Une critique de Grégory Mion
Les lacunes des Anciens et des Modernes
Une société pas beaucoup plus âgée que la nôtre a décidé de vider la vieillesse de son monde, mettons. Dans cette société, « les jeunes chiméraient une vieillesse sans rides » (p. 41). Cette société, c’est la France des prochains lendemains, peut-être celle de la décennie qui vient, on ne sait pas – on ne veut pas le savoir. Marc Villemain nous livre un exercice d’anticipation à la J.G. Ballard où l’âge de la retraite est devenu l’objet de toutes les humiliations. Le résultat, c’est qu’il faut réussir à composer avec cette espèce de purification étrange, cette sorte de politique du déridage régie par les lois de l’éphébie, avec toutes les conséquences que de tels systèmes charrient, les pires comme les moins pires, jusqu’à fonder l’absurdité d’un gouvernement qui frise la Néocratie en traquant dans ses chaumières les moindres formes de l’ancienneté. Qu’on imagine des recensements de population qui sourcilleraient devant des têtes trop blanches et on aura compris le potentiel du malaise.
Autant qu’on le dise immédiatement après cette brève entrée en matière : le roman est octogénaire par le nombre de ses pages, mais il n’a pas besoin de vieillir davantage ; c’est une histoire qui tient admirablement la corde de son sujet, transcrite sous la forme d’une remémoration pénible au cours de laquelle un vieillard raconte l’époque improbable où les aînés se sont levés contre une jeunesse gavée de sa verdeur. Quand une situation atteint un seuil intolérable, il y a logiquement un retournement de situation. Ce qui s’est passé ici, c’est que la soumission des vieux aux dogmes de la juvénilité n’a pu se contenir. Les limites du supportable ont été dépassées, donc une opposition s’est arrangée. Pas tout à fait grandiose l’opposition, du moins pas directement. Disons qu’elle s’est fomentée dans la révolte subjective en juxtaposant de petits sursauts, puis les sursauts ont engendré des groupuscules, et ces grappes révoltées ont consolidé la possibilité même d’un mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire, au sens strict, une action décidée à transformer concrètement l’état du monde. Ce qui s’est véritablement passé, c’est que le narrateur, un gars rustique, un « gosse de gens de ferme » (p. 12), s’est rallié à la cause défendue par un vieil ami, Donatien, une cause qui part du principe que les retraités, les croulants, les cacochymes, voire les super-centenaires (ceux qui ont plus de cent dix ans), bref tous ces ravinés de la figure, eh bien eux comme les autres, eux comme les jeunes, ils ont des droits de cité sur l’espace public et le temps est venu de le faire savoir aux autorités anti-séniles. Quand on acquiesce à la cause révoltée alors que le gâteau d’anniversaire a de la peine à héberger les bougies de notre âge, on prend le risque de participer à pas mal de choses, dont celui de faire une entrée fracassante dans les statistiques de la délinquance sénile. Car c’est quand même de cela qu’il s’agit : d’une bande de vieux contestataires qui va donner au thème du conflit générationnel une épaisseur réelle, quelque chose qui ne se dit plus dans un cours de géographie humaine mais carrément dans la rue.
Que Donatien soit le point de départ de cette révolte des travailleurs émérites, ce n’est pas franchement étonnant puisque l’homme, apprend-on, a été un lecteur attentif de Camus (p. 11). S’il a étudié L’homme révolté, et on doit le supposer, alors il a compris que le monde est un gros machin que l’on doit assumer, un gros truc silencieux qui se moque de nous, que ce monde indifférent peut éventuellement nous ficher des envies de suicide, mais qu’il vaut mieux surmonter le désespoir afin de mieux profiter de nos cogitations, lesquelles pourraient, pourquoi pas, finir par nous instruire sur la richesse de notre condition. En quoi l’homme qui se révolte a des chances d’avoir compris quantité de vraisemblances sur la vie, parce qu’il se révolte surtout contre son rendez-vous manqué avec le monde, ce qui n’est pas pareil que l’indigné qui persiste dans la révolte circonspecte, souvent gueulard et peu volontaire pour s’engager. Donatien, qui plus est, possède une conscience aguerrie. Il voit plus loin que le bout de son nez. Sa femme Marie a vécu toute une vie de manigances livresques. C’est elle qui lui a complété l’intelligence (p. 26).
Elle et lui, Marie et Donatien, ils ont été comme Théorie et Pratique, ils ont fait comme la Tête et les Jambes, ils se sont encanaillés et ils ont entamé une démarche dans la carrière de la vie. Dans l’intervalle de ce syncrétisme tranquille, ils ont eu un fils, Julien, en l’occurrence le jeune le plus identifiable de ce roman, le seul jeune affublé d’un prénom, tous les autres étant solubles dans le programme de la meute, de la horde ou de la masse hostile. Julien, c’est celui qui rapatrie les révoltés dans le miroir de leur enfance. Julien personnifie ce qu’il y a de meilleur dans les Modernes tandis que les Anciens ont jeté l’éponge des valeurs contemporaines. S’il n’y avait pas eu Julien au milieu de cette discorde, il n’y aurait eu qu’une guerre interminable de positions, il n’y aurait eu que des pions d’échecs timides qui avancent à reculons, qui roquent en petit et en grand. Julien est peut-être aussi maigre que son âge, cependant il aura le dernier mot, que l’on doit évidemment taire, d’autant que c’est un mot sans prononciation possible. Au fond, Julien est un Candide qui fait contrepoids ; il ne professe rien, contrairement à ses parents qui vont jusqu’au bout de leurs « panglosseries » quand la morale de leur révolution bat de l’aile. Julien est économe de sa présence, pourtant il inspire des avertissements qui rivaliseraient de profondeur si on prenait une heure de peine pour les discuter (pp. 62-66). Tant pis, on les discutera ultérieurement, on parlera une fois que le calme sera revenu, tel qu’on a interprété à satiété la parole de Candide, celle qui parlait de ce jardin qu’il fallait soi-disant cultiver malgré les calamités du vivant. Dès le début du livre, à vrai dire, on tremble pour ce Julien. On l’aurait ainsi prénommé en référence à Julien L’Hospitalier, celui-là même qui se raconte dans la martyrologie de La Légende Dorée. Ce sera au lecteur de révérer ce sain comme il l’entend, et il le fera tôt ou tard, façon de dire qu’à n’importe quelle époque du roman, on peut déjà inventer les reliques de Julien et soigner nos interprétations.
