Éric Bonnargent - Les désarrois du professeur Mittelmann
Une radiographie du désenchantement contemporain (et masculin)
Imaginez Michel Houellebecq retournant contre lui et un peu moins contre le monde entier ses névroses, amertumes et autres ressentiments : le personnage en paraîtrait sans doute moins réactionnaire et plus authentiquement déprimé, moins fataliste que sceptique, moins caricatural qu’avisé, moins agaçant que touchant. Peut-être deviendrait-il une sorte de Mittelmann, un homme moyen, disons un homme du milieu : milieu du gué, milieu de la vie. À défaut d’être devenu le grand écrivain qu’il rêvait d’être, notre Mittelmann à nous, tout jeune retraité, fut professeur, qui plus est de philosophie : c’est dire la valeur de sa fonction, en des temps où nous semblons parfois presque sommés de méconnaître la complexité humaine et sociale, dire aussi combien peut être grande pour un tel homme la tentation de se laisser abattre par l’implacable fuite du temps. Car les « désarrois » de l’amer professeur sont complets : ils ne sont pas seulement la conséquence d’une société dans laquelle il peinerait à se reconnaître, ils sourdent de son corps et de sa psyché, qu’il regarde tous deux et concurremment s’affaisser. Mittelmann, en somme, est son propre cobaye : il s’observe vivre, aimer, désaimer, dépérir.
Tout cela ne serait sans doute pas très engageant (après tout, la lecture d’un unique recueil de Cioran suffirait à nous faire désespérer de tout), si Mittelmann n’était capable d’une certaine et plaisante dérision, et s’il ne montrait quelque indécrottable velléité à vivre. Et si, au bout du compte, ce n’était pas un peu de la sensibilité de l’homme occidental moderne – usé, désorienté, complexé – dont témoignait aussi Les désarrois du professeur Mittelmann. Par moments, on croirait d’ailleurs Mittelmann tout droit sorti de La Méthode Kominsky, la très recommandable série de Chuck Lorre mettant en scène deux septuagénaires en prise avec la hantise du vieillissement.
Vieillissement, le mot est jeté. Tout le savoir philosophique de notre anti-héros n’en pourra mais, et c’est bien cela qui l’affole. Car en plus de peiner à se reconnaître en son miroir, c’est à chaque coin de rue et dans le moindre commerce avec ses congénères qu’éclatent les preuves (accablantes) de sa relégation. Tout y passe : les marottes pédagogiques (« la déchéance d’un système éducatif où des jeunes plus qu’à moitié illettrés […] estimaient que la réussite était un droit »), la fréquentation de ses collègues professeurs (« des hommes comme les autres, qui, sitôt leurs études terminées, cessaient de se cultiver »), ses propres empêchements à l’écriture, la peur de mourir, l’obsession sanitaire et l’hygiénisme, le spectacle déprimé du RER et de la « banlieue », les rêves étriqués de la petite-bourgeoisie (de province), ou encore son dépit devant la déroute des us et coutumes de l’urbanité traditionnelle (arpenter les trottoirs de Brunoy – qui est un peu à Mittelmann ce que Saumur est au groupe Trust, pour les connaisseurs –, constituerait presque une métaphore de notre ultramoderne solitude : « Le cogito des ectoplasmes, en somme : je bouscule donc je suis. »). Seule la relation qu’il entretient avec ses élèves, qui donne lieu à trois chapitres truculents et spécialement enlevés, échappe en partie à ce lamento d’ambiance. Non qu’il y puise de quoi rasséréner sa vision du monde ou de lui-même, mais cette matière vitaliste et spontanée l’accule sans doute à une certaine inventivité. Et puis il y l’amour, l’amour enfin, l’amour bien sûr. Ou les femmes, autre façon de le dire. Sur lesquelles Mittelmann cristallise tous ses empêchements, mais aussi toute sa candeur. Et qui sont peut-être le véritable fil rouge d’un roman qui, en fin de compte, se révèle plus profondément sentimental qu’il y paraît.
En dépit de sa tonalité globalement démoralisée et du fait que, sans l’avoir expressément désiré, le roman s’empare de certaines grandes questions qui agitent le marigot sociétal, Les Désarrois n’a rien d’un roman à thèse, et le lecteur aurait tort d’y chercher de quoi alimenter ce qui par trop agite nos débats contemporains et foutraques. C’est ce qui a achevé de me convaincre de publier ce texte qui a tout pour faire date, et que j’ai davantage lu comme la confession désolée d’un quidam du vingtième siècle que l’existence a désarçonné, et in fine conduit à vivre comme un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui (Bonnargent/Mittelmann est globalement plutôt sartrien), avec son lot de petites lâchetés, de désenchantements, de renoncements, mais aussi ses capacités renouvelées de passion et d’émerveillement. Tout cela résumé en une petite phrase toute bête, toute simple, toute banale, que chacun d’entre nous sans doute a déjà eu l’occasion de proférer : « On vit dans la peur. »
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Huit ans après le remarqué Roman de Bolaño, écrit avec Gilles Marchand, Éric Bonnargent revient donc, seul, avec un texte qu’il est assurément possible de lire sous bien des angles et de bien des manières. Incontestablement, cette pluralité n’est pas pour rien dans la fascination qu’il exerce sur le lecteur. Car bien malin – ou imprudent – celui qui saura dire ce qu’est Les désarrois du professeur Mittelmann : récit intime, voire autofictionnel, manifestation d’une certaine fatigue à vivre, charge souterraine et dolente contre l’existence, satire d’une époque qui promeut plus souvent qu’à son tour les performances de la raison technocratique, la rentabilité de l’inculture et les revendications micro-identitaires, interrogation sur le désir, exploration du paradigme conjugal, questionnement de la condition d’écrivain ou méditation à peine voilée sur la mort. Finalement, le clin d’œil du titre à Robert Musil – auteur des Désarrois de l’élève Törless – est peut-être moins fortuit qu’il y paraît.
SOIRÉE DE LANCEMENT LE 6 SEPTEMBRE 2023 À LA LIBRAIRIE DELAMAIN (PARIS 1)
Éric Bonnargent, Les désarrois du professeur Mittelmann
Sur le site des Éditions du Sonneur
Il faut croire au printemps, lu par Éric Bonnargent
Critique publiée sur la page Facebook de l'écrivain Éric Bonnargent, dont Les Éditions du Sonneur publieront le 17 août prochain un roman important, dont il est certain qu'il fera parler, Les désarrois du professeur Mittelmann. À suivre...
