Henry Miller, Pierre Naville, Roland Barthes, Michel Leiris ou Leonardo Sciascia, que je n'ai évidemment pas traversé un siècle d'histoire de l'édition, avec ses rivalités inexpugnables et ses mots impardonnables, bref que je n'ai, eu égard à ma naissance, pas pu plonger dans le bouillon de ses passions. Mais, tout de même, j'ai trouvé que Maurice Nadeau, dans ces souvenirs, se montrait parfois sous un jour un peu cabotin, ne détestant pas, à telle ou telle occasion, mettre en scène son humilité. Surtout, et même si, je le répète, il va de soi que nul ne pourrait sortir parfaitement magnanime de plusieurs décennies d'adversité, j'ai moins apprécié que ces mémoires se fassent un écho un peu systématique de ses inimitiés. Cela leur donne un tour parfois injuste, et, comment dire, déraisonnable, comme si la circonstance ne pouvait passer. Ainsi Camus, Mauriac, Paulhan et quelques autres en prennent-ils pour leur grade ; et si cela n'affecte en rien leur postérité, cela affecte en revanche un peu le bon et bel esprit de ce texte ; disons, au risque de passer pour présomptueux, que j'aurais peut-être espéré davantage de clémence. Et que mon souci d'honnêteté me pousse à en faire mention ne diminue évidemment en rien le très grand intérêt de ce recueil, pour ne rien dire de la fébrilité éprouvée tout au long de ce témoignage lumineux, profondément charnel et sensible.
Je suis un maillon de la chaîne
Je ne vois pas mieux qu'attendre son rendez-vous dans la salle d'attente d'une maison d'édition parisienne pour réaliser l'extrême humilité du statut d'écrivain. On y est toujours mécaniquement accueilli, sans égards ni regards, et on a toujours l'impression de gêner ceux qui travaillent à quelque tâche obscure et primordiale, empiler, tamponner et classer par genre les derniers manuscrits reçus, photocopier les documents comptables, mettre à jour les fichiers, préparer les réponses-types, distribuer dans les cases l'agenda de la maison, réserver une salle pour un cocktail avec un groupe "partenaire", annuler ou reporter un rendez-vous avec un auteur. On y est toujours assis dans un petit coin où ne reposent généralement guère plus de deux fauteuils (ici, un seul), à côté du pré-programme de la rentrée et des vieux magazines qui s'empoussièrent sur une table basse Ikéa. On s'y sent comme chez notre dentiste, et finalement c'est presque apaisant, ça nous remet à notre place. Il est rare, de nos jours, que les murs d'une maison d'édition transpirent la littérature. L'écrivain n'y est rien, juste un élément du dispositif. Un maillon de la chaîne.