Grégory Mion a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Remerciements très vifs à Grégory Mion, auteur de recensions toujours remarquables.
On peut lire son article directement sur le site critiques.libres
L'amour à la racine
Une expression de Jacques Rancière a été abondamment reprise et commentée : « le partage du sensible » (pour réfléchir à la proportion de monde qui nous appartient en propre et à celle qui nous appartient collectivement). Le nouveau recueil de nouvelles de Marc Villemain se situe en amont de ce partage car ce dernier ne concerne que des grandes personnes qui ont fait leurs gammes dans le métier de vivre. En effet, après les belles impudences de Et que morts s’ensuivent voilà presque une décennie, Marc Villemain, cette fois, s’aventure sur le continent bégayant des premiers désirs amoureux et nous propose ainsi un partage de la sensibilité très dépouillé, très espiègle, en somme un apprentissage spontané de l’autre, une sorte d’introduction à la vie qui s’étend puisque l’amour novice induit une addition au-delà de soi-même, un aperçu, si l’on veut, de ce que c’est qu’être le sujet d’une participation qui dépasse le périmètre de nos habitudes ou de nos prés carrés. On suppose alors que les commotions amoureuses de l’enfance préparent une participation plus évidente qui se précisera après le mûrissement de la jeunesse : quand on aura passé le cap d’un baiser langoureux et qu’on aura gravi un corps en premier de cordée qui n’a pas tout son matériel d’escalade, on sera prêt, mettons, à participer socialement à la vie parce que la sensibilité qui se partage secrètement, ab initio, est la meilleure école pour comprendre que le monde se partage aussi publiquement, ad finem. En un sens radical, Alain Badiou dit que la vie de couple est une « scène du Deux » qui va toujours au-delà de son binôme dans la multiplicité des situations politiques. Pourquoi pas. Avec Marc Villemain, point d’engagement de soi en dehors de l’immédiate présence de l’autre que j’aime, point non plus de réalités pesantes qui déferlent d’une radio ou d’une télévision pour nous initier à la vulgarité de l’information de masse. Ce ne sont pas des amours nationales ou internationales que Marc Villemain raconte – ce sont des amours inactuelles, des entractes au milieu de la cohue des affairés, des sensations archaïques qui nous libèrent des engourdissements contemporains. Toutes ces amours sont aussi des rappels nécessaires : avant la jobardise d’un certain hédonisme, il y avait, et il y a toujours pour ceux qui vivent amoureusement en pré-Histoire (donc dans la sensibilité décontractée plutôt que dans le sensible parfois trop rationalisé), une vérité de sensation que la maturité a souvent épuisée sous l’autorité de quelques normes. Au reste, les amours premières ne connaissent pas l’usure de la vie domestique. Et comment ! L’on a tant à faire du corps et du cerveau de l’autre qu’il est purement inconcevable de vouloir s’exténuer dans la terrible myopathie d’un ménage. Suivons le cœur des enfants que nous fûmes, et, si l’on est littéraire, souvenons-nous du Louis Lambert de Balzac – la figure du créateur tombé en ruine, surmené par les concessions du mariage.
On pourrait affirmer que Marc Villemain nous gratifie d’une espèce de pastorale avec ces nouvelles qui, en autant de miroirs d’une vérité qu’on a eu tendance à perdre de vue, réfléchissent à l’amour inconditionnel de ceux qui n’ont strictement que de l’amour à partager. L’enfant ou les jeunes gens ne sont ni propriétaires, ni carriéristes, ni affublés de titres honorifiques – ce sont des électrons libres qui vérifient allègrement la théorie ancienne des atomes crochus telle qu’elle a été pensée par Démocrite. Pourquoi s’aime-t-on ? Parce qu’un certain mouvement de la matière nous a rapprochés. Il n’existe pas de « pourquoi » dans cette démarche : on a une forme qui correspond mystérieusement à la forme d’une autre personne et c’est déjà beaucoup dire. L’œil humain ne peut de toute façon pénétrer la réalité insaisissable de l’atome. Il spécule à bon compte et il donne le change en se montant le bourrichon quand l’amour se met à durer. Mais sitôt qu’un « pourquoi » est donné, c’en est terminé de l’amour – il cesse de se vivre dans la mesure où nous l’avons assujetti à une problématisation. Ce n’est en outre pas un hasard si Angelus Silesius voyait dans l’épanouissement de la rose un « sans pourquoi » (« elle fleurit parce qu’elle fleurit », comme l’amour surgit parce qu’il surgit).
Par conséquent Marc Villemain ne s’alourdit pas de remarques psychologiques superflues ou de démonstrations tue-l’amour. Il suit le rythme intrinsèque des initiations imprévisibles et des initiatives complémentaires. Il le fait assez régulièrement avec la présence d’un juke-box vintage : on repère dans ses textes, explicitement ou en sourdine, le refrain de plusieurs chansons populaires qui escortent les âmes de nos argonautes de l’amour. Ainsi l’aigle chantant Barbara déploie ses ailes pour accompagner le déploiement d’un flirt décisif : une fois que le garçon aura connu la valse-hésitation du cerveau excité et de la verge cotonneuse, « il [marchera] le regard fier », devenu homme même dans la débandade, virilisé d’avoir été à demi-consistant, et, surtout, grandi d’avoir été le complice d’une chair féminine qui n’en demandait peut-être pas tant. Il s’agit là du texte d’ouverture, le plus sexuel frontalement, auquel répondra le tout dernier, le plus chaste, placé sous l’égide de Jacques Brel et de sa Chanson des vieux amants. On ne le formulera par ailleurs que très subrepticement, mais le texte de clôture instruit une cohérence romanesque dans ce recueil de nouvelles. Il évoque également un terminus à la fois douloureux et magnifique, le pressentiment d’un acte qui fait écho au choix d’André Gorz et de sa femme.