Débutée par Il y avait des rivières infranchissables en 2017, poursuivie par Mado en 2019, la « trilogie du tendre » s’achève en apothéose avec Il faut croire au printemps. Après s’être intéressé aux premiers émois de l’enfance et de l’adolescence, puis à l’éveil à la sensualité, Marc Villemain interroge la relation père/fils, mais aussi la possibilité de la rédemption. Car tout commence par un drame.
En pleine nuit, une voiture s’immobilise en haut des falaises d’albâtre d’Étretat. Tandis qu’à l’arrière du véhicule un nourrisson dort tranquillement dans son couffin, son père, le « visage baigné de larmes », ouvre le coffre, en sort le corps inerte de la mère de l’enfant, et le balance à la mer. Que s’est-il passé pour en arriver là ? Le lecteur le découvrira bien plus tard.
L’action reprend dix ans plus tard, toujours en voiture, sur une « autoroute qui n’en finissait pas, comme tracée au cutter ». Le père et le fils sont sur la route ; leur voyage va les mener en Allemagne, puis, à leur plus grande surprise, en Irlande. L’enfant est réveillé par « la chaleur végétale de la contrebasse, le cœur simple de la batterie, l’espérance alanguie du piano » de You must believe in spring de Bill Evans, la reprise mélancolique de La chanson de Maxence, écrite par Michel Legrand pour « Les demoiselles de Rochefort ». Et de la musique, il en faut, car père et fils sont des taiseux, enferrés dans les non-dits, moins unis par les mots, porteurs du mensonge dans lequel ils vivent depuis toujours, que par « la seule grammaire de leurs sensations ». S’ils sont sur la route, c’est parce qu’on leur a signalé la présence de la mère du petit, déclarée disparue, dans une petite ville de Bavière. Bien entendu, le père sait ce voyage fallacieux. Quant au fils… Quoi qu’il en soit, leur enquête va leur permettre d’apprendre à se connaître. Et on comprend vite que ce père, contrebassiste, hyper protecteur, aimant aussi fort que maladroitement son fils est peut-être moins mature que l’enfant. Ce dernier a l’art de toujours bien choisir ses mots, lorsque l’autre s’embrouille, et préfère s’exprimer par des gestes et des silences. Sans doute sa vie de musicien en est-elle responsable, car ce jazzeux est suffisamment lucide pour savoir « qu’il vit comme un cliché », « buvant trop, fumant trop », malgré l’apparition de « sa première bedaine », de « ses premiers cheveux gris ». Au cours de leur odyssée, ils vont rencontrer de nombreux personnages, des aimables et des farfelus, mais ils vont surtout se rencontrer eux-mêmes et, à défaut de retrouver une mère, retrouver l’espoir, la possibilité d’un avenir.
Road movie aux faux airs de roman policier, Il faut croire au printemps est un roman osé, d’une rare beauté. Osé, tout d’abord, parce qu’il faut bien du courage pour faire de l’auteur d’un féminicide le héros d’un livre ; d’une rare beauté, ensuite, parce qu’une nouvelle fois, Marc Villemain sonde l’âme humaine, illumine ses obscurités et ses replis à l’aide d’une langue toujours aussi élégante et sensuelle. Magnifique.
Entretien avec Éric Bonnargent (Amandine Glévarec, Kroniques)
Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de : Atopia, petit observatoire de littérature décalée (au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (aux Éditions du Sonneur).
On peut bien sûr lire l'article directement sur le site Kroniques.
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Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?
E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.
M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.
E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…
M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…
E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.
M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.
Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?
E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.
Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?
M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.
Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?
E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.
M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.
Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?
M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.
Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.
Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?
E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.
M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?
Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?
M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.
Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.
Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?
E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.
M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.
Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).
E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.
M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.
Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…
Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.
Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?
E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?
M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…
E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.
M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.
E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »
M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.
Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables - qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?
M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.
Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?
E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.
La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?
E.B. : Boire une bière ?
M.V. : Deux, peut-être…
E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !
MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…
Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient très à cœur.
E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?
M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ?
Éric Bonnargent a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Éric Bonnargent est romancier et critique au Matricule des Anges. Il est l'auteur de Atopia, petit observatoire de littérature décalée (Éditions du Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (Éditions du Sonneur)
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Il y avait des rivières infranchissables est certes, comme j’ai pu le lire ici et là et comme le succès critique le confirme, le meilleur livre de Marc Villemain, mais il est, je crois, bien plus que cela : un tournant dans son œuvre, un livre par lequel, lui, qui cultivait depuis longtemps une écriture ciselée et élégante, poétique et raffinée, qui savait comment écrire a enfin trouvé quoi écrire : un certain rapport au temps, au souvenir. Dans ses deux précédents livres, Le Pourceau, le Diable et la Putain et Ils marchent le regard fier, Marc Villemain avait déjà affronté la thématique du temps qui passe, mais du côté de la vieillesse, du côté de la nostalgie triste. Avec Il y avait des rivières infranchissables, Marc Villemain a, comme il l’écrit lui-même, « la nostalgie heureuse ». Être un écrivain de « la nostalgie heureuse », c’est ne pas considérer le temps de manière négative, mais de manière proustienne, bergsonienne plutôt. À la conception statique et abstraite du temps qui considère que le passé n’est plus et que le futur n’est pas encore, Bergson oppose en effet le concret de la durée. Le présent est riche du passé, gros de l’avenir et la conscience, écrit-il dans l’Énergie spirituelle, a pour fonction de « retenir ce qui n’est déjà plus » et d’« anticiper sur ce qui n’est pas encore », elle est, comme le révèle d’ailleurs l’étonnante dernière nouvelle de ce recueil, « un pont jeté entre le passé et l’avenir ».