Donatien, pour en revenir à lui, on le connaît aussi sous le nom de « Débris ». Voilà un surnom paradoxal car ce Débris est fonction du Premier Moteur, nous l’avons déjà mentionné. Il est l’homme par qui l’esprit révolutionnaire s’infiltre dans les poches révoltées, secondé par les guidances décisives de Marie. C’est lui qui vient tirer le narrateur de son quotidien « bouseux » ; c’est lui, encore, qui ressent l’urgence de ralentir la « société de l’humiliation » qui ne prend pas soin de ses aînés (p. 17). Bien des événements licencieux ont justifié un réveil de ces sommeils dogmatiques, bien des saloperies envers les vieillards ont échaudé les esprits, mais c’est comme partout, on a beau critiquer la teneur intenable du monde, on attend toujours que ce soit un autre qui s’en charge à notre place, on attend que ce soit un autre qui aille plus loin que le simple commentaire des journaux ou des bulletins de la radio. Donatien cristallise dans son personnage la somme des humiliations – d’abord des pitbulls dressés contre les vieux, semblables à ceux que Romain Gary a autrefois décrits, quand il a rapporté le dressage des « chiens blancs », élevés pour semer la terreur dans toutes les Négrovilles des États-Unis ; ensuite la tombe d’un centenaire qu’on a éventrée et qu’on a recouverte de graffitis, manière de protester contre la persévérance des corps, contre l’ignominie des varices et des héritages qui tardent à tomber ; et puis il y aussi cette vieille bique qu’on a expulsée de l’hôpital, jetée dehors soudainement, comme si l'on s’était aperçu d’une subite incompatibilité entre le serment d’Hippocrate et l’âge d’un patient.
Ces retraités qui ont eu le tort de ne pas mourir, aux yeux de la jeunesse surpuissante, ils sont comme des « monstres » (p. 29). Ce sont les faces décrépites d’un train fantôme qu’on ne veut plus emprunter. L’État garantit apparemment de nouvelles valeurs et parmi ces valeurs, les vieux font office de quantités nuisibles. L’État a entériné l’usage de la violence à l’encontre de ces monstres. Les hospices, les mouroirs, les reposoirs, toutes ces antichambres de la mort n’existent vraisemblablement plus. Il faut soit rester à domicile et mourir vite, soit prendre le risque de sortir et d’affronter la liberté à laquelle on nous a demandé de renoncer. Ce n’est plus exactement « Les vieux dehors ! » que l’on hurle à la face des anciens, mais « Les vieux dedans ! », chez eux, plus jamais ailleurs, pas même au cimetière où l’on apercevrait encore la roue traînante du corbillard le jour de l’enterrement, si lente qu’elle nous évoquerait ces affreux déambulateurs aux poignées desquels des mains nonagénaires ont tendance à s’agripper. En définitive, une telle société qui conjure sa vieillesse, c’est une société qui prescrit le suicide une fois que la vie active s’est achevée. C’est le Grotesque qui triomphe de l’Absurde, donc l’insoutenable qui triomphe de Camus. Heureusement que Donatien est là pour inverser la donne.
Du reste, que Donatien prenne la mesure d’une société malade de sa législation, c’est le début d’une conscience individuelle qui accepte un devoir bien plus grand : celui qui consiste à évaluer en groupe la déficience d’une politique discriminatoire et cependant plébiscitée. C’est que pour contester des droits bien établis, il convient d’être nombreux, sinon les autorités pourraient étouffer le contre-discours dans l’œuf, en affirmant simplement le non-sens d’une posture qui chercherait à remplacer des droits auxquels une majorité adhère. On le sait, mieux vaut encore une injustice discrète plutôt qu’un grand désordre suscité par une vérité indiscrète. En ce sens, il n’est pas facile de grimper à l’échelle de l’habileté politique, laquelle commence dans le peuple et se termine dans la philosophie si l’on suit la pensée de Blaise Pascal. Donatien, sur cette échelle, c’est le demi-habile qui est juché sur les épaules de sa femme. Il sort le narrateur du peuple en lui faisant des plans sur la comète. Et vaille que vaille, les vieux s’agrègent, les quartiers généraux se multiplient, les ordinateurs crépitent et la communication des actions prend tournure (pp. 46-49). C’est le commencement d’une philosophie morale et politique. On est au cœur d’une allégorie de la querelle des Anciens et des Modernes, jusqu’à ce que la grande manifestation dans la rue arrive, lorsque le moment est venu de tester les hypothèses sur le terrain. D’où l’on déduit en fait que la révolte est une histoire de passage : on démarre dans la mise en évidence d’un déficit moral, ce qui s’effectue plus ou moins dans la discrétion des quartiers généraux, puis l’on se déporte graduellement vers l’exportation de ces conclusions morales sur l’espace public, à l’endroit même où se joue la politique.