Parmi les circonstances exaltantes de ces amours sincères, nous avons retenu le motif de l’exclusivité fragile car le temps de l’enfance ou de l’adolescence est un infini qui se finitise rapidement dans les frayeurs des responsabilités adultes. La haute saison n’est jamais sans arrière-saison, et aux amours vivaces succèdent les amours lasses. De temps en temps aussi, fatalement, l’amour se retire dans la tragédie, tel que c’est le cas pour ce jeune tandem qui se révèle dans le non-verbal faute de parler la même langue (une petite Hollandaise et un petit Français), enfants attendrissants qui vivent l’insouciance des palpations éthérées, l’insouciance encore d’un âge où la mort n’est pas toujours un concept ou une chose connue, jusqu’à ce qu’elle s’invite, hideuse et pourtant magistrale dans sa manière de mettre les scellés à cette union, dans la foudre d’une hydrocution. Bien sûr, cette mort aquatique amplifie la signification des « rivières infranchissables » du titre du recueil (en résonance d’une chanson de Michel Jonasz) : si la déclaration amoureuse est éminemment difficile quand on en découvre le chemin scabreux, si elle est un impitoyable Rubicon à franchir, elle est également infranchissable étant donné qu’elle suggère quelquefois la noyade littérale (l’amour qui emporte les amants dans des rapides plus vifs que ce que n’importe quel cœur humain est capable de supporter). On ne le sait que trop : l’amour est souvent une tachycardie, une jouissance qui trouve à se prolonger, et le cas échéant le cœur éclate, succombe d’affection, dans une épectase qui n’a pas tout le temps le monopole d’une pompe funèbre.
Enfin, pour traverser ces rivières plus ou moins tumultueuses, bien souvent, il n’y a pas de langage approprié, pas de mots qui valent plus que d’autres mots. Marc Villemain nous le décrit joliment lorsqu’il mentionne les « chuintements des organismes », ces gargouillements qui trahissent les présences gênées et fondent la réalité des émotifs universels. Aux vaines logomachies romantiques où les pistolets menacent de brûler des cervelles, nous préférons considérer les symphonies du corps, les ventres couineurs qui retiennent des pets ou des quantités fécales, les bouches qui cherchent de la salive ou qui déglutissent tapageusement, les pieds qui se dandinent dans des chaussures subitement devenues trop petites, etc. Parler, quoi qu’il en soit, ce serait rompre la grammaire sentimentale et nécessairement a-prédicative du moment amoureux en train de se constituer – ce serait briser la ligne de crête du kairos gestuel où l’un des deux visages, là, va bientôt se pencher crucialement pour attraper une bouche. Parler, au fond, ce serait perdre le temps qui n’a ni commencement ni fin, ce temps long des amours naissantes où une main qui en prend une autre pourrait tout à fait envisager un éternel retour main dans la main, sans autre forme de procès que ce soit. Une main, une bouche, un regard, l’infini y tient volontiers, et c’est à ce temps long que Marc Villemain a consacré ses histoires courtes, car tout ce qui est contracté en espace, dans la relativité, confirme une dilatation temporelle. Il fallait fondamentalement des nouvelles pour exprimer l'infinité temporelle des amours débutantes.
Rencontre avec Joseph Vebret - Le Salon littéraire
Ce n'est pas la première fois que Joseph Vebret, directeur du Salon littéraire, interroge ma pratique de l'écriture, et je l'en remercie vivement. Il revient ici sur la genèse de Il y avait des rivières infranchissables (Éditions Joëlle Losfeld).
On peut lire l'article directement sur le site du Salon littéraire.
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— Au-delà de l’amour, thème universel, quel fil conducteur relie les nouvelles que vous publiez ?
Le premier émoi amoureux. L’occurrence inédite, psychique, charnelle, d’une sensation incroyablement souveraine et protéiforme dont on connaissait possiblement l’existence et, en effet, l’universalité, mais sans l’avoir jamais éprouvée soi-même. Cette sensation peut faire perdre le sommeil et bouleverser une existence du tout au tout : c’est dire si elle vaut la peine d’être écrite.
Pour la majorité d’entre nous, cette absolue nouveauté renvoie à ces âges que l’on ne qualifie pas sans raison de « tendres ». L’enfance, donc, mais pas seulement. Car la rencontre avec cet autre qu’on attend sans vraiment l’attendre, et qu’on finit par désirer dans un intarissable désordre intime, cette rencontre peut tout aussi bien se produire à cinq ans qu’à vingt, ou bien au-delà encore. En réalité, cet âge tendre, je crois qu’il faudrait pouvoir en déplier l’acception sur tous les âges de la vie. Ne serait-ce que pour contrecarrer, contester, démentir la vision glaçante et relativement déshumanisée que promeut le consumérisme généralisé. Mais surtout parce que c’est une des grandes caractéristiques de l’humain que d’être, fût-ce malgré lui, disposé au choc de la rencontre amoureuse. Le velouté d’une voix ou d’une peau, un regard, un geste banal peut-être mais singulier, une remarque anodine mais faite avec un certain entrain ou une certaine gravité : bien des manifestations peuvent amener à une forme de sublimation amoureuse. Tenez, je peux bien vous faire cette confidence, mon cher Joseph, nous nous connaissons depuis longtemps : avant même de connaître ma femme, avant même d’avoir croisé son visage ou entendu le son de sa voix, c’est d’abord de sa seule silhouette que je tombai amoureux. À elle seule, cette ombre entrevue, avec sa manière bien à elle de distiller sa propre énergie intérieure, disait déjà beaucoup d’une nature, d’une complexion, d’une projection dans le monde qui d’emblée me fascina. C’est précisément autour de ces sensations que tourne ce recueil : ce que fait à chacun de nous l’éclosion, douce et brutale, d’une telle radicalité.
— Seriez-vous nostalgique de vos amours passées ? En d’autres termes, y a-t-il une part de vous-même, d’autobiographie dans ces nouvelles ?
Mais il n’y a pas d’incompatibilité à ce qu’un tel recueil puisse être autobiographique et parfaitement exempt de nostalgie ! Si nostalgie je peux éprouver, c’est moins pour ces amours passées, quand bien même elles auraient participé au façonnage de mon être et de ma sensibilité, que pour cet âge de la vie qui, s’il ne va pas sans ombres ni peines, n’en reste pas moins un âge dont il peut m’arriver d’envier la part fougueuse, baroque, en tout cas obstinément remuante, énergique, disponible. L’adolescent, par exemple, pressent ce que charrie d’incroyablement fondateur ce qu’il vit, mais en conçoit tout autant le caractère instable et problématique. Sans doute puis-je donc éprouver parfois, oui, ce regret un peu mélancolique et futile, pour ainsi dire automnal, d’une certaine dimension du temps, de ce que j’appellerai une liberté d’inconscience.
