mardi 16 mars 2021

Alain Veinstein - La partition

Alain Veinstein - La partition


Surpris par le dit

Il faudrait pouvoir entrer dans un livre comme dans une forêt vierge. Ne s’y aventurer qu’à la machette, les mots pour seule boussole, les taches de ciel pour oxygène. Oublier ce que l’on sait de son auteur, mais pas seulement : oublier ce que l’on sait de tout ; n’avoir enfin pour soi que la langue, faire feu de toute émotion, fi de toute connaissance. Cette suggestion très onirique ne vaut pas seulement pour la poésie, dont on entend parfois qu’il faut la lire sans chercher à la comprendre – mais autant demander à l’homme de se défaire de ce qui le fait homme –, mais pour toute parole transmuée dans l’écrit. Ainsi le verbe nous apparaîtra-t-il dans son absolue et munificente candeur, déchargé de ses usages, débarqué de ses usures. Il n’empêche que la chose affecte particulièrement les poètes. Poètes auxquels, inexorablement, Alain Veinstein appartient. Le savoir n’est d’ailleurs pas absolument indispensable pour le lire : il suffit de le lire pour le savoir. Nous lirons donc le livre d’un poète qui a décidé d’écrire un roman. Et il faut bien dire que le producteur de « Surpris par la nuit », l’émission de France-Culture, nous a surpris par son dit, ou plutôt par la souveraineté de son dit – au sens du « Dict » ou du « dit poétique » de Heidegger : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique ». Car s’il ne s’agit pas ici d’un roman poétique mais bien d’un roman à part entière, il n’en persiste pas moins à prendre sa source dans un Dict impérial et primitif. Ce pour quoi l’on peut dire d’Alain Veinstein, grand Prix de poésie de l’Académie française, qu’il a une œuvre. Ce quatrième roman, pour les raisons que je viens d’indiquer, constitue donc un hybride particulier, par moments maladroit s’il on s’en tient à la crédibilité et à l’organisation narratives, mais toujours infiniment touchant, et, mais vous vous y attendez, magnifiquement écrit.

Au fond, l’enjeu est assez simple. Imaginez un homme qui ne vit plus que pour en tuer un autre, autre dont on comprend sans tarder qu’il lui est intimement lié. Abattre cet homme, qu’il considère comme un « tueur », lui est absolument nécessaire pour vivre enfin, et en finir avec « les silences et la noirceur » que lui reproche celle qu’il aime. Ce crime seul lui permettra, peut-être, de renouer avec la vie, son fil d’amour et ses horizons nettoyés. Ainsi prépare-t-il son terrain avec soin, échafaude mille plans après avoir fait les mille repérages de circonstance, puis traque, farfouille, fouille, fouine, fourre son nez là où les bonnes mœurs condamnent d’ordinaire toute immixtion, investit l’antre de l’ennemi et observe chacune des secondes de sa vie passant, du haut de son mirador de fortune, un pauvre grenier délabré où il se terre pour glisser l’œil entre les jointures du parquet, espionner son logeur et attendre son heure. Car pour le crime l’heure vient toujours : le métier de criminel consiste simplement à l’attendre. 