Tous ces aspects subtils, Marc Villemain les a intégrés dans son texte fabuleux, sans la volonté didactique qui est la nôtre dans cette critique. L’auteur a réalisé la révolte des aînés pour ainsi dire en toute intimité narrative, s’adonnant avec brio à l’épreuve de la dystopie, en quoi il a soulevé d’éminents problèmes en plus d’avoir distillé de nombreuses nuances. On le voit parfaitement lorsque Donatien réveille le tribun qui dort en lui (pp. 53-55). C’est le moment concret du passage de la révolte à la révolution, lorsque l’orateur doit persuader son auditoire du bien-fondé des actions à venir (pensons aux discours qui ont pu motiver les Croisades, entre autres). À ce stade, Donatien se fait sophiste. Il ressemble au Gorgias qui écrit L’Éloge d’Hélène et qui insiste sur la puissance des images, multipliant les occurrences et les variations sur le verbe « voir ». Le narrateur le sent : Donatien est en plein dans l’usage discursif de la force des images ; il intègre une optique retentissante dans la sémantique du discours séditieux, n’ayons pas peur de l’exprimer de la sorte. Le lecteur, bien sûr, est en droit de douter de cette méthode oratoire. Est-ce qu’on est en présence d’un révolutionnaire qui argumente ? Est-ce qu’on est aux prises avec un révolutionnaire qui cherche seulement à museler son auditoire, à balancer un discours monolithique sans réplique possible ? En plein milieu du récit du narrateur, à l’aube de la révolution tangible de ces têtes blanches, on a vraiment le droit d’être sceptique sur le fond de leurs motivations. De ce point de vue. M. Villemain suscite des questions qui dépassent le cadre d’un propos manichéen où l’on verrait uniquement des personnes âgées faire la morale à une bande de jeunes morveux.
On terminera presque sans surprise en évoquant le texte de Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, parce qu’il fait écho au propos de ce petit roman immense. B. Constant nous montre que la liberté des anciens Grecs était fondée sur le collectif de la Cité, le seul capable d’organiser l’activité politique. Autrement dit les Grecs ignoraient tout des libertés individuelles, et même ils ne pouvaient avoir aucune représentation d’une telle liberté en pareille situation. La liberté des Modernes souhaite quant à elle mettre en exergue la sphère de l’individu. Puisque la liberté individuelle apparaît d’abord au fronton des consciences modernes, c’est qu’elle doit être un principe antérieur à beaucoup de choses, si bien qu’elle devrait pouvoir se dire supérieure au politique. Pour les Modernes, le pouvoir doit garantir la liberté individuelle, il ne doit pas la produire. Travailler sa liberté à l’intérieur de ce nouveau périmètre politique, c’est se mettre en position de gagner un statut d’indépendance. Par conséquent, la politique ne peut plus être le centre de gravité de la société. Le glissement des collectifs civils de la Grèce ancienne aux politiques libérales de la Modernité a été occasionné par le développement du commerce, parallèlement à l’extension des forces économiques. Avec le commerce (qu’il soit celui des marchandises ou celui de la communication entre les hommes), on remarque une dynamique d’extension assez illimitée, et cette extension suppose que les nouvelles libertés politiques puissent à leur manière limiter l’exercice du politique en tant que tel. C’est de cette manière qu’on va aller d’un pouvoir circonscrit et relativement intransitif (celui des Grecs) à un pouvoir qui s’auto-constitue grâce à la relation des citoyens entre eux. Dans cette perspective, l’espace politique devient une source de tensions positives, notamment vis-à-vis des notions d’égalité et de liberté. Machiavel a tout anticipé de ce point de vue en faisant de l’espace démocratique un lieu éminemment conflictuel.
En marge de ces réflexions, le roman de M. Villemain redéfinit à travers un contexte révolutionnaire la tension propre à tout espace politique, sauf qu’il s’agit là d’une tension qui déborde ses membres parce que les citoyens, les jeunes aussi bien que les vieux, se comportent démesurément, du moins vers la fin de leurs échauffourées. À certains égards, on peut se demander si c’est la politique qui a explicitement voulu l’éviction des vieux ou bien si ce sont les jeunes, par l’intermédiaire de milices plus ou moins localisées, qui n’ont pas contourné le pouvoir en s’arrogeant des droits inconstitutionnels, chavirant dans des violences ineptes qui ne sont en définitive pas différentes de celles que l’on observe actuellement. Le texte du roman plaide visiblement pour une faute politique générale et originairement légitimée. Toutefois, plus on avance dans cette histoire, plus on découvre que les camps ne sont pas si dissemblables. La vieillesse, peut-être, n’est que l’ombre chinoise d’une jeunesse qui aimerait qu’on lui montre un exemple davantage abouti, quitte à recommencer une révolution, une révolution qu’on adresserait cette fois non plus à telle ou telle frange de la société civile, mais véritablement aux discours théoriquement falsifiables du politique.
Grégory Mion - Critiques Libres
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Une critique parue sur Blanc-Seing
La preuve de l'amour par l'absurde
L'amour. Qu'il conviendrait, du reste, d'écrire avec une Majuscule. Que n'a-t-on dit de l'amour depuis les romans courtois jusqu'à notre époque contemporaine en passant par Roméo et Juliette; Tristan et Yseut ? Combien de déclinaisons tantôt romantiques, lyriques, épiques ou bien simplement versant dans le prosaïque le plus déconcertant. Quant à l'amour filial célébré par Madame de Sévigné dans ses Lettres, rien ne pourrait en égaler l'écriture hantée par un "être en fuite" dont elle n'aperçoit guère que les contours de l'absence. L'amour, cet absolu que, toujours l'on relativise, afin de le rendre mieux visible. Sans doute, eu égard à la teneur des sentiments qu'il est censé mettre en exergue, s'attend-on à une prose des plus sages, à des thèmes épurés, à des considérations émollientes. Sans doute !