L’enfance et l’adolescence ont leur problèmes propres, c’est entendu, mais qui ne sont peut-être pas aussi empêtrés dans la gravité morale et l’esprit de sérieux du monde adulte. Cela tient probablement à la chance de pouvoir jouir encore d’un certain type d’énergie : celle d’un corps dont on éprouve le ressort, la présence, la mobilité, et d’un esprit dont on sent bien soi-même le bouillonnement, la sensibilité au nouveau, aux possibilités de l’existence. Alors, voilà : la vie condamne ces sensations merveilleusement et effroyablement toniques à un certain et inexorable émoussement – on appelle cela vieillir – et je ne vois pas, non, comment ne pas en ressentir une certaine mélancolie, un certain dépit.
Mais il est vrai que la nostalgie n’a pas la cote par chez nous, qui demeurons résolument progressistes, prométhéens et avides d’avenir. Je ne sais plus dans quelle magazine ai-je lu que la nostalgie était « le cynisme des vieux » : c’est d’une bêtise qui est elle-même fort cynique. C’est confondre la nostalgie, mouvement du cœur qui n’est pas spécialement désiré, élan sentimental parfois implacable, avec la « réaction », attitude qui relève d’une pensée misonéiste, et probablement d’une erreur de parallaxe temporelle. Il n’est pas interdit de se sentir nostalgique tout en éprouvant de la curiosité, et pourquoi pas de l’empathie, pour ce qui évolue en soi et autour de soi.
— Il y a de la nostalgie, mais aussi une part de fatalisme, une forme de romantisme… Toutes les histoires amours sont-elles vouées à mal se terminer ?
Une nostalgie, donc, si vous y tenez, mais alors une nostalgie heureuse. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans étrangeté, je le concède : je peux avoir aussi la nostalgie des choses difficiles, éventuellement de certains moments pénibles ou douloureux. Peut-être parce que ce qui nous arrive plus jeunes nous fait malgré tout nous sentir obstinément vivants, je ne sais pas. Ou que nous sommes tellement présents à nous-mêmes que nous pouvons parfois, confusément, en éprouver une impression étrange d’immortalité. Mais si je peux à l’occasion cultiver cette drôle de nostalgie heureuse, c’est en effet parce que le temps a donné raison à mon être et que je sais m’être sorti de ce qui, alors, pouvait me sembler d’une invincible noirceur. Si bien que ne me reste de ce temps que la sensation d’une épreuve surmontée.
Bon, mais qu’est-ce donc qu’une histoire d’amour qui se termine mal ? Il me semble que la question à se poser serait plutôt : de quoi cela signe-t-il la fin ? Si l’on a de l’amour une idée absolue, voire absolutiste – c’est-à-dire, en effet, romantique – alors oui, la fin de l’amour peut causer un grand sentiment d’échec. Mais on peut aussi prendre l’amour comme il vient et pour ce que, à un moment précis, il peut être : une révélation heureuse qui n’induit aucune promesse d’éternité. Disons qu’à côté de l’idée romantique de l’amour éternel, celle d’un amour borné dans le temps et dans ses sensations n’a rien de dégradant : il peut n’en être pas moins bouleversant et sincère.
La fin d’un amour peut signifier aussi la fin d’une tension ou d’une souffrance incommunicable. D’ailleurs la rupture n’est pas nécessairement un échec, en ce sens qu’elle peut permettre à ses protagonistes de retrouver le sentiment de leur individualité. Non que l’amour l’ait mis entre parenthèses, mais il induit, et d’une certain façon oblige, à un partage. Or, à certains moments de sa vie, il n’est pas illégitime d’éprouver le besoin de ne plus se sentir partagé, et de recouvrer sa plénitude propre, fût-elle illusoire. Après, si c’est à moi que la question se pose, alors en effet je dirai que je verse plutôt du côté des romantiques. Je ne l’ai pas toujours été, mais je le suis devenu.
Quant aux histoires que je raconte dans ce recueil, je ne crois pas qu’elles se terminent mal : elles se terminent, c’est tout. Parce qu’elles-mêmes sont en âge de se terminer – c’est, comme on dit, la vie. Toutefois, non en dépit mais en raison même de sa chute qui attristera peut-être certains lecteurs, l’ultime nouvelle de ce recueil, qui en signe à la fois la clôture et la sublimation, ne pourrait mieux se terminer : elle est pour moi une fin heureuse et désirée.
— D’où vous est venue l’envie, ou le besoin, d’écrire ces nouvelles ?
C’est difficile à dire. Je me pose d’ailleurs la question à chacun de mes livres : mais d’où m’est venue l’envie ou le besoin d’écrire « ça » ? C’est la part obstinément mystérieuse sans doute de tout élan scripturaire, et je n’ai pas plus envie que cela de la percer : j’aurais trop peur d’en tétaniser l’énergie. Dans le cas de ce recueil, il est incontestable que mon propre vieillissement n’est pas étranger à l’envie, assez paisible finalement, d’un certain coup d’œil dans le rétroviseur. Mais il y a une raison disons plus contingente, liée aux défaillances de ma mémoire, ou du moins à la peur que j’en ai : je n’aime pas, je déteste me sentir dépossédé, je n’aime pas l’idée que des choses, des moments, des lieux, des personnes puissent s’effacer de moi. Je les écris donc pendant qu’il est encore temps. Enfin il est peut-être un mobile ultime, plus profond, à savoir qu’il y a selon moi une nécessité, pour qui voudrait avancer dans la vie, d’en identifier les jalons. Or voilà, pour un écrivain, marquer ces étapes consiste à les écrire : ce faisant, il les rend à leur éternité tout en se donnant les moyens de passer à autre chose – d’écrire autre chose.
— Quels sont les écrivains, les livres, les lectures qui ont influencé votre façon d’écrire ?
Je n’ai jamais vraiment su répondre à cette question. Mes goûts, mes prédilections, mes affections, en littérature comme en tout, sont d’un hétéroclisme qui m’affole parfois moi-même… Quant à dresser la liste de mes classiques fondateurs, l’exercice pourrait se révéler un peu fastidieux. Je peux seulement dire le type de livre (roman ou fiction, s’entend) qui ne m’intéresse pas : celui de pur divertissement, celui dont n’émanerait pas un univers singulier, qui manifesterait un trop grand désir de coller au présent, de vouloir l’expliciter ou de l’éclairer (ici aussi je reste du côté des romantiques : je crois que le monde a moins besoin de lumière que d’ombre, et qu’il attend de nous moins de réponses que de questionnements), celui enfin dont la langue, les manières, la posture, se contenteraient de valider le lexique du temps. J’aime le livre qui me soulève, qui suscite mon admiration, qui m’aide à me décaler, à décaler ma propre vision, et qui à sa manière vient s’inscrire dans l’histoire de ma propre fabrication ; celui dont je pourrais presque croire qu’il a été écrit pour moi.
— Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?
Beaucoup, peut-être trop. Quoiqu’une certaine maniaquerie a fini par me passer : avec le temps je me fais peut-être davantage confiance, mais surtout j’accepte plus volontiers que ce qui émane de moi s’exprime au moyen d’un filtre plus mince, que le tamis en soit plus fin ; j’ai fini par me désenvoûter du souci de la joliesse, de l’harmonie, de la forme parfaite. Mais comme on ne se refait jamais complètement, n’est-ce pas, mon mouvement général, peu ou prou, consiste à ne pas écrire une phrase tant que la précédente ne me paraît pas totalement fondée. Je le dis souvent, une bonne part du métier d’écrivain relève d’un artisanat : tel un menuisier, je décape, je ponce, je rabote, j’ajuste, je polis, je laque. Le difficile, qui relève à la fois d’une esthétique et d’une éthique, est de mesurer les bonnes proportions de ce travail : polir une phrase à l’excès lui fait courir le risque de la jolie manière, de la simagrée, mais lui refuser un certain polissage peut aussi l’amputer de sa justesse, de son ampleur, de sa puissance d’évocation. Il faut donc travailler, et travailler avec la plus grande minutie, mais il faut aussi, et pas moins, savoir s’arrêter. Notre cœur et notre cerveau requièrent, je crois, les mêmes besoins, et seul un certain repos, voire un certaine relâchement, est en mesure de les réarmer.
— Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?
Ce serait bien vaniteux que de l’affirmer ! Mais si je ne peux pas contredire absolument votre assertion, a minima je la reformulerai. Et dirai plutôt que l’écrivain a au moins le désir de voir le monde autrement que ce que l’on en perçoit communément. Mais il n’est pas seul dans ce cas : songeons seulement aux peintres. On sait par exemple l’obsession de Monet pour la lumière, combien il pestait, tout en cherchant à en capter chaque irisation, contre son caractère obstinément changeant. Eh bien voilà, c’est un peu la même chose : il s’agit pour l’écrivain de capter un moment, une sensation, une émotion, un fait que, à tort ou à raison, il se sentira peut-être apte à saisir avec un peu de singularité. Ce faisant, il exhaussera un autre réel, et un réel qui ne sera pas moins vrai que l’autre. Bergson disait que l’artiste est celui qui s’acharne à considérer la réalité même tout en veillant, disait-il, à ne « rien interposer entre elle et lui ». Sans doute n’avait-il pas tort. Mais qui en est capable ? Qui – pas moi, en tout cas – peut dire : ce que je vous montre, c’est la vérité nue et crue du réel, celle à laquelle vous n’avez pas accès parce que vous ne cherchez à en voir que l’option pratique, fonctionnelle, visible ? Cela serait présupposer que l’artiste serait apte à vivre sans être affecté par des causes dont il est aussi le produit, bref qu’il pourrait jouir de cette liberté extravagante, et peu crédible, de rester indéterminé. Mais qu’il en ait la volonté, ou mieux encore que cela soit ce à quoi il nourrit son feu intérieur, alors oui, cela est sans doute assez juste.
— Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?
À l’évidence. De même que nous avons besoin de maîtres, et tant pis si l’idée déplait à l’horizontalité démocratique. Non pour en être esclaves, mais au contraire pour, à un moment donné, éprouver la nécessité de nous en libérer : c’est cette épreuve même qui permettra la naissance d’une singularité – donc d’un style. Ce mouvement résume d’ailleurs la grandeur et la dignité de la condition humaine : l’émancipation. L’émancipation est ce qui nous grandit et nous singularise. Or, pour s’émanciper, encore faut-il avoir eu à en éprouver la nécessité. Autrement dit, tout écrivain conséquent est parricide.
Il y avait des rivières infranchissables
Éditions Joëlle Losfeld - Octobre 2017
Sur le site des Éditions Gallimard / Joëlle Losfeld
Franck Mannoni a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Marc Villemain cultive l'art de la digression dans l'art souvent punchy de la nouvelle. Ses personnages s'épanouissent dans une temporalité lente. Ils se perdent avec délice dans la contemplation et vivent avec une acuité exacerbée les découvertes sensuelles de l'adolescence. Ils s'interrogent aussi sur ces sensations nouvelles et cet appel vers l'autre qui leur semble à la fois attirant et inquiétant : « Dans leur gorge une boule, dans leur ventre un noeud, dans leur coeur une graine. Aussi parce qu'ils ne l'ont jamais fait. » Entre collège et lycée, pendant une partie de foot, ils semblent perdus dans ce remue-monde. À leur manière, ils incarnent une forme de romantisme réussi : un idéal poursuivi jusqu'à l'absolu, l'âme envahie par l'irruption du Beau. L'auteur montre très bien comment la magie d'un instant abolit la banalité du quotidien. Il magnifie le moment de la reconnaissance, un éblouissement unique, qui peut naître d'un rien. Un parfum, une silhouette, une couleur, tout peut créer l'émotion. C'est tout juste si l'un des personnages a le temps de « deviner ses cheveux blonds qui tombent en torsades sauvages sur l'ambré de ses épaules ». Le coeur est pris, tous comme l'esprit et l'ensemble des sens, sans être coupés du monde. La nature qui entoure les protagonistes sert de miroir à leurs états d'âme. Dans ces entrelacements, Marc Villemain écrit ses plus belles pages synesthésiques. Au cours de son exploration des sentiments, l'écrivain ne s'arrête pas à la période de l'adolescence. Il rejoint avec finesse les premiers émois de l'enfance et projette sa vision jusqu'à la vieillesse. Tandis que l'émerveillement simple des passions infantiles glorifie une amitié spontanée et sans calculs, le temps passé donne sa valeur au grand âge. Mais ces nouvelles restent des nouvelles, avec leurs fins parfois abruptes et cruelles comme le demande ce genre exigeant. Le doute, l'incompréhension, la mort, ne sont jamais loin et rôdent à l'affût, comme un pendant incontournable au merveilleux.
Franck Mannoni
Site du Matricule des Anges
Questionnaire du candide (Brice Torrecillas)
Merci à Brice Torrecillas, qui a eu envie de me passer au grill de son fameux « Questionnaire du candide ».