Dans cette mansarde sans lumière dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est un peu comme une allégorie du surmoi, dans ces combles où s’amoncellent les souvenirs et les débris d’un autre, notre homme affronte les jours et les lunes, et le froid, et la faim, mais plus que tout encore, le doute. Il faut dire que celui dont il convoite l’anéantissement, constatons-le à notre tour en passant l’œil dans les interstices du plancher, n’est pas à proprement parler effrayant : petit, maigrelet, rabougri, souffreteux, grabataire, mort à sa manière, bref ce qu’il convient d’appeler un petit vieux. Or le petit vieux n’est pas n’importe qui : il s’appelle Samuel Wallaski, c’est un des pianistes les plus doués de son temps, il a connu le monde et la gloire internationale, goûté les plus grandes acoustiques, les plus grands lieux, et ces récitals où le public, debout comme un seul homme, applaudit à tout rompre en priant que le rideau ne se baissât pas. Wallaski partage sa vie avec une drôle de femme, « la Mauvaise », dont la passion quasi-exclusive consiste à élever des fleurs pour en faire des couronnes mortuaires. Observons-les. Après tout, nous ne sommes pas moins voyeurs que le pauvre malheureux qui ronge sa haine dans son grenier, acculé à consigner la misère, la solitude, l’extrême détresse de ceux qui vivent là, à deux embardées de ses prunelles. On se dit que ce n’est pas possible, que quels que soient les griefs qu’il ait à lui adresser, tuer ce géronte qui ne ferait pas même un bon grand-père, ce musicien prodigieux qui rompit avec les honneurs et écrit dans son journal intime – que nous compulsons complaisamment avec le narrateur – qu’il ne joue pas du piano mais qu’il ne fait que « ramper dans la boue », tuer cet homme, donc, déjà mort de s’être déjà suicidé aux yeux du monde et de son instrument, déchoir cette fragilité incarnée, cette carne à bout de sang, constituerait un crime parfaitement innommable – et surtout parfaitement vain. Le narrateur le sent bien, d’ailleurs : à son contact, l’image qu’il se faisait du tueur s’altère peu à peu et finit, bon an mal an, par restituer un peu de son âme à cette chair de misère qui traîne par loques et silences. L’ère du soupçon s’éloigne, le tueur de la mansarde s’emplit de compassion, son empathie l’emporte, le voilà qui flirte avec le cœur. Piètre professionnel : il est bien trop sentimental. Lui qui voulait écrire cette histoire « avec la pointe la plus aiguë de sa vie » se surprend à souffrir des souffrances du maître de maison, l’ancien maître de piano que la vie mit au rebut. Imperceptiblement le récit nomme l’adversaire, sa femme, leurs prénoms s’installent dans le texte. Samuel, Betty : le lecteur les aimait déjà, il ne manquait plus que le narrateur s’y mette. 

Celui qui a un peu vécu dans un grenier saura de quoi je parle. Il y fait froid, et puis la moisissure, la relégation, et les oiseaux qui se cognent à la lucarne, et on voudrait les attraper d’une main pour les dévorer tant il y a longtemps qu’on n’a pas mangé, et le jour qui n’entre plus, ou si peu, et si mal, et la poussière qui se dépose, partout, quoi qu’on fasse, comme les graines d’une existence envolée. Et ces souvenirs, ce fatras de petites immondices intimes qui s’entassent comme les restes d’anciens mets, exquis sans doute mais dont on ne veut plus. Et ce violon, peut-être le premier indice du retournement mental, du renversement des rôles, de l’abdication du tueur. Car il en joua, naguère, du violon, le narrateur tueur. Mal bien sûr, enfin pas aussi bien que l’autre tueur, en bas, le vrai, le pianiste des foules. Ce violon qu’il retrouve, ici, dans la poussière, mieux qu’un cordon ombilical, mieux qu’une transfusion sanguine, mieux qu’un passage de témoin, ce violon qu’il n’a pas même la liberté de faire sonner, juste faire mine, se contraindre à n’en caresser que le bois et les cordes, se contenter de n’en sentir que le frémissement au bout de son archet, par crainte d’éveiller l’ennemi qui rôde – l’ennemi rôde toujours, c’est sa définition, son attribut, tout rôdeur est un ennemi qui ne s’annonce pas. Elle est là, la « partition », à double foyer : celle dont on tourne les pages, celle qui disjoint deux êtres, comme deux territoires que l’on aurait scindés, frontières inviolables qui n’ont plus besoin de tracés. La musique est à la fois ce qui saute par-dessus les frontières et ce qui fait lien, ce qui rapproche et ce qui éloigne : révélation de l’humanité commune de l’instrumentiste comme de l’inatteignable altérité de son art, donc de son être. Rien en partage, la musique pour soi, en soi. Sauf dans les pages ultimes du texte, moment magnifique, poignant, quand deux âmes en viennent aux quatre mains pour livrer une dernière joute, qu’aucune des deux n’avaient prévue – mais, peut-être, secrètement espérée.