Si donc Marc Villemain regarde bien en arrière, du côté des années 80 et de son adolescence, c’est, à l’image de son écriture, avec tendresse et bienveillance. Il ne s’agit pas de prétendre que « c’était mieux avant », que les 103 SP avaient plus de classe que nos scooters, que les walkmans avaient plus de charme que nos lecteurs MP3, que la Jenlain et le Malibu étaient bien plus authentiques que nos bières bio et nos mojitos, non, il s’agit pour lui de se replonger dans ces années où s’est construit l’homme qu’il est devenu. Chacune à leur manière, les nouvelles de ce recueil nous permettent d’assister à l’éveil de la conscience et des sens, nous entraînent sur ce terrain glissant de l’adolescence dont Proust disait dans À l’ombre des jeunes filles en fleur (tiens donc…) qu’elle est « antérieure à la solidification complète », parce qu’elle est une période incertaine, mais décisive, parce que c’est l’âge où, que l’on ait 11 ou 17 ans, on n’est pas encore sérieux, l’âge où meurt en nous l’enfant que nous resterons et naît l’adulte que nous ne serons jamais tout à fait, l’âge où les mots buttent sur les sensations, où « il y a souvent, entre [le] cœur et [la] langue, comme une rivière infranchissable » :
« Ils sont là, donc, à l’arbre adossés, à se demander comment on fait, comment il faut faire, comment font les autres, comment on faisait avant, et même, quand on a un peu d’imagination, comment on fera après, une fois que ce sera fait, une fois que ç’aura été fait ; consommé, on dit parfois, mais ils ne comprennent pas ce mot, consommé c’est affreux, comment peut-on, on n’est pas des choses, on n’est pas des produits, mais certains le disent, consommé, et eux non seulement ne le disent pas mais n’y pensent même pas ; ou plutôt si, ils y pensent, ils ne font même que cela, mais ils se refusent à y penser, ils s’y refusent parce qu’ils n’en sont pas là, parce qu’ils ont peur de salir ce qui en eux prend naissance, dans leur gorge une boule, dans leur ventre un nœud, dans leur cœur une graine. »
Bien entendu, dans ce recueil tout est autobiographique et rien ne l’est. Ce sont les sensations et non les faits qui intéressent Marc Villemain. Il y avait des rivières infranchissables est un texte d’une étonnante sensualité, où les sensations correspondent les unes avec les autres, où, comme l’écrivait Baudelaire, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » :
« L’après-midi, ils exploraient les contreforts de la montagne et crapahutaient dans les rochers avant d’aller s’étendre dans l’herbe. Il lui enseignait le nom des fleurs : la jonquille, jaune comme le beurre du matin, ou encore, la fois où ils montèrent un peu plus haut, la nigritelle noire, qui sentait si bon la vanille ; et même le narcisse des poètes, avec ses grands pétales blancs et son petit liseré rouge qui en soulignait le cœur ambré. Il aimait lui apprendre tous ces noms de fleurs, mais il aimait surtout l’entendre les répéter après lui, avec son accent rigolo. »
Si, comme je le crois, on peut définir un grand écrivain comme celui qui a réalisé l’amalgame du fond et de la forme, de l’imaginaire et de la langue, alors il est incontestable qu’avec Il y avait des rivières infranchissables, Marc Villemain est devenu un grand écrivain. =
Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño
Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Editions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.
De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen - dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira. Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.
Mais revenons à ma découverte du manuscrit.
Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño. t
÷ On lira avec profit l'entretien donné par Eric Bonnargent et Gilles Marchand
à Vincent Ladoucette pour le magazine culturel Addicts.
÷ À lire, la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).
QUATRIEME DE COUVERTURE — Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.
Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.
Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…
Eric Bonnargent & Gilles Marchand
Le roman de Bolaño
Editions du Sonneur, 19 mars 2015
ISBN : 978-2-916136-79-0
Que vous ayez ou pas un compte sur Facebook, vous pouvez aussi, en cliquant ici, consulter la page consacrée au roman.
Le Salon Littéraire / L'Anagnoste
Tandis que l'Anagnoste fait peau neuve en ouvrant ses portes à l'écrivain Romain Verger, qui dès lors officiera aux côtés d'Eric Bonnargent et moi-même, Joseph Vebret, qui a donc mis fin à l'aventure du Magazine des Livres après six années d'existence, lance un nouveau magazine, en ligne cette fois-ci, mais tout aussi voire plus ambitieux encore : Le Salon Littéraire.
Encore largement en construction, son panier n'en est pas moins déjà joliment garni : allez donc y jeter un oeil...
- Là, celle du blog personnel de Romain Verger.
- Là enfin, mais vous la connaissez, celle de l'Anagnoste.
A bâtons rompus avec Eric Bonnargent - Cid Errant Production -
L'été dernier, au tout début du mois d'août, se tenait le festival littéraire organisé par l'association Lectures vagabondes, sise dans l'Hérault, dans les vallées de l'Orb, de la Mare et du Jaur, du côté de Lamalou-les-Bains et Villemagne-l'Argentière.
Franck-Olivier Laferrère et Virginie Vaylet, à la tête de Cid Errant Prod, ont profité de cette bucolique occasion pour susciter un échange entre Eric Bonnargent, mon coreligionnaire du blog L'Anagnoste, et moi-même.
Voici donc la trace filmée de cette rencontre. Cela vaut ce que cela vaut : c'est l'été, les esprits papillonnent, à côté de nous un producteur de vin installe son stand... Paroles impromptues, donc, mais excellent souvenir.
Alceste meurt : Eric Bonnargent présente Le Pourceau

NAISSANCE DE L'ANAGNOSTE
Chers amis et lecteurs,
Le statut de ce blog change à compter de ce jour. Éric Bonnargent et moi-même lançons une nouvelle initiative baptisée L'ANAGNOSTE. C'est sur ce nouveau blog, exclusivement littéraire, que vous pourrez dorénavant suivre mes différents travaux critiques.
Je continuerai toutefois d'alimenter mon blog personnel, suivant les circonstances, mon bon plaisir ou mes lubies, éventuellement mon actualité éditoriale.
Cliquer sur l'image pour découvrir L'Anagnoste.
Un texte de Paméla Ramos
Le texte qui suit est un peu particulier. Il est signé Paméla Ramos, libraire et auteur d'un blog remarquable et singulier. Plusieurs semaines durant, j'ai noué avec Eric Bonnargent, alias Bartleby, un dialogue plein de curiosité et de complicité, au prétexte de converser sur la littérature et sur Internet. Ce dialogue, vous le retrouverez dans son intégralité en suivant ce lien (fichier pdf) : Dialogue
Sa publication suscite quelques débats assez passionnants, notamment sur le blog de Stéphane Beau, qui coordonne la revue Le Grognard. Mais il a aussi agacé quelques bloggeurs en vue, notamment Clarabel, qui trouva élégant d'y contribuer en déposant sur son blog une chanson à la mode intitulée Fuck you (sic), avant d'effacer finalement toute allusion à cet échange, et après que Joseph Vebret, directeur du Magazine des Livres, l'invita à faire valoir son point de vue. Il va de soi pourtant que notre intention, à Bartleby et à moi-même, ne fut jamais de blesser quiconque ; simplement, la notion même de débat induit parfois de trancher, de distinguer, de séparer. Mais, tout comme il peut y avoir des écrits caricaturaux, il peut y avoir des lectures caricaturales. Et précisément, réduire ce long entretien à un différend qui n'occupe pas même deux lignes d'un texte de près de trente pages, c'est tout de même un peu attristant ; quelles que soient par ailleurs les qualités des uns et des autres.