Et pourtant l'on peut, comme Donatien et ses acolytes porter la narration sur d'autres fonts baptismaux. Certes plus verticaux, certes plus arides mais non moins utiles à une compréhension du-dedans de ce qui se joue entre les êtres, dans le labyrinthe de leur naturelle complexité. L'amour, on peut l'écrire en gris, ou bien lui préférer le blanc ou le noir. Question d'inclination aux couleurs, de pente personnelle, de fa
çon dont on s'y prend afin d'avoir une explication avec les choses. Ce que semble avoir retenu Marc Villemain, avec un certain bonheur et une promesse d'efficacité, c'est l'ajointement des deux tonalités, leur urticante ligne de fracture. Car, si l'on peut dire dans une gamme monochrome, l'on peut aussi bien l'exprimer par l'exercice du contraste. De la dialectique. Nous suggérions, en titre, le recours à l'absurde comme moyen de démonstration. Certes, préférer les coups et blessures aux caresses paraît, de prime abord, relever d'un genre d'inconvenance ou peut-être même, d'irrespect du lecteur. Cependant, parfois, les choses n'apparaissent qu'à être chamboulées, les sentiments à être mis au pied du mur, les effusions du cœur à être soumises à une saignée comme les pratiquaient les médecins selon Molière.
Si Marie et Donatien
paraissent ne plus être en phase avec les us et coutumes de la jeunesse, s'ils semblent désespérer de la capacité de l'homme à s'amender, à faire preuve de générosité, d'altruisme, de don de soi, ceci s'inscrit en eux comme un moindre mal, une simple tendance du siècle à s'enliser dans la première immanence venue. Non, ce qui les taraude jusqu'au tréfonds de l'âme, c'est qu'ils estiment avoir perdu l'amour de leur fils Julien, porte-parole malgré lui d'une bien piètre idéologie en fonction de laquelle le reniement des "Anciens" semble être la seule voie de salut s'offrant à une génération perdue dans ses contradictions. Le constat est sans appel. Certes il eût été plus facile de renoncer. Mais lorsqu'on s'appelle Marie, Donatien, on ne capitule pas, on assume. Sans doute jusqu'à la désespérance ou à la survenue d'une si terrible désillusion qu'on n'en reviendra jamais. Les stigmates d'un amour blessé, jamais on ne les rend invisibles. Ça reste planté dans la chair comme un dard, dans l'esprit à la manière d'un souffle éteint, dans l'âme ou bien de ce qu'il en reste
avec l'abrupt du naufrage.
Noir - Blanc. Dans la faille entre les deux, la révolte, la révolution qui se fomente entre amis, le néant qui fait ses boucles dangereuses.
Noire est la haine qui déroule son haleine fétide au-dessus des têtes chenues. Noir est le ressentiment des Aînés laissés pour solde de tous comptes. Noire la vengeance qui, partout, rampe à bas bruit, affûtant ses crocs de vampire. Noires les vilénies de tous ordres qui baignent dans l'odeur nauséabonde des caniveaux. Noire la Mort qui aiguise sa faux dans le dos des pauvres hères pensant détenir une once de vérité alors qu'ils sombrent à vau-l'eau. Noirs les sentiments qui ont retourné leurs gants et ne rêvent plus que de flageller l'autre, de le restituer au néant dont il vient et où il retournera avant même d'avoir compris de quoi il retourne entre les hommes de bonne volonté.
Blanche la mémoire où la triade Donatien-Marie-Julien est portée en haut d'une concrétion de calcite dans la clarté d'une grotte. Blancs les sentiments qui lient la grande communauté des apprentis-révolutionnaires. Blanches les seules cannes qu'ils connaissaient, qui étaient destinées aux hommes cernés de nuit afin qu'ils se repèrent et ne perdent pas pied, soient reconnus par les autres. Blanches sont les armes des cannes-épées qui, du fond de leur fourreau d'ébène, aiguisent leurs envies de meurtres. Blanc l'horizon où le projet des hommes se dissout dans un avenir des plus brumeux. Blanche la peur qui serre le ventre des Aînés, aussi bien ceux des Marmots qui auraient encore les lèvres dégoulinantes de lait si on les pressait entre ses doigts.
Noir - Blanc . L'insoutenable clignotement du sens, la perte des valeurs dans la gueule d'un puits sans fond.
Noir - Blanc . Le décret de ne plus considérer l'autre qu'a minima, de le reconduire à la condition du nul et non avenu, du contingent qui aurait pu paraître mais aussi bien ne jamais faire phénomène sur le praticable du monde.
Mais alors, se rendaient-ils même compte combien leurs considérations étaient grises, terreuses, ombrées de cendres vénéneuses ? Mais comment d
onc, Eux-les-promis-à-un-brillant -avenir l'auraient-ils pu, alors même qu'ils s'exonéraient de leur dette filiale ? Une paternité sans attribut, sans prédicat auquel s'attacher. Avait-on jamais vu pareille absurdité faire ses stupides entrechats à la face de la Terre ? Fallait-il que l'incompréhension fût partout régnante pour aboutir à de telles apories ! Mais comment les agoras modernes pouvaient-elles donner lieu à de tels discours vides de sens, pareils à de piètres guenilles intellectuelles ? Comment ?
"Comment", "Comment", "Comment ?" C'est sans doute cette sorte de rumination quasiment aphasique dont Donatien devait être atteint, plusieurs années après sa Révolution avortée, là sur le banc "retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin…", des bouts de miche absurdes comme savent en jeter les désemparés du haut des voies ferrées, avant que le train ne passe et que l'ultime saut soit accompli.
Blanches - N
oires - Blanches - Noires - Blanches - Noires les traverses qu'on ne voit déjà plus alors que les couloirs du monde s'emplissent de rumeurs assourdissantes.
Marc Villemain, nous avons une déclaration à vous faire, ainsi qu'à Donatien, Marie et à vos autres acolytes : "Nous vous aimons en noir et blanc. La couleur dans laquelle s'écrivent les plus belles gammes !".
Quant aux lecteurs, qu'ils s'empressent de lire Ils marchent le regard fier. Ils n'en ressortiront pas indemnes, mais c'est le rôle de toute bonne lecture que de participer à votre métamorphose. Qu'ils "marchent donc le regard fier", tous les hommes, toutes les femmes à la conscience droite et ouverte. Nous avons infiniment besoin d'eux pour continuer à avancer !
Une critique du Bouquineur
Marc Villemain, né en 1968, est un écrivain français, également critique littéraire. Auteur de plusieurs romans, il a reçu le Grand Prix SGDL de la nouvelle en 2009 pour Et que morts s’ensuivent. Son roman, Ils marchent le regard fier, vient de paraître.