À lire aussi dans son contexte originel,
sur le site Brice fait des phrases.
Ses premières expériences d’écriture furent à caractère politique. Par bonheur, après avoir prêté sa plume à Dominique Strauss-Kahn, à Jean-Paul Huchon, à François Hollande ou encore à Jack Lang, Marc Villemain décida de passer aux choses sérieuses : la littérature. Directeur de collection aux éditions du Sonneur, il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables (éditions Joëlle Losfeld), un recueil de nouvelles qui suscite un réel enthousiasme. Et il honore superbement notre questionnaire du candide.
- Un écrivain, ça naît comment ?
Il n’existe heureusement aucun schéma de fabrication : ce qui vaudra pour un tel n’aura aucun sens pour tel autre. Car c’est une facilité de langage et de l’esprit, selon moi, voire une manie taxinomiste, que de penser qu’il pourrait exister une caste, une communauté, une corporation des écrivains. Rien n’est plus irréconciliable et composite que cette nébuleuse d’humains qui, pour des raisons propres à chacun, ont placé l’écriture au centre de leur vie. Autrement dit, je ne connais guère que des individus sans autre lien entre eux que celui d’être continûment aimantés par le désir d’écriture.
Cela dit, au-delà cette passion commune, il existe peut-être une espèce de point nodal, comme on dirait en topographie. Disons une sorte de mouvement qui, de fait, conduit toujours celui qui écrit à se tenir en plus ou moins grand décalage avec le monde. Car écrire, c’est aussi travailler avec ce qui, en soi, n’est pas mûr, pas prêt pour le monde. Dans le temps de l’écriture évidemment, puisque celle-ci requiert une longue et impérieuse solitude, mais aussi dans ce qui peut acculer un individu à sa table de travail, et qui ressortit probablement à un désir, sourd mais assez pressant, de mettre l’existence et le monde à une certaine distance. Je pense que tout écrivain un peu sérieux ressent cela. Pour ce qui est de ma petite personne, je dois dire j’ai toujours éprouvé, dès l’enfance, un vague sentiment d’étrangeté devant le monde, et parfois une certaine gaucherie, voire réticence, à y évoluer. Sans doute est-ce là, donc, que naît l’écrivain en moi, dans ce hiatus, cet écart.
- Un livre, ça vient de quoi ?
De cela, précisément : de ce sentiment de relative inadéquation au monde et du désir de l’interroger. Pas forcément d’ailleurs pour l’entériner ou s’en réjouir : ce peut être aussi pour essayer de trouver sa place dans le mouvement global, de reprendre pied parmi la foule.
Reste qu’il faut bien trouver quelque motif d’écriture. Cela peut être dans le cours incroyablement chaotique, extraordinairement faramineux et donc définitivement romanesque du monde – vers quoi, un temps, je penchai –, mais on peut aussi chercher en soi, dans une certaine urgence sensorielle, dans sa mémoire affective, lorsqu’on finit par comprendre qu’on est porteur de bien plus que soi-même – et c’est plutôt la manière de faire de mes derniers livres. L’origine du monde et l’origine de soi, donc : ces deux sources peuvent s’annuler, se repousser ou coexister, c’est selon. Chez moi elles entrent fréquemment en rivalité – en émulation, espéré-je : il ne s’agit pas tant d’écrire ce que je suis, qui n’intéresse personne, mais, partant de ce que je suis, de trouver à mon être un écho au dehors, d’épuiser mon humble et négligeable biographie pour regarder, simplement regarder si tout cela trouve un peu de sens à l’extérieur.
- Un style, ça se trouve où ?
Si je savais… Dans la lecture et à force d’écriture, affirmeront de conserve le professeur et l’écrivain aguerris : c’est le b.a.-ba, et ils auront raison. Je me souviens qu’autour de mes vingt ans je recopiais à la main des passages entiers de romans, Balzac, Stendhal, Malraux, Kafka… C’est une assez bonne manière, je crois, non de se forger un style, cela va sans dire, mais de se donner l’impression – enivrante ! – d’entrer dans la fabrique et l’intimité d’un style. Ce qui serait déjà un bon début…
Toutefois, si ce travail – lecture, écriture – suffisait, cela se saurait : pourquoi sinon tant de lecteurs sensibles et passionnés éprouveraient-ils les plus grandes difficultés à écrire ? Nous sommes très inégaux devant l’écriture. D’aucuns éprouvent précocement cette part infinie de jeu que la langue recèle, ou, mieux encore, savent donner naissance à un univers, quand d’autres ont besoin d’attendre que la vie ait suffisamment manœuvré en eux. Le style c’est l’homme, dit-on, et assurément il y a du vrai dans ce poncif. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser que tout écrivain a ou pourrait avoir un style, si l’on entend par là la capacité d’affecter une forme à la fois singulière et maîtrisée à ce qui parle en soi, et dont chaque attribut est irréductible et unique. Mais c’est là que commence le difficile : entrer en pleine et totale correspondance avec cette voix intérieure.
- Quand on écrit, c’est pour qui ?
Ou pour quoi, serai-je tenté de répondre… Alors je dirai : pour le geste, la beauté du geste, l’incomparable plaisir de voir naître un monde que, certes, je portais en moi, mais qui, avant d’être passé au tamis de l’écriture, végétait à l’état de chrysalide. Probablement ai-je un ou plusieurs destinataires, intimes, secrets, identifiés ou pas, mais c’est vraiment d’abord ce que je ressens, cette joie, cet enivrement à découvrir ce qui me vient sous les doigts, tout ce dont je me sentais porteur mais qui flottait dans mes pensées indistinctes ou dans les limbes.
La seule chose que je puisse affirmer, c’est que je n’écris pas pour le lecteur. J’écris pour sublimer, donner langue et corps à ce qui frémit ou s’agite en moi. Mais une fois que la texte a trouvé sa forme quasi définitive, une fois que l’édifice est là, qu’il me semble fondé, alors je le reprends entièrement, et cette fois en songeant au lecteur, en me mettant à sa place. Je tâche alors de faire comme si je découvrais le texte d’un autre que moi. En toute rigueur la chose est impossible, bien sûr, mais c’est un objectif, un idéal de travail. Il s’agit notamment de repérer, afin de les gommer, tous ces moments bavards, apprêtés, coquets, gras, vains, autrement dit tout ce qui ne sert pas le propos ou l’univers propre du texte, qui l’encombre et l’empêche de respirer. Je suis persuadé que tout ajout à un texte qui vient de loin, nourri à une certaine passion, écrit dans une certaine forme de frénésie, même douce, corrompra le texte original. A contrario, il y aura toujours matière à désosser, élaguer, retrancher. L’homme est assez bavard, le livre ne doit pas l’être.