Et puis, hier, Eric "Bartleby" Bonnargent a reçu de Paméla Ramos le texte qui suit. C'est un texte dru, pressant, nerveux, et sa qualité nous a conduits, Eric et moi-même, à lui demander l'autorisation de le publier sur nos blogs respectifs. C'est chose faite désormais, et nous l'en remercions.
Je savais qu’ils étaient impuissants.
Roger Nimier, Les épées.
C’est cette maladie, ce fléau des âmes, cette entière subversion de probité et d’honneur que Scipion redoutait pour vous, quand il s’opposait aux théâtres ; quand il prévoyait quelle facilité l’heureuse fortune aurait à vous corrompre et à vous perdre […], car il ne croyait pas à la félicité d’une ville où les murailles sont debout et les mœurs en ruine.
Saint-Augustin, La cité de Dieu.
We think we’re important, but we’re not.
Un internaute, sur Myspace.
Et je te le dis, moi, Bartleby, in fine, tous ces démontreurs de talent, ces bateleurs du dimanche, je n’aime pas trop leur ton.
Je lis, cher Bartleby aux yeux si ouverts, cet entretien pharamineux qui tu me glisses innocemment dans la boîte aux lettres avant de le publier sur le site du Magazine des Livres, et sur ton blog propre dont je n’ai pas à répéter le bien que j’en pense, même si tout dessus ne m’intéresse pas. Tu me demandes, donc, mon avis (j’aurais pu te vouvoyer encore longtemps, car le respect se marque aussi par cette distance langagière, et le snobisme des lettrés de se taper dans le dos à la moindre occasion pour prouver leur décontraction me déroute quelque peu). Je vais te répondre par ce biais, il me permettra par la même occasion de dérouler une bonne fois ce que j’ai à en dire, de ce merveilleux monde des blogs littéraires ou de la littérature électronique (quelle horreur ! de voir ces mots accolés, mon cœur, échaudé mais toujours romantique, s’arrête). Ce que je pense d’écrire, dans une fausse simplicité, sur la Toile, ce théâtre des insanités, cachot des médiocres où l’on tabasse sans vergogne. S’il est vrai que nous ne nous faisons plus bouffer par les lions sous les rires de la populace, il faut se demander dans quelle mesure les violences psychologiques qu’engendrent les effusions écrites, et soi-disant virtuelles des uns et des autres ne sont pas tout aussi mortifères. Et diablement révélatrices de l’état de nos mœurs.
Qu’est-ce que je te disais, Bartleby, si Platon constate qu’il ne faudrait jamais écrire, je te le dis, moi, nous ne devrions jamais publier ! Où sont les Bartleby de la Toile, perclus dans leur silence, qui donc peut encore résister aux sirènes ?
Ils sont tous affolés par le sang qu’un bon mot répand dans leur arène moderne, ils s’arrachent l’os, fous et dangereux, l’os qui leur donne raison, sans aucun recul jamais, si prompts à faire entendre leur clameur indigne. Ils n’ont jamais assez travaillé, ni lu assez, et les voilà, pourfendeurs de la Sphère, fiers et crânes, empêchés dans leur cotte de maille tissée de leurs volontés sous-jacentes de pouvoir et de reconnaissance. Nos néo-Ridicules.
Je ne fais aucun commentaire, nulle part, sur cet entretien, même si certains m’échauffent considérablement. J’écris cette réponse. Je ne répondrais à aucun commentaire qu’un imprudent tentera ici de faire. J’exigerais une réponse.
J’ai versé, il a quelques années, mon sang et celui des autres dans ces échanges stériles des sites de réseaux sociaux, leurs névroses centrifuges, leur caractère sexuel palpable, et cette finalité générale : l’accès si fascinant aux immenses cabines de peep-show mal dissimulées derrière des profils « innocents ». On n’apprend jamais mieux que de ses erreurs. L’insanité, l’incurie éclaboussent nos écrans, la nausée, le dégoût sont partout, les blessures jamais à même de se refermer tranquillement. On m’opposera que j’ai eu des expériences malheureuses, et indignes. On jettera alors la première pierre. Je sais qu’ici déjà, Bartleby, nos opinions diffèrent.
Mon exigence première, à présent, est de travailler ce que je régurgite sur un blog que je n’impose à personne, que je ne promeus nulle part. Pour mieux voir évoluer ma pensée et mes goûts, comme exercice littéraire libérateur et peut-être même salvateur. Ma deuxième exigence est de ne lire que ceux et de ne répondre qu’à ceux qui s’expriment bien.
Si cette exigence est prétentieuse, si cette exigence est élitiste, si cette exigence est fasciste, c’est parce que nos bons réactionnaires d’internautes ne prennent plus leur dictionnaire avant de libérer des mots en commentaires qui, malheureusement et quoi qu’on en dise, restent.
Je suis libraire depuis plus d’un an maintenant, bibliophile à mes heures, je côtoie l’édition de bien près, même si ma connaissance des pratiques réelles reste parcellaire puisque tout, encore une fois, ne m’intéresse pas dans ces champs de mines, mais surtout, surtout, unique et farouche fierté dans tous ces étalages : je lis. Je n’arrête jamais de lire, sauf quand il faut frapper quelques mots malhabiles sur ce clavier maudit.
Je prends la discussion en cours, j’en conviens. Entre deux portes, je t’arrache par la manche pour que tu m’expliques mieux. J’écoute. Je n’opine pas toujours, et me sens violemment concernée, alors voici ma modeste réponse. Modeste, en vrai, elle ne l’est pas, car c’est tout entière qu’elle me mobilise, et me définit. Infâme réponse, en tout cas, dans le sens réel, étymologique du terme.
Il est des personnes qui s’accomplissent en se donnant, d’autres en s’érigeant en leaders, pour ma part j’aime soutenir, forte, rageuse ou patiente, mais en dessous. Les livres, de leur poids symboliques et réels s’empilent sur mes épaules, je ne crains pas d’en rajouter, non plus que d’en dégager violemment les indésirables, les imposteurs, les injustes, car après tout, les forces ne sont pas inépuisables. Il en va de même pour certains individus, qui n’ont certes pas toujours besoin de soutien, mais qu’il me plaît, à mon niveau, d’encourager et d’applaudir. Des individus comme toi, par exemple, en ce moment-même. Je n’ai aucune difficulté à choisir mes camps, et à camper des positions parfois intenables, puisque avant même d’être raisonnées, ces positions sont viscérales. Leur degré de cohérence générale m’indiffère. Je ne crois de toute façon ni être terminée et construite parfaitement en systèmes indéboulonnables, ni le souhaiter parfaitement.