Un jour les vieux décident d’en finir avec ce diktat qui cherche à les marginaliser, les rejette sur les bas-côtés d’une société qui n’a d’yeux que pour la jeunesse. Ce monde qui voudrait, pour les plus généreux, que les vieux restent sagement cloués devant leur poste de télévision et pour les plus extrémistes, qu’ils disparaissent rapidement. A la tête de ce mouvement de protestation il y a Donatien qu’on surnomme « Le Débris » et Marie, sa femme. Un couple si sage et si amoureux, personne n’aurait pu penser qu’ils seraient les fers de lance de cette révolte. Il faut dire que Julien, leur fils, un jeune donc, a choisi son camp. Le narrateur n’a pas de nom, c’est un fidèle ami d’enfance de Donatien. Lui n’a pas fait d’études, il est resté célibataire et vit avec son chien Toto et sa sœur dans la ferme familiale, mais quand son ami vient le chercher pour lui expliquer son plan, créer une liste en vue des élections, lancer un mouvement révolutionnaire et monter à la capitale pour la manifestation, il n’hésite pas à le suivre. Pour le meilleur, comme pour le pire.
Il y a longtemps que je n’avais lu un tel roman ! Un sujet extrêmement original, c’est tellement rare qu’il ne faut pas hésiter à le dire, servi par une écriture tout aussi personnelle, le tout emballé dans quatre-vingt huit pages seulement ! Quand je pense qu’il y en a qui écrivent des pavés de cinq cents pages vides de sens… il ne faut pas hésiter à les casser quand on s’est laissé piéger.
Quelle place est réservée aux vieux dans nos sociétés vouées au jeunisme ? A partir de cette interrogation, Marc Villemain pousse le raisonnement à l’extrême. A une époque indéterminée mais que l’on devine pas réellement lointaine, des vieux sont attaqués par des jeunes dans les rues, des propos insoutenables les vouant à une mort rapide sont prononcés. Ces manifestations d’ostracisme à l’égard d’une frange de la population sont étrangement comparables aux actes racistes dont les journaux se font les échos de nos jours. Excédés, les « anciens » vont s’organiser pour lutter quand il sera proposé d’interdire le vote aux retraités puisqu’on ne l’autorise aux jeunes qu’à partir de dix-huit ans, « quatre millions à dire que si ça continuait, alors nous autres, les vieux, on allait la monter, notre liste aux élections. »
Pour servir son propos, l’écrivain utilise une langue déroutante car fine et rustique, excusez l’oxymoron. Rustique, car le narrateur est un paysan qui ne s’est pas trop attardé à l’école. Les tournures de phrases sentent la campagne et le passé. Mais c’est aussi très fin, le ton est calme et le vocabulaire sans être rare, fait appel parfois à des mots dont le dictionnaire précise « vieux ou archaïsme stylistique ».
Un bon sujet, une écriture qui retient l’attention, un bouquin très mince, je ne vois pas quel argument on pourrait m’opposer pour ne pas lire cet excellent roman ?
Le Bouquineur
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Une critique de Virginie Troussier
La querelle des Anciens selon Marc Villemain
Marc Villemain pourrait bien ôter son nom de la couverture, l'écrivain serait vite reconnu. Il est de ces auteurs qui cisaillent le mot, le taillent au plus près de l'os. Il y ajoute une forte singularité, une langue travaillée, originale, délicieusement désuète, et puis un ton. Un ton lié au temps.
Ils marchent le regard fier semble exalter une impossible fixité des choses. Mais c'est avant tout le roman d'un écrivain pour qui la seule réalité qui vaille existe dans les mots, celle qui garde ce qui nous échappe. Ce temps fascine parce qu'il dure et s'en va tout à la fois. Comme un vieillard, qui raconte soudain, avec une émotion inattendue – le passage de la vie. Tout souvenir semble une obsession fructueuse. Les premières lignes forment déjà une bombe à retardement. Un suspense rôde. La scansion du temps est-elle obligatoirement rythmée par les creux de la vague, la roue qui tourne ? Sans doute, le temps d'une vie, les vies de ceux que nous avons connus, aimés ou simplement approchés, et auxquels nous survivons, compte, et ce temps se compte, en années, palpables.
Ce sont ces années qui sont relatées par le narrateur, ami de Donatien. Ami et témoin d'un drame auquel on se prépare « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu'elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs. »
En racontant, le narrateur affectionne le souvenir et la contemplation, la mélancolie des escapades et des rêves populaires. En nous parlant, le narrateur oublie parfois la fin, le dénouement, et il se met à flotter au-dessus du temps et des lieux qu'il traverse. Ces lieux, ces noms, ces anecdotes paysannes, Marc Villemain les fait rouler sous sa plume avec gourmandise. Le temps, dans ces moments précis, ne vaut qu'à l'échelle de l'individu qui passe à travers les décennies sans jamais se laisser atteindre par l'histoire collective, et ne cesse de courir mentalement derrière son vieux monde.
Dans ce récit, Marc Villemain nous projette dans une époque qui pourrait être la nôtre, prônant la jeunesse, oubliant, rejetant les plus âgés. Marie et Donatien ne supportent plus ces situations, ces humiliations, faites par les plus jeunes, et forment une révolte pour contrer ceux qui veulent leur mort. Deux camps s'opposent, les gens âgés et les jeunes, Marie et Donatien sont au cœur de cette révolution, et face à leur fils Julien, qui a choisi naturellement le camp adverse. Jusqu'où seront-ils prêts à aller pour qu'ils soient enfin reconnus ? Jusqu'où les souvenirs vont-ils nous mener ? Ils rappellent l'irrécupérable enchantement de leurs jeunes années, découvrant vite que le temps des hommes ne revient jamais sur ses pas.