- Votre dernier ouvrage, qu’est-ce qu’il raconte ?
Il s’agit d’un recueil de nouvelles intitulé « Il y avait des rivières infranchissables », paru chez Joëlle Losfeld. C’est un « livre d’amour », pourrai-je dire si cette qualification ne risquait, précisément, de le… disqualifier. En tout cas un livre de sentiments et de sensations. Mais pour prolonger la question précédente, je dirai que c’est d’abord un univers auquel je cherchais depuis très longtemps une issue littéraire. Celui de mon enfance et de mon adolescence. Toutes deux parfaitement banales, mais d’une banalité intéressante en ce sens que l’intimisme relatif de ces nouvelles me semblait pouvoir entrer en correspondance avec un certain universel : nous avons tous connu – du moins faut-il l’espérer – l’émotion des premières fois, nous avons tous le souvenir de nos premiers émois amoureux, de ce qui a fondé en nous cet attrait d’un type nouveau pour l’autre, petite fille dans la cour de récréation ou « jupe plissée queue de cheval à la sortie du lycée »… Premiers sentiments irrépressibles, premiers déchirements intimes : c’est parce que cette matière sentimentale est éculée qu’il y avait défi littéraire. Car c’est à la fois très prétentieux et très humble que de vouloir se mêler aux innombrables auteurs qui, siècles après siècles, ressassent l’amour, et que d’espérer pouvoir faire entendre une voix qui, sans rechercher l’originalité à tout prix, n’en soit pas moins farouchement singulière.
Enfin j’ai écrit ces histoires parce que, certes, je ne voulais pas que le temps finisse par les enterrer, que j’avais envie de sonder ce qui, en elles, pouvait me constituer, mais aussi parce que je vois l’amour comme une trajectoire, disons une sorte de noviciat perpétuel : à l’aune du passé, il s’agissait donc aussi d’éclairer mon présent amoureux.
Dominique Baillon-Lalande a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Lire l'article sur le site Encres Vagabondes
Douze nouvelles pour dire le premier émoi amoureux, les mains qui se frôlent, les balbutiements et les hésitations, les premiers baisers, le sein dont on devine la courbe et qui trouble, les sens qui s’aiguisent et l’apprentissage du désir face à la pudeur qui bloque les élans, les corps à nus qui se découvrent, les maladresses et les fuites, la difficulté à dire des mots d’amour et à franchir la rivière. Des jeunes gens, certains à peine sortis de l’enfance, d’autre, déjà presque adultes, à travers cette découverte angoissante du grand mystère de l’autre, se révèlent à eux-mêmes et racontent.
Ces saynètes successives en oscillation permanente entre rêve et réalité, fantasmes et passages à l’acte, regards et paroles, cristallisent la découverte érotique. Et derrière la sensualité s’esquissent les sentiments.
Les vacances avec la fraîcheur de la neige ou l’odeur du foin coupé, les ballades en vélo ou le bruit assourdissant des mobylettes, les boums et les slows qu’on se repasse en boucle en K7 sur son walkman avant d’oser le soir enlacer la camarade de classe que l’on épie depuis plusieurs semaines, le lit trop étroit de la chambre d’enfant et la crainte d’être dérangé dans la clandestinité de cette heure volée aux cours pour trop-plein de désir, tressent une guirlande de fragments goûteux et sensibles saisis sur le vif.
Apparemment si ressemblants ils tissent pourtant une histoire unique et éternellement recommencée, miroir de l’adolescence mais aussi de toute une époque. On est fin soixante-dix, début quatre-vingt, en un temps d’avant Facebook que les jeunes sur-connectés d’aujourd’hui ne peuvent imaginer, quand le téléphone encore à fil était monopolisé avant dîner par d’interminables conversations adolescentes que les parents ne considéraient qu’à l’aune de la facture indécente émise par les PTT ou du repas qui refroidissait dans l’assiette. Des références musicales, au parfum de Radio Nostalgie parfaitement raccord avec la photo du walkman de la couverture, servent avec pertinence d’environnement sonore.
Puis une treizième nouvelle, fermant le cycle des amours adolescentes éphémères, vient transcender les récits qui l’ont précédée. Avec un saut d’une trentaine d’années, l’auteur nous y convie à l’anniversaire de mariage d’un écrivain adolescent fin soixante-dix. Un bienheureux dont le couple a su préserver malgré l’usure du quotidien la flamme amoureuse.
Disons-le tout de suite, ce recueil de nouvelles est une parfaite réussite par la délicatesse de son ton, la douceur, la bienveillance et la sensualité qui s’en dégagent, les émotions universelles qui le fondent. Grâce à l’efficacité de son style simple et élégant aussi.
Ce sont ici les sensations et non les faits qui nourrissent les récits successifs de ces "premières fois" souvent sans lendemain qui ont joué en leur temps le rôle d’expériences fondatrices. D’elles il ne demeure souvent qu’un parfum, une image, un geste, une musique, une émotion dont le souvenir reste plus profondément gravé dans la mémoire que l’exploration même de ce nouveau continent. Les dialogues sont rares. Ici, un peu comme à l’écran, on aime avec les yeux et le corps avec une alternance de plans fixes et de mouvement (danse, vélo, marche) qui rythme les séquences. L’odorat, le toucher, la beauté des femmes et du décor qui s’imprime sur la rétine, tous les sens sont ici à la fête.
Le choix de ne jamais nommer son personnage mais d’user de l’anonymat de la troisième personne du singulier au masculin dont on ne sait dans cette initiation multiple si elle renvoie au même garçon à des âges différents ou à des protagonistes diversifiés par épisode, favorise le "doublage" que chacun peut opérer à partir de ses propres souvenirs émotionnels. Et derrière l’écho de ces heures fugaces que nous avons tous connues, pointe une nostalgie partagée, aussi douce que troublante, qui aime à flirter délicieusement avec la poésie.
