jeudi 13 octobre 2011

E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?

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oici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?

Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...

E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

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mercredi 12 octobre 2011

Les sorties du Sonneur

Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.

William Wilkie Collins - En quête du rienDe Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.

En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.

Tod Robbins - Les éperonsLe destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.

De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.

La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.

 Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

vendredi 5 août 2011

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique


E
n refermant Au plus loin du tropique, je me suis demandé comment j'avais pu passer aussi longtemps à côté de Jean-Marie Dallet, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en est pourtant pas à son coup d'essai, puisque son premier livre, Les Antipodes (préfacé par Marguerite Duras) parut en 1968. Un peu honteux, donc, de n'avoir été plus alerte, il est grand temps de me racheter une conduite et de faire preuve d'un peu d'éloquence dans mon enthousiasme.

Ce petit chef-d'oeuvre de style et d'esprit met en scène cinq personnages, tous bannis du monde ou condamnés par lui à tel ou tel titre criminel. Assignés à résidence au paradis, signification en maori du mot Parataito, du nom de cet atoll où ils expient, ceux-là tâchent d'y édifier un monde pas trop invivable, guettant sans trop y croire la goélette pénitentiaire qui leur fera grâce des quelques restes de l'opulence continentale. Il y a là Ma Pouta, qui du temps de sa splendeur tenait à Papeete un bordel digne de ce nom où, dans les bras d'une de ses filles, le gouverneur hélas trépassa ; il y a Trinité, pauvre matelot métis, unijambiste et enfant de choeur à ses heures ; Pétino, chantre lyrique de Pétain depuis que celui-ci le décora pour avoir reçu en 1915 "un éclat dans la fesse droite" ; Corentin le curé, "condamné à souffrir pour toujours sur cet enfer posé sur les flots" parce qu'il fit en son temps couler le sang de la servante qu'il avait engrossée ;  enfin Ah You, le marchand chinois, celui sur qui les mioches jetaient des pierres, "voilà le Chinois qui pue, voilà Ah You le marchand de caca", parce qu'il conduisait la "carriole tirée par la mule pour gagner à l'aube la caserne où je recueillais merde fraîche, eaux usées à livrer aux cultivateurs, aux éleveurs de cochons." Ce sont des relégués, de pauvres bougres pleins de cicatrices et d'épais souvenirs, vaccinés de l'espérance et autres ressasseurs sans destin ; leur paradis est la poubelle du monde, faubourg tout indiqué pour y parquer la part faible et sans rémission de l'humanité. Maintenant, pourtant, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels, ils y vivent en famille : ils y ont recréé le sentiment d'une communauté. Jusqu'à ce que le cyclone vienne faire échouer un marin sur leur rive - "Alors là de mémoire de frégate on n'a jamais vu ça, et les six oiseaux plongent en piqué vers l'île bouleversée par le cyclone d'où montent des vapeurs brûlantes, elles poussent des cris rauques, glissent en rase-mottes au-dessus de ce curieux équipage : qu'est-ce que c'est ? Comment peut-on se démener ainsi par cette chaleur mortelle ? Ah les vilains bonshommes, il vaut mieux reprendre de l'altitude (...)".

A chacun d'eux Jean-Marie Dallet donne non seulement une voix, mais un timbre, une corpulence, un sang, une singularité ; il nous oblige à les entendre, à entrer dans leur parler tortueux, drolatique et blasé, formidablement vivant pourtant, plein d'estomac, de chair lubrique et de généreuse colère. La clé de tout cela, c'est bien sûr la langue de Dallet, imprévisible, charnue, cabriolant entre syntaxe audacieuse et lexique baroque, une langue légère finalement, libre, aussi aérienne que sa texture est terrienne et férocement arc-boutée à d'antiques oralités. Chant lyrique, élégie des bas-fonds du monde autant qu'ode au tréfonds humain, critique sociale autant que tableau de moeurs, Au plus loin du tropique est ce qu'il convient d'appeler un petit bijou. Il était temps d'en parler.

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dimanche 3 juillet 2011

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluie

 

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluieMarie-Noël Rio, Paysages sous la pluie - Editions du Sonneur

Si ma lecture de ce troisième roman de Marie-Noël Rio a commencé dans le scepticisme (ces images de peau forcément "laiteuse" ou de bouche "charnue", cette manière hyper-concise de poser d'emblée les contours sociaux du décor - "la vie au jour le jour, à coups d'allocations"), alors il faut dire aussi, et d'emblée, qu'elle s'est achevée avec un peu plus d'entrain. C'est un effet intéressant à éprouver que de sentir la qualité d'un livre basculer, car on sent alors combien c'est un ensemble qui bascule : un style, une cadence, une implication, une amplitude ; combien, dès lors, nous nous sentons embarqués, et sûr de ce que nous lisons : l'auteur a trouvé son chemin, sa voix.

La bascule ici va venir avec le basculement même de l'histoire. L'entrée dans le livre nous met en présence de trois jeunes filles des années soixante, Alice, Laure et Fleur. On cerne leur vie, à chacune on attribue un style, un caractère, des couleurs ; elles sont tout en rage et fragilité, percluses de tendresse et de brutalité rentrée. Quelque chose de trois soeurs. Le temps ne défile pas vraiment, il est simplement déroulé, un peu linéaire. Et puis la bascule, donc, le deuxième temps du récit, qui est à la fois accélération et ralentissement intime.

C'est dans une Inde où l'on ne rencontrera nulle trace d'exotisme ou de fantasmes que ces personnages vont s'épaissir, incarner la détresse, la désespérance où la vie les met, autant que seront éprouvées les raisons de leur lutte - ou de leur abdication. Marie-Noël Rio nous fait toucher du doigt l'essence de ces complexions inextricables, tout au long d'un récit assez touchant, dont la mélancolie à la fois sèche et romantique ne souffrira pas la moindre once d'humour ou de réserve. On sent peser ici tout le poids des arcanes de nos attachements, ce que ceux-ci contiennent d'un peu pathologique, irrémédiable ou destinal. Sans que l'auteur revendique nullement une quelconque esthétique de la désespérance, il n'est guère d'illusion qui résiste à l'empire de ce que vivent ces personnages et à l'impossibilité qui est la leur de pouvoir seulement attendre quoi que ce soit de la vie - "Les choses les plus tristes sont celles qui n'ont pas eu lieu." Ce qui m'apparut d'abord comme concision un peu maladroite ou frustrante s'impose par la suite et devient concision nécessaire : l'économie de mots comme la résonance du souffle qui s'éteint. Jusqu'à faire vaciller la flamme de l'humain dans les yeux d'une vielle chienne.

 

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