Les vies que nous menons ne retourneront pas à leur point de départ. Elles sont faites d'arrachements successifs, par lesquels nous devons faire plusieurs fois le deuil de nos actes. La prose limpide de Marc Villemain jette une lumière crue sur les secrets, décortique les pulsions qui minent et les remords dont on ne se sépare jamais. Le temps passe, tout comme le drame, expliqué avec une telle sensibilité que la fragilité de l'homme nous claque au visage. Car le temps fuit, mais Marc Villemain ne nous donne finalement pas à le lire, ce temps-là. Beaucoup plus sensible au temps intime, celui qui au contraire ne fuit pas, mais stagne, il nous parle avec émotion du temps de la solitude, ce temps qui pèse autant sur les enfants et adolescents que sur les vieillards. Ce temps sans repères, qu'il faut parcourir de minute en minute et qui requiert de nous invention, projets, retours sur soi, capacité à se faire exister soi-même par le recours à la vie intérieure, à une force qui n'a plus de nom. Nous avons tous à faire face à ce temps-là.
Virginie Troussier pour ActuaLitté
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Une critique du *Petit carré jaune*
Ce petit roman de quatre-vingt-huit pages m'a valu trois jours de lectures où je me suis posée énormément de questions sur la place de nos vieux dans notre société et quelle place nous, nous occupons et que nous occuperons dans quelques années. Marc Villemain nous offre un roman qui ne peut nous laisser de marbre. C'est un uppercut, une révolte, un lancement de pavés dans notre société où tout est fait pour laisser la place à un jeunisme, à l'artifice, à ce besoin de consommation forcenée, à l'humiliation, à l'écrasement des autres. C'est un coup de poing en pleine face, une claque magistrale, une remise en question de nos beaux principes. Bref c'est une leçon d'humanité, une leçon d'amour, un vrai regard sur nos seniors, ceux que l'on ne voit pas ou n'entend pas, ceux qui sont invisibles. Ils marchent le regard fier, c'est un coup de gueule.
Mais pas n'importe quel coup de gueule. Un coup de gueule emprunt d'une douceur, d'une beauté littéraire, d'un phrasé qui a cessé d'être en usage, suranné, d'une lumière de fin de journée, d'un début de journée près des bêtes qui sont dans l'étable. C'est un ensemble de mots que nous n'entendons plus, un ensemble de mots de ceux que nous nommons les taiseux, ceux qui ne s'expriment pas ou peu, ceux qui sont mis à l'écart, au rencart, dans les fossés boueux de nos campagnes, dans les caniveaux de nos villes. C'est un roman, un qui se rangent dans l'étagère de nos bibliothèques et qui se transmet de génération en génération. Un de ceux que nous laissons en évidence pour que nos enfants le découvrent à l'âge requis, à l'age où eux aussi se poseront la question de la place et du regard de leurs parents sur leur vie, sur nous.
Et l'histoire me direz-vous : eh bien, il y a des livres que je n'ai pas envie de résumer. J'ai juste envie de vous amener à le lire, à vous interroger, à vous organiser, vous assembler, nous rassembler dans un monde où nos anciens deviennent indésirables, où le questionnement de la vieillesse se pose. Il faut dire que le monde ne laisse guère de place aux anciens et qu'être vieux de nos jours reste une gageure. Car il faut être jeune pour être vieux, être sportif, svelte, en pleine santé mentale, morale, physique. A bas les déchets, à bas les débris, à bas les cloportes et les grabataires. "À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche."
Mais en fait si nos vieux se révoltaient contre cette société qui les met au rebut, au placard. Si nos vieux se regroupaient, s'organisaient pour préparer une révolution, une riposte à coup de cannes, de déambulateurs, à montrer la force qui les caractérise et cet amour qui les anime. Car Ils marchent le regard fier c'est aussi cela, un livre remplit de gestes, de regards, de tendresse, d'affection pour l'être aimé, pour les proches. Celui ou celles avec qui nous partagerons, peut-être, la fin de notre vie. Celui ou celle avec qui nous avons des enfants qui grandissent. Celui ou celle avec qui nous partageons les coups rudes et les jours heureux...
Ils marchent le regard fier de Marc Villemain, c'est un manifeste. Oui c'est cela, un manifeste, et c'est peut-être un des plus beaux romans sur le fil de l'amour, sur une drôle d'époque, sur les blessures existantes, les drames et nos regards qui se tournent à la vue de ces vieux laissés dans les caniveaux, les fossés.
Ils marchent le regard fier - Marc Villemain - Editions du Sonneur
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sur le blog du petit carré jaune
Une critique de Jacques Josse
On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.
Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.
Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.
« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »
Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.
« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »
Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.
Jacques Josse
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Quand les libraires font le boulot
L'époque, dit-on avec raison, est rude pour le livre, en une circonstance où, sans être encore une denrée rare, il n'en fait pas moins (mauvaise) figure de produit de luxe.
- Rude pour les auteurs, dont les droits persistent à ondoyer autour de dix pour cent (en dessous de huit, considérez cela comme de la malhonnêteté, voire davantage) ;
- rude pour les éditeurs, quoi qu'on en ait, qui allument cierges sur cierges en espérant que leur soit enfin adressé le juteux manuscrit qui leur permettra d'étoffer sans trop rougir un catalogue digne de sa qualification littéraire ;
- rude pour ces "petits" métiers qui, il y a peu encore, faisaient la splendeur de l'édition française - typographe, relecteurs, correcteurs...;
- rude pour les magazines spécialisés, pour leurs critiques (très) majoritairement bénévoles et pour les suppléments littéraires des grands quotidiens qui voient leur espace et leur lectorat se réduire comme peau de chagrin (et qui, comme dans le roman de Balzac, finiront donc peut-être par s'éteindre en même temps que le désir de lecture) ;
- rude pour les libraires, qui naviguent à vue entre concurrences virtuelles et/ou déloyales, cherté des loyers et raréfaction de la clientèle ;
- rude pour la Culture - mais nous aurions tort de nous inquiéter, pas vrai, puisque son ministère est tenu par une des nôtres ; et puis surtout, c'est un autre sujet.