Un livre à déguster sans attendre ! =
Michel Gros Dumaine a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Lire l'article directement sur le blog de Michel Gros Dumaine
Il y avait, il y a, il y aura
Il y a des textes qui, comme la théorie lévinassienne du visage se soucie de l'être dans sa nudité fragile, offrent à ceux qui s'y aventurent l'expérience sensible d'une telle nudité. Il y avait des rivières infranchissables le dernier livre de Marc Villemain fait partie de ces écritures précieuses, devenues désespérément inhabituelles, qui se saisissent avec une délicate nostalgie des questions sans fin que pose le mystère du désir amoureux. Douze variations du thème des amours naissantes, plus une (surprenante) en guise de point de capiton, constituent la palette sensuelle d'une écriture légère et ciselée, émotive et précise, parfumée. Une écriture qui tisse la toile d'un réel qui s'entrouvre et s'échappe aussitôt au gré des pulsations d'un imaginaire sans pathos ni pesante nostalgie. Il y avait des rivières infranchissables comme un tableau qui nous regarde et nous dit qu'il y avait, qu'il y a, qu'il y aura la magie vivante du désir, creuset de l'être-là que nous sommes, toujours infranchissable. =
Zazy a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
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« Entre mon cœur et
Ma langue, il y avait
Des rivières infranchissables,
Des passages à niveau fermés,
J’ai dû balayer des montagnes et des montagnes de sable
Pour une parcelle de vérité »
En épigraphe de son livre, Marc Villemain a noté cette chanson de Michel Jonasz, fil rouge de son livre de nouvelles.
Quel que soit l’âge des personnages, le premier petit garçon n’a que six ans, le dernier une vingtaine d’années. Marc Villemain a su transcrire ce premier émoi qui fonde l’existence de l’être humain, l’impossibilité à dire les mots d’amour, la difficulté de faire le premier pas, l’impossible alchimie.
Un recueil de treize nouvelles, aussi délicieuses que les treize desserts de la Nativité, toute en sensualité tenue où aucun des personnages n’a de prénom. Ils sont il et elle qui permet à la lectrice que je suis de replonger dans ses première fois, ses premières sensations, les mains qui se rencontrent, s’effleurent presque comme par inadvertance. Les premiers baisers, les premières étreintes, les jusqu’où puis-je aller. Toutes ces approches maladroites, d’élans chastes, de tentatives, d’évitements et de frustration de n’être pas allé au bout par la venue du copain, l’arrivée de la sœur. Le grain de sable qui fait que … Des histoires, chaque fois recommencées, chaque fois presque pareilles, mais chaque fois différentes avec un crescendo qui suit l’âge des amoureux
Chacun de nous peut se retrouver dans ses évocations.
Ce livre est tout de douceur, de tendresse, d’amour mais également de cruauté, celle des gamins. Où est la réalité, où sont les fantasmes, où est le rêve ? Oh ce sein dévoilé, oh cette nudité entr’aperçue, Oh cette bouche qui s’offre, se donne puis se reprend !
Chacune des douze nouvelles permet aux garçons, j’ai presque envie d’écrire au garçon de grandir, de se constituer homme. Toutes ces historiettes, tous ces brouillons le prépare au grand Amour, à trouver le pont qui enjambe la rivière infranchissable.
L’écriture, plus qu’agréable, offre une promenade sensorielle qui ravive nos propres souvenirs, l’odeur de l’herbe coupée, de la chocolatine (plus joli que pain au chocolat), odeur de l’onde, bruit du courant, pétarades des mobs, flonflons des bals de campagne…
La dernière nouvelle est hors du lot. C’est la quintessence de l’homme, de l’amour, des souvenirs.
La nostalgie n’est pas triste, elle est poétique, romantique, brut de décoffrage, comme les ados. J’ai suivi le courant de la rivière, j’ai remonté le courant de mes souvenirs, j’ai écouté la douce musique des mots de Marc Villemain. Un recueil à ouvrir de temps à autre, à goûter comme une madeleine, pardon, comme une chocolatine.
Jean-Pierre Longre a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Lire l'article de Jean-Pierre Longre
directement sur son site
Les rivières en question sont suggérées en exergue du volume par Michel Jonasz : « Entre mon cœur et / Ma langue, il y avait / Des rivières infranchissables, / Des passages à niveau fermés. ». Voilà qui annonce la thématique commune des treize nouvelles composant le volume : l’amour naissant, à peine suggéré, presque déclaré avec ou sans paroles, accepté ou non, maladroitement assouvi, contenant déjà dans ses balbutiements les soubresauts des sentiments, de la sensualité, de la jalousie, de la passion, voire de la mort, mais aussi la douceur, la délicatesse, la tendresse, les attentes et les découvertes de ce que Baudelaire appelait le « vert paradis des amours enfantines, / L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs. ».
Amours d’enfance ou d’adolescence, chaque texte, dans son atmosphère et son décor particuliers (vacances à la campagne ou à la neige, dernier jour de collège, bal rural, longues conversations téléphoniques, soir de fête, on en passe…), est à la fois narration émouvante et fine analyse de l’expression ou de la suggestion des sentiments, du geste hésitant de l’amour. Il faudrait citer de nombreux passages pour rendre compte de la subtilité des descriptions. Un seul exemple : « C’est le retour du silence qui vient guider son geste, et avec une minutie, une justesse, une exactitude folles et craintives, sans rien brusquer de l’autre ni remuer le moindre bout d’étoffe, voilà son bras qui se lève, se met à hauteur, entreprend de l’entourer et de se poser sur son épaule, l’épaule opposée, et elle elle ne dit rien, ne montre rien, du moins ne montre-t-elle rien qu’elle ne veuille montrer, mais lui voit bien sur sa peau le frémissement de la rougeur, et le tremblotement de la lèvre inférieure, et l’éclat de rubis dans ses yeux […] ».
Il y avait des rivières infranchissables (tout compte fait pas si infranchissables, pour peu qu’un écrivain y mette le pont solide et délicat de ses mots et de son style) est un recueil à deux dimensions (au moins) : l’autonomie des nouvelles d’une part, l’unité de l’ensemble d’autre part. On ne percevra complètement cette unité qu’en allant jusqu’à la fin du livre, jusqu’à la dernière ligne de la dernière page du dernier titre, « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ». Mais soit dit entre nous, on n’aura aucun mal à parvenir à cette ultime étape, tant les précédentes sont, à la mesure du cœur des protagonistes, palpitantes. =
Le Off des Rivières infranchissables
Quelle est la genèse de votre livre, d'où est-il né ? Telle est en substance la question posée par Cédric Porte sur le site 300 mille signes / Le Off des auteurs - ce qu'il appelle joliment « la cinquième couverture ».