Je commence à voir fleurir ça et là des « réactions » à tes propos. Je crois que je les déteste plus encore qu’un mauvais livre, qui lui, a été écrit, quoiqu’on en dise. Je n’aime rien de moins que cette possibilité, donnée par la Toile et la Toile seule, aux médiocres, car ils existent et se reconnaissent, de venir empoisonner et perquisitionner sans relâche chez les meilleurs, car ils existent et se reconnaissent, avec une volonté mal assumée d’attirer l’attention sur leurs vociférations de ménagères. Et donc d’encourager, tout en pensant la fustiger, la prolifération de la médiocrité ambiante et des idées réactionnaires.
Donner à tous la possibilité de donner leur avis sur tout, tout le temps, est une farce macabre qui nous entretue plus ou moins lentement, nous assèche, nous vide, dans des polémiques creuses et des débats improbables entre un individu qui ne connait que sa sagesse populaire et s’en munit comme d’un cadeau spontané et véritable des dieux et celui qui dégaine ses auteurs morts pour légitimer ses propos. Cette agitation est une honte. La moindre des choses alors, pour aller au bout du procédé, serait que chacun prenne un blog, et je veux dire vraiment, qu’il connaisse la solitude de lire et d’écrire en se regardant faire, avec ses doutes et l’humilité première de comprendre, un peu plus longuement que dans trois lignes de commentaire, ce qu’il en coûte d’écrire et d’être lu, puis critiqué à son tour.
Je fais donc, par soutien, ce que tu viens de faire : je me dévoile un peu, et tente de montrer mon jeu sur une table déjà bien encombrée par une multitude de cartes.
Tu jugeras sur pièces.
CHRONOPHAGIE FRENETIQUE
Il y a tout d’abord dans votre échange prolixe un facteur qui n’est jamais cité, celui à mon sens d’où dérive la sinistre condition de scribe moderne pour peu qu’il ait mis un doigt sur la Sphère : le facteur chronophage. Cette frénésie des interactions, qui nous bouffe tout le temps que nous devrions prendre à réfléchir, loin de la réaction inféconde, qui se veut immédiate comme si c’était un argument de sa valeur, comme si d’asséner le dernier mot devait nous protéger d’avoir tort. Il est difficile, après labeur et réflexion de donner à lire n’importe quel texte qui se tienne et quel qu’en soit le sujet. Mais alors renouveler l’exploit plusieurs fois par semaines, ou même par mois pour les plus rares, c’est une folie douce ! Nous sommes tous pris dans l’engrenage d’en donner toujours plus, quitte à sacrifier à la qualité ou la relecture, et la rareté dont tu fais preuve t’honore mais te décale dans un même temps de la partition. Ce n’est pas une mince affaire de se tenir, borné, à l’écart des standards, et de publier peu, mais bien et longuement. Gageons que sans même toujours que tu le saches, la cadence générale du net accélère ton pas en te talonnant ferme.
Je n’ai donc jamais cru que le texte destiné à être livré sur la Toile, par les vecteurs du site ou du blog, des commentaires ou même de simples mails ne constituait autre chose que du bavardage. Ensuite alors, il y a ceux qui s’expriment bien, clairement et à renfort d’expérience ou d’érudition, et ceux qui pépient ou jacassent, polluant nos rétines, volant tout notre temps de leur voix inutile. Si l’on avait du moins la modestie de lever le dernier tabou autour du texte, et d’assumer clairement que nous pouvons très bien parler de ce que nous ne connaissons pas, de ce que nous n’avons pas lu et ne lirons pas, ou pas intégralement, alors ce facteur chronophage serait moins dangereux. Je ne passerais pas mon temps à collecter ici et là des indices et même preuves de l’imposture démocratique de nous faire croire que nous pouvons tous écrire (mais de cela j’en suis convaincue) et publier (et alors là, je m’étrangle), que chaque voix est importante. Non, elle ne l’est pas. Vois par toi-même la rage qu’il en coûte d’avoir perdu ses heures dans les salons virtuels d’imbéciles prétentieux, dont tu penseras peut-être à juste titre que je fais partie. Ils étouffent et condamnent l’accès aux voix intelligentes, comme celle de ce Marc Villemain, cet interlocuteur digne et précis que tu choisis à merveille, et dont j’aurais préféré mille fois connaître les écrits avant ceux de bien d’autres (je ne diffamerai pas ici, excusez ma lâcheté, mes heures sont encore trop précieuses pour répondre aux affligés).
Si la littérature est bien un art lent et le dernier probablement, alors elle ne peut pas longtemps résister aux assauts de la Toile. Voyez comme il faut la nourrir, la Cybèle insolente ! Alors déjà, je me dissocie de toute mythologie consistant à nous assurer qu’il existe, sur cette Toile, une littérature. Quand bien même, accidentellement, le miracle de la création pouvait se dérouler sous nos yeux ébahis, le support même ne se prête guère à une possession jalouse et secrète de l’objet-livre, dont je me pose éternellement comme gardienne, bien qu’inquiète vraiment car ces cons-là vont bien finir arriver à nous le faire disparaître, avec leur apologie systématique et sans recul des nouvelles technologies, des nouveaux – mot à la mode, « supports ».
Je vais te dire, maintenant, après une brève réponse aux attaques d’élitisme dont tu commences à souffrir, ce que je sais, moi, de ces miroirs du monde du livre, si ma parole a une chance, et une seule d’avoir un peu d’intérêt pour toi, et d’autres.
Tu me disais récemment « Attention, les gens n’aiment pas la vérité. » Je réponds très crânement que je n’aime pas « les gens », anonymes inconnus, que je me soucie peu de leur avis, confère ci-dessus. Ils n’existent pas en tant que tels. « Les gens », « la masse », « les autres » sont des appellations que nous autres individus paranoïaques, aimons à entretenir, mais sincèrement, aucun de ces flous regroupements ne s’incarne jamais véritablement. Sur la Toile, toujours, j’entends. L’avis d’individus que je connais par ailleurs, oui, me touchera et m’affligera ou me rendra plus forte. Ceux-là n’attendent pas après une note postée ici pour savoir depuis longtemps ce que je pense et y répondre. Je sais que tu parlais de ceux-là, mais j’en profite pour éclairer quelque peu la scène sur laquelle je prétends m’avancer, ce jour.
ELITISME vs POPULAIRE
On te dit élitiste ? Et alors ? Le bas peuple – je m’amuse donc, tu l’auras compris, de cette appellation, ne lit pas les blogs littéraires. Il lit les classements d’Amazon, et les suggestions croisées de lecture des robots du site de la Fnac (« ceux qui ont acheté tel ouvrage ont aussi acheté celui-là » Super, merci.)