Il reste que le roman est au poète un continent douloureux. Écrit dans la plus belle et la plus élégante des langues, La partition ne donne aucun tournis. Oubliez l’énigme, il n’y en a pas, ou si peu. Et si maladroitement résolue. Elle n’est pas un sujet, ou disons qu’elle est un sujet sans intérêt. Elle n’est là que pour tenir en haleine la complexion sensible d’un homme bouffi d’angoisses, de peurs ancestrales, de sentiments d’abandon et d’irrésolutions fondatrices. Il y a quelque chose d’échenozien dans cette écriture qui se retire comme la marée au petit matin, mais sans le plaisir instantané, immédiat du thriller. Rien d’étonnant, alors, que le narrateur tourne autour de sa quête comme l’auteur autour de son texte. Le processus d’écriture en dit plus long que l’histoire. Ça hésite, ça obsède, ça va de l’avant, ça recule, ça peste, ça hésite, ça s’éteint et ça s’enflamme : écriture au diapason des belles contradictions du narrateur, qui s’esquinte, sur les cordes de son violon comme sur celles de son cœur, dans l’exploration de la bonne tonalité, du bon vibrato, de la bonne cadence. Il confesse d’ailleurs écrire « dans la maladresse d’un faux présent ». Est-ce confession du narrateur ? De l’auteur ? Aveu de la difficulté, en tout cas, de tenir les deux bouts du registre narratif qu’il s’est choisi : l’intrigue, et la poésie ; le souffle et le temps mort ; le récit et le dit. Nous nous échouerons sur un îlot d’amertumes, là où baignent les amours contrariées.

Alain Veinstein, La Partition - Éditions Grasset

Capture d’écran 2021-03-16 à 11

Article publié dans Esprit Critique,
revue de la Fondation Jean-Jaurès, janvier 2005.

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lundi 11 mai 2020

Xavier Houssin - L'officier de fortune

Xavier Houssin - L'officier de fortune


La voix de son père

« Oui, c’était il y a longtemps. Comment ne pas penser à cette hâte qui nous saisissait alors. Mais Jeanne avait raison, on ne s’étreint pas dans le souvenir des étreintes. J’ai respiré profondément. Chassé le trop d’émotion. Nous étions fatigués. Dans la chambre nous nous sommes juste mis à l’aise. Allongés côte à côte. Jeanne m’a pris la main. Un baiser sur ma joue. Le bruit des autos dans la rue ronflait en berceuse sourde. J’ai songé à la mer. Je me suis endormi. »

Trouver les mots et la manière d’évoquer le père, ce peut être, pour un écrivain, le projet d’une vie. Certains n’y parviennent jamais : pas faute de talent, mais parce que certaines montagnes ne sont faites que pour être craintes ou contemplées, non gravies ; d’autres dissémineront la présence paternelle au fil de leur œuvre, charge au lecteur fureteur d’en trouver la trace ; d’autres encore marqueront leurs personnages de fiction de traits qu’eux seuls savent appartenir ou avoir appartenus au père. Mais, bien sûr, il est probablement autant de façons de témoigner du père qu’il est d’écrivains… Dans L’officier de fortune, c’est d’ailleurs une autre voie qui s’est imposée à Xavier Houssin – car à l’évidence elle s’est imposée à lui, il n’est pas écrivain à astuces ou à trucs – et c’est dans la voix même du père qu’il s’est glissé, telle du moins qu’il peut se la représenter, lui qui ne l’aura que si tardivement et brièvement connu. François – le père, donc – parle, mais c’est le fils, devenu ici « le garçon » qui écrit, et il y a dans ce « je » qui est celui de l’autre une manière spécialement tendre et vibrante de prononcer l’hommage, et cette union malgré tout.