Tout cela est résumé à traits on ne peut plus grossiers, mais c'était juste pour esquisser le panorama d'une économie dont tout un chacun pourra au moins concevoir la morosité. Mais après tout, entend-on aussi, qu'importe le vin pourvu qu'on ait l'ivresse ? - entendez : qu'importe l'oseille quand on a la passion? Car il en est qui pensent ainsi et qui ne peuvent rien aimer davantage qu'un écrivain souffrant de malédiction, sans le sou et n'ayant pour seule compagnie qu'un vieux chat arthritique (chien, canari, hamster et lapin nain feront tout aussi bien l'affaire), ceux-là perroquant à qui mieux-mieux qu'on "n'écrit pas pour l'argent, Monsieur" (le "Monsieur", c'est moi qui l'ajoute), un peu à la façon de ces aïeux priant le Ciel qu'une bonne guerre vienne enfin mettre un peu de plomb dans la cervelle (ou autres) de la jeunesse.
Introduction aussi gratuite que parfaitement inutile, je n'en disconviens pas, à un propos qui ne visait en fait qu'à remercier quelques libraires qui se donnent bien du mal pour faire connaître Ils marchent le regard fier, mon dernier roman. Je pense à Lydie Zannini, de la librairie du Théâtre à Bourg-en-Bresse, qui se démêne comme une diablesse et inonde le pays lyonnais de ma prose ; je pense au groupement Initiales et au Moulin des Lettres, la librairie d'Epinal ; à Aurélie Janssens, de la librairie Page et Plume, à Limoges ; à Anne-Françoise Kavauvéa, de la librairie Point d'Encrage, qui ne ménage pas sa peine pour faire connaître les écrivains contemporains à Lyon ; ou encore à la librairie commercienne, qui fait aussi bien des efforts. Tant d'autres encore, bien sûr, que je ne peux citer tant le lecteur en bâillerait (mais le coeur y est), et qui honorent leur profession (car, mais vous l'avez compris, il en va des libraires comme des chasseurs, des huissiers de justice ou des apothicaires : il y a les bons et les mauvais.)
Quant à nous autres, auteurs, de toute façon, pas le choix : on continue.
Une critique de Xavier Houssin
Et si les vieux se révoltaient ?
Une fable de Marc Villemain imagine cette cruelle «croisade d’ancêtres»
Nous vieillirons le poing levé
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XAVIER HOUSSIN
Ces deux-là se sont donné du « Mon vieux » depuis la cour d’école de leur bourg de campagne. Entre eux s’est nouée, à la vie, à la mort, une de ces amitiés enfantines qui durent. « J’ai toujours connu Donatien », explique d’emblée le narrateur d’Ils marchent le regard fier. Donatien n’était pas tout à fait un gamin comme les autres. Il avait la grâce étrange de ces meilleurs en tout. Habile aux exercices physiques et tout autant réfléchi et secret. Toujours le nez dans les livres, trimballant avec lui La Légende dorée, de Jacques de Voragine, où il relisait sans cesse l’histoire de saint Julien, qui tua père et mère et fut sauvé de l’enfer par un ange venu à lui sous la forme d’un lépreux.
« Il n’avait pas 10 ans, si avancé déjà, le front qui lui mangeait la moitié du visage, ce regard de clarté, les mains veineuses qu’on aurait dit celles d’un tailleur de pierre (…). Moi ça m’impressionnait. » L’un dans l’ombre de l’autre, les années ont passé. Donatien a épousé Marie, « la plus jolie, (…) un peu dans son genre à lui. » Et ils ont eu un fils que, sans crainte de la légende, ils ont tenu à appeler Julien.
« Mon vieux »… Avec le temps, l’affectueuse apostrophe a lentement pris son poids. Et sa réalité de souvenirs, de fatigues et de rides. Donatien et son fidèle ami vont s’apercevoir qu’on vieillit surtout dans le regard des autres. Le nouveau très court roman de Marc Villemain tisse une étrange et rude fable autour de ce constat. Il y tient la chronique d’une révolte qui fait descendre dans la rue des millions de gens âgés en colère, prêts à en découdre, question de survie, avec une jeunesse devenue l’ennemi absolu. Et dresse le tableau d’un véritable « gériacide ». Terrible époque. «On a peine à se l’imaginer.»
Demain, à qui le tour ?
Passe encore de laisser les vieux debout dans les transports, de se faire servir avant eux chez les commerçants. Passe même de leur limiter l’accès aux lieux publics. Mais voici que, à la télévision, des programmes les incitent au suicide. Qu’on les jette hors des hôpitaux pour les laisser mourir sur le trottoir et qu’on leur fait la chasse, lâchant sur eux les chiens.
Dans cette société qui massacre ses aînés, le pouvoir est tenu par des trentenaires et des quadras qui semblent avoir oublié que pour eux aussi les années vont filer. Demain, à qui le tour ? Donatien est déjà bien avancé en âge. Si, dans sa campagne, les violences ne se déchaînent pas comme en ville, le poison de ce lourd conflit de générations commence aussi à se répandre. Il a même atteint sa propre famille. Après une dernière dispute, son fils Julien lui a tourné le dos. Il ne faut donc plus tarder à réagir. « Dans une tripotée de bourgades, et pas forcément les plus grandes, et pas forcément les plus fières, des vieux (…) se mettaient en boule et faisaient du barouf. » Donatien va se mettre à la tête de cette croisade d’ancêtres. Son nom de guerre : le Débris.
