mercredi 26 février 2020

Alain Giorgetti - La nuit nous serons semblables à nous-mêmes

Alain Giorgetti - La nuit nous serons semblables à nous-mêmes


L'homme sur le rivage

Nous aurions tort, je crois, de trop chercher dans ce très beau, vraiment très beau premier roman d'Alain Giorgetti, matière à nourrir ou étayer notre seule colère contre le cours du monde ; disons que nous risquerions alors de passer à côté d'autre chose. Car si l'auteur puise assurément son mobile dans la révolte et le chagrin qu'inspire l'abandon de ceux qui, fuyant d'authentiques dictatures, viennent s'échouer voire périr sur nos côtes, son intention embrasse le temps bien au-delà du nôtre. Au point qu'on aura la sensation parfois de lire quelque grand texte tragique à vocation immémoriale. 

C'est ainsi que, pages après pages, souvenirs après souvenirs, c'est bien l'épopée humaine tout entière qu'à travers le destin d'Adèm, échoué sur le sable glacial d'on ne sait quelle grève occidentale, le lecteur aura parfois le sentiment de traverser. Mais sans grandiloquence, et c'est tant mieux : si son évocation des traits dictatoriaux caractéristiques m'a parfois semblé un peu attendue, Alain Giorgetti n'est jamais aussi convaincant que dans le récit prévenant, soucieux, délicat qu'il fait des intimités bouleversées ou malmenées. Dans une langue à la fois simple et lyrique, une langue dont on pourrait presque éprouver la matière, l'épaisseur, le suint, une langue en somme que l'on sent venir de loin, le roman d'Alain Giorgetti donne finalement plus à sentir, frissonner et frémir qu'à penser. Ce n'est, selon moi, pas le moindre des compliments.

Alain Giorgetti, La nuit nous serons semblables à nous-mêmes
Sur le site des Éditions Alma

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lundi 13 mars 2017

Dashiell Hammett - Interrogatoires


Dashiell Hammett - InterrogatoiresÀ petit feu

Il y aurait une certaine indécence à dresser un quelconque parallèle entre la période que traversèrent les États-Unis au début des années 1950, dont émerge la figure inquisitrice du sénateur McCarthy, et la tentation toujours très forte des démocraties contemporaines, de l’Italie à la France, de surveiller et si possible d’attacher à leur cause les intellectuels, et plus largement tous ceux qui pourraient avoir l’oreille du peuple : ceux-là ne figurent sur aucune « liste noire », aucune peine de prison n’est prononcée contre aucun d’entre eux, et leurs écrits ne sont passés au crible d’aucune commission d’enquête. D’où vient, alors, que l’on sorte des Interrogatoires subis par Dashiell Hammett avec l’impression d’avoir lu une sorte de mise en garde ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Il y a d’abord le rôle et la posture des auxiliaires de Justice qui, tout au long des trois procès ici regroupés, témoignent d’un dessein purificateur où l’État envahit l’espace et où la défense n’a pour ainsi dire aucune place. Le spectacle, car c’en est un d’une certaine manière, se déploie ensuite sur une scène que nous autres contemporains connaissons bien, celle d’un maillage administratif et technocratique aux procédures indémêlables pour n’importe quel citoyen, fût-il le moins ordinaire. Enfin, il y a l’accusé lui-même, Dashiell Hammett, maître et fondateur du roman noir, dit hard boiled (« dur à cuire »), dont l’attitude durant ces procès témoigne à la fois d’une constance qui confine à l’exemplarité et d’une conception personnelle, au fond très séduisante, de l’engagement.

Hammett ne livre rien, arc-bouté sur le cinquième amendement de la Constitution américaine, qui permet à tout citoyen de refuser de témoigner contre lui-même dans un procès pénal. Toute la rhétorique des Interrogatoires s’articule autour de cet amendement et de son utilisation optimale par l’accusé, ce qui bien sûr en fait le sel et, si tout cela n’était pas tristement réel, en constituerait l'effet comique. Du coup, on a parfois l’impression que c’est Hammett qui donne le ton du procès, son mutisme légaliste acculant ses accusateurs à choir dans l’absurde. La réponse qu’il apporte à chacune des questions ou presque qui lui est posée (« Je refuse de répondre car la réponse peut me porter préjudice ») ne constitue pas à proprement parler un système de défense, ne saurait du moins être résumée à une stratégie juridique. Elle a quelque chose du socle intellectuel sur lequel il fait reposer, sans le dire explicitement, une certaine manière de s’engager. Proche des mouvements communistes mais de tempérament davantage libertaire, le mutisme d’Hammett porte à la fois le témoignage d’une éthique personnelle qui lui interdit toute délation, et la manifestation d’une élégance qui l’empêche de sombrer dans l’ergotage idéologique. Natalie Beunat l’écrit très justement dans sa Préface : « Hammett fit ce qu’il avait à faire, sans se plaindre. » Attitude "hard boiled" s’il en est, qui lui vaudra d’être emprisonné six mois durant. Si vous avez une demi-heure devant vous, lisez absolument ce livre qui vous fera plonger dans cette époque étrangement proche et lointaine et qui, avec l’économie de mots et de moyens à laquelle l’obligeait le procès, vous en dira plus long qu’il y paraît sur cet immense écrivain.

Dashiell Hammett, Interrogatoires - Éditions Allia
Traduit de l'anglais (américain) par Natalie Beunat
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 19 - Septembre/octobre 2009