La toile de fond, bien connue, est celle d’une France impériale qui, malmenée, n’en continue pas moins d’être sûre de sa position et de son rôle dans le concert des nations (voir, ci-après, l’extrait de la présentation qu’en fait l’éditeur, qui suffit amplement). Mais c’est à hauteur d’homme, ou faudrait-il dire de femme, que le vieux soldat désabusé, résigné, plus guère en âge de faire des projets mais pas hostile à un petit rabiot de bonheur, rapporte son histoire : mal marié à une Yvonne aux « rêves étroits » qui le disputait « pour des queues de cerise » mais qui, comme disait l’autre, lui « donnera » deux enfants, c’est une autre femme, Jeanne, rencontrée à Saigon, qui va nantir son existence du petit peu d’espérance et de félicité auquel il aura droit. La présence longtemps clandestine de Jeanne, amour secret, choyé, qui « transformait la vie, effaçait les chagrins », et qui plus tard donnera naissance au « garçon », illumine l’arrière-plan du récit et suffirait à le pourvoir en romanesque.

Houssin fait partie des écrivains les plus justes et pudiques de notre littérature. Peut-être parce qu’en plus de se sentir plus proche du monde d’avant que du présent, à tout le moins peinant à trouver aujourd’hui ce qui pourrait le consoler d’hier, il n’a de cesse d’écrire pour conserver ce qui est déjà passé de mode – de monde – ou qui ne perd rien pour attendre. Avec peut-être cette illusion consciente, courante chez les écrivains, de songer qu’en consignant le temps, on contribue à lui conférer un peu d’éternité. C’est ainsi qu’il exhume dans tous ses textes une histoire intime et familiale qui les empreint presque mécaniquement d’un parfum de mélancolie. Aussi pourrait-on y voir je ne sais quelle obsession des origines ou marotte généalogique : je crois plutôt qu’il faut d’abord y lire le souci, simple et beau, d’empêcher que les choses ne meurent tout à fait. De la même manière, il serait loisible d’y voir l’expression d’un passéisme un peu dérisoire ; là encore il serait plus juste de considérer qu’il s’agit avant tout de donner une histoire au présent – et, ce faisant, de le rendre moins âpre à habiter. Cette mélancolie me semble toutefois constitutive de l’écriture, du style même de Houssin. Un test en ce sens est presque infaillible : la lecture des chutes de chacun des (brefs) chapitres qui composent le livre. Il a en effet ce talent de savoir ménager des résolutions qui n’en sont jamais tout à fait, des chutes parfaites autrement dit, troublantes, démissionnaires, résignées, sèches et tendres – quelque chose qui, étrangement, ne va pas sans m’évoquer parfois les manières ou l'esprit d’un Raymond Carver.

houssin 4eme

À l’issue de ce texte aussi bref qu’il est attendrissant, et puisque tout écrit se destine fantasmatiquement à l’immortalité, on se dit que l’auteur éprouve sans doute la satisfaction, même le soulagement, d’avoir réussi à donner vie littéraire à ce père méconnu mais dont on ne peut s’empêcher de se dire, à telle observation, telle façon d’être ou de faire, que quelque chose fut bien transmis au fils. L’on notera d’ailleurs que l’exergue de Restif de la Bretonne, où il est question d’honneur et de perpétuation du nom, est déplacé à la toute fin du volume, n’en éclairant que mieux et plus humblement encore ce texte de toute beauté.