Nous voilà embarqués dans le récit d’une folle épopée, une geste héroïque, où Donatien a son Joinville. « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu’elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs…» L’ami d’enfance narrateur, obsédé par son rôle de témoin, s’exprime dans un parler paysan appliqué. Il ressasse, digresse, détaille, fait de longs retours en arrière, cherche les formules justes, les images parlantes. Ça piétine et ça cogne. Jouant de l’invraisemblance, du cliché assumé, du Grand-Guignol. Ici, on se chauffe la tête en buvant de l’eau-de-vie de prune et on part manifester avec des cannes-épées. Villemain n’est pas un auteur pour les « gueules délicates » que raille Paul Valet dans Solstices terrassés (Maihors saison, 1983). Mais son expressionnisme emporté recouvre une attention particulière à la fragilité des êtres. Chez lui, le grotesque masque le tragique. Le ricanement assourdit les soupirs douloureux. De l’homme politique déchu et amer de Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire (Maren Sell, 2006) aux onze cadavres en ribambelle de ses nouvelles cyniques, Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009), c’est tout une humanité abattue qu’on retrouve. Comme dans Le Pourceau, le Diable et la Putain (Quidam, 2011), son précédent texte, où il donnait voix à un abominable octogénaire misanthrope, crevant sur son lit d’hospice de mépris pour les autres et le monde.
Où va-t-on croiser le drame ? On l’attend sur le chemin de Donatien et de ses compagnons de lutte. Quand le monde « suinte la méchanceté », que valent encore les serments des enfants : à la vie, à la mort ? t
Extrait
« Nos groupes ont investi les terrasses, ou direct aux comptoirs. Boire un dernier café avant l’effort, sans compter qu’il fallait aussi s’exercer à repérer les fâcheux: un groupe de jeunes excités, un flic en civil, un de ces messieurs de la presse (…). A 11 heures, l’embranchement où avait été établi le point de rendez-vous était noir de monde. (…) Ce n’était pas seulement noir, c’est que ça débordait. Et toutes les rues à côté avec, les petites et les moyennes, les adjacentes et les obliques, et jusque sur la grande avenue qui descendait on sentait bien que ça s’agglutinait sec. Du grouillement comme on n’en avait jamais vu. »
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Ils marchent le regard fier, page 68
Une critique de Jacques Bernard
Une petite perle
Je viens de lire un petit roman singulier intitulé Ils marchent le regard fier écrit par Marc Villemain et publié aux Editions du Sonneur.
Un texte à la fois sobre et riche, très émouvant. Des personnages confondants d’authenticité, des émotions profondes et vraies, une écriture juste qui s’accorde parfaitement avec l’esprit rural et rude du narrateur. Un roman qui ose dire ce que, parfois, on ne veut pas voir, qui incite le lecteur à une réflexion sur la vieillesse, la vie de couple, et le regard de la jeunesse. C’est amusant, jamais larmoyant. Jusqu’à la dernière page, où le lecteur reste accroché à ces personnages dont on aimerait que l’histoire ne s’arrête pas.
Marie, Donatien, le narrateur, ami d’enfance de ce dernier, au seuil de leur vie se lancent avec d’autres dans une ultime révolution pour crier leur colère contre ce monde qui les marginalise, qui fait la place belle à la jeunesse. C’est à la relation de cet évènement que nous convie Marc Villemain.
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Une critique de Séverine Laus-Toni
Dans la pile, hum, non, pardon... Sur l'étagère de romans que je garde pour mes enfants, il y a désormais Ils marchent le regard fier... (roman sorti dans une édition que je ne connaissais pas et dont j'ai apprécié le format et la présentation).
Marc Villemain, en quelques pages courtes (80) (lues deux fois en 48h), pleines de poésie mais aussi d'une densité extrême, fait monter la tension en utilisant un langage parlé/suranné/abrupt et paysan totalement atypique, qui nous plonge immédiatement dans la peau du narrateur dont la vie a basculé, par pure amitié.
Nous ne connaissons pas l'époque. Il n'y en a pas. Ca pourrait être aujourd'hui, demain, dans 30 ans...
Ca pourrait être vu comme de la pure fiction et pourtant, on frissonne d'appréhension.
Une crise qui fait perdre les fondamentaux, petit à petit, sournoisement, voilà qu'on en vient à nier les vieux (dont un couple, magnifique, qui semble s'aimer depuis des siècles...), leur tourner le dos à ces oisifs qui coûtent cher, leur ôter des droits, de vote, de soins, les accuser d'être uniquement un poids, leur prendre leur dignité...
Les maltraiter. Rejeter sur eux des fautes, nier les racines essentielles qu'ils représentent... Les écarter de la société, ingrate, qui encourage le jeunisme, refuse la vieillesse jusque dans la dégradation physique sans cesse repoussée, puis isolée pour ne pas qu'elle fasse tâche...
Jusqu'à ce que monte la révolte. Parce que ces vieux, ce sont d'anciens jeunes, parce qu'ils pensent mériter d'être écoutés et entendus, quitte à se confronter à leurs propres enfants.
Quitte à ce que le cynisme, la violence incontrôlée, le drame, finissent par couler à vie dans leurs veines...
Quitte à être pris à leur propre piège... et à ce que certains se retrouvent, malgré eux, à se sacrifier pour une cause plus grande?
En ces temps où l'individualisme est malheureusement privilégié, ce livre nous ouvre les yeux de manière sismique sur les débordements qui nous pendent au nez.
Un livre qui donne envie de vivre "tant que"...
Qui donne envie de rapprocher les jeunes générations des anciens, leur rappeler que c'est d'eux qu'elles viennent, et que c'est vers ce statut là qu'elles vont.
Leur dire qu'une société qui n'aime pas ses vieux est une société malade.
Les prier d'honorer ce cycle de la vie, jusqu'au bout, même quand ça devient moche ou pesant, oui, jusqu'au bout.
Jusqu'au bout.
*** EXTRAIT ***
" Et puis je pensais à Marie. Je me disais qu’une des plus belles choses que cette Terre ait jamais données, c’étaient bien ses rides, à Marie. Et par-devers moi que si les jeunes chiméraient une vieillesse sans rides, alors, vraiment, ils n’avaient pas idée d’à côté de quoi ils passeraient. "