Quand il les lit, c’est pour cette « vérification de lui-même » dont vous parlez fort bien dans l’entretien, jamais pour entrer en véritable collision et grandir par ce biais. Il veut vérifier qu’il lit bien les bons livres. Ceux dont on parle simplement et avec bonhomie, avec la certitude édénique et béate de se faire du bien. Mais grands dieux, doit-on toujours écrire pour tout le monde ? Pour ce peuple dont je doute, confère à nouveau ci-dessus, qu’il existe ?
Je te rejoins dans la volonté un peu austère de transpirer sur un livre, et d’y trouver la satisfaction intellectuelle de l’avoir, illusoirement, vaincu.
Et enfin, sur le fait qu’il existe, oui, des livres de divertissements, et des livres de génie. Steiner a aimé Harry Potter ? Mais grand bien lui fasse, je doute pourtant qu’Harry Potter ait réellement besoin du soutien qu’il lui porte. Je rejoins toujours Rivarol lorsqu’il affirme non sans provocation « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe ». Faut-il produire des communiqués démagogiques de soutien à ce qui ne tombe de toute façon pas, afin de rassurer ceux qui par souci constant et exclusif de bien-être assument (mal, sinon les réactions seraient moins hostiles) de ne rien lire de difficile, voire de perturbant ?
Question ouverte, mais enfin, on pourrait peut-être passer aux choses et attaques sérieuses.
Je reviendrai plus bas sur cette impérieuse vocation que se trouvent trop de scribes de la Toile d’éduquer les lecteurs, et de souhaiter propulser certains auteurs hors des rangs de l’anonymat. Là réside probablement et la plus grande illusion idéaliste, et la plus déraisonnable voire inconcevable entreprise.
L'ANGÉLIQUE LIBRAIRE ET LE DÉMONIAQUE ÉDITEUR
L’attaque élitiste a donc bon dos, vraiment et dissimule souvent son vrai visage : l’aigreur de n’être pas aussi intelligent que celui qu’on lit, et supporter mal de constater ses défaillances intellectuelles. C’est bien normal, car c’est désagréable, et ce qui est désagréable est nauséabond, tout effrayés que nous sommes d’être suspectés de collaboration à d’obscurs cultes sinistres si nous osons défendre l’inconfort.
Une critique fondée que te fait Marc Villemain, et que relaient, tout heureux de te trouver des faiblesses, toi qui commences à vraiment trop dépasser, nos chers internautes qui n’ont pas une fois envisagé, eux, de se coltiner le sale boulot de parler de ce qui fâche : un idéalisme certain de la chaîne du livre. Et pour une fois, je sais un peu de quoi je parle ici.
Faisons vite, car Villemain te répond assez sur ce point, et tu conviens toi-même à quelques reprises de l’étroitesse de tes à-priori.
La mythologie du libraire est tenace, et c’est agréable de nous voir ainsi investis de la mission divine de trier les ouvrages et de les transmettre à des clients avides de nos lumières. Agréable, mais pas honnête. Il existe des libraires heureux, et j’en fais partie, sans pour autant que cela soit pour les raisons que l’on pense. Je sonde mes collègues, mes amis de la même profession, mais ne me fais en aucun cas la porte-parole de cette congrégation, puisque ne croyant pas à ces regroupements hasardeux. Je parlerai alors uniquement de ma stricte connaissance de ce métier, et de ce que j’en entends par le peu de libraires que je connais personnellement.
Que nous ayons 20, 30 ou 60 ans, nous n’avons jamais lu les livres que nous vendons.
Je gère pour ma part plus de 11 000 références, et ma boutique est fort petite, et spécialisée majoritairement en histoire. Mais ce serait, malgré un nombre de lectures à mon actif dont je n’ai pas à rougir, exactement le cas dans une librairie de littérature générale.
Nous passons notre temps à répondre « Je ne sais pas », si nous sommes honnêtes, et si nous ne le sommes pas, la sentence ne tarde pas à tomber.
La triste vérité, c’est que nous ne savons pas, nous ne pouvons plus savoir ce que contiennent les livres que nous vendons. Une moyenne de 60 000 ouvrages paraît chaque année, en France. Si ce chiffre inclut les réimpressions, les nouvelles éditions et les parutions en poche, il n’empêche qu’il reste démesuré. Rien qu’en Sciences Humaines, la partie qui me concerne plus particulièrement, les publications oscillent en 3000 et 5000 nouveautés. Il existe actuellement plus de trois millions d’ouvrages disponibles, donc de « fonds » dans le jargon, les spécialistes me pardonneront cette précision. Je rappelle que d’en lire la simple liste prendrait 15 ans de notre existence. Ceci, pour dresser le contexte effrayant et ô combien humiliant dans lequel nous évoluons. Nous sommes les seuls commerçants, avec les pharmaciens, à devoir brasser un nombre aussi vertigineux de références. Et le seul domaine général (je parle ici du livre, pas de la simple librairie qui ne fabrique pas ces produits), tous confondus, à répondre à la folie furieuse de la surproduction par… la folie furieuse de la surproduction.
Nous ne savons plus rien, ce que nous savons de ces livres se noyant sans aucune chance de survie dans ce que nous ne savons pas.
Si, dans la journée, j’ai la chance ultime de répondre à un client sur le contenu d’un livre, qu’il m’écoute, l’achète, reparte satisfait, je peux considérer que ma mission est accomplie. Un client ! Deux, allez trois soyons fous. Par jour. Pas plus. Jamais !
La plupart du temps je lui dresse une bibliographie que je m’efforce de donner la plus complète possible, je lui indique où se trouve celui qu’il cherche, et lui donne des pistes de lectures sachant que je peux totalement me tromper, dans un équilibre terrifiant, car, et je ne leur en veux pas, c’est encore un scandale pour beaucoup que nous n’ayons pas lu les 11 000 titres qui se trouvent dans les lieux, quand ce n’est pas un miracle pour les autres, condescendants, que nous en ayons lus quelques uns et que nous osions alors porter dessus un avis toujours contestable.
Et l’œil le plus inquiet que nous portons est encore celui qui regarde le chiffre d’affaire. Une bonne librairie est d’abord une librairie ouverte, convenons-en une bonne fois pour toutes. Nous sommes tous tenus, plus ou moins certes, mais tous, à des impératifs économiques, et donc tous, et là à mon sens sans aucune distinction quantitative, corrompus par le fait même de vivre dans les cadres de la société telle qu’elle est tant que nous ne décidons pas de la renverser. Je ne vois personne renverser personne, présentement, mais je regarde peut-être mal.
Là encore, élevons le débat, par pitié. Je sais que tu as modéré tes propos sur l’économie du livre, mais je sais aussi par d’autres sources que beaucoup ne veulent toujours pas en convenir et cette mauvaise foi m’assomme.