Xavier Houssin, L’officier de fortune – Éditions Grasset

Lire ou découvrir : 
Les Allers simples, le blog de Xavier Houssin

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dimanche 18 juin 2017

François Léotard - La mélancolie des méduses

François Léotard - La vie mélancolique des méduses


Sur le fil de la vie

Il faut en littérature une certaine constance personnelle pour tenir de bout en bout le registre de la désespérance. C’est un registre que l’on ne choisit pas, et qui ressort bien souvent du premier mouvement de l’écriture. L’invocation de la nécessité, tellement courante et galvaudée dans les gloses contemporaines sur l’art, vaut pour ce registre bien plus que pour tout autre : sans jugement de valeur, sans volonté a priori, sans dessein échafaudé, débarrassée de tout souci du beau ou simplement du désir de séduire, elle est seulement ce qui tient la main de l’homme – et qui le fait écrivain. En vérité, seul celui qui écrit sait s’il est ou pas écrivain ; il le sait même avant de se mettre à écrire, qu’il y parvienne ou pas : il le sait parce qu’il se met à écrire. Le reste, les bavardages de salon, les décrets de la critique, ses sautes d’humeur, ses enthousiasmes outranciers et ses objurgations outrées, tout cela forme, au pire une subjectivité paresseuse, au mieux une opinion personnelle – et cela ne signifie évidemment pas que tout se vaut. Mais pour ce qui est de l’être-écrivain, il n’en finit pas et n’en finira jamais de nous échapper – y compris bien sûr aux yeux de l’écrivain lui-même, tant il n’existe en l’espèce ni règles, ni convenances, ni jurisprudences : le pire écrivain (entendez celui que nous aimons le moins comme celui dont on peut dire, calmement, que l’art court à l’échec) sera parfois plus proche de la quintessence littéraire que cet autre, dont nous aimons pourtant le style, le registre, la voix. Cela dit, le temps vient toujours où le doute n’est plus permis et où, au yeux du monde et de ses lecteurs, l’auteur de livres est devenu un écrivain – bon, mauvais, qu’importe : un écrivain.

J’évoque cette question de l’être-écrivain parce qu’elle se pose – injustement – envers ceux qui, avant d’écrire, furent connus de nous pour d’autres raisons, notamment politiques. De Gaulle, Churchill : leurs Mémoires témoignent d’un rapport intime, et remarquable, à l’écriture ; mais étaient-ils des écrivains ? Chateaubriand, Malraux, bien sûr ; mais ont-ils jamais été des hommes politiques ? Et Blum, un style, une élégance, une érudition ; mais point de romans à la clé. Il y avait Mitterrand, qui en eut le désir, l’ambition, le fantasme, et qui sans doute fut un de nos derniers grands lecteurs au pouvoir ; bien plus à l’aise pourtant dans la critique, et non sans style, que dans le roman. Giscard d’Estaing, mais ce fut un échec. Et puis il y a François Léotard. François Léotard est de ces personnages qu’on ne peut s’empêcher de contempler, lors même qu’ils sont au faîte de leur pouvoir politique, avec un certain sentiment d’irréalité. Comme si, quelles que fussent leur ambition d’alors et l’énergie qu’ils y consacrèrent, devait subsister l’impression, peut-être trompeuse, d’un décalage, d’un écart, presque d’une imposture ; mais une imposture de soi à soi : une façon de s’avancer sur la scène sans jamais donner l’impression d’y croire – et le sachant. Pour certains, c’est son cas, la vie politique aura fait le reste, et rejeté sur ses berges ceux qui s’étaient brûlés à ses astres ; et la vie aussi, et ce frère qui partit sans qu’aient pu être levés à temps les blessures et les quiproquos de la fratrie. Alors voilà : « La vie se met en route quand on la prend en charge », fait dire Léotard à Jean Bordin, le héros (très anti-héros) de ce roman-ci ; et le lecteur d’entendre (peut-être) que c’est de l’auteur qu’il s’agit en creux : jamais en effet nous n’avions eu à ce point l’impression que François Léotard s’était enfin trouvé, que sa vie s’était mise en route. Peut-être d’ailleurs cela paraîtra-t-il injuste, lorsqu’on sait les exigences d’une vie politique au niveau qui fut le sien ; pourtant, et au train où vont les choses, dans quelques années, il est loisible de penser que le nom de François Léotard évoquera peut-être d’abord celui d’un écrivain.