Voici donc le "Off" de Il y avait des rivières infranchissables. Qu'on trouvera plus de plaisir encore à lire directement sur 300 mille signes / Le Off des auteurs.
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Ce que je fus ?
Si je veux retrouver la source de mes rivières infranchissables, alors il me faut aller puiser assez profondément dans le temps. Et tant pis si la nostalgie n’a pas vraiment la cote en notre époque furieusement en marche, laquelle se plait à y voir le levain romantique d’un possible passéisme politique et un empêchement à la nécessaire adaptation des hommes au cours du monde ; au mieux un sentiment ombrageux et malsain. Du haut de ma seule échelle individuelle pourtant, j’ai fini par accepter l’idée que ce que j’étais, comme homme, comme écrivain, tenait en large part à ce que je fus. Ce que je fus ? Un enfant et un adolescent à la fois espiègle et sombre, contemplatif et rageur, volontiers tenté par les marges mais sensible par-dessus tout à la douceur, à la tendresse, à certains élans purs. Moi qui ai longtemps professé une sorte d’éthique de l’engagement, me voilà donc renonçant aux raisonnements, aux théories, aux objurgations morales et autres édifications, me voilà délaissant le général pour ne me laisser envahir que par des sensations particulières et attendre que montent en moi, jusqu’en mon écriture, ces choses infimes qui ne disent rien du monde mais fondent une singularité. Me voilà m’examinant, moi-même et ma génération, au reflet sensible que nous présente le petit miroir du temps. Sans doute suis-je en cela, comme tant d’autres, enfant du grand désenchantement spirituel, idéologique et prométhéen – et sans doute, demain, dira-t-on le plus grand mal de nous.
Peut-être aussi arrivé-je à un âge où il m’est difficile de ne pas éprouver la pression qu’exerce cette espèce de cheville ou de levier qui accélère la bascule du temps. Il est probable que cet « effet cliquet » explique en bonne part l’envie de revisiter mes premiers émois amoureux, certes pour le plaisir un peu régressif – donc délicieux – d’exhausser quelques sensations de jeunesse, mais aussi pour donner à mon être amoureux son caractère définitif et contemporain. Car c’est là malice de toute nostalgie bien comprise : elle confère au présent une densité renouvelée. À cette aune, et pour peu que l’on accepte de le lire entre les lignes, Il y avait des rivières infranchissables constitue donc autant un retour sur moi, un retour égocentrique si l’on veut, qu’une déclaration de confiance et d’amour à mon devenir – autrement dit à la femme que j’aime au présent.
Je sais bien par ailleurs comment et pourquoi le travail sur ce recueil a pu modifier, réformer mon écriture. Je passe sur le défi littéraire – esthétique, disons – que représentait la perspective d’un livre s’attachant à explorer le domaine tellement visité déjà des amours enfantines et adolescentes ; ce défi m’enchantait, m’amusait même : j’ai toujours pensé qu’il était possiblement autant de manières de dire l’amour que de le vivre. Reste que pour la première fois (et j’ai envie d’y voir un autre point de bascule, mon entrée dans un autre temps de la vie induisant l’entrée dans un autre temps de l’écriture), je n’ai écrit qu’à partir de ce qui montait en moi, cette mémoire extrapolée ou raccommodée, pure quoique travaillée, taraudée par le temps, ces mots simples et premiers qui viennent à tout être éprouvant un sentiment trop nouveau ou trop fort : j’ai délaissé mon être littéraire conscient et n’ai rien souhaité d’autre qu’écrire sous le seul empire des sensations recouvrées. Mon seul travail alors fut de les apprivoiser, de les alléger de leur tendance naturelle à l’affectation ou à l’outrance, de les nettoyer d’une chair toujours un peu trop grasse, de les désosser afin de dire au mieux ce qu’il peut y avoir d’absolument universel dans la singularité infinie d’une émotion particulière. Au fond, je n’ai pas tant voulu sublimer mes petits émois amoureux, eussent-ils été fondateurs, que dire la grande beauté des petites choses et le continuum amoureux qui n’en finit pas de bousculer nos vies. Il m’a seulement fallu pour cela reconnaître – comme on reconnaît un frère – la part de romantisme dont je suis aussi fait. =
Jean-Claude Lalumière a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
Jean-Claude Lalumière est romancier et novelliste.
Le texte qui suit est paru sur son blog, baptisé Comme écrit ci-dessous.
J'ai pris mon temps pour les lire ces treize nouvelles. Je n'aime pas enchainer les nouvelles les unes derrière les autres. Si l'auteur a distingué treize histoires, c'est qu'elles avaient leurs raisons d'exister séparément quand bien même un recueil, et même ici un thème, l'amour, les lie en un seul objet. Ce n'est pas leur rendre grâce que de les dévorer comme on peut le faire d'un roman. J'ai pris mon temps donc, pour retrouver Marc Villemain, son écriture si précise, son humour pince-sans-rire, capable de mélanger dans une même scène le trouble d'une attirance homosexuelle et l'évocation de Jean-Michel Larqué, son idole de l'ASSE. Du temps aussi pour comprendre ce qui chez lui avait changé, puisqu’il le dit lui-même ce livre est un tournant. Sans se faire impudique, Marc Villemain se dévoile, enfin, délaissant les sujets qui le plaçaient en observateur distant (mais jamais insensible) pour celui de l'amour où son rôle plus intimement impliqué le libère (alors que beaucoup se seraient trouvés coincés ici) dans la simplicité. Certains compare ses nouvelles à celles de Carver. Parce qu'il y a, parfois, pas toujours, ce petit élément perturbateur qui fait basculer le personnage. Mais je n'adhère pas à cette comparaison. Là où la bascule chez Carver entraîne une prise de conscience de la vacuité, laissant le personnage seul face à lui-même et au désastre à venir, elle s'opère chez Marc Villemain sur un autre versant, plus optimiste, plus ensoleillé, ouvrant des horizons plus vastes à ses personnages, à lui-même. Même l'épreuve terrible de la mort d'un jeune fille, si elle est bien tragique, n'est pas perçue comme un drame et participe de la construction du narrateur. Jusqu'à l'ultime nouvelle, où, s'il y avait des rivières infranchissables pour les mots du jeune garçon des nouvelles précédentes, ceux du vieil écrivain trouvent la force de traverser les eaux et de jeter un pont entre deux rives. Beau et optimiste. Touchant. =