Et j’en viens maintenant à l’édition. Je crois tout à fait idéaliste d’opposer les majors aux indépendants. Et souhaiterais rappeler qu’il n’existe dans le paysage français, en littérature j’entends et à proprement parler, aucune indépendance de l’édition, puisqu’en remontant dans les concentrations et les rachats nous n’arrivons guère qu’à deux monopoles. Si l’éditeur est indépendant, encore faut-il qu’il soit distribué et là réside quelque problème. Je ne vais pas tenir ici un cours de politique éditorial qui serait grossier et trop rapide. Je t’engage si cela t’intéresse, à lire le numéro de la revue Esprit intitulé « Malaise dans l’édition », pour un exemple parmi d’autres.
Seulement, excuse-moi, Bartleby, mais si nous jouissons de si diverses et innombrables parutions, c’est peut-être, sans vouloir me faire l’avocat du Diable qui se débrouille très bien tout seul, parce que ces fameux « méchants » industriels sont avant tout des amoureux du livre, ou en tout cas du prestige qu’il continue à engendrer, que tu le croies ou non, aux yeux des anonymes. Alors amoureux des mêmes Lettres que toi ou moi, certes pas toujours, mais l’intention, si elle n’est pas suffisante, est déjà un miracle.
Et tu sais la meilleure preuve ? Le secteur de l’édition littéraire ne rapporte rien ou si peu, c’est pour les grands groupes un boulet absolument peu rentable malgré les Lévy et consorts. Chaque maison, pour celui qui en tient le portefeuille, est une danseuse. Et l’équipe qui doit la faire tourner n’est jamais mue par autre chose que le désir de faire rayonner les livres qu’elle aime, tant les salaires sont bas et les horaires contraignants tout en sachant que d’un claquement des doigts du mécène amoureux, ils disparaissent et leurs livres aussi. 2% des salariés de l’édition jouissent de salaires prestigieux, quand les 98 % se débattent avec leurs titres honorifiques soit, mais peu lucratifs.
Parmi ces 2%, certains déshonorent leur profession, oui, mais plus par leur mauvais goût et leur copinage galopant. Les prix littéraires en sont un parfait exemple, qui plus est, et bien plus détestable que le simple fait de publier de pâles plumes sans saveur et sans poids. Les distinguer, les congratuler publiquement, est une mascarade autrement plus désobligeante envers le lecteur lambda.
Il faudrait parler de plus des profils de ces acteurs de la chaîne du livre. Où sont les véritables érudits, les véritables filtres ? Ils enseignent, au pire ou au mieux, et tu ne le sais que trop bien. Ils ne pensent pas une seconde qu’au lieu d’écrire un millionième roman faible ou essai rabâché, ils pourraient venir se salir les mains à trier ceux de ces prétendus petits auteurs incompris et inconnus qui déferlent depuis qu’on leur a dit qu’ils avaient plus de substances que les gros vendeurs, ce qui reste à mon strict avis à démontrer plus fermement que par une note sur un blog. Qu’ils viennent les corriger, les fabriquer, les vendre. Comme leurs idéaux en prendraient un coup, alors qu’ils seraient pourtant bienvenus !
Un petit éditeur n’a pas plus de mérite qu’un grand. Au même titre qu’un pauvre n’est pas plus vertueux qu’un riche. Il développe même souvent un esprit revanchard qui n’aide pas l’intelligence générale. Etre un éditeur de gauche, de plus, ne donne en rien une caution sur la qualité des textes publiés. Un nombre incalculable de génies sont de droite, et si c’est un scandale, alors il faudrait peut-être arrêter de se prétendre lecteur, car vraiment, il est absolument ridicule de se définir culturellement et intelligiblement façonné d’un même bloc, et bien malin celui qui me dira quel bord est le bon.
Je rappelle le fonds hallucinant que possède Gallimard, et les parutions audacieuses et pointues qu’il propose dans des collections comme l’Imaginaire, et ce, malgré les prises d’otages auxquelles cette maison participe en tardant à publier ou republier les œuvres dont ils achètent les droits à tour de bras pour les entasser dans leurs caves. Cher Gallimard si vous m’entendez, T.S. Eliot, par exemple, c’est quand vous voulez. Je ne citerai pas le nom de quelques maisons dites petites qui ne travaillent qu’avec des stagiaires tenus de chercher partout tous les textes gratuits disponibles pour enrichir à moindre frais leur catalogue, et là encore, nous aurions beau jeu de les en blâmer.
En vérité, grâce à ces pratiques toutes aussi douteuses les unes que les autres, les conséquences sont heureuses pour le lecteur : il peut trouver, en cherchant un peu, tout ce qu’il veut lire. Plus catastrophiques pour l’acteur de la chaîne du livre : il a trop de références à correctement gérer. Nous publions trop, mais tous autant que nous sommes. Et les Français, immodestes et aveugles, devraient lire plus et écrire moins d’inutiles ouvrages qui encombrent l’accès aux précieux. Un peu d’autodiscipline, de part et d’autres, serait bienvenue.
PRESCRIPTION
Et alors nous voici devant le problème du tri.
Je ne m’attarderai pas sur la presse traditionnelle, que je n’ai personnellement jamais consultée pour savoir quoi lire, et tu sais comme je perçois le métier de libraire. Humainement, ce sont des voix, directes, et fiables, qui me font lire. Mais surtout, ce sont les livres eux-mêmes, qui en contiennent toujours mille autres, s’ils sont toutefois bons. Ces voix, il arrive que je les trouve sur internet oui, mais encore c’est assez rare. Puisqu’il est appréciable de s’interroger sur nos diverses pratiques, je me demande exactement pourquoi cette volonté de vouloir pousser en avant des auteurs qui ne le sont pas ? Au contraire, moi je ne veux pas que tout le monde lise ce que je lis. Quelle horreur ! Je veux jalousement me les garder, oui ! Je me fous bien, libraire, de vendre les auteurs que j’aime, oui tu m’as bien lue. Je conçois mon professionnalisme comme de donner au lecteur ce qu’il veut lire, après interrogatoire en règle, pas de l’éduquer, le contraindre à mes choix ô combien subjectifs. S’il me demande mon avis je lui donne, en lui précisant ma personnalité, car il est bien sûr que s’il en est à l’opposé, il n’aimera donc pas mes lectures.