Mais venons-en au roman – et à l’intrigue, puisqu’il faut bien une intrigue afin de justifier le roman. Jean Bordin est ce que le jargon des services secrets qualifie de « méduse » : un agent dormant – celui, en l’occurrence, d’une officine occulte, le « n° 12 », dont le travail consiste à éliminer les ennemis de la nation. Le livre s’ouvre sur ce que constate un homme, de sa chambre d’un institut psychiatrique. Végétation, humains, objets, couleurs, ciel, nuages ou visages, qu’importe : tout n’est qu’environnement, neutralité, extériorité. D’emblée l’écriture est  blanche, sèche, rêche, brève, allusive, flottante, distante, instinctivement nue de tout pathos et, parce qu’elle le demeurera jusqu’au bout, profondément touchante. Ce n’est pas ce qu’il convient d’appeler une belle écriture : Bordin/Léotard, non d’ailleurs sans quelque complaisance ou concession au minimalisme de saison, ne recherche pas le style mais l’effet, non la figure mais l’entaille, le coup de canif. La réussite du livre tient tout entière à cette constance, au déroulement mécanique des émotions d’un homme qui semble ne plus être en mesure d’en avoir. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » : le personnage de Bordin pourrait en être une assez jolie illustration ; car comme tout être qui se brûle au rayon de la lucidité, il est avant tout de désespérance – c’est-à-dire aussi insensible à l’espoir qu’au désespoir : « Je n’ai pas reçu mon existence de face, comme un accident. Je m’y suis engagé de biais ». En fait, Bordin traverse l’existence comme une méduse viendrait mourir sur un sable dont l’essence même est d’être fangeux : « Sorti de l’eau, à côté des humains et de leurs cris, je me suis échoué sans le vouloir, au bord même de la vie ». C’est une lucidité dont il ne semble plus souffrir, pas même s’étonner, et sans que jamais aucun événement, aucune joie, aucune vague, aucune communion, aucune rencontre ne puisse venir l’entamer ; une lucidité que l’on pourrait croire atavique, si les premiers pas dans la vie n’avaient été entachés par le deuil : celui de sa mère prostituée qui le chasse de sa chambre d’enfance pour y accueillir ses clients de passage, celui de son père, torturé dans les alentours de Diên Biên Phu. S’il existe jamais des événements fondateurs, ceux-là en sont de suffisants, et justifient au passage cette manière flottante de traverser l’existence qui fait dire à Bordin : « Je sais ce qui m’a tenu vivant : la proximité constante de la fin ». 

Cette forme effroyablement léthargique de l’être-à-soi ne saurait être comprise comme une résistance au temps. Au contraire : l’assoupissement ontologique induit une insensibilité totale aux injonctions de la société, ses marottes, ses fantasmes. Accepter une mission, fût-elle criminelle, ce n’est pas autre chose que continuer de traverser la vie ; cela ou autre chose, peu importe : tout est réglé, tout se règle ailleurs. Assassiner Mladic, le général serbe ? « Pourquoi pas » – leitmotiv qui n’a pas même besoin de son point d’interrogation. Les fonctions officielles de François Léotard, au plus haut niveau hiérarchique des services secrets, lui furent vraisemblablement utiles, et teintent ce récit d’une vraisemblance qui ne va évidemment pas sans effrayer : la description de ce petit monde souterrain, échappant à tout contrôle politique, vivant sur les décombres de la morale politique, croissant sur le terreau du crime d’État et se fichant comme d’une guigne des chancelleries, a de quoi glacer le plus endurci des lecteurs de polars. Pour autant, le propos est loin de se limiter à cette partition diplomatique et paramilitaire – et c’est bien ce qui donne sa profondeur et sa nécessité au roman. Car qu’importe l’intrigue ; qu’importent les imbroglios avec ses alter ego allemands, américains ou israéliens ; qu’importent les histoires de femmes déguisées en agents, d’agents déguisés en femmes ; qu’importent, même, les conséquences du crime : seul ce que la vie a d’irréel, seuls l’écart dans lequel elle nous cantonne et la blancheur maladive dont la désespérance la pare sont, au fond, ce qui nous touche. Comme nous touche ce Bordin, que l’esquisse de quelques traits imperturbables suffit à dessiner, au travers d’une trajectoire personnelle qui s’apparente bien plus à une cavale perpétuelle qu’à une quelconque enquête. Derrière les grands mouvements officiels ou secrets de la planète, c’est tout une humanité qui court, s’épuise, s’esquinte et finalement s’échoue, sans qu’à aucun moment l’envie de juger ait affleuré. L’intrigue est touffue, complexe, proche parfois des ambitions d’un John Le Carré, mais elle ne serait rien, pas même intéressante, sans le regard de celui qui en est l’acteur. Or le regard de Bordin, désenchanté nous l’avons dit, atone, d’une neutralité de monade, cette distance sans prise, absolue, qu’il a avec lui-même, son corps, son avenir, sa raison d’être, est ce qui donne au monde qu’il traverse – le nôtre – sa teinte de gris absolu, son odeur de marée basse, son horizon d’incessant délitement. La narration même des scènes de crime constitue en la matière une petite leçon, tant jamais Bordin ne se départit de ce qui, loin d’être du flegme, n’est qu’une indifférence profonde et définitive aux sauts de cabris des humains, à tout ce qui fait qu’ils bougent encore et se figurent que cela a un sens. Reste un semblant, comment dire, non d’optimisme mais de révolte – mais l’un pourrait-il aller sans l’autre ? Quelque chose d’un semblant d’enfance, quand cette part de l’être restée crédule, ou disons sensible, aux possibles imaginables, domine les mouvements du cœur et indiquent les grandes directions à prendre. Dans le cas de Bordin, cette part d’enfance intarissable, ce dernier bastion du possible, de ce qui n’est pas encore complètement supportable, le dernier élan finalement, concentrera ses feux sur un certain Peter Hoffmeister, une « méduse » lui aussi, et au destin plus improbable encore que le sien : enfant miraculé de la guerre, fils d’un bourreau nazi, et apprenant sa judéité à l’âge où la vie déjà est faite. Bordin le cherchera partout, avec l’obstination de celui qui se cherche un frère, armé seulement d’un reste de foi instinctive, de cette foi déraisonnable qui vous souffle qu’existe encore, peut-être, un lien entre les hommes qui ne fût pas seulement de sang ou d’intérêt ; un dernier tremblé dans la succession des vies sombres et inexpiables. 

Bordin/Léotard ne stylise rien – ce qui, bien entendu, témoigne d’un souci stylistique – mais cette ligne de conduite témoigne avant tout d’une ligne de vie. Tant et si bien que les maladresses du récit (cette ponctuation parfois trop explicite, cette insistance à expliciter les sentiments comme par crainte que le lecteur ne les comprenne pas) sont dans l’instant digérées dans la complexion du narrateur. Lequel ne nous promet pas l’apocalypse mais un effarement muet ; non l’enivrement dans les ressources romanesques de la fragilité d’un monde, mais un dégrisement ininterrompu ; non une invitation au voyage, mais une acceptation lasse de ses règles communes. Aussi, à mi-parcours, Bordin peut-il se vanter d’avoir « acquis la légèreté qui permet de parcourir le temps sans [se] mettre à compter les jours » ; elle anticipe d’ailleurs sur une chute que nous aurions pu prévoir : « J’ai tout exploré, visité, inventorié, et je n’ai rien trouvé qui ne me donne l’envie de vomir ». Où s’esquissent à nouveau la voix et le visage de l’auteur.

François Léotard, La vie mélancolique des méduses - Editions Grasset
Article paru dans Esprit critique, Fondation Jean-Jaurès, mai 2005

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