Ces fameux blogs prescripteurs, de même, me font doucement rire, surtout lorsqu’ils affichent une pseudo neutralité. Mais après tout c’est peut-être la réalité, les lecteurs majoritaires sont peut-être tout bonnement neutres, bien que je ne le croie nullement. Un bon blog littéraire, alors, c’est quoi ? Toi tu dis que tu n’aimes pas les blogs de lectures, mais de critiques. Je te réponds que je serais bien en peine de faire la distinction. Et je t’avoue que ma seule distinction, à moi, se situe, blog ou presse traditionnelle, entre la critique et la réclame.
Ils ont ensuite le bon ou le mauvais ton.
Il existe des tons, des personnalités, des voix de lecteurs, et c’est à mon sens ce qui est primordial. Disséquer avec brio, d’accord, mais seulement si l’on comprend rapidement dans quel but cela est fait, et si nous allons rapidement adhérer. Si je me sens sombre, rageuse, avec l’envie d’en découdre, je vais prêter attention aux lectures de celui qui écrit dans ces humeurs. Si j’ai envie de rire, et de trouver un esprit libre et impertinent, je sais où cliquer. Si j’ai besoin d’une dose de pittoresque, d’atypique, tu sais où je vais aller. Mais la plupart du temps, ce n’est pas véritablement pour savoir quoi acheter ou lire. C’est pour le plaisir de lire la prose de celui ou celle qui compose autour de l’ouvrage d’un autre. Prendre des cours de style, ou encore, attention gros mot, me divertir justement, puisque la Toile n’offre pas grand-chose de meilleur que cela.
Mais elle l’offre, c’est un fait, et permet l’émergence de personnalités semblables et rassurantes, ou dissemblables et intéressantes. Seulement le miracle n’est pas au tournant de chaque clic, et il est aussi rare que de trouver un bon livre dans cent mille. Et si la profusion de blogs peut sembler détestable, elle l’est bien moins à mes yeux que la possibilité d’entrer en interaction systématique avec chacun. Cette foire des possibles, au risque de me répéter, est inféconde, et terreau de tous les désespoirs, névroses et schizophrénies que nos bons psychiatres essayent parallèlement d’enrayer. Un monde malade ne me dérange pas, et reflète après tout ce que je pense fondamentalement de chaque être humain. Mais un monde malade dont on doit sans cesse entendre toutes les voix précipite largement sa fin, et j’aimerais autant que cette hystérie évite de se répandre dans mon salon à moi.
TENIR UN BLOG
Et alors je termine sur cette pratique délicate et malade qui consiste à avoir la prétention, la vanité de tenir un blog.
Moi-même lorsque je mets un livre en avant ici-bas, je me fous bien qu’on l’achète ou le lise, je veux qu’on me lise, moi, et que cela soit une lecture enrichissante pour quelqu’un qui se reconnaîtrait dans mes humeurs, ou aurait la curiosité de savoir quelles elles sont. J’entends retrouver la pureté de lire qui est celle de tisser son monde autour du livre qui nous parle, qu’il soit best-seller ou non. Je veux témoigner d’une expérience parfois mystique, cette expérience qui est la seule définition du plaisir de lire que je puisse trouver, de se mouvoir dans les limbes d’un autre, abolissant le temps et l’espace avec un peu plus de classe que ne le propose la Toile, d’avoir cette violente confrontation avec des mots qui parfois, miraculeusement, éclairent en quelques pages les obscurs pressentiments préhistoriques de nos consciences fragiles de nous-mêmes et des autres. Lire les bons, et tenter de les retenir en écrivant autour d’eux ses propres mots pour achever de les tisser très fort à notre monde et qu’ils n’en partent plus, aide cette compréhension de soi et des autres, pour la finalité que je me fais de me cultiver : vivre toujours mieux avec les autres, ceux qui sont proches, mais sans autre souci de communauté que de passer correctement les quelques heures que nous avons à passer ensemble. Pour les autres, je préfère les passer seule qu’avec de pénibles interlocuteurs.
D’ailleurs quand je dis « je veux qu’on me lise » je ne suis pas exacte. Je veux que ceux qui me connaissent me lisent, car je leur dis par ce biais toutes les choses que je ne sais pas leur dire autrement, étant bien mauvaise à l’oral, car m’emportant trop vite, et concluant trop rapidement. S’il existe sur mon blog des lecteurs inconnus, j’imagine que certains textes les aident à y voir clair dans leurs propres systèmes, je ne saurais pas comprendre autrement qu’ils le fassent. Mais si je vois, statistiquement, que des anonymes déferlent sur ce blog, je n’ai aucune illusion sur le fait qu’ils me lisent peu, et n’y restent pas, et c’est bien normal, ce n’est pas toujours à eux que je m’adresse, et jamais dans une volonté systématique de plaire à la majorité.
Je voudrais répondre à ce que tu dis de la légitimité que t’ont donné certains acteurs médiatiques tels Ariel Wizman. Cette célébrité relative me fait penser, comme je te l’ai écrit, au « Et maintenant ? » de la fin de La confrérie des mutilés d’Evenson. C’est une célébrité vaine, de communauté réduite, et je le dis sans volonté d’être désagréable parce que si je pensais que certains puissent mériter d’être « célèbres », tu ferais peut-être partie de la liste, mais je ne le pense pas. Etre reconnu tranquillement par tes pairs, me semble autrement plus honorable. Avoir du succès pourrait te donner une meilleure confiance en toi car tu en manques, comme tu l’avoues et c’est bien dommage pour toi. Et encore…
Tu dis avoir espéré, en commençant ton blog, être sollicité. Tu l’as été. Et maintenant, Bartleby, les choses changent-elles, en dehors de plus de bruit, de plus de clameurs toujours inutiles, qui te volent et ton temps et ton calme ?
Si je publie, moi, sur un blog, c’est que j’ai cherché de nombreux moyens d’expressions et n’en ai pas trouvé de meilleurs. J’aime écrire, suis contente d’être parfois lue, cela semble bien maigre mais est amplement suffisant. Des gens comme toi m’encouragent, et je ne dis pas qu’à cette occasion, je constate que certains anonymes, en se présentant, peuvent devenir de riches interlocuteurs. Le danger serait de considérer que chaque internaute qui vient flatter ton égo en t’assurant qu’il t’aime est un interlocuteur digne et enrichissant.
Et qu’il fait de toi un grand auteur, digne de rejoindre les piles de papier des libraires et lecteurs apoplectiques.
Cher Bartleby, je frôle la rupture d’anévrisme en concluant enfin ce texte tentaculaire et insensé, et je te remercie si, à ce stade, tu ne t’es pas endormi ou englué dans mes phrases pesantes.
Pour achever le tableau, tu me demandais quand j’aurais terminé d’écrire sur Le dégoût d’Horacio Castellanos Moya, que tu me fis lire. Je crois que je viens de le faire.
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